Connexion

Catherine DUFOUR

Née en 1966 à Paris, Catherine Dufour est vendeuse de voitures à Drancy et de perles noires à Tahiti avant de se consacrer à la fabrication de bibliothèques numériques en Seine-Saint-Denis (93). Adepte de voyages en tout genre, États-Unis, Russie, Argentine et Tanzanie, elle pratique aussi les raves dans les catacombes et les free parties dans les squats d’Amsterdam. Ayant commencé à écrire à sept ans, elle attend d’avoir trente ans pour décider qu’elle a appris le métier. Elle jette tout ce qu’elle a écrit jusque-là et publie son premier roman, Blanche-neige et les lance-missiles, tome I de la série de fantasy humoristique « Quand les dieux buvaient ». Après cette trilogie en quatre volumes, Catherine Dufour sort Le Goût de l’immortalité, un roman de science-fiction qui reçoit de nombreux prix, suivi d’un recueil de nouvelles, L’Accroissement mathématique du plaisir, et d’un roman punk-fictif, Outrage et rébellion, aux éditions Denoël.

Disponible   À paraître   Bientôt épuisé   En réimpression   Épuisé

Confession d'un mort

IL Y A QUELQUES ANNEES, en 1849, j’ai passé plusieurs mois à Baltimore où j’ai occupé un emploi de typographe.

Un certain soir d’octobre, je restai penché sur mes casses jusque bien après le crépuscule et quand je me décidai enfin à rentrer chez moi je vis, derrière les fenêtres sales de l’atelier, que la nuit était tout à fait tombée. C’était une nuit épaisse, noyée de brume, et d’un froid aigre qui laissait présager un long et pénible hiver. Une lune en son plein devait pourtant briller dans le ciel, loin au-dessus des nuages, car une phosphorescence bizarre hantait le brouillard, transformant toute chose en spectre mouvant. C’est donc avec une appréhension diffuse que je sortis dans la ruelle, parfaitement silencieuse à cette heure tardive, et que j’assujettis les panneaux de bois qui fermaient la boutique sur le devant. Les sons eux-mêmes s’étouffaient dans l’obscurité fuligineuse et les planches aspées, en retombant le long de la façade, ne rendaient pas leur habituel claquement net mais une sorte de plainte chuintante prolongée par un écho funèbre. Quand enfin tout fut clos, je glissai une main engourdie dans ma poche pour y prendre la clef. Mes doigts glissaient sur le métal humide de la serrure, et j’eus grand peine à la faire jouer. J’y parvins cependant et elle émit un bruit sourd et profond, semblable à celui qu’aurait fait le pêne d’un cachot qu’on eut tourné quelque part, très loin sous terre. Il me sembla, à ce moment précis, qu’un gémissement faible lui répondait. Je tressaillis, sentant mes cheveux se hérisser sur ma nuque, et me retournai : derrière moi s’étaient amoncelées des ténèbres lourdes, étouffantes, d’une froideur compacte, telles enfin qu’on ne les trouve qu’au sein du plus obscur caveau. Aucune lueur ne trouait cette opacité lugubre, hors l’étrange frisson lunaire qui trompait le regard plus qu’il ne l’éclairait. Je restai un temps immobile, remontant contre mon cou glacé la fourrure de ma pelisse déjà raidie par le givre ; j’écoutai attentivement sans rien entendre, pas même l’habituel murmure du ruisselet qui parcourait la ruelle en son milieu et que le froid devait avoir pétrifié. Je tournai ensuite mes regards de tout côté, désespérant d’apercevoir ne serait-ce que le reflet ténu d’un fanal ou d’un lumignon, qui m’eut donné le courage de me mettre en route vers mon logis. Je pestai en moi-même contre la distraction qui m’avait fait oublier l’heure, hésitant à déclore la boutique pour y chercher une lampe à huile. Je décidai finalement de gagner une rue de quelque importance, avec l’espoir d’y croiser un passant mieux avisé que moi, ou au moins la fenêtre encore éclairée d’une demeure où il me serait possible de demander un bout de suif et une mèche. Je me mis donc en marche, levant les yeux comme un aveugle, contraint d’avancer à pas lents dans l’ordure du bas côté, car je n’avais pour guide que le mur que ma main frôlait.

 

0,99 €

Valaam

POUR OBTENIR LE VISA DE LA CEI, j’avais réservé depuis la France à l’hôtel Intourist de Moscou, avenue Gorki. La navette de l’aéroport me déposa devant le perron gardé par trois cerbères en jaquette. Je montrai mon passeport et entrai dans le Golden Hall, un hangar crasseux blindé de plaques de cuivre où se croisaient des touristes japonais, des hommes d’affaires allemands et des garçons d’étage hargneux, occupés à vendre l’Intourist par petits bouts à des Caucasiens. Sur des banquettes en plastique orange, des filles de quinze à trente-cinq ans attendaient. Elles portaient de courtes robes noires, des cheveux décolorés et un air triste.

Je posai mon sac dans une chambre du onzième étage (une boîte en peluche marron) et visitai les bars les uns après les autres : le bar italien du deuxième, le bar chinois du quinzième, le bar espagnol du rez-de-chaussée, le bar allemand de l’entresol. Le salon de thé, au dix-septième, était fermé, et le casino hors de prix. Je m’installai finalement au Traveller’s Bar, à côté de la plus jeune des putes, une gamine maigre aux cheveux bicolores (blancs à la fin, noirs au début). Elle suçait un verre de sok, ce sirop gazeux qui a le même goût que les œufs de Pâques en sucre. J’essayai d’engager la conversation en anglais, en allemand puis en russe, elle me répondit par monosyllabes. J’appris quand même qu’elle était supposée s’appeler Tania, née à Komsomol sur Amour, étudiante. Je la laissai à son sirop et dépliai le Moscou Times. Deux moustachus en cravate vinrent s’asseoir à notre table, nous offrirent à chacune une bière et se lancèrent dans une conversation en english business. J’en étais aux petites annonces quand ils adressèrent la parole à Tania. Ils se levèrent presque aussitôt, elle les suivit docilement. En face de moi, deux filles sirotaient leur sok, assises de travers sur un banc en bois, les épaules navrées et les yeux dans le vague. Je finis mon verre, montai dans ma chambre, bus un peu d’eau du robinet hydrochlonazonée, tirai les épais rideaux marron sur la lumière bleue du néon Panasonic et me couchai. J’avais le blues. Le moscues. Moscou est une ville à chier.

 

0,99 €

Le Cygne de Bukowski

J’AVAIS RENCONTRE CE TYPE AU YMCA de la 188e rue, pile au bas de Harlem. Le YMCA était dégueulasse, mais pas plus qu’un autre, et au moins c’était des dortoirs, ça craignait moins que dans les foutues piaules à quatre de la 44e.

 

 

L’immeuble de la 44e était un monstre délabré, le genre de truc tout droit sorti de Blade Runner ; massif, pseudo-gothique et raide de crasse, pas entretenu depuis 1930, avec des vieux cinglés qui se baladaient à poil à quatre heures du matin, des fumeurs de crack en tas dans les couloirs et des draps pourris de sang, de sueur, de merde et de pisse, et sûrement aussi de bave mais ça se voit moins. Une petite black en tablier bleu était passée dans le couloir tandis que je secouais les draps, pour voir s’il y en avait pas un moins pire qu’un autre, vu que le matelas était spongieux de foutre. Elle était entrée, elle avait dit : « Pigs ! All pigs ! » et elle m’avait lancé une paire de draps propres.

Pour la remercier, je lui avais refilé une caissette de fraises toutes fraîches, je sais pas trop pourquoi ni comment j’avais ça sur moi. Et deux paquets de cigarettes. Après j’avais essayé de dormir, dans la chaleur plombée de Manhattan, les klaxons des taxis et les cris des putes qui se faisaient bastonner sur la 44e. C’est comme ça qu’il tient, l’immeuble du YMCA de la 44e : au dos des putes, et sur des amoncellements de poubelles.

C’est pour ça que je suis allée à Harlem. Plus au nord. Plus frais.

0,99 €

Kurt Cobain contre Dr. No

L’air était frais, la mer était proche ; il l’entendait bouger doucement. Le soleil se levait à peine.

 

Je perçois les choses de façon si aiguë… Si je me concentre assez, je peux voir des petites traces de résidus transparents dans le coin externe de mes yeux. Ou alors, c’est une conjonctivite. Je peux les suivre tandis que mon regard descend, c’est comme regarder un film avec des amibes ou de la gelée, comme observer du plancton au microscope. Et si je regarde en direction du soleil, le flamboiement orange vif dessine le tracé intense de cellules sanguines, ou ce que j’imagine être des cellules sanguines. Elles bougent très rapidement et je ne tiens pas longtemps avant que mes yeux ne se fatiguent, et je dois détourner le regard du soleil et me frotter les paupières très fort, et là, je vois de petites sphères de lumière étincelante — certains appellent ça des étoiles — qui ne durent qu’une seconde, puis j’ouvre mes yeux mouillés de larmes à cause du frottement et regarde le ciel, loin du soleil, et oublie tous ces putains de petits trucs tordus à la con s’agitant au coin de mes yeux, ou la vision en gros plan des cellules sanguines sous mes paupières, et je regarde le ciel tout entier et je n’essaie même pas, mais je vois se dessiner dans les nuages toutes sortes de visages, objets, statues…

Il s’assit, secoua le sable de ses cheveux.

Une fois, j’ai vu Jésus sur une carapace de tortue.

 

0,99 €

Une troll d'histoire

VOUS CONNAISSEZ PAS l’abominable pougnard des Locaces ? Ben c’est un pougnard qu’habite les monts Locaces. Et il est assez abominable. C’est un peu comme un troll avec une cotte d’armoise, mais en taille XXL et c’est pas des écailles d’armoise qu’il a sur le torse : c’est des excroissances naturelles. Et ça aime pas trop le poisson. Et c’est très, très susceptible. Demandez donc à Claquebec, de la taverne du Dragon Frit, si c’est pas susceptible, un pougnard. Pas plus tard qu’hier soir, tiens… Si j’étais au Dragon Frit, hier soir ? Un peu, que j’y étais. Si je suis toujours vivant ? Je veux, oui. Vu comme je suis en train de mourir de soif, un peu que je suis vivant. Ce qui s’est vraiment passé, hier soir ? Ah, je peux rien raconter avec la gorge sèche, hein… Merci. Garçon ! Une autre !

0,99 €

La Perruque du juge

« ACCUSE, LEVEZ-VOUS ! Et restez debout. »

Le petit homme se leva, minuscule et très pâle dans un costume d’emprunt trop large pour lui. Ses dents de lait appelaient l’indulgence, mais son nez était terriblement impertinent, et ses yeux avaient mille ans.

« La liste des chefs d’accusation risque d’être aussi longue que votre répugnante existence ! » dit le Juge de sous son épaisse perruque à rouleaux, ruisselant de poudre et de dégoût. Il abaissa son maillet sur le socle en bois creusé par l’âge et les chocs répétés, avec une force telle qu’on crut un moment que le Tribunal allait se fendre comme une pastèque.

« SILENCE ! »

D’un geste théâtral, le Juge déroula un acte d’accusation aussi interminable que les conquêtes de Don Juan.

0,99 €

Le Poème au carré

ASSISE SOUS UN GRAND TILLEUL, Alice s’ennuyait un peu. Elle venait juste de finir son livre et elle ne savait pas quoi faire en attendant l’heure du thé. Elle s’allongea sur l’herbe en prenant soin de lisser ses cheveux sur ses épaules, car depuis qu’elle avait eu dix ans il était nécessaire qu’elle se montre un peu coquette (sa sœur avait été très précise sur ce point). Ce-pendant, elle veilla à garder les yeux grands ouverts afin de ne pas retomber dans un de ces rêves interminables qu’elle faisait autrefois, et dont le récit ne lui avait valu que des réflexions désobligeantes ou, au contraire, des attentions incongrues.

Le ciel, à travers les branches du tilleul, était aussi bleu que bleu se peut, de fait Alice fut surprise de recevoir sur le coin du menton une petite goutte fraîche, puis une autre sur le bout du nez, et encore deux autres au milieu du front.

Elle s’assit précipitamment, passa sa main sur son visage et regarda le bout de ses doigts.

« C’est tout à fait étrange, dit-elle à haute voix, car elle n’avait pas perdu l’habitude de se prendre à témoin quand elle ne trouvait pas d’autre interlocuteur, mais il me semble bien qu’il s’agit de confiture. »

Elle goûta, hésitante, puis s’exclama :

« De la confiture d’orange ! Vraiment ! Vraiment ! Comme cela est cocasse ! Hélas, je crains de rêver une fois de plus. »

 

0,99 €

L'Accroissement mathématique du plaisir

« Elle est superbe. »

Elle l’était.

Sa peau n’avait pas ce toucher irritant, gras à force d’être lisse, des épidermes synthétiques. Elsevier passa à nouveau sa main au creux des reins : on y sentait comme un léger duvet.

« Comment tu as fait ?

– J’ai copié à l’identique, mais sur un seul exemplaire, les quatre plus belles statues de Vénus. Celles de Cnide, de Capoue, de Praxitèle, et la Génitrix. Je voulais comprendre ce qu’il y a de divin chez ces femmes plutôt épaisses. Maintenant, j’ai compris.

– Moi aussi. »

 

0,99 €

La Liste des souffrances autorisées

« ET IL Y AVAIT CETTE BONNE femme, avec cet accent de la Citadelle… »

Monsk pose sa fourchette dans le bazar qui encombre son assiette :

« Tu vois ce que je veux dire ? Elle parlait comme ça : “Est-ce que quelqu’un peut vraiment jurer qu’il est possible d’élever un enfant sans jamais ressentir de pulsion sadique ? Je suis sa mère, quand même ! Je ne suis pas censée lui faire croire que le monde est sympa, n’est-ce pas ? Quand il arrive avec un de ces foutus dessins qu’il fait à l’école, je suis vraiment obligée de faire semblant que c’est beau ? Pour qu’il croie qu’il suffit de chier sur une feuille pour me faire plaisir ? Je veux dire, je suis sa mère ! C’est mon boulot, de l’élever ! Et cet imbécile m’aime ! Et pourquoi ? Parce que ça lui vient comme ça ? D’instinct ? Et je suis censée lui apprendre à se fier à ses instincts ? Et à déborder d’amour pour n’importe qui ? Et à le manifester n’importe comment ? Je suis censée l’expédier dans la vraie vie avec cette mentalité de… cette sensiblerie de… de perdant ? J’en ai fait des confettis, de son dessin ! Parce que ça m’a fait plaisir, et parce que ça lui apprend la vie !” »

Monsk éclate de rire et reprend ses couverts :

« C’est excellent. Excellent. Qu’est-ce que c’est, au fait ? »

 

0,99 €

L'Amour au temps de l'hormonothérapie génétique

Los Angeles 2019…

Hillary était une petite bonne femme discrète. Elle portait des souliers plats, des jupes opaques, le minimum légal d’implants et un somptueux regard naturellement bleu. Quand Tigre lui demanda ce qu’elle faisait pendant son tiers-temps actif, il fut étonné d’apprendre qu’elle était Chief Engineer chez SkyNet, spécialisée dans l’hormonothérapie génique.

Tiger, lui, travaillait comme Life Time Value Manager dans une société de services. Il avait le physique de l’emploi, sobre et morose ; Hillary le trouva suprêmement distingué et délicieusement viril, avec dans le regard ce léger flou qui trahit les blessures secrètes pudiquement dissimulées, bref, elle tomba amoureuse comme un sac.

Tiger s’en rendit compte avant elle, évalua de ses yeux myopes les gros seins genuine cachés sous la blouse modeste, passa quelques jours à soupeser les avantages et les inconvénients d’une liaison éventuelle. Il se décida un mercredi à 16h22 GMT et à 21h09, Hillary était sa maîtresse, temps record dont il se vanta abondamment auprès de ses collègues.

 

0,99 €

Ça vient de paraître

La Vie secrète des robots

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 117
PayPlug