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Autochtones

Une ville, quelque part en Ukraine post-soviétique. L’incertitude règne en maîtresse sur des terres autrefois polonaises, austro-hongroises, soviétiques et désormais en proie au tourisme de masse, des hordes de Japonais rendant périlleuse la traversée du centre-ville. La Wehrmacht a sillonné les lieux jadis, raflant les Juifs pour les expédier vers leur destination finale, avant de succomber à son tour à la pression de l’armée rouge. De cette époque, la ville garde diverses traces, surtout dans les mémoires de vieux messieurs attachés à leurs secrets. Débarqué de Saint-Pétersbourg en qualité de journaliste enquêteur œuvrant dans le domaine de l’art, un inconnu se pique de curiosité pour un groupe de l’avant-garde artistique des années 1920 qui aurait donné une unique représentation à l’opéra du coin. Une œuvre intitulée La Mort de Pétrone, dont on raconte qu’elle aurait plongé le public dans la folie collective. Sauf qu’une fois sur place les obstacles s’accumulent, compliquant l’enquête. Les faits échappent à la mémoire des vieux barbons du cru, ex-directeurs littéraires, collectionneurs, archivistes et autres critiques d’art. Ils plongent également les rares descendants des interprètes de l’opéra dans les faux-fuyants, au point de susciter le malaise, d’autant plus qu’autour de cette représentation gravitent tout un tas de curieux, chauffeur de taxi, vieux monsieur trop poli pour être honnête, riders sans entraves et serveuse au café bien trop empressés à voir solutionner l’énigme de cette unique représentation.

Second roman traduit dans nos contrées après L’Organisation, Autochtones confirme la singularité de l’imaginaire de Maria Galina. De cet univers volontiers absurde, aux références littéraires foisonnantes, mélange de post-soviétisme dépressif et de fantastique lorgnant du côté du réalisme magique, on ressort un tantinet déstabilisé. Les autochtones de l’autrice russe ne se livrent pas sans quelques efforts. Pratiquant l’art de l’ellipse, semant la confusion et cachant les faits sous de multiples couches de mensonges, ils suscitent une impression d’inquiétante étrangeté. Et les moins inquiétants ne sont pas ces créatures échappées d’un bestiaire fabuleux, vampire, loup-garou, sylphe, salamandre, dieu sumérien et autres extraterrestres. Bien au contraire, les personnages les plus dangereux errent aux marges de la normalité, faisant de la banalité de leur existence une couverture efficace. Dans une forme narrative ne ménageant guère la suspension d’incrédulité, Maria Galina nous immerge au cœur d’une intrigue tortueuse, aux marges de l’histoire tragique de ce bout de continent européen, de l’enquête policière et du fantastique. Pratiquant le changement de cadre impromptu, mêlé à une certaine forme de poésie, l’autrice déboussole le lecteur, prenant un malin plaisir à l’égarer dans un récit labyrinthique et redondant, où chaque détail prosaïque, chaque référence érudite, contribue à la bizarrerie de l’ensemble et recèle une part de vérité dont le sens ne se dévoile qu’à force de ténacité. Bref, Autochtones n’usurpe pas sa qualité de lecture rude, mais finalement suffisamment bizarre pour que l’on ait envie de pousser l’expérience jusqu’à son terme. Avis aux amateurs.

L’usine de porcelaine Grazyn

L’Usine de porcelaine Grazyn est un fix-up du canadien David Demchuk, son premier. Intitulé The Bone Mother en version anglaise, il a remporté le Scotiabank Giller Prize 2017. Tournée une couverture sombre et peu explicite, le lecteur tombe sur « Maia », un texte d’une page très inquiétant par ce qu’il suggère. Puis, il lit « Boris », qui en quatre pages introduit l’usine de porcelaine et pose les caractères weird et noir des récits à venir ; c’est par des moyens bien peu ragoutants que sont fabriqués les très fameux dés à coudre Grazyn dont même la tsarine use, et la relation de commensalisme qui lie l’usine aux trois villages environnants qui lui fournissent son personnel est fondamentalement malsaine. Suivent 24 textes, de longueurs variables, qui mettent chacun en scène un personnage, humain ou pas. Tout est weird, tout est sombre, Demchuk convoque le peuple de la mythologie slave, il place son usine entre Ukraine et Roumanie, en un lieu menacé moins par les créatures de la nuit slave ou yiddish que par les exactions staliniennes (la famine notamment) ou la brutalité mortelle de la Police de Nuit, une milice cryptofasciste capable d’agir même à l’étranger pour rattraper ceux qui crurent lui échapper en s’exilant à un océan de distance.

Le père de Demchuk est d’origine ukrainienne. L’auteur — qui jongle à travers les continents et les époques, de la moitié du XIXe siècle aux temps présents — a donc puisé tant à la source d’un folklore ancestral qu’au cœur de l’histoire familiale pour montrer un monde en transformation dans lequel les monstres sont plus souvent des humains que ceux que leur physique ou leurs pouvoirs conduit à décrire comme tels. Il est à noter d’ailleurs que la seconde partie du fix-up, « La Police de Nuit », est plus convaincante et engageante que la première « L’usine de porcelaine Grazyn » ; après beaucoup de freaks et de magie arcanique, le retour des organisations humaines et de leurs crimes volontaires remettent de l’enjeu dans une énumération de personnages et de situations qui, à la longue, commençaient à faire un peu rengaine, d’autant que certaines chutes laissent le lecteur sur sa faim. Alors il y a, certes, plusieurs textes intéressants car vraiment surprenants ou dérangeants – une très émouvante histoire de golem par exemple –, il y a aussi quelque jolies phrases « Tricoter est une bonne façon de passer le temps quand on attend que quelqu’un meure », il y a enfin une plongée torturée dans une mythologie moins connue ici que les grecques ou scandinaves — entre strigoi, rusalka ou dame des bois. Il y a encore, disons-le, une collection de photos (une par texte), réalisées par un photographe roumain dans la première moitié du XXe siècle, qui donnent un ton et créent une ambiance. Mais l’accumulation, si elle sert à ancrer un lieu, fut-il mythologique, dans la réalité perçue du lecteur, met aussi en évidence le manque d’un vrai fil directeur qui l’entraînerait d’une introduction vers une conclusion. Certains fix-up passent le test de cet écueil avec succès, ici le nombre élevé des textes et leur petite taille rend l’exercice plus périlleux.

Et puis, il faut parler traduction. Je ne sais pas si les fautes de traduction tiennent à la traductrice ou aux particularités de la langue québécoise, qu’importe finalement, mais lire «  Il a été frappé par une auto » pour décrire un accident de piéton ou onze fois au fil des pages « Je suis correct » ou « Es-tu correct ? » pour traduite « It’s ok » (et j’en passe bien d’autres) rend la lecture pénible car les imperfections langagières sautent trop aux yeux. Dommage.

Les Affaires du Club de la Rue de Rome

Fin du XIXe siècle. La France – et pas qu’elle – se passionne pour le spiritisme et autres fadaises spiritualistes ; réaction presque inévitable d’un peuple en quête d’une nouvelle spiritualité après que Nietzsche lui eut annoncé la mort de Dieu. Rien d’étonnant alors à ce que, dans ce marigot informe, mijotent tant monstres que satanistes. Rien d’étonnant non plus à ce que le monde artistique cherche un au-delà/ailleurs à percevoir d’abord puis à représenter ensuite ; romantisme, symbolisme, décadentisme se succèdent et s’entremêlent dans la quête d’un altertopos à accès réservé qui tournerait délibérément le dos à la réalité sordide du siècle dans laquelle les naturalistes se vautrent sans vergogne comme des chiens truffiers dans une chênaie.

Dix ans après la fin de la Commune de Paris, dans le Paris de la IIIe République, les idéaux égalitaires ne se concrétisent guère. Et alors même que la période est nommée « la Belle Époque », c’est la fête, certes, mais pas pour tous. La ville est un entrelacs d’artistes plus ou moins en cour, de banquiers, de politiciens, d’urbanistes. Mais il y a aussi, à côté et sur les mêmes trottoirs, les pauvres, artisans, ouvriers, chiffonniers, plus ou moins politisés et/ou orphelins de la Commune. À côté encore, les femmes, à leur place spéciale. Soumises à des règles strictes de déplacement si elles sont de haute condition, à la violence des hommes parfois, à l’adoration des artistes qui en font des muses sans jamais oublier de les mettre dans leurs lits, elles sont toujours considérées comme indignes d’être écoutées, comme des êtres fragiles aux talents structurellement inférieurs et aux capacités tant physiques que nerveuses quasi inexistantes ; d’où leur exclusion de bien des cercles, picturaux notamment – la Femme est peinte, elle ne peint pas.

C’est donc un monde scintillant, si on est du bon côté de la barrière, où se croisent et se reniflent hommes enrichis, leaders politiques, aristocrates survivants, peintres, poètes, phénomènes, anarchistes, ex-communards, danseuses, demi-mondaines, ouvrières, grisettes, prostituées à temps plein. Et dans ce monde fin de siècle vit Mallarmé, « le prince des poètes », un homme respecté, introduit dans tous les milieux, qui tient salon les mardis avec le gratin de la vie artistique parisienne. Mais ce que peu savent, c’est que, derrière la façade du club littéraire, Mallarmé dirige en fait – en Mycroft Holmes local – la lutte coordonnée des artistes (et des artistes, vous en croiserez de nombreux dans le recueil) contre les forces sataniques ou monstrueuses. Mais ici les enquêtes relèvent moins du police procedural que de recherches fondées sur l’intuition, les liens ténus, les correspondances, les symboles ; c’est logique.

Les Affaires du Club de la rue de Rome raconte cette lutte par l’entremise de quatre auteurs. Adorée est un hommage à l’Adoré Floupette qui, pastichant en 1885 le décadentisme, contribua à le définir ; elle trace le même sillon en redonnant vie à un genre tout d’excès et de rebondissements feuilletonesques. Elle s’assure juste de donner une bien meilleure place aux femmes ainsi que de rappeler le contexte socio-politique – sans excès larmoyant, et c’est heureux.

« L’Étrange Chorée du Pierrot blême » (Léo Henry), un texte aussi trépidant que son titre, balade son lecteur à travers Moulin rouge et Chat Noir, entre danseuses et phénomènes, jusqu’aux souterrains des compagnies de gaz lampant d’où surgit une menace fongique inédite. Dynamique et vif, drôle même avec son évocation rigolarde de Hadji-Lazaro, le texte est plaisant ; on pourrait lui faire un tout petit reproche : celui d’abuser de cabochons littéraires au risque d’en devenir clinquant.

« L’Effroyable affaire des souffreuses » (Raphaël Eymery – dont on voudrait savoir ce que son pseudo doit au nom de Rachilde) est le plus décadent de tous. Un fou enlève des filles prépubères pour leur faire subir un traitement pire que la mort. Un groupe de poètes est à ses trousses. Mais comment lutter contre l’anti-puberté quand on est soi-même amoureux de la pureté virginale des petites filles ? Fond et forme captivants.

« Coquillages et crustacés » (luvan) nous invite dans le Paris cosmopolite avec aristocrate russe et pauvre antiquaire juive. Ici, le lucre des puissants se nourrit de ses propres enfants pour invoquer les démons familiers des mythes slaves. Un texte hélas qui, à trop vouloir faire érudit et complexe, en devient peu plaisant à lire, d’autant que sa narration hachée n’aide pas non plus.

« Les Plaies du ciel » (Johnny Tchekhova) est à la fois le plus politique (avec de faux airs du Zombies de Romero) et le plus sage dans sa forme, même s’il s’autorise quelques moments presque steampunk rappelant le Spring-Heeled Jack. Au fil de la course effrénée contre une terrible malédiction, il dit encore une fois les inégalités et le surplomb de classe, la place subalterne dans laquelle se morfondent les femmes, et même le côté petit bourgeois d’une figure de l’anarchisme telle qu'Octave Mirbeau ou le conservatisme paternel d’un Stéphane Mallarmé.

L’ensemble fait revivre avec brio une époque révolue et fascinante, en adoptant plutôt bien le vocabulaire suranné de celle-ci et en rendant explicites les contradictions d’une société qui voulait l’égalité sans la faire, admirait les femmes comme de fort beaux objets à chérir ou baiser, et dissertait ad nauseam sur la beauté sans jamais sembler voir la misère et la crasse présentes devant ses yeux.

Le Prieuré de l'oranger

Pour le lancement du Prieuré de l’Oranger, les éditions De Saxus ont fait preuve d’audace : une publication en un seul tome de près de mille pages du roman déjà imposant en VO, des illustrations travaillées, une édition collector reliée avec une couverture rigide et une tournée des librairies par l’autrice, goodies à l’appui, en France et en Belgique. L’argumentaire de vente souligne que Samantha Shannon figure sur les listes best-sellers du New York Times et du Sunday Times, et la place dans la même catégorie que J.R.R. Tolkien, Robin Hobb et George R.R. Martin. Quand même… Or, autant le dire de suite, si Le Prieuré de l’Oranger ne démérite pas, cette comparaison dessert le roman en suscitant des attentes disproportionnées.

Le danger plane sur un monde divisé. Le Sans-Nom, un gigantesque dragon emprisonné dans les abysses après le Chagrin des Siècles, une guerre d’un an contre l’humanité, menace de se réveiller. La reine Sabran IX doit absolument se marier et donner naissance à une fille : depuis mille ans, la maison Berethnet règne sur l’Inys, et, si l’on en croit la Vertu, religion officielle, seule sa lignée protège l’Ouest du réveil de l’Ennemi. Sabran rechigne pourtant à prendre époux. À l’Est, humains et dragons d’eau se sont alliés et se préparent aussi à affronter le Sans-Nom.

La narration navigue entre les différents royaumes à l’Est et à l’Ouest, alternant les points de vue de quatre personnages aux intérêts divergents et aux convictions parfois opposées. Eadaz ou Ead Duryan, mage combattante du Prieuré de l’Oranger infiltrée comme dame de la chambre à la cour de Sabran, a pour mission de protéger cette dernière. Arteloth Ru, dit Loth, noble et plus proche ami de la reine, est un fervent croyant de la Vertu. Niclays Roos, alchimiste de l’État libre de Mentendon, se retrouve banni et exilé après avoir promis un élixir de jeunesse à Sabran. Tané, orpheline seiikinoise, suit un apprentissage pour devenir dragonnière et combattre avec les dragons d’eau.

Le roman réussit à mêler des marqueurs classiques de la fantasy à des éléments novateurs. Dans un contexte de combat millénaire contre le mal, l’autrice puise dans le folklore, les mythes et légendes d’Orient et d’Occident, propose un bestiaire merveilleux riche de dragons de feu et d’eau entre autres créatures, met en place des intrigues politiques, avec complots et tentatives d’usurpation du pouvoir. La magie, des quêtes personnelles ou non, des prophéties et une bataille épique sont aussi bien présentes. Pour sortir des sentiers battus, elle propose une monarchie matriarcale, une réécriture féministe plutôt que féminine de la légende de Saint George terrassant le dragon, des histoires d’amitié et d’amour queer, des personnages non archétypaux (oublions l’élu choisi par une épée magique ou la guerrière badass), des religions aux fondements douteux comme instrument politique de manipulation des masses… La narration et la construction sous forme d’épopée aux points de vue multiples ne surprendra pas l’amateur de fantasy. Mais Samantha Shannon maîtrise suffisamment son intrigue et ses ramifications pour emporter le lecteur dans son monde, riche et détaillé. L’intérêt pour l’évolution des personnages, complexes à défaut d’être toujours matures (ce dernier point peut justifier de positionner le roman en young adult) ne faiblit jamais. Avec Le Prieuré de l’Oranger, Samantha Shannon démontre qu’elle possède une voix et du talent. Souhaitons-lui la même réussite que Robin Hobb.

L'Examen

Faut-il présenter Richard Matheson ? Considéré comme l’un des grands maîtres du fantastique et de l’épouvante, on lui doit notamment L’Homme qui rétrécit, Je suis une légende et La Maison des damnés. Si toutefois vous souhaitez mieux connaître l’auteur, sachez que le 86e numéro de Bifrost lui est consacré. La collection « Dyschroniques » propose des nouvelles et novellas SF, généralement des rééditions d’auteurs classiques, en prises avec les préoccupations actuelles.

La nouvelle qui constitue la présente livraison, datée de 1954, imagine qu’au début des années 2000, le maintien en vie des personnes âgées de plus de soixante ans est conditionné à la réussite d’une batterie de tests à subir tous les cinq ans. La société fait face à la surpopulation et les personnes inactives, perçues comme inutiles, deviennent un poids pour leur famille et l’économie. Tom, octogénaire, révise avec son fils Leslie pour son examen du lendemain. Il devient vite évident que ses capacités physiques et intellectuelles le conduiront à l’échec. La narration adopte le point de vue de Leslie, tiraillé entre l’amour pour son père et la fatigue quotidienne induite par la perte progressive d’autonomie de ce dernier, couplée à l’éducation de ses propres enfants. Richard Matheson procède par induction. En exposant une tranche de vie, il étudie les effets produits par une loi mortifère, votée dans une démocratie et censée constituer un progrès, ainsi que la manière dont elle remodèle la société. Le laps de temps très court – la veille de l’examen et le jour de ce dernier –, les non-dits sous-jacents et des personnages bien caractérisés auxquels nous pourrions, non sans une pointe d’horreur, nous identifier, renforcent la portée de la nouvelle.

Le paratexte propose une biographie de l’auteur, l’historique des publications du texte, des éléments de contexte incluant des suggestions de lectures et de films ou séries à voir pour poursuivre l’exploration de la thématique. Et cet éclairage, bienvenu, permet de remettre la nouvelle en perspective grâce à une brève histoire des mesures de santé publiques au fil de l’allongement de l’espérance de vie. Il brosse aussi un rapide historique des pratiques d’euthanasie, rappelant que l’entreprise d’extermination engagée par le régime nazi incluait aussi les patients en gériatrie.

Le vieillissement des populations et la dépendance des personnes âgées restent des problématiques sociétales actuelles auxquelles s’ajoutent les questionnements sur l’euthanasie volontaire et le suicide assisté. Cette réédition se révèle donc un bon choix à une époque où l’utilitarisme économique tente de s’imposer comme norme de référence.

La Rose de Djam

Le Moyen-Orient du XIIe siècle était un terrain d’affrontement au moins aussi complexe qu’aujourd’hui : multitude de peuples, de religions, de conflits d’intérêts. Les frontières et les alliances fluctuaient selon les personnes, les fortunes de guerre ; les lieux saints passaient de main en main. Mais ces affaires, très humaines finalement, n’étaient pas les seules à agiter cette région : deux grandes forces, en secret, s’affrontaient. D’un côté le pôle du monde et ses Quarante chevaliers, venus du monde entier, aux pouvoirs exceptionnels. D’un autre, les Noirs, tendus vers la destruction. Au milieu, quelques hommes et femmes, dont Sibylle, de Terra Nuova, initiée par l’un des Quarante, Shudjâ’. Et son époux de circonstance, le Gascon Pèir Esmalit. Tous deux, jeunes gens au tempérament fougueux et au caractère bien trempé. Tous deux plongés dans un conflit terrible auquel ils ne comprenaient rien.

« La Rose de Djam », inspirée d’une légende perse, c’est avant tout un voyage. Sandrine Alexie est spécialiste, entre autres, de l’art de l’islam et de la culture kurde. Elle a voyagé dans ces régions décrites au fil des pages dans ses trois romans. Elle fait transpirer dans chaque goutte d’encre sa passion pour cette période et ces pays. À la suivre, on sent vibrer le moindre caillou, la moindre colline, le moindre cours d’eau. Les villages et villes traversées prennent vie, les habitants nous entourent, avec leurs cris, leurs désirs. Et l’usage mêlé de plusieurs langues n’y est pas pour rien. Les mots et expressions kurdes, gascons et autres, s’accumulent, s’enchainent, s’interpénètrent – jusqu’à en devenir parfois perturbant pour le lecteur ; plutôt que complètement nous plonger dans l’histoire, cela peut rebuter. Car tout le monde ne maitrise pas ces cultures et ces langues aussi bien que l’autrice, et mieux vaut être concentré pour ne pas s’y perdre. D’autant que chaque personnage est nommé de plusieurs façons, qui évoluent parfois en cours de route. Rien de dramatique, mais une perle de plus dans la confusion.

Restent le voyage, beau, mais dont on ne sait pas où il nous mène, et les personnages, justement, un brin caricaturaux parfois dans leurs emportements dignes de Daudet et son Tartarin de Tarascon (mais des Tartarins qui agissent, eux, et ne se contentent pas de se vanter). Trop sanguins souvent dans leurs réactions mais faits de chair et de sang, ils permettent de s’accrocher malgré les maladresses évoquées plus haut. L’Appel des Quarante tourne autour de Sibylle, jeune fille trop tôt plongée dans le monde des adultes et obligée de prendre des décisions sans maîtriser réellement, au début, le contexte. Dans La Grotte au dragon, c’est au tour de Pèir Esmalit de prendre le rôle central : Gascon isolé en territoire ennemi, confiant par nécessité sa vie à des personnes dont il ne parle pas la langue, il finit par devenir attachant en s’assagissant légèrement. Et autour d’eux gravite une galerie haute en couleurs, faite de personnages attendrissants ou effrayants, sans pitié ou terriblement drôles.

Lire « La Rose de Djam », c’est partir pour une région aride mais vertigineuse, c’est se lancer dans une quête aux contours flous mais aux enjeux capitaux pour l’humanité, c’est aussi se montrer tolérant devant quelques défauts qu’il faut savoir dépasser. Le quatrième tome est sur le feu. On l’attend.

Chasseurs et collectionneurs

Jonathan Tamberlain veut réussir dans la vie : il veut voyager à travers les mondes et goûter toutes les cuisines, tester les plats des plus grands restaurants. Et il y parvient : gastronome réputé et craint, voire haï pour ses avis tranchants et sans pitié, connu sous le pseudonyme du Tomahawk, il est une sommité. Mais cela ne lui suffit pas. Il lui faut une légende, un hôtel sensé même ne pas exister, le Grand Skyes : The Empyrean. Et surtout, se délecter de la nourriture concoctée dans son restaurant mythique, l’Undersea. Mais n’y entre pas qui veut : il faut être riche, célèbre et, par-dessus tout, y être invité. Ce qui n’est pas le cas de Jonathan. Mais celui-ci est prêt à tout pour voir son rêve se réaliser…

Il est bon de voir que des auteurs ont à ce point confiance en leurs lecteurs ! On l’avait déjà compris avec le premier roman de Suddain, Le Théâtre des dieux. Et il en va de même ici : entrer dans Chasseurs et collectionneurs n’est pas chose aisée. On est secoué, ballotté, malmené : l’auteur fonctionne par petites touches, comme un peintre pointilliste ayant une vision globale de son tableau, mais dont chaque petite partie ne signifie presque rien par elle-même. Les chapitres – plus ou moins courts – se succèdent : journal du dandy Jonathan, lettres, listes de restaurant et de menus aux noms exotiques et violents. La folie de l’intéressé se dessine peu à peu. Le portrait se devine, sans égard particulier pour le lecteur, dans une géographie lointaine et illustrée, à chaque partie, de planètes noires et d’orbites régulières. Dans ce début de récit (un petit tiers), même si on baigne dans la gastronomie, on est loin des savoureuses Nourritures extraterrestres de René et Dona Sussan, où les recettes, souvent bizarres dans leurs intitulés, n’en étaient pas moins réalisables, voire savoureuses (j’en ai testé personnellement, croyez-moi !). Ici, ce serait plutôt Le Cuisinier, le voleur et son amant, de Peter Greenaway, où les repas finissent par mêler au plaisir le dégoût et la mort, les excréments et le cannibalisme.

Et quand Jonathan Tamberlain atteint enfin le Graal, qui se révélera ne pas en être un, on bascule aussitôt du côté du Shining de Stanley Kubrick. Car le gastronome, accompagné de Bête, son agent, et de sa garde du corps, Gladys, va découvrir une machinerie grippée, aux rouages tordus, divisée en plusieurs factions antagonistes, mais toutes prêtes à tuer sans pitié. C’est un huis clos tendu et risible, grotesque et baroque, d’autant qu’il est difficile d’en comprendre tous les tenants et aboutissants avant la fin. Et encore ! Entre les obsessions de chacun, alimentées par des passés terrifiants, les caractères entiers et les incompréhensions réciproques, le mélange, dans un lieu quasi hermétique, est explosif. Déstabilisation garantie ! Aucun doute, Peter Greenaway aurait adoré. Le côté anglais, peut-être, de Matt Suddain – qui vit à Londres. Cette capacité à réunir horreur et humour dérisoire, assaisonnée d’une dose de nonsense un brin collet monté. Un cocktail piquant, mais qui ne convient pas à toutes les bouches. À réserver aux amateurs avertis.

Anatomik

XXIIe siècle. Les États-Unis d’Amérique se sont trouvé un adversaire à la hauteur. Peut-être même un peu trop fort. Tous les Cartels se sont associés et ont mis en commun leurs moyens, phénoménaux, dans la lutte contre leur voisin déclinant. Résultat : un massacre. La débâcle est totale, et les cadavres se chiffrent en centaines de milliers. Pour couronner le tout, les vainqueurs exigent des vaincus qu’ils ouvrent leurs frontières aux drogues, transformant ce pays si fier en une nation de junkies incapables d’émerger. Et comme si cela ne suffisait pas, des orages étranges et localisés touchent les cimetières et font revivre les morts. Pas de zombies, non, mais des ectoplasmes en quête d’un corps pour se réincarner. De quoi provoquer un joyeux bordel ! Au milieu duquel se trouve Chuck Ozzborn, ancien soldat à la retraite. Rejoint par sa fille, Willa, et par un ectoplasme espion, Kurt Angström, il va tenter de découvrir ce qui se cache derrière ces résurrections et cette gigantesque barrière de feu entourant le mont Tamatok.

Près de quarante ans que Serge Brussolo nous régale de ses histoires dans nos mauvais genres favoris, polars comme SF et fantastique, pour adultes et plus jeunes. Près de quarante ans à nous enchanter, nous effrayer, à tordre les mondes, à triturer et déformer les corps. Impressionnante carrière que ne dépare pas Anatomik. Dans ce roman au style alerte, on retrouve les thèmes favoris de l’auteur : les sociétés actuelles tombées en déliquescence, tendance post-cataclysmique ou post-apocalyptique ; les dérives et abus qui en découlent, l’être humain étant abandonné, sans filtre mais aussi sans protection ; le corps si fragile, objet de mutations parfois cauchemardesques, extrêmes comme dans Les Lutteurs immobiles (et l’on pense également à Jacques Barbéri, autre malaxeur de chair) ; les extraterrestres à l’apparence si différente de la nôtre, au comportement souvent sauvage et brutal ; la puissance de religions sectaires, obsession présente dès les premiers récits, et leur prise de pouvoir injuste et meurtrière. Sans oublier les ectoplasmes et autres revenants – déjà là dans le mémorable Procédure d’évacuation immédiate des musées fantômes, par exemple.

Et c’est avec la maestria et l’expérience qu’on lui connaît que Serge Brussolo associe tous ces thèmes dans un récit sans temps mort, un brin décousu, parfois, et aux développements inattendus au premier abord, mais efficace en diable. Il flotte comme un parfum de Fleuve Noir « Anticipation » sur ce roman, mais un Fleuve Noir abouti, épais. De quoi éveiller un brin de nostalgie dans l’esprit de pas mal d’anciens lecteurs, mais aussi de donner envie aux plus jeunes de découvrir les titres récents (dont la trilogie chez Folio « SF ») aussi bien que les grands classiques de cet écrivain précieux.

Walter Kurtz était à pied

Futur, passé, présent, peu importe, l’univers est symbolique et réduit à deux unités d’un espace-plan : la route et ce qui la borde. L’environnement est ontologique, il définit l’être et son devenir. L’humain existe sous deux formes, il roule ou il marche. Il y a donc les Roues et les Pieds, deux humanités qui ne se rencontrent jamais que dans un rétroviseur, et parfois plus tragiquement sur les chromes d’un pare-choc.

Dany, Sarah et leur père sont des Roues. Ils vivent sur la route dans leur Peugeot 203. Pour vivre, il faut rouler. Un point par k-plat roulé. Les points s’échangent dans les stations où l’on mange, où l’on dort, où l’on aime. On y rêve de grosse américaine, on y brique sa R12. On s’y distrait, on y entretient sa voiture. Les accointances sont comme les réparations, éphémères car il faut vivre et donc rouler. C’est le sens de la liberté. Cette liberté, les Pieds ne la connaissent pas. Ils n’ont pas la civilisation, ils n’ont pas la route. Ils n’ont que le désert et la boue. Ils vont en guenilles le long du bitume, laids et crasseux. Ils sont effrayants, et on dit qu’ils sont cannibales. Le nombre d’accidents est limité mais si on renverse un Pied, on ne s’arrête pas. Immobilité est synonyme de danger sur la route. Alors on roule et on jette à peine un coup d’œil en arrière.

Au recto de la carte routière d’Emmanuel Brault, il y a un récit qui présente les atouts et les attraits d’un roman d’apprentissage, sa candeur même. Dany grandit, il découvre l’amitié, l’amour, les responsabilités car il faudra un jour qu’il s’occupe de sa sœur Sarah. Et il apprend à conduire sur cette route qui défile, acquiert pour le lecteur une cohérence, un sens, une logique. Jusqu’à ce que tout bascule, car il faut bien que la roue tourne ou s’arrête de tourner. L’accident. Dany et Sarah sont recueillis dans un village de Pieds. Sarah reste, Dany part. Au verso, il y a la dureté d’un récit aussi organique qu’un génocide. Au volant de sa 4L, Dany chronique la perte de Sarah et sa quête de revanche sur le réseau qui relie les Roues. La route est connue, elle mène à la haine de l’autre, à la violence et à la mort. Cette face-là est sombre, faite de tôles meurtries et de chairs froissées.

Walter Kurtz était à pied est le premier texte publié par les éditions Mu dans leur nouvelle incarnation en tant que label chez Mnémos. La collection démarre dans un crissement de pneus et l’odeur d’huile brûlée. Le roman d’Emmanuel Brault est fort, très fort, et violent. Il évoque directement Crash ! de J.G. Ballard. Incidemment, tout au long du parcours, on guette la sortie de route. Mais la trajectoire est hyperbolique et maîtrisée au plus près. Les dérapages sont contrôlés et l’auteur ne dévie pas d’une trace effilée et tranchante comme le fil du rasoir. Folie d’une humanité en fuite dans une croissance illimitée, idéologie mécanique qui broie les corps et toute alternative de pensée jusqu’à l’oblitération totale ? Nul besoin de plus de justification que son propre propos. La métaphore l’autorise, et ça marche.

Le temps fut

On découvrira avec profit, dans un registre tout à fait différent de Lune montante, Le Temps fut, une belle novella qui marie les extrêmes, l’intime de relations individuelles avec des concepts scientifiques échevelés. Au départ, Emmett Leigh, modeste vendeur en ligne de livres anciens, récupère, lors de la liquidation d’une bouquinerie, un recueil de poèmes signés E. L., publié à compte d’auteur et intitulé Le Temps fut, dans lequel se trouve une lettre évoquant l’histoire d’amour de deux hommes affectés dans des unités différentes lors de la Seconde Guerre Mondiale. Spécialiste de la période, Emmett Leigh se fait fort de retrouver les deux correspondants, Tom Chappell et Ben Seligman, car tout ce qui peut donner un cachet à un livre a son intérêt. Il entre ainsi en contact avec Thorn Hildreth, qu’il rejoint dans sa ferme isolée battue par les vents pour compulser les archives familiales avec des photos des deux hommes prises au Caire. Bientôt, l’enquête dérape et s’enfonce dans les brumes de l’incertain, car les deux hommes ne figurent sur aucun registre des régiments cités. En revanche, on retrouve leur trace au cours d’autres conflits du xx e siècle, de la Première Guerre Mondiale à celle de Bosnie en passant par la guerre sino-japonaise, sans changement d’âge notable. Qui sont-ils ? Que font-ils sur les lieux des pires exactions de l’Histoire ?

Au-delà de l’enquête se tisse la relation des deux chercheurs, tout aussi incertaine et fluctuante que l’objet de leurs recherches. L’intrigue progresse de façon hésitante, éclairant divers aspects sans jamais s’attarder, se contentant de suggérer et de laisser le lecteur combler les blancs. À la barbarie est opposée un amour indéfectible qui défie le temps, comme l’espoir d’une rédemption. Mais un autre amour transparaît au fil du récit, celui pour les livres, les vieux livres surtout, qui savent encore toucher le cœur de lecteurs par-delà les époques. Autour de la disparition des bouquinistes, de l’avènement du numérique et des sites marchands sur Internet, c’est une très belle évocation de la bibliophilie, de ses rituels, auxquels s’attachent les odeurs et le contact avec le livre, un éloge de la lenteur et du respect, de l’érudition autour de laquelle les amateurs se reconnaissent, comme les homosexuels aux époques et dans les pays où pèse un interdit.

Autour d’un concept scientifique considéré comme aride, toute la grâce et la finesse dans l’art du non-dit se concentrent dans ce petit bijou – qui paye son écot aussi bien à Christopher Priest qu’à Michael Moorcock — récompensé par le prix de la British Science-fiction.

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