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Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de xxi e siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengali déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et une nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais tout ceci appelle-t-il peut-être une suite ? L’avenir nous dira. En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fui les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, occupant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique. Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais est-ce suffisant ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Esther

Dans un monde futuriste pas si éloigné du nôtre, les robots occupent une place de plus en plus grande et tout spécialement les lovebots féminins dont la dernière génération assure aux possesseurs une expérience en tout point semblable, physiquement du moins, à celle qu’ils auraient pu avoir avec une véritable femme, tout en laissant libre cours à leurs moindres pulsions. Les fantasmes ne se heurtent plus au réel ni au respect qui conditionne les relations humaines, et rapidement les lovebots deviennent — parfois — des esclaves sexuels soumis aux pires tortures. C’est le cas d’Esther, qui finit par tuer son propriétaire. Une enquête est ouverte pour homicide et Esther est recherchée par la police, mais aussi par la firme qui l’a créée, Synthetic Industries. Anton et Maxine vont la découvrir, presque hors d’usage, dans une rue sombre. Cette découverte va bouleverser la vie de ce couple moyen, mal dans sa peau et dans sa relation amoureuse, puis celle de leur fils, adolescent standard, en délicatesse avec les filles de son âge et le réel de manière générale. La relation qui va se nouer peu à peu entre ces personnages amènera Esther à prendre conscience (?) de la nécessité de percer le secret de ses origines. Elle se met en quête du patron de Synthetic Industries, Franck Yalda.

Esther met en scène le passage à la singularité tant redoutée, le moment où la vie artificielle s’élèvera au niveau de la conscience humaine. Olivier Bruneau fait le choix de traiter cette problématique au prisme d’un des plus grands moteurs de consommation — notamment numérique — de notre époque : la sexualité. Il en fait la source de la transformation de la société, et en quelque sorte le facteur de l’avènement de cette singularité, puisque c’est dans l’intime de la relation amoureuse que se posent les questions fondamentales de notre condition humaine : quelle place accorder à l’autre ? comment s’accorder à lui ? qu’apprendre sur soi grâce à et par lui ?

Dans Une machine comme moi (cf. Bifrost n° 99), tout en s’interrogeant davantage et plus profondément sur la question des interactions entre savoir et conscience, Ian McEwan met en scène le même questionnement et arrive à une même réponse, dans une certaine mesure : la vie de ces nouvelles consciences est intenable. Olivier Bruneau livre, quant à lui, un récit plus facile d’accès, scandé par de larges dialogues tirés du quotidien et ponctué de quelques scènes érotiques bien menées mais très marquées, elles aussi, du sceau du même quotidien. Plus encore qu’une réflexion sur la naissance d’une conscience et ses affres, l’auteur dessine ici le portrait de notre société, peinant à penser son rapport au vivant et à l’autre, et malade d’un désir mal pensé, avec des hommes souvent brutaux, aveuglés par la pulsion et donc ignorants du consentement. Esther sauvera néanmoins le couple d’Anton et Maxine. On aurait pu souhaiter qu’elle le fasse avec un peu plus de chair et de concision.

Clairières

Dans le futur proche de Clairières s’est fait jour une nouvelle déclinaison du métier d’architecte, exercée par Robert Gallant, le protagoniste de ce premier roman du plasticien Gilles Ribero. Celle-ci consiste à imaginer et bâtir des « vitrines virtuelles » à destination d’entreprises aussi bien désireuses de mettre en valeur leurs résultats économiques que de « remodeler » leurs espaces de travail. Lesdites vitrines sont ainsi nommées non pas du fait de leur inexistence matérielle – elles sont autant d’artefacts bel et bien présents – qu’à cause de ce qu’elles exposent au regard. Ces vitrines d’une nature inédite sont conçues pour « absorber toutes les données générées par l’entreprise sur une période donnée, les traiter et les réorganiser selon leurs qualités de résonance et leurs affinités ». Tenant à la fois de l’écran d’informations boursières high-tech et de l’installation d’art contemporain (leur esthétique mûrement pensée évoque un « décor expressionniste »), ces vitrines font encore office d’éléments de construction. Remplaçant les murs du bâtiment abritant une entreprise, elles encerclent les femmes et les hommes y travaillant de flux d’informations permanents. Tel a été, entre autres firmes au nom fleurant la start-up carnassière, le cas de « Clearance Inc. ». Cette même firme dans laquelle on retrouve un jour « les corps du directeur général et de ses associés dispersés dans les couloirs et les atriums, les membres éparpillés çà et là ». L’équipe dirigeante a-t-elle été victime d’une « mutinerie » ourdie par des employés rendus ivres de violence par cette nouvelle forme d’open-space ? Ou bien la résine dont sont faites ces vitrines, dotée à la grande surprise de ses concepteurs d’une capacité de reproduction propre, a-t-elle joué quelque rôle dans cette frénésie homicide ? À moins que Robert n’ait quelque responsabilité dans le massacre, lui dont le jeune fils Tom affiche un goût inquiétant pour la brutalité la plus hardcore ?

Serge Ribero laisse in fine ses lecteurs et lectrices libres de décider à qui (ou à quoi) incombe le triple meurtre de la Clearance Inc. Clairières n’a en effet que fort peu à voir avec un récit d’enquête science-fictionnelle. À peine ébauchée, l’orientation policière tourne très vite court, se diluant dans une science-fiction à peine plus assumée. L’idée de cette résine imitant un être vivant, matériau de ces vitrines incarnant littéralement les flux économiques, est pourtant riche en potentialités narratives. Mais celles-ci se noient dans l’évocation de l’intériorité de Robert, bien évidemment mise à mal par les dommages « collatéraux » de son travail. Retranscrites par une écriture non dénuée d’une certaine élégance, mais aussi trop souvent oraculaire ou théorique, les affres de Robert peinent à faire un roman. Et l’on a trop souvent l’impression d’avoir entre les mains, avec Clairières, le (long) texte d’accompagnement de quelque installation d’art contemporain…

Shining in the dark

Lilja’s Library est l’un des sites mondiaux de référence sur Stephen King. Créé en 1996 par Hans-Ake Lilja, il n’a cessé de grandir depuis, jusqu’à devenir une énorme base de données d’informations et de news sur le maître horrifique du Maine.

À l’occasion des 20 ans du site, Lilja contacta de nombreux auteurs d’horreur, dont le maître lui-même, afin de réaliser une anthologie-hommage. En résulta le recueil Shining in the Dark, qui connut au fil des années de nombreuses traductions dans quantité de pays, jusqu’à arriver aujourd’hui en France.

On y trouve douze textes, dont un, perdu, de Stephen King, et un, classique, de Poe. Des textes inédits, d’autres déjà publiés mais surtout dans des revues, ce qui fait que la plupart des œuvres rassemblées ici sont inconnues de la grande part du lectorat.

Des traitements et des longueurs très différents. Des qualités comme toujours variables. Un seul point commun : le fantastique.

Voyons ce qui mérite d’être cité.

« Le Compresseur bleu », le texte de Stephen King qui ouvre le recueil, ne vaut, hélas, guère le déplacement. King y brise le quatrième mur dans un cabotinage peu convaincant qui peine à faire lever un cil. Quand un maître de l’horreur fait sans conviction le minimum syndical.

« Le Cœur révélateur », de Poe, une histoire « gothique » de meurtre entre folie et surnaturel, est bien plus convaincant, par le sentiment d’inexorable qu’il instille et l’extrême lenteur initiale d’un déroulé préparatoire qui contraste avec une réalisation aussi vive que la détente d’un ressort, jusqu’au caractère abrupt d’une conclusion entre catharsis et libération, quand, dans l’une de ces chutes dont Poe avait le secret, le mort se venge, à moins que ce ne soit la folie qui s’exprime.

Avec « Le Réseau », Jack Ketchum et P.D. Cacek livrent un récit très inquiétant d’histoire d’amour par Internet qui avance inexorablement vers la rencontre des amants virtuels. Où on réalise que ce qu’on dit de soi n’est jamais toute la vérité, et qu’un amour déçu est une chose dangereuse.

« Aeliana », de Bev Vincent, est de ces nouvelles dans lesquelles on sent un monde dont on aimerait qu’il soit développé dans un roman pour pouvoir le parcourir à fond. Ce n’est pas le cas dans ce texte court qui, de ce fait, frustre après avoir séduit.

« Charabia et Theresa », de Clive Barker, est une pochade religieuse amusante et 16+. Le Barker de Cabal s’y amuse dans une ambiance à la Magna Veritas – les amateurs de jeux de rôle s’y retrouveront.

« La Fin de toutes choses », de Brian Keene, est un texte mélancolique, triste et touchant, dans lequel s’exprime cette vérité fondamentale selon laquelle la fin du monde peut être strictement personnelle, celle d’un monde, de mon monde, plutôt que celle du monde avec un grand M.

« L›Attraction des flammes », de Kevin Quigley, est la plus longue et la plus terrifiante des nouvelles présentées ici. Dans un mix de Ça et de La Foire des ténèbres, l’auteur inscrit le lecteur dans les pas de trois jeunes garçons pris au piège d’un attraction foraine diabolique et d’un croquemitaine impitoyable. Il leur faudra lutter pour survivre, sans aucune certitude d’y parvenir. On n’est pas dans les Goonies, mais bien dans un hommage réussi à King et Bradbury.

« L›Amour d’une mère », de Brian James Freeman, est un texte assez court qui réussit à être surprenant en retournant de manière astucieuse les perceptions de son lecteur. Comme face à un prestidigitateur, on est content d’avoir été berné.

« Le Manuel du Gardien », de John Ajvide Linqvist (l’auteur de Laisse-moi entrer) est une histoire réussie de mégalomanie autour du jeu de rôle et singulièrement de L’Appel de Cthulhu. Ici, pas d’amitié à la vie à la mort comme dans Stranger Things, les mots (du Maître de Jeu comme de Lovecraft) ont du pouvoir, et entre les mauvaises mains, ils servent à de mauvaises fins. Le texte, qui par certains côtés rappelle le Christine de King, parvient à surprendre alors qu’on pensait l’avoir cerné. C’est ma foi bien fait.

Les autres textes sont moins réussis ou prenants.

Mais ce qui est réussi l’est bien (et long). Alors…

Quand je serai grand je serai mort

Quand je serai grand, je serai mort est un recueil, fix-up dans l’esprit si ce n’est dans le récit, qui regroupe seize nouvelles courtes ou très courtes, beaucoup à chute, lovées dans l’écrin que forment une préface de Claude Lecouteux et une postface de David Dunais, aussi dithyrambiques l’une que l’autre.

Seize textes donc, de romantisme noir, situés dans le monde et le passé indéterminés qui sont ceux des contes ; les textes commencent d’ailleurs par « il était une fois » ou « il y avait une fois ». Tous ces mini-contes mettent en scène tristesse, mort, désespoir, surnaturel. On y croise des petites filles en danger, des filles mortes, des fantômes, des amours malheureuses, des mariages gauchis dès l’origine, des vengeances post-mortem, des maladies, des malformés, des simplets, des enfants indésirés ou d’autres morts dans la matrice même de leur mère défunte, des bottes magiques, des fortunes subites, des chutes dans la misère, etc. On y meurt à qui mieux mieux, parfois même de sa propre volonté ou de sa propre bêtise. Des morts qui affectent souvent ceux dont on est proche, qu’on l’ait souhaité ou qu’il ne s’agisse que d’un regrettable effet pervers.

Voici un livre que j’aurais dû aimer et qui m’a globalement laissé aussi froid que le marbre noir du monument dans lequel la courtisane imparfaite de Baudelaire souffrait pour toujours de n’avoir pas connu ce que pleurent les morts. Pourquoi ? Liau écrit dans un style très chargé, utilisant un riche vocabulaire qu’on dira archaïque encore plus que désuet. Ses textes occupent un barycentre entre le conte, le fantastique romantique, la poésie en prose, et les très bonnes nouvelles de la regrettée Gudule. C’est joliment réalisé mais trop de baroque tue le baroque et la surcharge d’écriture – exercice de style – détache de la lecture, d’autant que l’élément dramatique est, lui, trop prévisible – Robert Smith désespère dans « Siamese twins » précisément grâce à l’absence de toutes ces envolées lyriques qui sentent ici la damoiselle prête à tomber en pamoison.

Si « Deux pieds dans la tombe » est amusante, si « Le Martyre des cendres » offre une délicieuse descente aux enfers du malheur, la nouvelle la plus convaincante est « Lange et linceul ». Elle est la plus longue et la seule dans laquelle a le temps de se construire vraiment une intrigue satisfaisante mêlant horreur morbide et progression narrative « crédible ». Les autres sont trop courtes, trop prévisibles, trop tendues vers une chute qui, hélas, n’effraie ni ne désespère. Et pour ce qui est de la très longue et louée « La Complainte des Xylanthropes » – qui rappelle le Baudelaire des Correspondances —, sa longueur même nuit à la tension dramatique, a contrario donc de celles où c’est la brièveté qui pose problème.

Il y a peut-être un lectorat pour ces contes noirs qui n’auraient pas détonné au XVIIIe ou XIXe siècle, mais je crains qu’ici et maintenant le temps de ce type de littérature – dont je suis friand dans sa version originale qui a le privilège de l’antériorité – ne soit passé.

La Neuvième Maison

Leigh Bardugo est une écrivaine américaine spécialisée dans le Young Adult. Elle se lance avec La Neuvième maison dans le New Adult (un genre (?) dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans, destiné principalement à un lectorat qui leur ressemble ; les délires créatifs des marketeurs sont sans limite).

La Neuvième maison est donc l’histoire d’une jeune femme, Alex « Galaxy » Stern. Fille d’une mère baba et d’un père enfui, Alex a connu la lente descente aux enfers de la drogue, du deal, de la prostitution occasionnelle. Signe d’une grande force, elle a survécu tant à ces années d’errance qu’à leur fin sanglante. Alors qu’elle se remet à l’hôpital, et que le seul avenir qui lui est promis est un retour vers le même, elle reçoit la visite d’un doyen de l’université Ivy League de Yale qui lui propose d’intégrer le prestigieux établissement en première année d’art. Cette offre aussi inespérée que généreuse est une couverture pour l’admission de la jeune femme dans la maison Lethé, la plus secrète des sociétés secrètes d’une université qui n’en manque pas (huit, parmi lesquelles la Bone and Skull dont furent membres d’anciens présidents des USA, entre autres). Elle y sera l’apprentie de Darlington, un troisième année qui est l’agent de terrain du Lethé. Et y apprendra à remplir la mission du Lethé, à savoir empêcher que les agissements des huit autres sociétés n’aient de conséquences néfastes sur des innocents. Car, écrivons-le, les sociétés secrètes de Yale pratiquent la magie – à l’insu du commun des mortels –, dans le but d’aider à la carrière et aux accomplissements professionnels et personnels de leurs membres. Et que, n’oublions pas de l’écrire, Alex doit la proposition inespérée qui lui a été faite au pouvoir très rare qu’elle détient (même au sein des maisons) : celui de voir les fantômes.

En commençant son roman presque par la fin, puis en revenant sur deux fils en flashback tous les deux séparés de quelques mois, Leigh Bardugo met immédiatement le lecteur dans la position anxieuse de celui qui sait que des événements très graves se sont produits mais ne sait pas lesquels, ni pourquoi, ni surtout comment ils se concluront. Elle met la barre haut en faisant de sa magie une force réellement menaçante qui peut provoquer la mort de ceux qui y sont confrontés – on n’est pas ici dans une sitcom lycéenne. Elle tisse une histoire complexe, mais jamais obscure, dont la progression est cohérente en dépit de la profondeur de la timeline considérée. Elle construit un personnage – Alex – dont la force et la résilience forcent l’admiration, et qui parvient à s’opposer victorieusement à des forces profondément maléfiques alors même qu’elle éprouve un fort syndrome de l’imposteur. Elle décrit finement une université (et des sociétés) dont la fonction principale est de légitimer la reproduction des élites américaines (faisant ainsi du roman une version ludique du très critique The Meritocracy Trap, de Daniel Markowitz, lui-même professeur à la Yale Law School). Elle raconte une jeunesse dorée et indifférente à autrui – même si ce trope-ci est plus banal. Elle fait tout cela à travers une histoire nerveuse qui fait du roman un vrai thriller, et évite habilement la mièvrerie YA en tournant le dos à toute velléité de romance.

Prix Goodreads du meilleur roman fantastique 2019 et loué par Stephen King himself, La Neuvième maison oscille entre fantastique et urban fantasy soft pour raconter une histoire policière dont les tenants, aboutissants et résolution sont de nature strictement magiques. Une histoire de débutante aussi, plongée dans un monde, de fait deux – le Yale visible et l’invisible –, qui lui sont inconnus et mettent durement à l’épreuve sa confiance en elle.

Ce n’est pas, n’exagérons pas, le meilleur roman de l’année, mais c’est une lecture très plaisante qui revendique un lectorat jeune sans jamais rendre la chose rédhibitoire. Ne serait-ce que pour ça…

Le Chant des Fenjicks

Les Imbtus, des félidés vivants dans une société matriarcale, sont confrontés à un problème de fertilité. Certaines dirigeantes accusent l’envahisseur Chaleck, une espèce reptilienne asexuée, d’en être les instigateurs. Les Chalecks, spécialistes en modification génétique, offrent aussi une solution, l’hermaphrodisme, qui bousculerait l’ordre établi et réduirait la pression sociale sur les mâles fertiles. L’Empire Chaleck est parvenu à étendre sa domination tout en évitant la guerre. Ses méthodes résident dans une forme subtile de coercition et de manipulation des espèces sur un temps long – plusieurs générations. Les biocoms, implantés sur les Imbtus et présentés comme une avancée technologique bienfaisante pour leurs porteurs, permettent un contrôle comportemental et physique qui fait disparaître le libre-arbitre avec toute volonté de rébellion. Ils influent sur la construction de la personnalité par l’effacement ou l’implantation de souvenirs et conduisent les peuples à se soumettre librement. Depuis des millénaires, les Chalecks asservissent nombre d’espèces par ce biais. Les Fenjicks, des requins cosmiques qu’aucune radiation n’atteint, en ont fait les frais. Lobotomisés, dotés d’une IA puis évidés pour en faire de simples vaisseaux taxis nommés cybersquales, ils sont menacés d’extinction. Cybersquales et Fenjicks n’ont d’ailleurs plus de langage commun, les premiers ayant perdu leur capacité à chanter. La révolte gronde chez les Imbtus et chez les cybersquales dont certaines IA ont été débridées et ont pu développer une conscience. C’est le début de la fin pour un empire incapable de prendre conscience de son absence totale d’éthique.

Le Chant des Fenjicks partage le même univers que La Débusqueuse de mondes (initialement paru chez Mü et récemment réédité au Livre de Poche), dont l’intrigue se situe bien après et dans lequel on croise certains personnages Fenjicks – la longévité est une autre caractéristique de cette espèce. Ils ont en commun une narration à multiples voix dont une seule est humaine. Dans ces romans de space opera où le voyage spatial et l’ingénierie biologique sont maîtrisés, de nombreuses espèces différentes non humaines, intelligences artificielles, félidés, reptiliens, métamorphes – asexués, genrés ou non – peuplent l’univers. Luce Basseterre adapte son écriture à chacun, avec un langage épicène dotés des pronoms et des articles neutres pour correspondre à un peuple non genré. Le Chant des Fenjicks met en scène une révolte à grande échelle —– une guerre sans généraux mais avec ses batailles et ses morts — vécue et racontée en temps réel par une multitude de personnages dont la plupart n’ambitionnent rien de plus que de vivre leur vie en paix. Cette profusion de protagonistes, mise en scènes dans de courts chapitres rythmés, nécessite un peu d’attention sous peine de perdre le fil de l’intrigue. Luce Basseterre explore les thèmes de la recherche de liberté, la fin de l’asservissement, le droit à disposer de son corps dans un roman qui porte un message de tolérance et d’optimisme. Pourquoi pas.

Rêveur zéro

Une nuit, les rêves ne restent plus campés dans nos esprits. Ils débordent et se matérialisent, charriant leur lot d’enthousiasme et d’émerveillement – mais aussi de frayeurs, de destructions, de morts. Car même les rêves restent des créations de l’esprit, ils frappent si fortement ces derniers qu’ils induisent des comportements parfois extrêmes. Le monde se met à trembler quand la nuit vient. Certains pôles apparaissent plus propices à ces apparitions fantasques. Mais personne ne comprend ni la logique qui gouverne ces phénomènes, ni son origine. Or il faut bien réagir sans tarder, car les catastrophes se multiplient, aussi étranges que meurtrières, et n’importe qui peut être touché. Une piste se dessine : un laboratoire, en Suisse, travaillait sur les rêves, avec plusieurs hommes et femmes particulièrement sensibles. L’un ou l’une d’entre eux pourrait-il être à l’origine de ce chaos ? Serait-il – elle – le rêveur zéro ?

Le récit est construit comme un compte à rebours. Mais pas une de ces machines anxiogènes au tic-tac irritant. Non, Rêveur zéro se déploie sur dix-huit chapitres, soit dix-huit nuits et autant de jours au cours desquels le monde entier va changer, bouleversé par l’irruption des fantasmes nocturnes dans la vie quotidienne. Les narrations des nuits, brèves, installent d’emblée un climat irréel et fantasque. On est happé par les songes déstabilisants, mais jamais jusqu’à perdre le lecteur. Il y a du Philippe Curval dans la démesure onirique et son ancrage paradoxal dans le réel. En moins sensuels, toutefois, moins charnels. En plus sensibles aussi, plus poétiques, peut-être. Au fur et à mesure, les rêves gagnent en densité, imprègnent de leurs couleurs la grisaille de l’habitude. Finissent par envahir les existences tout comme l’esprit du lecteur. Où est la réalité ? Dans quels paragraphes ? Dans quelles lignes ? Avec quel personnage ?

Car l’intrigue est éclatée entre plusieurs protagonistes : un rêveur, de retour chez lui après un séjour dans le laboratoire suisse ; une scientifique participant à cette expérience, dont l’appartement a brûlé par accident, ce qui lui a permis d’échapper à la disparition dudit laboratoire  ; un policier, à la recherche d’une vérité difficile à appréhender, d’autant que l’enquête va se retrouver à la merci des alliances et tractations entre pouvoirs nationaux ou supranationaux. Les points de vue s’accompagnent de changements de style, subtils, participant à l’ambiance mouvante du récit. Même si l’intrigue n’est pas toujours d’une folle originalité, Elisa Beiram parvient sans cesse à surprendre, à obliger le lecteur à vérifier où il pose les pieds. Le dépaysement fait partie du charme de l’ensemble, vaste trip dont on ignore s’il finira un jour.

En dépit de son statut de premier roman, Rêveur zéro offre une promenade onirique dans laquelle on s’immergera en toute confiance. Elisa Beiram sait où elle veut entrainer son lecteur, chose qu’elle fait non sans assurance et talent ; une maîtrise rien moins que surprenante pour un coup d’essai.

Perles

Deuxième ouvrage publié en France de Chi Ta-Wei, auteur taïwanais à l’imaginaire si original, Perles est un recueil de six nouvelles : l’une datée de 2019, les cinq autres écrites entre 1995 et 1996 – un quart de siècle d’écart, période pendant laquelle l’écrivain a laissé de côté l’écriture.

« Perles », nouvelle éponyme, a été spécifiquement écrite pour ce recueil français. Elle est très proche de Membrane, long texte paru en 2015 par chez nous. On y retrouve cette même idée de produit apposé à même la peau, comme une sorte de crème, et qui, une fois retiré et analysé, livre des myriades d’informations sur la personne ainsi enduite. Les protagonistes de « Perles » subissent ainsi une pluie étrange, projetée par des extraterrestres dont on n’aperçoit que les vaisseaux. Une fois séchée, la gangue qui les a recouverts est aspirée et analysée par ces formes de vie supérieures. Conclusions de cette observation : les parents sont à l’origine de la plupart des cauchemars de leurs enfants. CQFD : les extraterrestres font disparaître les parents. C’est le Ravage, à l’origine de bouleversements sociétaux gigantesques. Chi Ta-Wei met alors en scène des hommes et des femmes, rétifs à tout engagement, mais poussés par le gouvernement à se marier pour permettre à l’humanité de perdurer. La sexualité y est libre, d’autant que les corps sont modifiés. Les personnages principaux sont mutilés : lors de leurs rapports sexuels, ils s’imbriquent l’un dans l’autre, comme dans un Meccano. Ode à la tolérance et à l’autre, « Perles » est un texte d’une richesse folle, preuve de la capacité de l’auteur à créer des mondes originaux en peu de pages.

Qualité qu’on retrouve dans « La Guerre est finie ». Le personnage principal est une « personne artificielle à usage domestique », créée pour servir de compagne aux soldats pendant une guerre longue et lointaine. Ces aDomes sont censées tenir la maison en l’absence de leur époux et, quand ils sont là, les nourrir et satisfaire à tous leurs besoins. On peut bien évidemment penser à la série suédoise Real Humans (2012 contre 1996 pour la nouvelle). Le propos est le même : ces êtres artificiels, fabriqués par l’homme, ont-ils droit à une existence autonome, indépendamment de leurs « créateurs » ?

Court passage par le polar expérimental agrémenté de drogue avec « Au fond de son œil… », qui utilise à nouveau le pronom « tu » pour plonger le lecteur dans un récit hybride, perturbant au début, mais extrêmement maîtrisé. Le réalité n’est décidément pas ce qu’elle paraît être.

Autre société originale et pourtant si proche de la nôtre avec « Éclipse », qui met en scène deux frères très liés, dont un mangeur d’insectes. Pratique dangereuse, parfois, car certains peuvent être atteints d’AITS (acronyme rappelant le SIDA). Le regard porté sur les protagonistes, dans un pays où l’homosexualité est la règle, fait un écho décalé avec ce que vivent les Taïwanais.

Un thème de la sexualité omniprésent dans ce recueil, qui interroge sans cesse nos rapports avec l’homosexualité – entre autres. Dans « La Comédie de la sirène », réécriture amusante du conte d’Andersen, elle est présentée comme une solution évidente face au machisme débilitant d’une partie de la société taïwanaise. La petite sirène ne s’y laisse pas détruire par le prince, grossier personnage imbu de lui-même. Une petite dose de happy end bienvenue en fin de recueil.

Gwennaël Gaffric fait beaucoup pour la découverte, en France, des littératures de l’Imaginaire taïwannaise. On lui doit notamment la traduction de La Guerre des bulles de Kao Yi-Feng (Bifrost n°91), ou bien encore celle de Membrane évoquée plus haut. Ici, il s’avère à l’origine de l’écriture de la nouvelle « Perles ». Une implication remarquable qu’on ne peut que saluer, surtout lorsqu’elle permet de lire un auteur de la trempe de Chi Ta-Wei, original, cultivé et sensible, ô combien bienvenu dans la littérature actuelle.

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