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La Trilogie du losange

Françoise d’Eaubonne (1920-2005) fut une emmerdeuse multicarte. Militante politique (communiste ? anarchiste ? féministe ? écologiste ? féministo-écolo-anarcho-communiste ?), co-fondatrice du MLF et du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolution­naire), éco-terroriste occasionnelle, amie de Beauvoir et de Foucault, elle n’adopte leurs concepts que pour mieux les détourner et forger elle-même, par exemple, ceux de phallocrate et d’écoféminisme, ou encore de non-pouvoir. Essayiste, romancière, biographe et poète, sa production littéraire va de la littérature jeunesse à l’érotisme, en passant par quelques romans de science-fiction.

Les éditions des femmes/Antoi­nette Fouque ont eu la bonne idée de publier sa « Trilogie du losange », dont les deux premiers tomes, Le Satellite de l’amande (1975) et Les Bergères de l’apo­calypse (1978) étaient depuis longtemps indisponibles, et le dernier, Un bonheur viril, tout simplement inédit.

À première vue, le premier tome pourrait être un planet opera d’exploration assez classique, avec les connotations sexuelles obligées de la SF post-1968. Il pourrait aussi s’agir d’une utopie féministe et post-capitaliste – le capitalisme étant le « stade ultime du patriarcat », expliquera d’Eaubonne dans l’essai Le Féminisme ou la mort (1974). Ici, les hommes ont disparu, après une guerre des sexes dont on sait peu de choses, sinon qu’elle fut violente. Les femmes se reproduisent par ectogénèse, et les dialogues dégoulinent de bienveillance et de conscience sociale. Maladresse d’un auteur par trop idéologique, qui en fait des tonnes sur les vertus de son modèle ? Ou tout cela pourrait-il n’être qu’un vaste pastiche tous azimuts – de la SF politique post-soixante-huitarde, des planet ops à l’ancienne, des tics du discours communiste de l’époque, des naïvetés des copines féministes, peut-être même un pastiche du propre écoféminisme de d’Eaubonne ?

Les Bergères de l’apocalypse apporte au moins un élément de réponse : pas ques­tion de prendre Le Satellite… au premier degré ! Bien plus imposant, ce roman affiche un style plus riche et soutenu. La protagoniste et commandante de l’expédition du Satellite de l’amande, Ariane, a désormais des doutes sur l’utopie concrète qu’elle habite, et mène l’enquête. Où est le vrai pouvoir ? Pour­quoi et comment les hommes ont-ils disparu ? Et d’ailleurs, que fait-on des enfants mâles ? La réflexion politique sous-jacente se fait plus riche et plus subtile, et plus profonde l’autocritique de l’essayiste.

Françoise d’Eaubonne étant Françoise d’Eaubonne, on ne doute guère qu’Un bonheur viril viendra à son tour renverser ce renversement, et proposer un troisième éclairage radi­calement différent sur un univers plus complexe que prévu. Ce troisième tome n’étant toutefois pas encore disponible au moment du bouclage, on laissera prudemment le lecteur curieux en juger par lui-même…

Au total, l’un des projets les plus ambitieux de la SF française des années 1970, à redécouvrir, et l’une des sources majeures de la SF écoféministe qui semble en passe de de­venir un axe important de la SF mondiale : un must pour les érudits.

Comment écrire de la fiction ? - Devenir artisan de ses histoires

Fondateur de la Science Fiction Writers of America, mais aussi co-créateur des premiers ateliers d’écriture professionnels, no­tamment les très courus workshops Clarion, Damon Knight a consacré une part significative de son existence à aider les jeunes auteurs à franchir le cap du professionnalisme.

Ce sont, pour l’essentiel, les conseils rodés à Clarion sur l’écriture de fictions courtes qu’il nous livre ici. Qu’on se rassure : Knight est un pragmatique, non un théoricien de la littérature. Écrivain chevronné, il s’adresse avec bienveillance à des collè­gues moins expérimentés, mais pas exactement débutants : plutôt de jeunes auteurs ayant déjà vendu quelques nouvelles, et con­scients aussi bien de leur capacité à réussir un tel exercice que de sa difficulté. Le ton est léger et les conseils souvent inattendus, comme lorsque Knight décrypte pour nous l’art de la négociation avec « Fred » – l’inconscient de l’auteur, collaborateur indispensable mais capricieux de son moi conscient rationnel et méthodique. S’y ajoutent quelques rappels de bon sens et des exercices d’échauffement potentiellement utiles ainsi que, en appendice, cinq «  règles de Knight pour duper la lectrice ».

Bref : un opuscule utile, quoique ciblant un public assez spécifique. L’éditeur français ne semble toutefois pas avoir fait beaucoup d’efforts pour la mise en page, assez terne en dépit de quelques schémas ; sommaire minimaliste, index absent, et les exercices se retrouvent un peu noyés dans le reste du texte.

La traduction s’avère également discutable, au point d’éjecter parfois certains lecteurs (les plus ringards certainement, comme votre serviteur). Glissons sur le style, moins enlevé que l’original : l’exercice est difficile, même si des con­seils d’écriture passent sans doute mieux lorsque l’on peut effectivement se laisser prendre à la plume de leur auteur. Mais la tra­ductrice fait aussi le choix, bizarre ou militant, mais jamais expliqué ni justifié, de féminiser la destinatrice du discours de Knight : les writer ou author deviennent une écri­vaine ou une autrice, qui devra bien sûr interagir avec des lectrices et des éditrices, voire se faire prestidigitatrice, etc. (le poseur de bombe ou le simple agent de sécurité restant, eux, au masculin). Le procédé n’est en outre pas tenu de façon systématique, ce qui provoque, paradoxalement, après que l’on a fait l’effort de s’y plier, quel­ques sursauts supplémentaires.

Après le chapitre 1 assez réussi de cette collection — Comment écrire de la fiction ? Rêver, construire, terminer ses histoires, par Lionel Davoust (cf. Bifrost n° 103) –, peut-être préférera-t-on plutôt attendre qu’Argyll nous en propose un troisième, de facture plus traditionnelle ? Aux aspirants-auteurs vraiment débutants, on re­commandera Comment écrire des histoires – Guide de l’explorateur d’Élisabeth Vonarburg (Alire, 2013), ou encore Écriture, de Stephen King (Livre de Poche, 2015).

La Maison aux mille étages

Publiant tous azimuts, la collection du Rayon Imaginaire d’Hachette a réédité cet été une curiosité quasiment centenaire : La Maison aux mille étages de l’écrivain tchèque Jan Weiss (1892-1972), dans une nouvelle traduction. Si la Tchéquie n’est pas le pays que l’on associe le plus facilement à l’imaginaire, notons toutefois que Prague est le berceau de Frank Kafka et que le terme « robot » a été forgé par les frères Josef et Karel Capek. Moins connu que ses illustres prédécesseurs, Jan Weiss tient sa renommée à cette Maison aux mille étages, roman paru originellement en 1929 et qui semble le seul de son auteur à avoir bénéficié d’une traduction française.

Un homme reprend conscience sur un escalier. Qui est-il ? Il l’ignore sur le coup, mais découvre assez vite que son nom est Petr Brok, qu’il est détective… et accessoirement invisible. Où est-il ? Dans un immense édifice, de mille étages au minimum, sous la domination du démiurgique Ohisver Muller : le Mullerdôme. Charge à Brok de gravir les étages, de protéger quelque princesse prisonnière de l’édifice, et de défaire le mystérieux maître des lieux.

Curieux roman que celui-ci, qui emprunte davantage au surréalisme qu’à la science-fiction à proprement parler. Pour autant, La Maison… regorge de visions et de trouvailles, à commencer par cet édifice insensé, peuplé par une humanité qui croit accéder aux étoiles via la compagnie Univers, poussée à la surconsommation et, parfois, exterminée sans autre forme de procès dans des chambres à gaz. Par certains aspects, le roman louvoie du côté de Nous autres d’Evgueni Zamiatine, mais garde toute son insaisissable spécificité. Composé de chapitres courts, syncopés, faisant la part belle à des jeux graphiques présentée de manière plus travaillée que dans la première traduction, parue chez Marabout en 1967, La Maison aux mille étages se lit d’une seule traite. Si la SFFF anglo-saxonne est omniprésente, le roman de Jan Weiss vient rappeler que l’Imaginaire, de ce côté-ci de la Manche et de l’Atlantique, peut s’enorgueillir d’étonnantes pépites.

Le Cycle du Midi

L’un des principaux reproches adressés à l’utopie par ses détracteurs est qu’il ne s’y passe rien. Une fin de l’histoire – des histoires – en somme. Qu’à cela ne tienne : à partir du début des années 50, deux écrivains soviétiques de SF, les frères Arcadi et Boris Strougatski, ont entrepris l’élaboration d’un ensemble de récits prenant place dans un avenir utopique, le « Cycle du Midi ». De ce côté-ci du Rideau de fer, la publication dudit cycle s’est faite de manière anarchique, alternant entre des traductions à la fidélité discutable et un manque flagrant d’har­monisation. Il fallait bien un champion pour remettre les choses en l’état. En l’occurrence, deux champions : Viktoriya et Patrice Lajoye, spé­cialistes en science-fiction slave et plus particulièrement russe, auteurs de plusieurs ouvrages ou anthologies sur le thème (on se reportera par exemple à l’es­sai Étoiles rouges - La littérature de SF so­viétique, critiqué dans notre 88e livraison). Cette intégrale s’appuie d’ail­leurs sur le travail des Lajoye au sein de la collection « Lunes d’encre », de Denoël, avec les ré­éditions de Il est difficile d’ê­tre un dieu ou L’Île habitée.

Le « Cycle du Midi » se déroule au XXIIe siècle, soit, selon les Strougatski, le midi de l’humanité, son summum scientifique et so­ciétal. La Terre est en paix, l’abondance est de mise, le travail est aboli, on ne fait plus que des activités en dilettante, et l’humanité a commencé l’exploration de l’espace proche. Cette intégrale s’ouvre par un gros roman/ recueil inédit sous cette forme, Midi XXIIe siècle, sorte de bac à sable narratif, poussif à la lecture mais plein d’idées posant les bases du cycle – personnages, lieux et inventions. Si la Terre est donc devenue une utopie réalisée, les fléaux que sont la guerre et l’exploitation persistent au loin, et plusieurs personnages sont projetés sur des planètes arriérées. Ceux de Tentative de fuite ne sont guère plus que des touristes. Dans Il est difficile d’être un dieu, classique indéboulonnable, Anton, alias Don Roumata, n’est censé qu’être observateur, mais comment rester neutre face à un obscurantisme galopant et opportuniste ? Dans L’Île habitée, Maxim Kammerer ira de faction en faction à travers la planète sur laquelle il s’est écrasé. À l’inverse, dans Un gars de l’enfer, un jeune homme n’ayant connu que la guerre débarque sur Terre… avec quel­ques difficultés d’acclimatation. L’univers du Midi n’est pas avare en nouveaux mondes étranges. Dans Le Petit, il met en scène des explorateurs confrontés à un enfant doté de curieux pouvoirs, vivant en solitaire, ou pres­que, sur une planète tout juste découverte. L’Inquiétude suit en parallèle le quotidien d’une base scientifique surplombant une forêt, aussi dense qu’étrange, et celui des habitants de celle-ci. Quant à la colonie de physiciens de L’Arc-en-ciel lointain, elle cause une catastrophe planétaire… mais dans une ambiance curieu­sement apaisée. Il flotte sur le cycle l’ombre des Pèlerins – ces extraterrestres mystérieux ayant laissé derrière eux des ruines non moins mystérieuses, capables d’intervenir dans le devenir des civilisations, et dont on ne sait rien. Maxim Kamme­rer sera amené à lever un tant soit peu le voile sur eux dans Le Scarabée dans la fourmilière et, surtout, Les Vagues éteignent le vent, deux curieux romans adoptant la forme de rapports. Un ultime roman était prévu, mais le décès d’Arcadi Strougatski en 1991 mettra fin à cet ensemble romanesque.

Parfois aride, convoluté ou détourné, faisant preuve d’un imaginaire à mille verstes de ses homologues anglo-saxons (mais pour autant parent de l’« Ekumen » de Le Guin ou de la « Culture » de Banks), riche de réflexions, le « Cycle du Midi » est l’œuvre majeure des plus grands auteurs de SF russophones de l’ère soviétique. Cette édition complète est donc un indispensable pour tout amateur du genre.

Créateur d'étoiles

Au cours des années 1930, un écrivain an­glais s’inscrivant dans les pas de H.G. Wells a, en l’espace d’une poignée de livres, brossé une histoire du futur à l’ambition aussi étonnante que démesurée. Tous sont épuisés depuis belle lurette, et grâces soient rendues à Léo Dhayer d’avoir retraduit le plus vertigineux d’entre eux, Créateur d’étoiles.

Reprenons. Avec Les Der­niers et les premiers (1930), Olaf Stapledon a raconté l’histoire de l’humanité, ou plutôt des humanités futures, dix-huit au total, sur la bagatelle de deux milliards d’années. Son pendant, Les Derniers hommes à Lon­dres (1932), voit l’un des derniers humains, dont le monde est en proie aux feux délétères d’un soleil vieillissant, investir l’esprit d’un jeune homme du dé­but du XXe siècle, afin de l’étu­dier et de l’influencer. Ces livres ne sont pas des romans au sens strict, dans la mesure où l’on aura du mal à y trouver des personnages… à moins de considérer les races humaines successives comme autant de protagonistes. Mais tout le vertige suscité par Les Derniers et les premiers n’est rien en regard de Créateur d’étoiles (1937).

Un soir, peut-être suite à une dispute avec son épouse, le narrateur s’en va prendre l’air sur une colline. De là, son esprit s’élève vers les cieux ; bien vite, le voilà qui explore l’espace et le temps, rencontre d’autres âmes errantes, s’unit avec elles au sein d’esprits de rang supérieur, assiste à la vie de l’Univers, de ses premiers instants jusqu’à sa lointaine fin.

Plusieurs décennies après sa prime parution, de nombreux aspects de Créateur d’étoiles demeurent frappants. À commencer par la précision de l’au­teur vis-à-vis connaissances de l’époque : dans sa prose volontiers lyrique, Stapledon reste en phase avec les récentes décou­vertes du moment en astronomie, qu’il s’agisse de la pluralité des galaxies comme autant d’univers-îles, la fuite d’icelles et l’expansion de l’Univers. À cela s’ajoute une foi constante en l’es­prit « humain », que cet esprit appartienne à un homo sapiens ou à quelque créature éloignée dans l’espace et le temps, mais douée de sensibilité et de raison. Au fil des pages, l’auteur fait preuve d’une inventivité folle, pour imaginer la vie partout où elle peut apparaître… ou s’éteindre.

Il y a dans Créateur d’étoiles la matière à des dizaines de romans, et cela fait quatre-vingts ans que la SF les déploie. Interviewé sur ses liens avec Arthur C. Clarke dans notre 102e livraison, Stephen Baxter reconnaissait une manière de dynastie science-fictive, initiée par Wells, poursuivie par Stapledon, puis Clarke. La dette de l’auteur du cycle des « Xeelees » envers Stapledon est flagrante dans des romans commeExultant, Temps et Espace. De ce côté-ci de la Manche, on peut inscrire dans cette continuité le récent La Nuit du faune de Romain Lucazeau. Avec cette réédition, hautement recomman­dable pour tous les amateurs de sense of wonder, on ne peut qu’espérer la poursuite de ce déploiement.

La Terre sous l'Angleterre

Joseph O’Neill (1878-1952), inspecteur scolaire puis secrétaire du ministère de l’éducation de l’état libre d’Irlande, a signé cinq romans, dont trois de SF. Il est surtout connu pour La Terre sous l’Angleterre, paru en 1935 outre-Manche, présenté ici dans une traduction légèrement révisée, et accompagnée d’une préface érudite de Guy Costes.

Le narrateur, Antoine, qui vit dans le Cumberland, décide de partir à la recherche de son père, disparu brutalement sans laisser de traces. Il tombe dans une faille qui le propulse dans un monde souterrain, obscur mais éclairé par des lumières magnétiques d’intensité variable. Il doit tout d’abord trouver ses repères dans ce nouveau monde, éviter les créatures dangereuses, puis entreprendre un périlleux périple où les éléments naturels jouent contre lui… Après quelque temps, il va croiser ses premiers hommes… et regretter de l’avoir fait. Car la société qui vit dans cet univers souterrain a tous les traits de la dystopie. En effet, il s’aper­çoit vite que la plupart des habitants, tous silencieux, paraissent éteints, sans volonté propre, et ne font qu’accomplir des tâches répétitives et monotones. Certains ont déve­loppé un pouvoir télépathique leur permettant d’imposer leur volonté à leurs congénères, et n’hésitent pas à y recourir, pas tant à des fins purement personnelles que pour servir la cause – celle de la survie de leur société, qui descend en droite ligne des Romains, dont elle a conservé nombre d’aspects. Pour le bien commun, chacun doit donc jouer son rôle, y compris celui de simple rouage de la machine, sans aucune distraction afin d’améliorer efficacité et rendement, quitte à recourir aux puissances de l’esprit pour contraindre qui a besoin de l’être. Cette société aliénante et inhumaine, on devine aisément qu’elle se veut une critique acerbe de toute forme d’embrigadement qui dés­humanise (rappelons que le livre paraît en 1935, alors que l’Allemagne nage en plein nazisme), aussi l’auteur, au travers des yeux d’Antoine, nous la décrit précisément : après une tentative d’asservissement ratée de notre héros, le Maître du Savoir tente la méthode douce en lui présentant les rouages de la société. Malgré la minutie de la description qui révèle peu à peu une évidente grandeur de la vision d’ensemble (un trait qui n’a pas manqué d’induire en erreur certains criti­ques, qui ont qualifié ce roman de « fasciste »), Antoine, et le lecteur avec lui, ne peut que rejeter cette société prônant l’annihilation de tout ce qui fait la force et les caractéristiques de l’âme humaine.

Classique des terres creuses un brin daté, La Terre sous l’Angleterre se révèle ainsi un roman aussi prenant qu’éminemment poli­tique dans son rejet du totalitarisme.

Noon du soleil noir

On savait Laurent Kloetzer fan de Fritz Leiber depuis Le Royaume blessé, qui y faisait référence (avec Tolkien et Howard) sous la forme d’un personnage portant son second prénom, Reuter. Il revient ici sous son incarnation bicéphale de L.L. Kloetzer – le se­cond « L » pour Laure, son épouse –, dans un récit initié sous forme de nou­velle, mais étendu aux dimensions d’un roman à la demande de leurs filles auxquelles est dédié le présent livre. Sauf que cette fois-ci, la référence est évi­dente, puisque les auteurs ont décidé de situer leur histoire ni plus ni moins que dans le monde du « Cycle des Épées » ! On y trouve ainsi Ilthmar, le Pays Qui Coule, et quantité d’autres références. Lankhmar, la cité mythique de Nehwon, n’est pas citée nommément, mais c’est pourtant bien elle qui sert de cadre au récit, sous son surnom de Cité des Toges noires. Pas de Fafhrd ni de Souricier Gris non plus, mais certaines figures de voleuse ou de rat ne seraient pas totalement étrangères aux récits de l’auteur américain. Les lecteurs qui ne connaîtraient pas Leiber n’ont toutefois pas de quoi s’inquiéter : si le monde est bien celui de Nehwon, si les clins d’œil sont réguliers, cette histoire se veut totalement indépendante.

Yors gagne tant bien que mal sa vie en proposant ses services aux visiteurs de la cité. C’est ainsi qu’il devient l’acolyte de Noon, qui fait commerce de sorcellerie. Un jeune homme doté d’une conception assez spéciale de son métier : ainsi ne fait-il pas nécessairement payer ses interventions, au grand dam de Yors. Quand un jeune noble venu d’une lointaine région est agressé et tué, notre sorcier prend les choses en main, sentant quelque magie à l’œuvre dans l’ombre…

Le duo bâti par les Kloetzer fonctionne à merveille dans le registre du contrepoint : l’excitation perpétuelle de Yors répondant à la calme sobriété de Noon. Leurs relations mi-conflictuelles mi-complices sont alternativement explosives et fécondes – soutenues par un humour omniprésent pimenté par Meg, une servante qui s’avère vite dotée d’un solide caractère. Un duo comique est né, de ceux qu’on aime à suivre au gré de diverses aventures, ce qui est d’ores et déjà prévu puisqu’une suite est annoncée. L’histoire, quant à elle, est relativement classique mais bien menée, assemblant différents éléments sans rapport les uns avec les autres, avant que tout prenne sens dans la deuxième partie du récit. La structure de nouvelle étendue aux dimensions d’un roman se fait du reste légèrement sentir, certains chapitres semblant peu en rapport avec le reste (mais néanmoins bienvenus dans la construction de l’univers et des protagonistes). La langue, elle, est précise, sait se faire tour à tour raffinée et familière, au gré des dialogues de tel ou tel personnage.

Noon du Soleil noir opère ainsi un retour aux sources de l’enchantement de la plus belle fantasy, celle qui propose un dépaysement intelligent, alliant style et légèreté, et rehaussée de très évoca­trices illustrations signées Nicolas Fructus.

On attendra le deuxième tome avec impa­tience.

La Montagne aux licornes

Enfin ! Enfin un nouveau roman de Michael Bishop nous arrive, et c’est un événement. Car cet auteur très rare en France (jugé peu vendeur) est toujours intéressant, et ce n’est pas La Montagne aux licornes, paru en 1988 et traduit ce jour, qui démentira ce constat.

Libby s’occupe d’une petite ferme dans le Colorado, aidée par un indien ute muache, Sam. Quand elle apprend que Bo, le cousin de son ex-mari, est at­teint du sida – et donc condamné, car il n’existe alors aucun traitement, ce qui inscrit ferme­ment ce roman dans sa période d’écriture –, elle décide de l’accueillir chez elle, d’autant plus que Bo est maltraité par sa famille incapable de comprendre son homosexualité. Un nouveau venu, donc, auquel elle aura du mal à cacher son secret : des licornes résident sur les hauteurs des montagnes avoisinant sa ferme, où elles traversent régulièrement une porte vers un autre monde. Parmi les protagonistes, on citera également Alma/Paisley, la fille de Sam, tiraillée entre ses origines indiennes et latino, et promise à un rôle de sorcière pour les utes.

Les éléments réunis par Bishop – les licor­nes, le sida et plus généralement la maladie, qui touche aussi ici les animaux fabuleux, la communauté ute muache – sont si disparates qu’on a du mal à savoir dans quelle direction va aller le récit. Ce qui n’empêche pas la magie de fonctionner, tant Bishop excelle à dresser des portraits d’êtres humains blasés ou épuisés – voire désespérés, dans le cas de Bo –, mais qui continuent de se battre pour insuffler vie et espoir dans leur existence. Leurs interactions, parfois tendues, parfois tendres, toujours teintées d’humour, sont finement décrites, et font la force de ce roman dont le matériau principal est l’humain, ses failles mais aussi sa générosité ou son altruisme. Au milieu de ces personnages, les licornes vont faire office de ré­vélateur, ajoutant une coloration de fantasy au précipité savamment concocté par Bishop ; on y croise aussi quelques fantômes. Plus qu’à une histoire ayant un début et une fin – ou même une explication à la présence de licornes et d’un univers parallèle –, l’auteur propose une tranche de vie des plus immersives où quel­ques trouvailles (la publicité pour les préservatifs, la ruée des licornes…) viennent dynamiser la ruralité tranquille qui caractérise la vie de Libby et Sam.

Signalons pour finir que cet indispensable roman est publié dans la nouvelle collection « Le Bateau-Feu », présentée par l’éditeur bordelais « sous le signe du réalisme magique, du surréalisme et du fantastique social », collection qui, pour son démarrage, propose aussi des reprises de novellas de Rhys Hughes et Jack Cady parues dans Fiction, et un texte de Pierre Dubois. Pour notre part, on espère que cette collection — ou une autre – saura nous proposer d’autres romans de Bishop restés injustement inédits.

Darwyne

Darwyne vit tout là-haut, à Bois Sec, au-dessus de la ville, la vraie, avec ses rues goudronnées, sa climatisation et son réseau EDF sur lequel les gens d’ici se greffent comme ils peuvent en toute illégalité. Un bi­donville, en somme, manière de trait d’union entre la civilisation et la jungle qui l’enserre de partout, ersatz d’urbanisation écrasé de chaleur, noyé par les pluies tropicales, où on survit plus qu’on ne vit, dans la promiscuité et sous les tôles ondulées, dans l’espoir d’un titre de séjour qui ne viendra jamais. Darwyne a sa mère. Qu’il vénère. Aussi belle que lui est laid, aussi grande qu’il est minuscule, contrefait, et qui l’emmène à la messe, parce que la foi, c’est tout ce qu’elle possède. Et sa grande sœur, qui a quitté Bois Sec pour la banlieue et un appartement, un vrai, la fierté de la mère, la preuve qu’a­près tout, quitter ce cloaque n’est pas qu’un rêve insensé. Et puis il y a ses beaux-pères, que Dar­wyne numérote à mesure qu’ils se succèdent, ces types souvent violents, perdus, qu’il déteste non pas parce qu’ils le battent, mais parce qu’ils lui soustraient sa mère. Et enfin il y a cette édu­catrice des services sociaux. Mathurine. Qui tourne autour de tout ce petit monde. Questionne la mère et bientôt lui, Darwyne. Mathurine lui dit des choses étranges, des choses qu’on ne lui a jamais dites. Lui répète qu’il n’est pas « un sale petit pian dégueulasse bon qu’à faire honte à sa mère ». Qu’il est même un enfant exceptionnel, littéralement. Que sa connaissance intuitive du monde animal est fascinante et qu’elle fait de lui un être remarquable. Car quand Darwyne se retrouve seul au cœur de la jungle, là où il se réfugie quand le monde des hommes lui fait défaut, par-delà la misère de Bois Sec et son humanité brutale, mesquine, aveugle, il se passe quelque-chose

Ingénieur agronome de formation (il fut notamment chargé de mission pour le parc amazonien de Guyane, et directeur adjoint du parc national de Guadeloupe), Colin Niel s’est découvert sur le tard une vocation littéraire teintée de polar. Tant mieux, pour lui comme pour nous. Bardée de prix, son œuvre rencontre un succès critique et public im­médiat et mérité, notamment sa « série guyanaise », dont Obia, le 3e opus (sur quatre), rafle les prix Quai du Polar, 20 Minutes et Michel Lebrun. En 2019, son excellent ro­man Seules les bê­tes est porté à l’écran, non sans réussite, par Dominik Moll. A­près une incartade en Afrique (au moins partielle) avec Entre fauves (2020), il retrouve ici ses terres guyanaises de prédilection, quand bien même la géographie dans laquelle s’inscrit le présent roman demeure volontairement assez floue. Co­lin Niel excelle dans la mise en rapport entre l’humain et la na­ture qui l’entoure, qu’il l’aime ou qu’il la détruise, qu’il en fasse un refuge ou une force à combattre. Avec cette première in­cursion dans le registre d’un fan­­tastique teinté de magie plus que de polar, il fait de cette ambivalence l’un de ses moteurs nar­ratifs, l’autre étant les rapports filiaux et l’amour éperdu d’un fils pour une mère inapte à lui rendre cet élan. En résulte un livre poignant mais jamais grandiloquent, brutal mais ja­mais complaisant, une ode à la différence et au respect, du monde qui nous entoure, de l’autre, de soi-même… Un bien beau livre.

Body Snatchers - L'invasion des profanateurs

1976, Mill Valley, charmante petite ville de Californie qui semble tout droit sortie de 1955, l’âge d’or américain. Becky Driscoll obtient de Miles Bennell, médecin généraliste, qu’il rende visite à sa cousine Wilma. Celle-ci est persuadée que l’oncle Ira n’est plus lui. Très vite, d’autres habitants affirment qu’il en va de mê­me pour leurs proches. Miles consulte son ami Manfred Kauf­man, thérapeute réputé, qui diagnostique l’illusion collective en se basant sur de solides pré­cédents. Un soir, l’écrivain Jack Belicec presse Miles et Becky de se rendre chez lui. Il a dé­couvert un corps au sous-sol, d’apparence humaine mais qui ne semble pas plus mort que vivant, et ne présente aucune empreinte digitale. La contagion de Mill Valley n’est pas hystérique mais bien réelle, l’invasion des cosses a déjà commencé…

Réglons tout de suite l’affaire, Body Snat­chers est un chef-d’œuvre, indispensable de nos bibliothèques. Il a donné lieu, entre autres, à deux adaptations magistrales au cinéma, celle de Don Siegel en 1956, puis de Philip Kaufman en 1978, liées d’ailleurs par un subtil crossover. L’édition ici proposée, celle révisée par Jack Finney et parue en 1978, s’accompagne d’une belle et éclairante postface de Sam Azulys qui ajoute au bonheur de lecture. Nous y renvoyons donc pour l’historique de l’œuvre et ses adaptations.

Qu’est-ce qui fait de ce roman un classique ? Lorsque Finney l’écrit, l’envahisseur végétal issu de l’espace est, en science-fiction, une thématique secondaire mais déjà installée. Sans remonter à H. G. Wells et l’algue rouge deLa Guerre des mondes, il suffit d’évoquer Le Jour des Triffides de John Wyndham, paru quatre ans avant la première parution de Body Snatchers. Finney présente un même souci de vraisemblance dans la description organique, à ce point riche d’ailleurs que l’on en oublie certaines caracté­ristiques : des spores, répandus dans une dé­charge, dupliquent dans un premier temps tout ce qui leur tombe sous la cosse, le vivant mais aussi des objets inanimés, manche de bois ou jus de fruit.

Par ailleurs, l’infra-envahisseur est également un genre éprouvé. Dès 1938, La Chose de John W. Campbell confère à la créature des propriétés métamorphiques : «  Un monde à prendre – à condition qu’elle nous copie ! » (parution en « Une Heure-Lumière », critique dans Bifrost n° 101). Marionnettes humaines, de Robert A. Hein­lein, développe en 1951 la notion pragmatique d’hôte. Ajoutons pour 1953 L’Homme démoli, d’Alfred Bester, avec l’idée d’une surveillance continuelle de l’être intérieur et, l’année d’après, « Le Père truqué », nouvelle de Philip K. Dick dans laquelle un petit garçon est convaincu que son père a laissé place à un sosie malfaisant. Or 1953 est aussi l’année où Chris­tine Costner Sizemore, discrète mère au foyer de vingt-six ans, est diagnostiquée comme schizophrène à personnalités multiples par les docteurs Corbett H. Thigpen et Hervey M. Cleckley, ce dernier ayant par ailleurs fixé les critères de la psychopathie. Une première dans l’histoire de la psychiatrie, Sizemore et ses médecins prouvent l’inadmissible : l’Américain moyen est plusieurs.

Ce qui fait de Body Snat­chers un classique indémoda­ble est à la fois sa vraisemblance et son pouvoir métaphori­que. La vraisemblance est un magistral effet littéraire totalement contre-intuitif et qui prend à re­bours le lecteur. C’est parce que l’oncle Ira est en tout point lui, jusqu’à une petite cicatrice sur la nuque, qu’il est une parfaite du­plication. La preuve, rien n’a changé, c’est donc qu’il est autre. Les copies con­servent la mémoire et les habitudes de leurs modèles, mais débarrassées des tracas sen­timentaux et des aspirations vaines, comme l’ambition et l’orgueil.

Quant au pouvoir métaphorique du roman, il se dévoile dans son contexte original de parution, les années cinquante. Effet d’une époque, le récit autorise une double lecture : la contamination de la population américaine par des agents soviétiques infiltrés, ou la persécution induite par les effets résiduels du Maccarthysme finissant. Les doubles négligent leurs pelouses et la peinture des façades, attaque discrète mais virulente de Finney envers l’American way of life. C’est en devenant terne que l’Amérique demeurera à tout prix. L’auteur s’est toujours défendu d’avoir proposé une visée politique, ce qu’il soutient encore tardivement dans une correspondance échangée avec Stephen King et en partie rapportée dans Anatomie de l’horreur. Reste que la métaphore permet pareilles lectures, et occasionne dans tous les cas une sévère paranoïa.

D’ailleurs Jack Finney joue habilement de la dissociation par effets opposés. Le médecin généraliste local est une figure littéraire typiquement américaine, un véritable outil narratif qui permet de se déplacer aisément en tous lieux de la ville. On est en terrain connu, mais en même temps Miles et Becky sont tous deux divorcés, ce qui les situe d’entrée dans la marge. C’est leur différence qui leur permet de rester identiques.

La culture américaine, si policée d’apparence, présente une non-concordance entre l’être et le paraître, l’apparence et l’intention. En ce sens, la version Body Snatchers de 1978, qui demeure très fifties, conserve cependant toute sa pertinence, à l’ère post Viêt-Nam et Watergate. Et elle demeure d’une étonnante actualité, en un temps du questionnement multiple des identités et, dans une triste et chaude actualité aux États-Unis, de la naissance à tout prix. La vie est une valeur en soi, les cosses ne diraient pas autrement…

L’ennui, avec le Body Snatchers de Jack Finney, est qu’il a toujours raison. C’est aussi sa force.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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