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Station Eleven

Toronto, bientôt. Victime d’un infarctus, le célèbre acteur Arthur Leander s’effondre sur scène en pleine représentation du Roi Lear. En dépit des efforts de Jeevan, un secouriste présent dans le public, il meurt sous les yeux de Kirsten – 8 ans, sa partenaire dans la pièce –, « échappant » ainsi à la pandémie de grippe qui, dès le lendemain, embrase la planète et tue en peu de semaines presque toute l’humanité. Vingt ans après, dans un monde en ruines, La Symphonie Itinérante – groupe de survivants à la fois troupe de théâtre et orchestre – parcourt le Michigan en jouant de communauté en communauté. Entre un monde qui se souvient, un monde qui oublie, un monde qui ignore et un monde qui sombre, difficile de rester humain. La culture peut y aider. C’est en tout cas le crédo de la troupe : « Parce que survivre ne suffit pas. » Une troupe dont Kirsten fait partie. Et là, on sent venir le problème. Oscillant entre les trente années précédant la catastrophe et les vingt années qui la suivent, le roman – vendu comme post-apo’ – compte au moins autant de pages pré-grippe que post-grippe.

Pré-grippe : la vie et l’œuvre de Leander. Ses débuts, son succès, ses mariages, ses divorces, Hollywood, la presse people, les paparazzis, etc. Qu’en tire-t-on ? Quelques banalités sur l’importance de ne pas vivre une vie non désirée, de devenir qui on est, et d’atteindre enfin à la simplicité comme épiphanie.

Post-grippe : on est bien après les évènements. Si quelques nuisibles trainent encore, les troubles sont finis. Cheminant au milieu des vestiges d’une civilisation que les plus jeunes n’ont pas connue, la troupe connait le danger mais rien qu’elle ne peut gérer. Ses problèmes normaux, le roman le dit, sont ceux de tout groupe humain : jalousie, médisance, énervement. Et puis il y a ce Musée de la Civilisation, installé, paraît-il, à l’aéroport de Severn City, vers lequel se dirige la Symphonie et d’où viendrait, c’est surprenant, l’inquiétant prophète qui la poursuit.

Prix Arthur C. Clarke 2015, Station Eleven bénéficie d’une très bonne presse. Rien d’étonnant tant c’est romanesque au mauvais sens du terme. Enchevêtrement de destins qui se croisent avant et après la catastrophe (si on aime Molière et ses retrouvailles improbables, on adorera), passage de témoin par le biais d’objets transmis et retransmis par-delà les années de personnage en personnage, univers familier et clinquant avant, monde jamais stressant après, histoires d’amour qui finissent mal, importance de bien choisir sa voie sans se perdre en chemin, rédemption par la parentalité, fut-elle de substitution, rien ne manque. De personnages sans nom (le gros de la troupe) en situations émotionnellement convenues, le roman offre un plat voyage en terre inconnue qui ne risque jamais de déstabiliser le lecteur. Même les pages dans lesquelles la civilisation s’éteint un morceau après l’autre, qui devraient nous terroriser, sont plus stressantes dans La Terre demeure de George R. Stewart, et bien plus émouvantes dans le Bone Clocks de David Mitchell ; d’autant qu’à la fin on sent bien que les choses vont finir par s’arranger.

Si j’avais dû offrir un post-apo’ à ma grand-mère, qui n’aimait ni le sexe ni la violence et lisait assidûment Jours de France, je lui aurais offert Station Eleven.

Un pont sur la brume

Nouvel « Heure-lumière » avec Un pont sur la brume, une bien jolie novella de Kij Johnson, entre SF et fantasy. Nebula 2011 et Hugo 2012, Un pont sur la brume, par son ambiance crépusculaire lotek éveille, dans un cadre très différent, le type de sensations qu’amenait la lecture des Soldats de la mer.

Procheville, une petite bourgade dans un empire sans nom que survolent deux lunes la nuit, est séparée de Loinville, sa localité jumelle, par un fleuve de brume de quatre cents mètres de large qui coupe l’empire en deux avant de se jeter dans l’Océan de brume. Depuis toujours il faut prendre le bac pour aller d’une rive à l’autre car aucun pont n’existe. Bacs et barques de pêche naviguent donc bien sur l’étrange matière – que ce soit pour faire la traversée ou pour aller capturer les gros poissons dont on tire une chair savoureuse et la peau qui recouvrira les coques et les protègera de la corrosivité de la brume –, mais si pêcher près des rives n’est pas très risqué, traverser s’avère dangereux car la brume est imprévisible, caustique, et abrite, dit-on, des géants dans ses profondeurs. C’est pour cela qu’arrive à Procheville l’architecte Kit Meinem. L’empire l’envoie construire un pont sur la brume.

La novella est une histoire de construction périlleuse qui peut rappeler la belle BD La Voie ferrée au-dessus des nuages de Li Kunwu. Mais c’est surtout l’histoire d’un homme qui, de lieu en lieu, amène le changement puis part avant d’en voir les effets. Créant un passage rapide et sûr entre l’Est et l’Ouest de l’empire, Kit les solidarisera et, inévitablement, augmentera leurs échanges, tant économiques que culturels. Positif, donc. Mais pour les habitants des deux bourgades, qui vivent de la traversée, Kit est la destruction créatrice de Schumpeter personnifiée. Débarquant avec sa science et le capital de l’État dans une petite communauté où, comme dans le Japon médiéval, on n’a même pas de nom si ce n’est celui de sa profession, rendant continu un chemin qui, jusqu’alors, était discontinu car on ne traversait que quand on « sentait » la brume, dans un mélange d’expérience et de mystique peu rationnelle, Kit détruira, sans même le vouloir, les modes de vie traditionnels en apportant l’innovation. C’est sa proximité puis son amour pour la passeuse Rasali Bac qui l’amènera, pour la première fois de sa vie, à s’interroger sur les effets de son travail et à évaluer sa responsabilité personnelle. Non manichéen, le récit montre que les modes de vie traditionnels ne sont pas forcément des trésors à préserver, qu’ils peuvent être durs ou cruels, qu’on peut vivre le changement comme un déchirement ou une perte mais aussi comme l’occasion de s’extraire de la tradition et d’aller au-delà de la colline pour voir ce qui s’y trouve. Texte subtil qui peut se lire autant comme aventure personnelle que comme allégorie politique, Un pont sur la brume (titre VO : The Man Who Bridged the Mist) est une belle novella d’une auteure trop peu traduite.

L’Homme qui mit fin à l’histoire

Futur proche. Evan, un historien, et Akemi, une physicienne, en couple, inventent un « scanner » quantique qui permet à un « témoin » de revivre un moment du passé du monde comme s’il y était lui-même. Limite : un moment revécu devient inaccessible à toute observation ultérieure (problème de la mesure en physique quantique). Mais qu’observer ? Et avec quels observateurs ? Pour Evan, d’origine chinoise, la réponse est vite évidente. Il faut exhumer la mémoire de l’Unité 731, l’Auschwitz – en pire – d’Asie, en y « renvoyant » des familiers des victimes. La néantisation des suppliciés est leur seconde mort ; elle doit cesser. De plus en plus obsédé par ce qu’il considère comme une mission, Evan ruine sa vie, met le monde en émoi – un moratoire international finit par être instauré sur l’usage de la machine –, et interroge le statut de l’Histoire comme science et idéologie.

Il y a tant d’idées dans ce texte qui se présente comme un documentaire qu’il est illusoire de vouloir les développer ici. On peut au moins en citer les objets. 1 : révéler aux lecteurs occidentaux les atrocités commises par l’armée japonaise à l’Unité 731. 2 : mettre en lumière le double déni de la Chine et du Japon sur les évènements de l’époque. 3 : pointer la responsabilité morale des USA dans le recyclage des tortionnaires. 4 : mettre en évidence le rôle éminemment politique de l’Histoire. 5 : discuter l’identité entre peuple concret et entité politique souveraine. 6 : questionner l’épistémologie historique. 7 : interroger la validité des témoignages directs. 8 : bouleverser le rapport entre Histoire et Mémoire au risque de détruire la première.

Ici, nous sommes dans l’intellectuel. Mais il y a aussi la partie humaine. Qu’éprouvent la nippo-américaine Akemi et l’en abyme sino-américain Liu ? Quelle place pour la culpabilité collective et individuelle ? Chacun est-il porteur d’une part de la responsabilité ? Quel rôle pour la repentance ? Quelles illusions faut-il bâtir sur soi et sa lignée pour pouvoir vivre heureux (voir « The Truth of Fact, the Truth of Feeling » de Ted Chiang) ? Individuellement et collectivement, vaut-il mieux tourner la page et aller de l’avant ou affronter les passés qui ne passent pas ?

Le style documentaire permet à Liu d’enfiler les questionnements en présentant un panel exhaustif des points de vue et des réactions. Par la brièveté des interventions, il évite l’écueil du voyeurisme. Par l’inclusion des acteurs, il met de la chair dans ce qui aurait pu n’être qu’un sec document administratif. Très documenté, ce texte est bien plus qu’un simple témoignage sur un fait peu connu des Occidentaux ou un monument aux victimes. Il remet les auteurs d’atrocité dans la sphère humaine, donc dans celle de la responsabilité, pointe la forme de dissociation cognitive qui permet la banalité du mal (Arendt, J. G. Gray, ou Genefort dans « Ethfrag »), et dénonce l’illusion consensuelle d’une Histoire oublieuse.

L’Homme qui mit fin à l’histoire était dans la shortlist du Hugo 2012 pour la meilleure novella. Moins politique et plus consensuel, Un pont sur la brume de Kij Johnson gagna. Qu’importe. Le Liu est aussi un grand texte qui prouve que la SF est d’abord une littérature d’idées.

Futurs insolites

Futurs insolites compte quatorze nouvelles de langue française. Si la Confédération Helvétique est au cœur de l’anthologie, tous les auteurs présents au sommaire ne sont pas suisses. Les textes sont encadrés par une préface – classique dans sa forme – dans laquelle les anthologistes Jean-François Thomas et Elena Avdija détaillent la genèse du projet et présentent l’ouvrage, et une postface de Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, qui tente de définir la science-fiction, exercice périlleux s’il en est. L’approche choisie, la narratologie, conduit l’auteur à produire un texte conceptuel, un peu hermétique, mais qui bat en brèche les notions de « littérature de l’Imaginaire » et « d’anticipation ».

Du côté des nouvelles, la contrainte de départ, extrapoler des futurs possibles à partir des particularités helvétiques, permet une grande diversité. Elles naviguent entre plusieurs genres, du space opera épique avec une Guerre des Gaules spatiale dans « Alleingang » de Nicolas Alucq, au fantastique absurde avec un barrage titanesque qui noie le canton du Valais de « Rhodanish Elektrik AG » d’Adrien Bürki, en passant par une SF plus contemporaine comme « La Mémoire de Lo » de François Rouiller, le plus long texte de l’anthologie, autour de l’homéopathie. S’il manque un fil conducteur, une thématique revient souvent : le suicide assisté, et son contraire, la lutte contre la mort. Le court et percutant « SuissID » de Vincent Gerber, qui met en scène une entreprise spécialisée dans le suicide à domicile, épingle les dérives d’un marché de l’euthanasie libéral. Tout aussi critique, « Exit », de Denis Roditi, mêle téléréalité et euthanasie avec une émission sponsorisée par l’industrie pharmaceutique et des candidats aux chances infimes de survie. Plus émouvant, « Issue de secours », de Florence Cochet, se centre sur un extraterrestre condamné par la maladie et qui rejoint, pour le grand sommeil, une station spatiale située en zone universelle neutre… baptisée Helvetica. À l’opposé, « Helvé… ciao » d’Emmanuelle Maïa se penche sur la recherche de l’immortalité grâce à l’industrie médicale. « Là où croît le pays » d’Anthony Vallat synthétise l’esprit suisse : la Suisse n’existe plus, mais les touristes d’Helvétika ont la possibilité d’oblitérer temporairement leur identité au profit de celles des indigènes. Dans la même veine, « Vreneli », de Julien Chatillon-Fauchez, met l’accent sur les particularités culturelles qui peuvent se transformer en montagnes infranchissables au cours de négociation ardues. Les amateurs d’Exodes de Jean-Marc Ligny seront comblés par « Mission divine », présenté par l’auteur comme un spin-off d’une scène prenant place dans la vallée des Grisons.

Les autres textes m’ont semblé s’éloigner de ce qui fait l’intérêt de Futurs insolites : donner à voir ce que « être suisse » signifie…

Hier je vous donnerai de mes nouvelles

Alors que les éditions J’ai Lu poursuivent la publication de la « Fraternité du Panca », une pentalogie à ne pas manquer (si vous n’avez pas encore cédé à la tentation, il est plus que temps), l’Atalante publie un troisième recueil de nouvelles de Pierre Bordage. Comme le titre l’indique, la thématique dominante est celle des voyages temporels, quand bien même la fantasy y tient une place non négligeable. Quinze textes (dont quatre inédits) et un « préambule », déjà publié en 2013, où l’auteur explique en quelques pages son goût pour la littérature populaire. Convaincant.

Cinq nouvelles de fantasy proviennent d’anthologies éditées par Mnémos entre 2010 et 2014 : un assassin en fin de carrière accepte un ultime contrat ; une reine tyrannique doit affronter un dragon pour sauver son royaume aussi bien qu’elle-même ; un barde cède aux promesses d’une sirène ; une femme est victime de la rumeur dans un village ; un tyran, réduit à l’impuissance, affronte ses bourreaux avec panache. À cette liste, on peut y ajouter un sympathique petit texte, « L’Autre bord », inédit, idéal pour un jeune public. Un point commun à toutes ces histoires, fil rouge de l’œuvre de Pierre Bordage : la profondeur des personnages, leur richesse, leur vie. La grande force de cet auteur, c’est sa curiosité pour les humains : leurs sentiments, beaux ou mesquins, leurs passions puissantes. Mais aussi ces rencontres qui font basculer une vie, ces moments essentiels.

Sans mettre de côté une action efficace, il poursuit dans ce recueil son étude empathique de l’humanité – sympathie pour les hommes et les femmes plus présente encore dans les nouvelles inédites. Plusieurs d’entre elles (« L’Enfant et l’amer », « La Ligne » ou « Terre promise ») offrent des réflexions sur notre société divisée, égoïste : d’un côté, ceux qui ont pu se créer une vie confortable ; de l’autre, des familles désespérées, prêtes à tout pour obtenir une vraie vie. Les perspectives sont parfois renversées, avec des situations géopolitiques bouleversées, mais le thème reste le même : que faire de ceux dont l’existence dans leur pays est désormais impossible ? Les ignorer ? Les rejeter ? Les abattre ?

Enfin, plus éloignées des préoccupations actuelles, « Hier je vous donnerai de mes nouvelles » et « Origo » explorent les mystères du temps et nous entraînent jusqu’aux origines, paradoxales, du narrateur pour l’une, à celles du monde pour l’autre. Vertigineuse dernière nouvelle qui clôt le recueil sur une véritable explosion, digne du talent de ce grand raconteur d’histoires qu’est Pierre Bordage.

Extinction Game

Jerry Beche est l’un des derniers survivants sur sa planète. Le dernier, peut-être. Après une épidémie mortelle déclenchée par quelques illuminés, l’humanité a disparu. Or un matin, il repère des traces de pas… Et se retrouve aussitôt capturé « pour son bien ». Après une période d’interrogatoires et de tests, il s’échappe et reçoit la vérité en pleine figure : il a été transporté sur un autre monde. La réalité qu’il découvre est alors vertigineuse : le voici associé à un petit groupe de survivants venus d’autres planètes, elles aussi vidées de leurs habitants – suite à un cataclysme gigantesque, une guerre mondiale, un accident, voire quelque obscure volonté des natifs… Les types d’apocalypse sont hélas infinis ! La mission de ces quelques élus : récupérer, dans des univers parallèles, des objets ou des technologies. Mais au profit de qui ? Les ordres sont issus de l’« Autorité ». Mais ni Jerry ni ses compagnons éclaireurs ne savent d’où viennent ses représentants. Ni pourquoi ils doivent risquer leur vie pour des artefacts parfois ridicules en apparence. Sans compter les regards en coin que certains jettent à Jerry. Comme s’il était une gêne, un danger, un porte-poisse. Comme s’il était porteur d’une vérité dérangeante.

On l’aura compris d’emblée : quiconque maîtrisera un tant soit peu la sous thématique des ouvrages mêlant post-apo’ et univers parallèles passera son chemin ; il ne trouvera rien de bien original ici, rien de très bon non plus, tant les idées développées dans ces pages semblent avoir été piochées à droite à gauche. Et le lecteur bifrostien sagace de s’interroger, du coup, sur la nécessité de poursuivre… Vite, la poubelle ! Eh bien, pas tant que cela, en fait. Certes, l’été est passé… Mais prenez garde : il se pourrait bien qu’en dépit de l’aspect convenu de l’ensemble, il vous prenne l’idée de jouer les prolongations avec ce récit sans prétention mais somme tout fort bien construit. Extinction Game mérite sans outrance le qualificatif de page turner. Les aventures s’enchaînent avec force explosions (certaines scènes ne dépareraient pas dans un bon vieux blockbuster US) et cadavres. Dès les premières pages, les mystères tombent en masse sur le narrateur. Gary Gibson s’y entend pour les résoudre les uns après les autres, sans trop tirer sur la corde, sans trop faire naître d’agacement chez son lecteur – quand bien même il arrive que tout cela soit bien prévisible, dénué de vraie surprise. Mais le romancier parvient à nous surprendre de temps en temps. Suffisamment en tout cas pour ne pas (trop) bouder son plaisir. Quant à ceux qui auront été emballés (il y en aura), sachez que Survival Game, le deuxième tome de cette « duologie », vient de paraître en VO. Avis aux amateurs…

L'Europe après la pluie

2016 restera-t-elle dans nos mémoires comme l’année qui aura vu le début de l’explosion de l’Europe ? L’avenir nous le dira… En tout cas, 2016 a vu la parution d’un omnibus précieux, puisqu’il contient tous les textes de Philippe Curval consacrés au Marcom, cette Europe imaginée pour la première fois voilà quarante ans, en 1976. Et elle n’est pas bien réjouissante, cette vision de la communauté européenne : refermée sur elle-même, moribonde malgré sa prospérité, paralysée par des milliers de règles absurdes pondues pour le « bien » de ses habitants. Jean Quatremer, dans sa préface, ne dit d'ailleurs pas autre chose : « Le pire n’est jamais sûr, même s’il est hélas souvent probable. »

Dans Cette chère humanité, premier roman de l’ensemble, un espion venu des payvoides s’infiltre dans le Marcom afin de contrer une menace capable de détruire la planète. À la recherche de l’origine de ce péril, mais aussi de son ancienne existence et de l’enfant qu’il a eu avec une Européenne, Belgacen, le représentant des pays en voie de développement découvre une société figée aux habitants terrés chez eux dans une réalité virtuelle. Un choix de vie (ou plutôt, de non-vie) qui pourrait bien mettre la Terre elle-même en péril.

Trois ans après ce récit initial, en 1979, donc, Philippe Curval lui donne une suite avec Le Dormeur s’éveillera-t-il ? La révolution écologique est passée par là, avec ses excès, ses dérives. La science a été bannie des sociétés. Décrépitude des villes, redécouverte de la vie à la campagne, au Moyen Âge pensent certains. Violence et cultes absurdes, retour à une certaine forme d’animalité dans cette Europe en déliquescence. Quelques individus tentent de se trouver des buts, des raisons d’exister, de se battre. Mais l’avenir semble bien obscur, lié d’une façon ou d’une autre à un mystérieux dormeur.

En souvenir du futur est l’ultime roman de la série. Publié en 1983, il introduit le voyage temporel (déjà effleuré dans l’opus précédent) à travers le personnage de Quillan, un jeune homme à la recherche de l’amour. Et de son patron, Adam de Paepe, directeur du Cegeste : officiellement en charge de sonder l’avenir afin de favoriser son gouvernement, il veut éliminer avant sa naissance ce Marcom aperçu dans l’avenir et en opposition totale avec sa propre vision du monde.

Enfin, deux nouvelles, « Bruit de fond » et « L’Homme immobile », parues chez Denoël en 1980 et 1984, proposent des scènes de vie courante dans le Marcom.

Mais quand donc les éditeurs cesseront-ils de penser que tous leurs lecteurs sont des haltérophiles aux muscles hypertrophiés ? Question de coûts, sans doute. Reste que tenir L’Europe après la pluie plus de quelques minutes peut vous valoir un rendez-vous chez le médecin tant ce pavé est lourd ! Ce qui n’en rend pas moins l’omnibus en question indispensable. Non pas pour avoir une idée de l’avenir qui sera le nôtre, percer le futur de l’Europe, mais pour profiter pleinement d’une œuvre riche, dense, sensuelle. Car Curval, au fil de ces récits, tisse une vision engagée, résolument politique, du monde qui l’entoure. Fustigée, cette tendance au cocon protecteur, aux murs pseudo-inviolables (ô combien à la mode aujourd’hui !) laissant loin les autres et leurs problèmes. Étrillée, la tentation du tout écolo et ses dérives. Une fantasmagorie d’une grande puissance car servie par la magie d’une écriture imagée, ciselée, charnelle. Avec des personnages dont le corps est partout présent, dans tous leurs aspects, répugnants ou érotiques, olfactifs ou tactiles. Alors aucune hésitation : courez vous fournir en stéroïdes ou investissez dans un lutrin. Et lisez ou relisez Curval ! On tient là une manière de quintessence imparable…

Avec joie et docilité

Vanna fait semblant d’être une Éloï (la terminologie est explicitement empruntée à Wells), soit une femine sans cervelle, sexuellement disponible et dévouée au mari. En réalité, elle est une Morlock, encore dénommée neutrelle, non autorisée à avoir des enfants, soit une femme intelligente, bien que sans instruction, normalement soustraite à la société, apte à accomplir des tâches répétitives dans les usines. Du fait de l’éloignement de la ville et grâce à sa grand-mère, Vanna est une fille cultivée, entraînée à cacher ses connaissances derrière une naïveté de bon aloi. Elle vit avec Jare, un trafiquant de drogue : un extrait de piment dont Vanna est dépendante. Selon les variétés ou la pureté, il provoque sudations, effets paralysants avec visions, introspection avec expérience quasi-mystique. Le groupe avec lequel Jare est en relation tente de produire le piment parfait, donnant accès à d’autres réalités. Très documenté sur ce point, le roman permet de tout savoir sur le jalapeño et le Naga Viper, sur les propriétés de la capsaïcine et l’unité de Scoville.

Pourquoi le piment ? Parce que c’est la seule substance psychoactive que la république eusistocratique de Finlande n’est pas parvenue à éradiquer. Pour cette société attachée au bonheur du peuple, la poursuite de celui-ci n’est donc plus une affaire individuelle mais une entreprise collective et normative, à l’instar de nombre de dystopies. Les substituts du bonheur, euphorisants menant à des dépendances, sont donc supprimés, même le café, à l’exception du sexe.

C’est pourquoi le gouvernement favorise d’une part ces bimbos rose bonbon et de l’autre des virilos, qui sont la version macho complémentaire, elle aussi affligée d’une sous-espèce interdite de reproduction, l’infra-homme, ou infra, du fait de tares physiques ou de problèmes de santé. On le constate, cette société qui rappelle les Femmes de Stepford, conçue pour le seul plaisir masculin, est bancale dès le départ. La femme est d’ailleurs tellement assimilée à une marchandise qu’un meurtre ne se solde pas forcément par une enquête digne de ce nom, ni par une sanction proportionnée.

La charge est féroce : elle montre à quel point la société est imprégnée de stéréotypes sexistes, cultivant l’art de la séduction à travers le maquillage, le vestimentaire, tous artifices cherchant à accroître le potentiel érotique de la femme. Même si le constat n’est pas neuf, la piqûre de rappel est plaisante, délivrée avec une ironie distanciée et un humour pince-sans-rire qu’on trouve dans maints extraits : manuels d’éducation des jeunes filles, définitions du dictionnaire et rappels historiques donnant, à la façon de Dos Passos, des aperçus de la société. De même, Vanna se confie à sa sœur éloï décédée, dont elle cherche à confondre le meurtrier, à travers des lettres qui constituent autant d’éclairages.

Située de nos jours, l’intrigue se déroule dans une Finlande imaginaire ayant très tôt opéré une sélection des individus pour obtenir des femmes dociles et des machos arrogants. L’auteur s’appuie sur les travaux de Dmitri Béliaïev qui, après sélection de renards argentés sur plusieurs générations, produisit une variété docile ayant conservée, par néoténie, des caractères juvéniles (raccourcissement de la mâchoire ou propension au jeu). Une application à l’homme qui, quand bien même ce fantasme à la Galton (cité une fois) ait été envisagé dès 1926 par le Néerlandais Louis Bolks, reste douteuse – outre le fait que cette domestication accélérée du renard ne soit pas encore parvenue à son terme. C’est là que le bât blesse.

Le roman est présenté par son éditeur comme une uchronie. Pour plus de plausibilité, l’auteur fait venir les choses de loin, s’appuyant sur un terrain favorable, le machisme ordinaire, que des décrets au XIXe siècle auraient accentué, interdisant aux femmes de refuser une union si un prétendant se déclare. En filigrane, le roman évoque les procès de viols où la femme est l’allumeuse forcément coupable et les sociétés ayant tenté d’épurer leur population d’indésirables, handicapés mentaux stérilisés et filles perdues cloîtrées dans des couvents d’où elles ne ressortaient pas.

Reste que ce qui se passe à petite échelle, de façon plus ou moins dissimulée, ne saurait s’appliquer à une nation. Il faudrait s’assurer de la complicité de la population entière, pères et mères acceptant qu’une enfant douée n’ait pas d’instruction, ni de descendance. Le pays doit s’isoler de toute contamination extérieure, menant à un isolationnisme peu explicité. S’il se passe du progrès technologique, rien n’est dit sur la façon dont il commerce avec le reste du monde. Le portrait qui est fait des virilos ne permet pas non plus de les croire aptes à diriger le pays ; mais alors qui ? Le flou entretenu autour de ces questions empêche de considérer ce roman comme une uchronie. Éviter de justifier cette société aurait masqué l’artificialité de la construction. Il s’agit plutôt d’une fable, voire d’une farce jouant la carte de l’absurde, déroulant une trame polar qui prend le pas dans la seconde partie du roman, escamotant du coup le débat entre nature et culture induit. Reste un récit bien mené, bien construit, astucieux, mais qui semble passer à côté de sa cible.

Crimes du futur

Couverture noir mat, une empreinte verte : c’est sûr, nous sommes dans le futur. L’essai journalistique de Jérôme Blanchart semble destiné, au premier coup d’œil, à ces piles de livres plus ou moins défraîchis qu’on entasse dans nos garages avant de les filer à Emmaüs ou de les revendre pour quelque menue monnaie au bouquiniste en panne de rougnes. L’essai journalistique vieillit mal, au fur et à mesure que sa substance périme.

Mais comme demain est un autre jour, Crimes du futur apporte agréablement son lot d’informations pertinentes en cet instant « t ». Agréablement, parce que Jérôme Blanchart adopte un ton assez léger là où on se serait attendu à un sensationnalisme pessimiste. Certes, ces histoires de hackers, de rançonneurs, de voleurs à la tire ou de terroristes n’ont rien de réjouissant mais, contrairement à nombre de ses confrères, l’auteur introduit toujours une petite dose d’optimisme : toute découverte ou invention a ses avantages et ses inconvénients. Tel est le dualisme de l’innovation qui rongea Alfred Nobel jusqu’à sa mort.

Les amateurs de K.W. Jeter, William Gibson, Neal Stephenson et autres (post/pre)cyberpunks auront des sortes de flash en lisant Crimes du futur, tant nous nous retrouvons aux portes de leur demain : un monde où les hackers se vendent comme mercenaires aux pontes du crime, où les données sont la vraie source de richesse, où le citoyen lambda n’a plus du tout le contrôle de sa vie (et finit par s’en accommoder). Avec un petit détour par l’univers de Philip K. Dick où les portes n’ont pas l’habitude de négocier leur taxe de passage…

On apprendra donc tout du darknet, de Tor, de l’intérêt que portent les terroristes à la voiture sans conducteur, des tactiques de blanchiment d’argent par MMORPG interposé et de tout un tas d’autres sujets hyper-anxiogènes. Si les plus aguerris des lecteurs auront déjà, on n’en doute pas, de solides notions de base en la matière, ils se réjouiront tout de même que quelques frissons leur parcourent l’échine à l’abord de sujets sensibles tels que le biohacking, les armes bactériologiques sélectives et autres réjouissances. Si celles-ci ne sont pas encore tout à fait au point, elles ne manqueront pas d’épicer le JT de 20 heures d’ici quelques années.

Le lecteur de science-fiction, toujours un peu plus blasé que les autres, se dira bien sûr qu’il a lu bien pire et, qu’au vu des technologies émergentes de notre époque, ces manières de pratiquer le crime ne l’étonnent absolument pas. Il notera tout de même un point intéressant : l’écart entre la SF et la réalité s’avère parfois fin comme du papier à cigarette. Ça va finir par poser problème…

Jérôme Blanchart propose donc une lecture douloureusement agréable, à moins que ce ne soit l’inverse. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire serait d’avoir écrit un manuel d’instruction pour criminel du futur. C’est un peu angoissant. Comme tous les plaisirs coupables.

Saccage

[Critique commune à Lumikko et Saccage]

Après avoir publié début 2016 le magistral Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, l’Ogre a depuis édité deux autres titres relevant de l’Imaginaire : Lumikko et Saccage. Cette jeune maison – créée en 2014 par Aurélien Blanchard et Benoît Laureau – se montre fidèle à sa ligne éditoriale privilégiant, selon ses fondateurs, « des livres qui mettent à mal notre sens de la réalité de deux façons : soit dedans, avec l’altération du sensible et de la subjectivité, soit dehors, avec l’altération du réel objectif, c’est-à-dire l’irruption d’éléments appartenant au fantastique. » Hybride, le catalogue de l’Ogre mêle littérature blanche – mais nullement pâle, à l’instar du shakespearien et saisissant Cordelia la guerre de Marie Cosner – et « mauvais » genres tel L’Orage et la loutre de Lucien Ganiayre, beau récit surnaturel déjà publié en 1972 et judicieusement réédité par l’Ogre.

De fantastique, il est encore question dans le récit finlandais Lumikko. S’il s’agit du premier texte de Pasi Ilmari Jääskelainen traduit en français, l’auteur n’est pas un débutant. Remarqué dès les années 1990 grâce à ses nouvelles de SF, il est devenu, avec Johanna Sinisalo, une figure majeure du finnish weird. La fine traduction de Lumikko restitue son fantastique longtemps diffus, ne s’épanouissant pleinement que dans ses derniers chapitres. Car c’est d’abord la couleur d’un « roman psychologique respectant les traditions réalistes de la littérature finlandaise » que revêt Lumikko, selon une formule d’Ella, son héroïne. Écrivaine à ses heures, la jeune enseignante a été choisie par Laura Lumikko, star planétaire de la littérature enfantine – un double fictif de Tove Jansson, la créatrice de Moumine ? – pour intégrer « la Société littéraire de Jäniksenselkä », le cercle d’auteur.e.s le plus prestigieux de Finlande. C’est avec acuité qu’est dépeinte l’intériorité d’Ella, bouleversée par sa soudaine promotion dans la République des Lettres finnoises. Mais Lumikko est aussi parsemé de détails étranges, émaillant sa blanche tonalité romanesque de très singuliers éclats. Une « peste des livres » sévit à la bibliothèque municipale de Jäniksenselkä, réécrivant la trame des ouvrages qui s’y trouvent. Une même instabilité affecte les espaces : sentiers et demeures deviennent des labyrinthes, hantés par des meutes de chiens errants. Le plus obsédant des mystères de Jäniksenselkä reste, cependant, la disparition inexplicable de Laura Lumikko un soir d’hiver. Peu à peu, ces notations et événements bizarres composent un réel contaminé par la fiction. Notamment celle imaginée par les membres de la Société littéraire comptant, outre une auteure de contes pour enfants, des écrivaines de SF et de polar ou un scénariste de séries télévisées. Fascinante énigme romanesque, Lumikko est aussi un véritable manifeste sur la toute-puissance de l’imagination et du récit, capables de recréer le réel…

Triomphantes dans le roman de Pasi Ilmari Jääskelainen, fiction et narration semblent en revanche au bord de l’extinction dans le monde de Saccage. Cette première œuvre du jeune et très doué Quentin Leclerc déploie un univers dystopique. Comme l’annonce le titre, tout n’y est que ruines. La faute en incombe à une oligarchie prédatrice – celle des « industriels » et de la « milice », régnant initialement dans Saccage – ou génocidaire, telle « l’armée des continents perdus » se substituant bientôt aux premiers. Détruisant les êtres et l’environnement, ces avatars successifs de la domination ravagent encore le langage et l’imaginaire. Ils usent de novlangues aussi anémiées que les corps martyrisés de leurs victimes, aussi unidimensionnelles que les paysages arasés par la pollution et la guerre. En cet âge de destruction totale, considérer le langage – et les récits dont il est le vecteur – comme sources du Beau et du Bon tient lieu d’acte de résistance. C’est en toute logique que la « basse parole des ignorés » formant l’essentiel du roman – une succession de témoignages de quelques un.e.s de ces damné.e.s de la Terre future – brille par sa splendeur formelle et sa fécondité narrative. Styliste remarquable, Quentin Leclerc empreint de beauté poétique ces pages à la cruauté effroyable, les sauvant du désespoir complet. « Dans ce que l’armée des continents perdus laissera au gel, il y aura les mots […]. Dans le macabre, il y aura cette ultime parole. Tout restera envie grâce à cela qui est dit […]. Les choses auront encore ce sens que le gel tente d’effacer. »Exaltant comme Lumikko les vertus subversives de l’imaginaire et de l’art du récit, Saccage confirme ainsi la belle et passionnante cohérence de l’entreprise éditoriale de l’Ogre.

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