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Lune montante

La guerre entre les Corta et les Mackenzie a profondément déstabilisé l’équilibre des forces sur la Lune. Lune montante voit s’imposer de nouveaux acteurs dans le jeu tandis que les anciens fauves, tués ou blessés, cèdent progressivement la place. Alexia Corta, venue du Brésil à la demande d’un Lucas Corta ayant accédé au rang d’Aigle de la Lune, devient sa Main de Fer assurant la reconquête : l’allégeance à la famille est le leitmotiv qui court tout au long du roman. Le lecteur découvre à travers ses yeux les mœurs complexes de la Lune et les conditions très dures des défavorisés, qui surveillent sur leur rétine la disponibilité des Quatre Fondamentaux calculés en temps réel, l’air, l’eau, le carbone et les données, garants de leur survie.

Les autres Dragons cherchent à asseoir leur position tandis que la Terre, en embuscade, attend le moment propice pour s’approprier les ressources lunaires au moyen d’un accord retors. Chaque faction nourrit une vision d’avenir pour la Lune : les Sun visent l’abondance économique, forte d’un ambitieux programme énergétique nécessitant une entente avec les Vorontsov, qui maîtrisent les vols spatiaux, lesquels découvrent que Duncan Mackenzie, maître des hauts-fourneaux, vise moins les échanges commerciaux avec la Terre, obsolète à ses yeux, qu’un affranchissement de toute tutelle. De leur côté, les Asamoah, les jardiniers de la Lune, rêvent d’une terraformation qui permettrait de vivre à sa surface…

Le roman n’est pas exempt de longueurs tandis que les alliances, les complots et les trahisons se multiplient. Paradoxalement, des pans du récit sont insuffisamment développés : il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans la succession de scènes brossées à grands traits, denses et trop brèves, aux descriptions sommaires et au style lapidaire, quasi télégraphique. Le saucissonnage des séquences qui saute d’un temps fort, parfois artificiellement créé, à un autre, est manifestement adopté pour convenir à l’adaptation télévisuelle en cours. Il est évident que le récit souffre de ces contraintes. Le dernier tiers se révèle cependant tout à fait passionnant avec un spectaculaire jugement de la cour de Clavius, qui réserve son lot de coups de théâtre.

On précisera enfin que si la trilogie se conclut brillamment, l’exploration de cet univers très original n’est pas achevé pour autant puisque vient de paraître The Menace from Farside, qui explore, dans un registre adolescent, une autre facette de la société, loin des rivalités politiques de « Luna ».

Un océan de rouille

Les robots ont exterminé tous les humains, par les armes ou en répandant du mercure dans les rivières de la planète, provoquant du même coup une extinction massive de la faune et de la flore. Les IA se sont ensuite livrées à une guerre exterminatrice pour réaliser une Unification mondiale des intelligences soumises à un seul contrôle. Quinze ans après le dernier humain, deux UMI concurrentes se disputent la planète, tandis que les robots indépendants errent dans une vaste décharge, à la recherche des pièces nécessaires à leur remise en état. Fragile, la narratrice, une Aidante conçue pour remplir les fonctions de nounou, infirmière ou aide à domicile, cannibalise les robots en fin de parcours au prétexte de les réparer. Elle-même est traquée par des braconniers qui chassent sans distinction tout ce qui les intéresse. Ils ne sont plus que deux de ce model, Mercer et elle, chacun convoitant les éléments de l’autre avant les défaillances système qui les rendront fous, puis morts.

Fragile n’est pas sûre d’accéder à temps à sa lointaine cache de pièces de rechange en raison des facettes des UMI, soldats robots sans intelligence propre, aisément remplaçables. Elle accompagne un groupe désireux de traverser les territoires hostiles, auquel se joint Mercer. Aucun membre n’est franc sur les vraies raisons de sa présence, rendant l’expédition encore plus périlleuse…

Un océan de rouille, c’est du lourd, c’est du dur, ça canarde et défouraille à tout va, c’est du pur divertissement de série B où il importe de ne pas se montrer trop regardant sur les détails. Mad Max s’impose comme la référence, mais le modèle se révélant peu bavard, il faut y ajouter les séries d’action où les assauts d’éloquence se font dans le langage très fleuri des marines. De fait, la narratrice ne lésine pas sur les épithètes grossières, ni ne craint d’envoyer autrui se faire foutre, en dépit d’impossibilités anatomiques. On peut toutefois considérer que ce langage un peu fruste sert la métaphore d’un prolétariat menacé par la mondialisation des IA phagocytaires.

Vous qui entrez en ces pages, abandonnez toute cohérence. Les robots sont à ce point semblables aux humains qu’ils regardent, marchent et parlent comme eux, sans capteur supplémentaire, hormis un accès WiFi dont ils n’usent que pour détecter la présence d’ennemis. Jamais ils ne s’adressent de messages ni de contenu crypté : c’est à pied qu’un robot s’en va porter un code crucial pour l’issue du conflit. Les détails relatifs à l’informatique, carte mémoire, RAM, disque dur, restent sommaires. L’identification est à ce point poussée que les ennemis promettent de ne se livrer à aucune effusion de sang et que, dans les moments cruciaux, Fragile retient sa respiration. Jadis, elle et sa protégée humaine faisaient la vaisselle à tour de rôle, ce qui est surprenant dans un futur présenté comme un âge d’or, débarrassé des cancers et des virus, sauf les plus agressifs… affirmation pour le moins audacieuse quand on connaît la variabilité de ces derniers.

Des chapitres intercalés relatent les étapes de l’extinction humaine et du conflit entre machines qui a suivi, sur lesquelles il y aurait beaucoup à redire. L’auteur brasse cependant l’ensemble des questions attachées à la robotique, à la définition de la conscience, à l’évolution et à la destinée humaine. Même sommaires, les points de discussion ont le mérite d’être posés, et précisément parce que certaines affirmations sont discutables, elles fournissent matière à réflexion.

D’ailleurs, l’auteur ne se prive pas pour forcer le trait au diapason de son récit, avec un humour toujours plus affirmé dont on regrette qu’il n’ait pas couru dès les premières pages. L’attaque des sexbots, les Vendeurbots, robots conçus pour imiter le comportement des commerciaux, le discours présentant l’Amérique comme un rêve qu’il importe désormais de s’approprier, dit par un robot affichant sur son plastron cinquante et une étoiles sur fond bleu, sont quelques exemples savoureux.

Foin des commentaires philosophiques : il suffit de se laisser emporter par le récit. De ce point de vue, Robert Cargill, scénariste à Hollywood, privilégie l’efficacité à la plausibilité. Le scénario impeccablement huilé n’a rien à envier à une superproduction où interviendraient Stallone ou Schwarzenegger. Les scènes d’action alternent avec les moments de tension et les passages poétiques ou émouvants, et placent à bon escient les indispensables retournements de situation. Un roman pop-corn, parfait pour ceux qui ne boudent pas leur plaisir.

Fellside

Jess Moulson se réveille un jour à l’hôpital, défigurée par les flammes, sans souvenir des récents événements. Elle apprend qu’elle a mis le feu à son appartement après s’être droguée avec le violent compagnon qui l’a initiée à l’héroïne, et qu’elle a ainsi indirectement tué le jeune Alex Bech, asphyxié à l’étage du dessus. Elle consolait et nourrissait l’enfant quand il se réfugiait dans les escaliers lors des disputes de ses parents dans l’appartement. Condamnée pour meurtre, sa peine et ses remords sont tels qu’elle choisit de se laisser mourir de faim.

C’est donc une mourante qu’on transfère à l’infirmerie de la prison de haute sécurité pour femmes, Fellside, où les meurtrières d’enfant sont particulièrement mal vues. Dans ses délires comateux, Jess converse avec un fantôme égaré et effrayé. Petite, Jess dialoguait déjà avec les anges d’un ailleurs nommé Autrepart, qu’elle assurait être réel, lubie soignée par une psychologue. Elle comprend à présent qu’elle communiquait avec les morts et que l’actuelle victime n’est autre que le jeune Alex qui la persuade qu’elle n’est pas sa meurtrière et qu’il a besoin qu’elle fasse la vérité sur sa mort. Jess opère alors une spectaculaire remontée vers la vie.

Sur la trame désormais classique de l’âme errante attendant qu’on lui rende justice, Mike Carey développe avec la minutie d’un orfèvre une passionnante intrigue en quatre volets de longueur inégale : les minutes de son procès, le récit du séjour à l’infirmerie, les affres de l’incarcération et le spectaculaire dénouement final.

Le système carcéral occupe la majeure partie : présentée comme une prison modèle accordant une relative autonomie aux détenues, Fellside est un une zone de non-droit et un concentré de violence absolue. Les rares personnes honnêtes sont sous la coupe des prisonnières ou des gardiens corrompus. À l’instar d’un Stephen King, Carey prend son temps pour camper ses personnages et révéler les aspects sombres de leur personnalité, au cours de quelques scènes marquantes particulièrement dures.

Le roman joue aussi la carte de l’intrigue judiciaire, où des révélations en apparence anodines trouvent leur conclusion au cours d’une séance de tribunal riche en coups de théâtre.

La relation entre Jess et l’enfant, qui commence à maîtriser l’entre-deux où il erre et se découvre des pouvoirs ayant un impact bien réel sur les détenues, constitue le versant fantastique qui réserve également son lot de surprises. La nature du fantôme, en particulier, constitue un retournement de situation particulièrement frappant.

Récit fantastique sombre, voire sordide dans certaines scènes, Fellside est aussi un roman psychologique qui interroge la lâcheté humaine : la dissimulation d’une faute vénielle, le refus de la prise de risque, la peur de représailles, apparaissent chaque fois comme les véritables causes des drames. À cela, le roman oppose une femme à l’intransigeante honnêteté, personnalité tragique qui refuse de reculer devant son destin.

Le final saisissant tranche aussi sur la production habituelle. M. R. Carey, dont le premier roman traduit, Celle qui a tous les dons, depuis adapté au cinéma, renouvelait avec originalité le thème du zombie, se révèle, dans les pas d’un Stephen King, au mieux de sa forme.

L'Incivilité des fantômes

À travers l’espace vogue le Matilda, mille ans après que la Terre devenue invivable a été désertée par l’humanité. Celle-ci, ou du moins ce qu’il en demeurait, s’est embarquée sur ce gigantesque astronef, en quête d’un nouveau monde promis par la religion messianique pratiquée sur le Matilda. Le paradis ainsi promis ne sera cependant pas pour tous et toutes, ainsi que le préfigure la société inique abritée par le Léviathan intersidéral. Épousant la division du Matilda entre autant de ponts que l’alphabet compte de lettres, l’existence de ses passagers s’organise selon une stricte hiérarchie. Selon que l’on soit « Haut-Pontien » ou « Bas-Pontien », on exerce ou bien on subit une domination polymorphe. Aux occupants blancs de peau des ponts supérieurs reviennent les cabines les plus vastes, la vie la plus confortable. Les membres masculins de cette élite s’arrogent en outre les professions les plus nobles de même que l’exercice du pouvoir. Pour la population noire reléguée dans les cales, le quotidien est synonyme de promiscuité et de misère, de soumission politique et de travail forcé. Tenant à la fois du navire négrier et de la plantation du Vieux Sud étasunien, le Matilda enferme dans ses flancs une humanité que ronge l’esclavagisme : la servitude agit sur la société l’ayant érigé en système à la manière d’un cancer. Ce que suggère de manière évocatrice l’écriture tout en précision chirurgicale de Rivers Solomon. Par exemple lorsqu’elle décrit les parois des bas-ponts que dévore la rouille à la manière d’une tumeur ; ou bien lorsqu’elle dépeint les « ponts agricoles » du Matilda — la nef abrite son propre agrosystème – baignés par les radiations malignes du « Petit-Soleil », son astre artificiel.

Face à une oppression assimilée à une forme d’affection, seuls des thérapeutes sont à mêmes de lutter contre celle-ci. Tel est le cas d’Aster, la protagoniste du roman. A priori vouée par sa naissance bas-pontienne aux tâches les plus élémentaires, la jeune femme noire s’est jouée de son destin, parvenant à exercer la médecine de manière officieuse. Elle a été aidée en cela par Theo, le second protagoniste de L’Incivilité des fantômes. Le jeune homme est pourtant l’une des figures les plus puissantes de l’aristocratie du Matilda, nanti du titre respecté de « Général-Chirurgien ». Mais c’est aussi « le rejeton illégitime d’une femme noire » et un « homme qui ne fait pas ce que les hommes doivent faire, qui n’est pas ce qu’un homme doit être ». Transgenre à plus d’un titre, Theo s’est sans doute reconnu en Aster, qui est elle-même un défi aux assignations identitaires du Matilda. Dotée d’un corps oscillant entre le féminin et le masculin après avoir volontairement fait l’objet d’une « hystérectomie [et d’une] double mastectomie », la jeune Noire évolue entre bas- et haut-ponts, dont elle maîtrise les langues comme les us et coutumes avec une remarquable aisance.

C’est donc à ce couple uni par l’hybridité que va revenir le soin de libérer l’humanité du Matilda d’un mal soudainement aggravé par l’arrivée au pouvoir du « Lieutenant », partisan pervers et redoutable d’une domination poussée à son catastrophique extrême. Réunissant en un geste à la fois métis et amoureux leurs volontés, Theo et Aster s’emploieront à extraire du corps social du Matilda le chancre qu’est le Lieutenant. Le combat sera rude, incertain… Et c’est à Aster que reviendra in fine la charge de partir en quête d’un viatique pour les passagers et passagères du Matilda. Car, en cela fidèle à sa tonalité assurément intersectionnelle, ce très beau roman affirme que la tyrannie ne peut en vérité être mise à bas que par celles et ceux en souffrant le plus.

Chroniques du pays des mères

Grâce éditoriale soit rendue à Mnémos d’avoir remis en avant le splendide Chroniques du Pays des Mères ! Œuvre de la franco-canadienne Élisabeth Vonarburg, ce roman, paru au Québec en 1992, fit l’objet d’une sortie française au Livre de Poche en 1996. Épuisée de longue date, cette édition hexagonale de Chroniques du Pays des Mères n’en proposait que le premier état. Une seconde et définitive version du roman fut en effet publiée au Canada en 1999. C’est elle que propose Mnémos, permettant enfin de prendre l’exacte mesure de cette œuvre magistrale.

Se déployant sur quelques cinq cent pages, porté par une écriture à la fois précise et sensible, Chroniques du Pays des Mères s’impose comme une passionnante fiction spéculative dans la lignée de Doris Lessing et d’Ursula K. Le Guin. Comme celles-ci, Élisabeth Vonarburg se fait à la fois démiurge et anthropologue, restituant ainsi l’univers du Pays des Mères avec une fascinante puissance d’évocation.

La découverte du Pays des Mères s’effectue par l’entremise de Lisbeï, dont on suit les pas de l’enfance à la vieillesse. Lisbeï est une des filles de Selva, « la Capte » – c’est-à-dire la matriarche – de Béthély : un nom désignant à la fois l’une des « Familles » structurant le monde post-apocalyptique du roman et la « Capterie », le territoire qu’elle administre. Redessinée par le « Déclin », une ère de catastrophes remontant à notre présent patriarcal, la Terre à venir est entièrement régie par des clans gynécocratiques. Ce que traduit l’écriture même, faisant le choix grammatical du féminin comme genre universel. Cette domination féminine généralisée est le résultat d’une mutation des naissances, réduisant arithmétiquement les mâles à la portion congrue de l’humanité. Numériquement minoritaires, les hommes le sont encore socialement et politiquement, désormais cantonnés au seul rôle d’étalon. Tâche dont ils doivent s’acquitter durant ce que l’on nomme « le Service ».

Destinée à devenir la nouvelle Capte de Béthély, Lisbeï se voit cependant privée de ce titre après avoir été déclarée stérile. Les cheffes du Pays des Mères ont en effet, entre autres charges, celle d’assurer la reproduction de l’humanité future. Contrainte de s’effacer devant sa sœur Tula, quant à elle fertile, Lisbeï va de la sorte gagner une liberté lui permettant de mener une existence dévolue à la découverte. Mue par une soif de savoir inextinguible, Lisbeï s’engage dès lors dans de féconds voyages. Tel celui qui l’amène à explorer le dédale des souterrains de Béthély. Spéléologique et archéologique, ce périple lui permet de mettre à jour de troublants vestiges du passé, questionnant le culte de la Déesse Elli et de sa prophétesse Garde, la religion du Pays des Mères. Puis Lisbeï quitte Béthély pour aller vivre et étudier dans la septentrionale Wardenberg. Elle constate ainsi que la Famille « progressiste » qui la gouverne ménage aux hommes une situation plus favorable qu’à Béthély, leur offrant même des opportunités de promotion sociale. Des hommes peuvent donc être – selon la langue du Pays des Mères – « les égales » des femmes. Ils peuvent aussi aimer et même être aimés, au-delà de leur seule fonction reproductrice, comme Lisbeï le découvre ensuite dans la Capterie maritime d’Entraygues. Toujours à son grand étonnement, elle qui n’avait envisagé jusque-là l’amour que comme un sentiment réservé aux femmes dans ce Pays des Mères où le lesbianisme constitue la norme.

Spatiaux et mentaux, ces voyages offrent à Lisbeï l’occasion de déconstruire les fondements matriarcaux du Pays des Mères, le rendant peu à peu plus sororal. Ce qui, dans la langue du Pays des Mères, signifie plus d’égalité entre femmes et hommes… Car nullement misandre comme l’écrit justement Jeanne-A Debats en préface, ce roman rappelle à sa magnifique manière science-fictionnelle que le féminisme est un humanisme.

La Piste des éclairs

Roman de fantasy post-apocalyptique, La Piste des éclairs est un phénomène rare : ce premier roman a reçu un prix Hugo, un prix Nebula et a figuré dans les finalistes pour un prix Locus et un World Fantasy. De quoi faire rêver et réaliser un joli bandeau sur la couverture pour attirer l’œil du chaland. C’est également un polar fantastique explorant les mythes amérindiens écrits par une plume également amérindienne, même si Rebecca Roanhorse est d’origine pueblo tandis que son héroïne, Maggie Hoksie est navajo, ce qui lui vaut quelques accusations d’appropriation culturelle aux États-Unis. De ce côté de l’Atlantique, cette particularité donne au roman un cadre original. En effet, La Piste des éclairs met en jeu des monstres et des mécanismes de pouvoirs surnaturels jusqu’ici assez peu exploité en urban fantasy (au sens « fantasy se déroulant dans un environnement moderne ou un futur proche). Le côté urban d’ailleurs est lui aussi peu présent. En effet, suite au réchauffement climatique, les Grandes Eaux ont dévasté une partie des USA, et toute l’action se passe dans le Dinétah, le territoire d’origine des navajos à cheval sur le Nouveau-Mexique, l’Utah, le Colorado et l’Arizona. Il s’agit plus de western fantasy ou de mesa fantasy en quelques sortes.

Ces préambules étant posés, que vaut réellement La Piste des éclairs ? Trois heures de lecture menées tambour battant au rythme des tribulations de son héroïne. Si le cadre bouleverse les habitudes de ce genre littéraire, ce n’est pas le cas de la trame extrêmement classique. Jugez plutôt. L’héroïne est une jeune guerrière puissante, au caractère bien trempé (comprendre imbuvable vis-à-vis de son entourage) et traumatisée par un passé sanglant. Les circonstances vont la mettre sur la piste de son mentor divin qui l’a abandonné et les pousser à un affrontement fatal. Elle sera aidée dans sa quête par un homme-médecine un peu trop charmeur, voilà pour l’aspect romance, et une bande d’acolytes tant humains que surnaturels mal assortis de circonstances depuis au moins un certain Seigneur des Anneaux. Et comme toute histoire reprenant point par point le parcours décrit par Joseph Campbell dans Le Héros aux mille et un visages, l’héroïne sortira de sa quête grandie et apaisée, prête à repartir vers de nouvelles aventures.

Vous l’aurez compris, hormis apporter une version de Coyote assez originale et presque sympathique, La Piste des éclairs n’induira pas de grandes réflexions dans son lectorat. Même les catastrophes sismiques et climatiques à l’origine de ce Sixième Monde ne servent qu’à poser la toile où s’agitent les personnages. En revanche, quoique convenue, l’intrigue reste solide, avec suffisamment de retournements de situation pour tenir le lecteur en haleine. Durant trois petites heures.

Grainger des étoiles

Visant le public des amateurs de space opera, « Grainger des étoiles - l’intégrale » rassemble en deux énormes pavés six romans de Brian Stableford parus entre 1972 et 1975 : Le Courant d’Alcyon, Rhapsodie Noire et Terre promise pour le tome 1 ; Le Jeu du Paradis, Le Fenris et Le Chant du cygne pour le tome 2.

Premier avertissement : à moins d’être un très grand fan de pulps et de SF à l’ancienne, évitez de lire les six romans d’un coup : c’est le meilleur moyen de vous dégoûter de l’ensemble. En effet, Critic a rassemblé les traductions originales (qui datent en France des années 80) sans remaniement véritable, avec le charme de l’époque… mais aussi ses défauts. Mieux vaut prendre le temps de piocher, donc, en alternant avec des textes plus modernes, vous feinterez la lassitude et préserverez votre optimisme face à la dose assez massive de misanthropie du héros titre.

Les six romans mettent en scène le même personnage principal, Grainger, un bourlingueur de l’espace désabusé et pragmatique, qui, afin de rembourser une dette, se met au service d’un universitaire et pilote son vaisseau expérimental. Hormis le premier roman, Le Courant d’Alcyon, toutes les aventures ou presque ont une trame identique : l’un des projets de l’universitaire a mis l’équipe dans le pétrin depuis un coin perdu de l’univers, et c’est à Grainger et au « vent » (cf. ci-dessous) d’utiliser leur bagout et leur connaissance pour sortir tout le monde de ce mauvais pas. Sur le fond, avec « Grainger des étoiles », Brian Stableford fait un double pari osé dans le monde du space opera. En effet, son personnage principal est à la fois asocial et pacifiste. Il n’a aucun atome crochu avec le reste de la race humaine, expliquant à de nombreuses reprises mieux s’entendre avec les extraterrestres qu’avec sa propre espèce. Et il exècre la violence, non par conviction, mais plutôt par lâcheté, paresse ou nonchalance. À quelques très rares exceptions, il n’est pas armé et évite soigneusement de porter des coups. Dans le premier récit, il hérite d’un passager clandestin : le « vent ». Ce parasite extraterrestre partage l’esprit des êtres sentients et peut, à moins que le propriétaire d’origine ne s’y oppose consciemment, prendre possession de certaines fonctions corporelles (les réflexes, les capacités motrices ou linguistiques…). Nettement plus vieux que Grainger, il est pourtant moins désabusé, et son optimisme va souvent sortir notre héros de son inertie. Si les thématiques abordées sont intéressantes (les différents mécanismes d’évolution et leur conséquence sur le comportement d’une espèce, la capitalisation à outrance ou le fanatisme religieux), la forme reste assez roborative – pour ne pas dire indigeste dans le cas de Rhapsodie noire, où l’on se fiche totalement du sort des différents personnages. Enfin, les longs monologues de Grainger, s’ils permettent sans doute à l’auteur de faire passer ses idées, ont l’inconvénient de transformer des pages entières de romans en cours de morale ou d’économie planétaire, dont on se passerait bien…

Épées et magie

À l’heure où Conan le Barbare et autres Red Sonja vivent un renouveau aventureux dans la BD américaine, alors que Game of Thrones et The Witcher ont passionné les téléspectateurs du monde entier, vous reprendrez bien un peu de sword and sorcery, non ? En traduisant l’expression mot à mot pour son titre français, cette anthologie parue chez Pygmalion affirme ses ambitions : un condensé de ce que les auteurs et autrices de fantasy modernes font de mieux dans le registre épique. Le tout présenté par le très regretté Gardner Dozois, éditeur, écrivain et anthologiste incomparable.

Précisons d’emblée que l’autrice de ces lignes, si elle avoue une passion pour Red Sonja et « le Cycle des épées » de Fritz Leiber, n’a pas la fantasy pour genre de prédilection. C’est la seule curiosité qui l’a poussée à lire ce livre – curiosité qui ne fut qu’à moitié récompensée. Les grands noms du genre, à savoir Robin Hobb et George R. R. Martin, nous livrent deux nouvelles, respectivement « L’Épée de son père » et « Les Fils du Dragon », situées dans leur univers de prédilection. En ce qui concerne Robin Hobb, FitzChevalerie fait une brève apparition pour prévenir les habitants du village du comportement des « forgisés ». La protagoniste, une enfant gâtée qui prend le parti de son père contre son instinct de survie, s’avère d’un ennui abyssal. George R. R. Martin replonge lui dans le passé du Trône de Fer via un récit sur la rivalité entre deux branches de Targaryen. Si vous avez aimé Game of Thrones, vous y retrouvez ce qui fait la saveur de la chose. Sinon, c’est une longue liste généalogique entrecoupée de meurtres tous plus gore les uns que les autres, de mariages bizarres et, par moment, la mention de différents dragons. Un récit qui clôt l’anthologie sur une impression… d’ennui profond (oui, encore). Pour le reste, hormis « La Cascade, une nouvelle de flingue et de sorcellerie », de Lavie Tidhar, trop brouillonne et peu claire pour présenter un quelconque intérêt aux yeux de qui ne connaît pas le reste des aventures du personnage principal, les textes proposés se lisent sans déplaisir. La plupart (« L’Épée Tyraste » de Cecilia Holland, « Que le meilleur gagne » de K. J. Parker ou « La Fumée de l’or est la gloire » de Scott Lynch) s’avèrent même des récits plaisants, très classiques et, parfois, un brin téléphonés.

Pour autant, ce volume renferme quelques perles. Ainsi « La Fille cachée » de Ken Liu (par ailleurs au sommaire du recueil Jardins de poussière, au Bélial’) est une relecture du genre intrigante bien servie par un figure de voleuse refusant son rôle. « Je suis bel homme, dit Apollon Freux » de Kate Elliott ravira les amateurs de mythologie grecque et de comédie shakespearienne. Quant à « La Tour moqueuse », de Daniel Abraham, disons qu’elle porte bien son titre… Reste un volume inégal, qu’on réservera aux lecteurs fans et, par définition, motivés.

Comment parle un robot ?

Sortis des pages de nos chers livres de science-fiction, l’intelligence artificielle, les assistants vocaux et autres robots s’invitent de plus en plus dans nos vies quotidiennes. Va-t-on bientôt avoir les mêmes problèmes que les robots d’Asimov, devoir craindre l’avènement de Skynet ou subir le bavardage incessant de droïdes comme C3PO ou R2D2 ? Dans Comment parle un robot ?, Frédéric Landragin nous rassure de suite. L’intelligence artificielle telle qu’elle se montre à l’heure actuelle n’a rien à voir avec les rêves et les cauchemars des auteurs de SF. D’ailleurs, avant même de pouvoir se mesurer en termes d’intelligence à des êtres vivants, les machines modernes sont confrontées à un problème de taille : comprendre les langages humains et y répondre avec à-propos.

Dans les 250 pages de cet essai, qui fait pendant à Comment parler à un Alien ?, dans lequel il était question d’échanges entre intelligences biologiques, Frédéric Landragin, spécialiste de la linguistique et du traitement automatique des langues, détaille les différentes difficultés auxquels se heurtent les robots et autres systèmes « intelligents » pour déchiffrer les langages humains, en fiction comme dans la réalité. Et ce, à l’écrit comme à l’oral, avec ou sans support visuel pour « lire » leur interlocuteur. Le tout étant présenté de façon très méthodique : quelles sont les différentes formes de l’IA parlante, quelles sont les multiples approches du traitement automatique du langage, comment une machine comprend-t-elle ce qu’on lui dit ou pas, qu’est-ce que la traduction et pourquoi le babel fish de Douglas Adam n’est qu’un doux rêve, et enfin comment faire dialoguer hommes et machines.

Par certains côtés, ce livre est plutôt rassurant sur la capacité des machines à nous espionner ou à nous dominer grâce à leur maîtrise du langage et, de fait, de nos esprits. Par d’autres, il est bien plus inquiétant. En effet, il met en lumière les incompréhensions des machines et les biais cognitifs sources d’erreur que les humains chargés de leurs enseignements peuvent leur apporter. Avec des conséquences potentiellement catastrophiques quand on s’aperçoit qu’une IA s’appuie sur un critère complètement étranger pour prendre une décision ayant des vies humaines comme enjeu, car les filtres proposés ne sont pas assez précis ou, au contraire, assez vagues…

Comment parle un robot ? a par ailleurs un avantage certain. En prenant des exemples tant dans la science-fiction que dans la vie quotidienne, Frédéric Landragin arrive à rendre clair et intelligible un sujet assez obscur pour qui n’a ni appétence pour la linguistique ni de bonnes connaissances en informatiques, et surtout sur lequel nombre d’essais et d’articles aussi alarmistes que fantaisistes ont déjà été écrits. En refermant ce livre, vous ne saurez certes pas comment rendre plus intelligents votre enceinte Alexa ou l’assistant Siri de votre téléphone, mais vous saurez comment leur formuler vos demandes pour qu’ils vous comprennent. Ou les débrancher définitivement afin d’éviter que derrière les machines, des humains inconnus vous écoutent et pallient les manques de ces dernières en vous espionnant.

Cosmos incarné

Terminer une trilogie est parfois le moment le plus délicat pour un auteur : au-delà du travail qui consiste à nouer les fils d’intrigue, il s’agit de lever le voile sur le schéma d’ensemble de l’œuvre, soit donc sortir de l’ambiguïté pour de bon, et à dire plutôt qu’à faire allusion. Dans les précédents tomes de « La Fleur de Dieu  », Jean-Michel Ré semblait relire Dune de façon idéaliste voire spiritualiste : reprenant un propos confinant parfois au mystique, il donnait l’impression de suivre la lecture de Jodorowsky plutôt que le matérialisme herbertien. La question se posait : le cycle de la «  Fleur de Dieu » finirait-il par tracer un trait d’union entre ces deux visions ?

Cosmos incarné propose tout d’abord une clarification en accordant enfin son statut de personnage capital au Seigneur de la Guerre de Latroce, antagoniste absolu qui au terme du deuxième tome parvenait en partie à ses fins en éliminant le pouvoir impérial de l’échiquier galactique : de la sorte, l’ensemble de la trilogie peut s’apparenter à une série d’échanges et de relations pas toujours pacifiées mais pas toujours conflictuelles non plus entre trois personnages capitaux distincts. L’Enfant est le premier apparu et défini en tant que tel : post-humain ou ahumain, il témoigne de l’irruption – ou de la persistance – d’une forme de transcendance du corps et de l’esprit au plus fort d’une époque matérialiste. Kobayashi apparaît lui aussi capital peu de temps après : choisi par l’Enfant qui lui enseigne à « voir » au-delà des apparences, il montre que l’on peut choisir de s’engager sur la voie de la transcendance. Le Seigneur de la Guerre de Latroce, personnage pétri d’hybris comme on en rencontre peu, s’affirme ici à ce statut malgré la débauche de technologie qui lui donne une forme d’immortalité : cette transcendance-là est perverse par nature. Ce qui fait de lui un personnage capital est sa capacité à comprendre qu’une autre transcendance est possible et même désirable. Dans Cosmos incarné, les symboles sont omniprésents : l’enjeu de cette intrigue est celle de l’acceptation par l’être humain de la transcendance – mais aussi de la possibilité d’une rédemption. Certains personnages importants ou secondaires persistent à jouer selon les anciennes règles : leur destin montre que le monde matérialiste est condamné.

Si l’écriture chargée de symboles et l’importance accordée à la transcendance peuvent déplaire – et même apparaître comme autant de faux-sens aux yeux des lecteurs de Herbert –, reconnaissons que les enjeux de « La Fleur de Dieu » et de ce dernier tome vont au-delà d’un simple appel lyrique à construire un monde plus idéaliste. L’Empire galactique de cet univers est appelé à s’effondrer – les épigraphes qui l’évoquent le font souvent à travers une expression transparente, celle de « Premier Empire » – mais l’espèce humaine, pourtant, n’est pas condamnée à la régression ou à la barbarie. Le travail de dispersion entrepris par l’Enfant est décrit comme donnant lieu à de nouvelles civilisations isolées, dont la redécouverte future promet de redéfinir la compréhension des événements décrits dans la trilogie. C’est ici que Jean-Michel Ré parvient à réintroduire des conceptions herbertiennes et donc matérialistes : d’abord avec l’allusion (transparente elle aussi) à la Dispersion qui vient séparer L’Empereur-Dieu de Dune des Hérétiques de Dune ; et ensuite avec cette idée selon laquelle chaque civilisation humaine, au fond, doit jouer son propre rôle dans le concert universel et que toute uniformisation est synonyme de stagnation puis de décadence. L’entropie était l’ennemie dans le cycle de « Dune », elle l’est aussi dans La Fleur de Dieu, mais elle ne s’y exprime pas tout à fait de la même façon.

Cosmos incarné vient ainsi conclure avec intelligence un cycle audacieux, qui ne touchera peut-être pas un large lectorat, mais qui méritait d’être écrit.

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