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Lumikko

[Critique commune à Lumikko et Saccage]

Après avoir publié début 2016 le magistral Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, l’Ogre a depuis édité deux autres titres relevant de l’Imaginaire : Lumikko et Saccage. Cette jeune maison – créée en 2014 par Aurélien Blanchard et Benoît Laureau – se montre fidèle à sa ligne éditoriale privilégiant, selon ses fondateurs, « des livres qui mettent à mal notre sens de la réalité de deux façons : soit dedans, avec l’altération du sensible et de la subjectivité, soit dehors, avec l’altération du réel objectif, c’est-à-dire l’irruption d’éléments appartenant au fantastique. » Hybride, le catalogue de l’Ogre mêle littérature blanche – mais nullement pâle, à l’instar du shakespearien et saisissant Cordelia la guerre de Marie Cosner – et « mauvais » genres tel L’Orage et la loutre de Lucien Ganiayre, beau récit surnaturel déjà publié en 1972 et judicieusement réédité par l’Ogre.

De fantastique, il est encore question dans le récit finlandais Lumikko. S’il s’agit du premier texte de Pasi Ilmari Jääskelainen traduit en français, l’auteur n’est pas un débutant. Remarqué dès les années 1990 grâce à ses nouvelles de SF, il est devenu, avec Johanna Sinisalo, une figure majeure du finnish weird. La fine traduction de Lumikko restitue son fantastique longtemps diffus, ne s’épanouissant pleinement que dans ses derniers chapitres. Car c’est d’abord la couleur d’un « roman psychologique respectant les traditions réalistes de la littérature finlandaise » que revêt Lumikko, selon une formule d’Ella, son héroïne. Écrivaine à ses heures, la jeune enseignante a été choisie par Laura Lumikko, star planétaire de la littérature enfantine – un double fictif de Tove Jansson, la créatrice de Moumine ? – pour intégrer « la Société littéraire de Jäniksenselkä », le cercle d’auteur.e.s le plus prestigieux de Finlande. C’est avec acuité qu’est dépeinte l’intériorité d’Ella, bouleversée par sa soudaine promotion dans la République des Lettres finnoises. Mais Lumikko est aussi parsemé de détails étranges, émaillant sa blanche tonalité romanesque de très singuliers éclats. Une « peste des livres » sévit à la bibliothèque municipale de Jäniksenselkä, réécrivant la trame des ouvrages qui s’y trouvent. Une même instabilité affecte les espaces : sentiers et demeures deviennent des labyrinthes, hantés par des meutes de chiens errants. Le plus obsédant des mystères de Jäniksenselkä reste, cependant, la disparition inexplicable de Laura Lumikko un soir d’hiver. Peu à peu, ces notations et événements bizarres composent un réel contaminé par la fiction. Notamment celle imaginée par les membres de la Société littéraire comptant, outre une auteure de contes pour enfants, des écrivaines de SF et de polar ou un scénariste de séries télévisées. Fascinante énigme romanesque, Lumikko est aussi un véritable manifeste sur la toute-puissance de l’imagination et du récit, capables de recréer le réel…

Triomphantes dans le roman de Pasi Ilmari Jääskelainen, fiction et narration semblent en revanche au bord de l’extinction dans le monde de Saccage. Cette première œuvre du jeune et très doué Quentin Leclerc déploie un univers dystopique. Comme l’annonce le titre, tout n’y est que ruines. La faute en incombe à une oligarchie prédatrice – celle des « industriels » et de la « milice », régnant initialement dans Saccage – ou génocidaire, telle « l’armée des continents perdus » se substituant bientôt aux premiers. Détruisant les êtres et l’environnement, ces avatars successifs de la domination ravagent encore le langage et l’imaginaire. Ils usent de novlangues aussi anémiées que les corps martyrisés de leurs victimes, aussi unidimensionnelles que les paysages arasés par la pollution et la guerre. En cet âge de destruction totale, considérer le langage – et les récits dont il est le vecteur – comme sources du Beau et du Bon tient lieu d’acte de résistance. C’est en toute logique que la « basse parole des ignorés » formant l’essentiel du roman – une succession de témoignages de quelques un.e.s de ces damné.e.s de la Terre future – brille par sa splendeur formelle et sa fécondité narrative. Styliste remarquable, Quentin Leclerc empreint de beauté poétique ces pages à la cruauté effroyable, les sauvant du désespoir complet. « Dans ce que l’armée des continents perdus laissera au gel, il y aura les mots […]. Dans le macabre, il y aura cette ultime parole. Tout restera envie grâce à cela qui est dit […]. Les choses auront encore ce sens que le gel tente d’effacer. »Exaltant comme Lumikko les vertus subversives de l’imaginaire et de l’art du récit, Saccage confirme ainsi la belle et passionnante cohérence de l’entreprise éditoriale de l’Ogre.

Lord Darcy

Randall Garrett fait partie de ces stakhanovistes du clavier qui, dans les années 50-60, abreuvèrent les revues américaines spécialisées d’innombrables textes, signées de non moins innombrables pseudonymes, et qui serait aujourd’hui totalement tombé dans l’oubli s’il ne se trouvait dans sa bibliographie une œuvre d’exception : une poignée de textes (un roman, dix nouvelles) mettant en scène Lord Darcy. Après une première publication (partielle) au début des années 80 chez Temps Futur, puis une réédition il y a une quinzaine d’années au Masque, voici que parait enfin l’intégralité de ce cycle en France.

La particularité de ces récits est de se situer d’un point de vue littéraire au croisement de plusieurs genres. Uchroniques, les aventures de Lord Darcy se déroulent dans les années 1960-70, dans l’Empire anglo-français, entre Londres et Paris. Un Empire gouverné depuis plus de huit siècles par la dynastie des Plantagenêts, qui n’a connu ni révolution industrielle, ni guerres prolongées. Un monde où la magie occupe une place prépondérante, ce qui du même coup fait basculer l’œuvre du côté de la fantasy. Quant aux intrigues, c’est dans le roman policier qu’elles trouvent leur inspiration, chaque texte mettant en scène un ou plusieurs meurtres que Lord Darcy, en qualité d’enquêteur principal de Son Altesse royale Richard de Normandie, est amené à résoudre.

Le tour de force de Randall Garrett est que, quel que soit le genre par lequel on aborde cette œuvre, le résultat est toujours aussi convaincant. Outre l’originalité de l’uchronie qu’il a conçue, elle lui permet de décrire un univers et des personnages à la fois truculents et désuets, et de signer des dialogues d’un maniérisme exquis. Côté fantasy, son traitement de la magie, aux antipodes des poncifs du genre, nous la fait apparaitre comme une science rigoureuse et précise, souvent peu spectaculaire mais d’une efficacité indiscutable. Personnage récurrent de la série et indispensable adjoint de Darcy, Sean O Lochlainn, Maître Mage, est la personnification de cet esprit. Mais si la magie est omniprésente dans ces récits, jamais Randall Garrett n’y a recours de manière opportuniste pour dénouer les crimes qu’il met en scène. De ce point de vue, il choisit de jouer à armes égales avec les plus grands du genre, de Conan Doyle à Agatha Christie, et de ne s’appuyer que sur la logique des faits et les déductions de son enquêteur.

Même si Randall Garrett varie les situations et les contextes d’une nouvelle à l’autre, passant d’un crime passionnel à une affaire d’État, d’un drame familial à un récit d’espionnage, la lecture d’une traite de cette intégrale n’évite pas un léger sentiment de répétition. Seuls les deux derniers textes se démarquent vraiment de leurs prédécesseurs dans la forme. « Le Napoli Express », comme son titre le laisse deviner, se déroule dans un train et s’avère être un pastiche très réussi du Crime de l’Orient Express. Quant à « Le Sort du Combat », situé quelques décennies avant les autres, il raconte la première rencontre entre Darcy et O Lochlainn. À cette légère réserve près, les aventures de Lord Darcy constituent une lecture enthousiasmante de bout en bout.

Le Club des Punks contre l'apocalypse zombie

Est-il besoin de rappeler que Karim Berrouka fut, au siècle dernier et un peu au-delà, le chanteur de Ludwig Von 88, vénérable groupe français au son duquel les plus chenus de la Bifrost Team pogotèrent jadis ? On ne s’étonnera donc guère qu’il ait choisi pour son nouveau roman de mettre en scène une population qu’il connait bien, soit une bande de punks anarchistes et squatteurs, et de les confronter à une apocalypse zombie. D’où le titre, ou à peu près.

Des innombrables fins du monde mortes-vivantes qu’il nous est donné à lire actuellement, celle-ci est certainement l’une des plus distrayantes et des moins effrayantes. En premier lieu parce que l’auteur ne semble guère goûter les excès gores de certains de ses confrères. Les diverses éviscérations et autres scènes de cannibalisme collectif, quand elles ont lieu, ont le bon goût de se dérouler hors-champ. Surtout, on a beau assister en direct à l’effondrement de la civilisation, l’ambiance demeure étonnamment légère. Outre l’écriture goguenarde de Berrouka, on doit également cette impression à la galerie de personnages qu’il met en scène, punks à chiens ou militants anarchistes, tous plus ou moins perchés. De leur point de vue, le monde qui les entoure apparait certes hostile, mais jamais au point de les amener à renoncer à quelques coups d’éclats aussi futiles que magnifiques, qu’il s’agisse d’aller planter un drapeau noir au sommet de la Tour Eiffel ou de visiter les locaux de France Télévisions afin de remplacer l’épisode d’Histoires naturelles diffusé en boucle par un best of de vidéos punks.

Karim Berrouka incorpore en permanence des éléments inattendus dans son récit, y compris dans le comportement de ses zombies, que l’on découvre tour à tour téléphages, mélomanes, voire, pour certains d’entre eux, doués d’un embryon d’intelligence. Et comme souvent dans ce genre d’histoire, les morts-vivants ne sont finalement pas la pire menace à laquelle devront faire face les héros. D’autres individus entendent bien profiter du chaos ambiant pour asseoir leur domination sur ce qu’il reste de l’humanité. À partir de là, en opposant les vestiges de l’ancien monde ultra-libéral à une tentative d’utopie anarchiste autogérée, le roman prend une tonalité plus politique, sans jamais se départir de ses accents de comédie. Plus étonnant, le récit nous offre à l’occasion quelques séquences mystico-délirantes, tout à fait incongrues dans un tel contexte, et qui pourtant vont progressivement entrainer cette histoire dans une direction des plus inattendues.

Par son ton décalé et son ironie permanente, ses personnages de marginaux attachants, sa manière de mettre en scène un avenir pas franchement rose sans se laisser un seul instant aller au désespoir, son sous-texte politique plus engagé qu’il n’y parait et ses hallucinations mystiques nourries à la série Z et aux drogues lysergiques, l’œuvre de Karim Berrouka en rappelle une autre, celle de Roland C. Wagner, en particulier sa série des « Futurs Mystères de Paris ». Une filiation qui finit de nous rendre Le Club des punks contre l’apocalypse zombie excessivement sympathique*.

* Notre collaborateur ayant rédigé sa critique à l’écoute de « Houlala » et « Houlala 2 : la Mission », une Kro dans une main, une Kanterbräu dans l’autre, il s’excuse pour les taches et les fautes de frappe.[NdRC]

Le Bibliomancien

Passé sous le radar de la critique jusqu’à présent, Jim C. Hines n’est pas vraiment un nouveau venu, puisque « Magie Ex Libris » est sa troisième série traduite en France, après « La Trilogie du Gobelin », dont seuls deux tomes ont été publiés par l’Atalante, sous des couvertures à ce point immondes qu’il est inexplicable qu’elles n’aient pas ramassé quelque Razzie en leur temps, et « Princesses mais pas trop », œuvre pour la jeunesse mettant en scène diverses héroïnes de contes de fées, elle aussi abandonnée par Castelmore avant son terme (trois tomes sur quatre traduits). Sa nouvelle série se veut un brin plus ambitieuse et se rapproche par son utilisation de la magie des « Thursday Next » de Jasper Fforde. Mais là où ce dernier plongeait ses héros au cœur des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, ceux de Hines, à l’inverse, y puisent divers artefacts (des armes le plus souvent) pour les introduire dans notre univers. Isaac Vainio était l’un de ces bibliomanciens capables de telles prouesses, membre de l’organisation secrète Die Zwelf Portenaere, jusqu’à ce que l’une de ses missions tourne au désastre et qu’il soit mis sur le banc de touche, ou plus exactement derrière le guichet d’une bibliothèque. L’irruption d’une bande de vampires sur son lieu de travail va néanmoins l’amener à reprendre du service.

À première vue, Le Bibliomancien semble relever d’une urban fantasy des plus banale, mettant avant tout l’accent sur l’action, incessante tout au long de ces 350 pages. Néanmoins, Jim C. Hines parvient à y glisser quelques nuances bienvenues et une pincée d’idées intéressantes. À commencer par Die Zwelff Portenaere, ordre fondé par nul autre que Johannes Gutenberg six siècles plus tôt, et gardant jalousement les secrets de sa magie. Les personnages principaux, eux aussi, finissent par révéler une épaisseur que l’on ne soupçonnait pas à première vue. Jusqu’à la romance entre le héros et Léna, la nymphe tendance cuir et moto qui l’accompagne dans ses pérégrinations, qui va progressivement s’avérer moins convenue que ce à quoi on pouvait s’attendre. Cela ne suffit pas tout à fait à faire de ce roman autre chose qu’un sympathique divertissement, pas suffisamment inventif pour être vraiment mémorable, mais au moins arrive-t-on au terme de ce récit sans l’impression pénible d’avoir perdu son temps. On saura s’en contenter.

Les Ruines de Paris

Le site ArchéoSF, où Philippe Éthuin exhume régulièrement les pièces étranges d’une science-fiction française qui ne portait pas encore ce nom, se met à publier en papier, et c’est tout à fait bienvenu – même si la finition de ce Ruines de Paris n’est sans doute pas optimale encore. Cette très brève anthologie comprend cinq textes tournant autour de la thématique d’un Paris destiné à finir, à l’image de l’antique Palmyre et autres Carthage, à savoir en ruines – sujet qui avait le vent en poupe au XIXe siècle, un vent d’autant plus fort qu’il s’appuyait sur la passion de l’époque pour l’archéologie… dont le caractère scientifique pouvait cependant s’avérer douteux.

Deux textes sont relativement « longs ». « Les Ruines de Paris », de Maurice Saint-Aguet, auteur oublié (ouf ?), décrit une expédition babylonienne dans les ruines de la ville-lumière « en l’an du Christ 4850 », où le sage Amorgias et son frère, le savant Elial, quelque peu romantiques, outre qu’ils semblent échappés des Lettres persanes, tomberont sur un très opportun Parisien les guidant à la surface – décrivant comment un coup de vent a mis fin à Paris, et donc à la France, et donc à l’Europe –, puis leur dévoilant la société troglodyte un brin loufoque qui s’est malgré tout développée pour prendre le relais du Paris d’antan. Il y a de belles idées, et un humour un peu tordu, mais le texte s’avère une relique poussiéreuse – normal ! –, notamment du fait d’un style extrêmement lourd et pompeux, au point d’en perdre toute drôlerie…

Sur un canevas assez proche, « Les Ruines de Paris en 4875 », d’Alfred Franklin (qui y est revenu plusieurs fois : L’Arbre Vengeur avait réédité l’état final du texte, Les Ruines de Paris en 4908), est autrement plus intéressant. Cette nouvelle épistolaire, rapportant les découvertes dans l’ancien Paris d’une expédition partie de Nouméa, est une satire acerbe et rusée d’une archéologie aléatoire et bâtie sur des préjugés. D’un style plus souple et léger que le texte précédent, cette nouvelle parvient à être toujours drôle et pertinente aujourd’hui – sans doute le meilleur texte de ce bref recueil, et de loin.

Restent trois textes autrement courts, et d’un intérêt variable. Sans doute n’y a-t-il pas grand-chose à dire concernant « En l’an 5000 », signé du pseudonyme collectif Santillane. Plus connu, Louis-Sébastien Mercier, à la fin de son « Tableau de Paris », médite sur les ruines à venir, et sur les étrangetés de l’appréciation des œuvres artistiques quand le temps s’en mêle ; mélancolique mais sans doute bien vu. Enfin la star, Victor Hugo… mais un Hugo de quinze ans à peine, qui, dans son « Le Temps et les cités », n’a sans doute pas le brio et la maîtrise du poète à venir – les images comme les formules ont quelque chose d’un peu convenu…

Une curiosité – où Franklin est le seul à briller pour lui-même… Pour autant, l’initiative reste bienvenue, à même d’intriguer les érudits du domaine, et on encouragera Philippe Éthuin à poursuivre dans ce sens – en en attendant un peu plus, peut-être…

Nuage

Mémoires de sable (cf. Bifrost no 80) laissait supposer la réédition des œuvres d’Emmanuel Jouanne à la Volte, et cette reprise de Nuage va dans ce sens. On notera d’ailleurs qu’elle paraît en même temps que la dernière itération du Mondocane de son complice Jacques Barbéri, ce qui souligne la parenté des deux auteurs…

Nuage, parfois considéré comme le chef-d’œuvre de Jouanne, n’est pas son roman le plus représentatif. Unique excursion dans le planet opera, il obéit à une structure relativement linéaire, et le style est plus sage que souvent. Pour autant, Nuage n’a rien d’un livre neutre, et son auteur s’y implique ; sa folie légère, son goût du baroque, sa compulsion surréaliste, s’y expriment à plein – au-delà des références sempiternellement avancées, qui peuvent souligner la dimension SF du texte (Dick, Sheckley…) ou chercher la légitimité au-delà (Vian, Carroll…).

Nous sommes à bord de l’astronef Foyer,doux foyer. Membres de l’équipage ou simples voyageurs, les passagers ont tous des noms de villes : le capitaine Washington, le « boucher » Dresde, le critique d’art Rangoon, la romancière Calcutta, le violoniste Mœdruvellir (ce qui fait pas mal de monde tournant autour de l’art, et ça n’a rien d’innocent)… Des caractères tranchés, pas toujours très sympathiques. Chacun à sa manière a sans doute quelque chose de bouffon… Mais il y a aussi Prune – petite fille de neuf ans, considérée irrémédiablement folle (mais le capitaine Washington a des sentiments inavouables pour cette Alice…), elle fait preuve d’une étonnante sagesse, et d’une faculté d’adaptation inaccessible aux adultes formatés.

Or le Foyer, doux foyer est contraint de se poser sur la planète Nuage, dont le soleil est Chaos – planète dépourvue du moindre intérêt touristique, aussi serait-il absurde de s’y attarder… Nuage qui, fantasque, accueille l’approche du vaisseau avec un lâcher de confiseries dans l’espace, et une grande roue de 27 km de haut qui semble espérer la collision…

Bienvenue sur Nuage ! Le monde du changement permanent, tout à la gloire de l’éphémère. Un piège cosmique pour nos timorés voyageurs… à l’exception de Prune, qui y trouve un terrain de jeu idéal, où son doux délire pourra contribuer, sinon au salut des naufragés, du moins à leur édification.

Nuage est insaisissable – monde en creux d’une infinité d’étages qui résiste à la cartographie. Ce qu’ont bien fini par comprendre ses habitants immortels, asexués et ataraxiques, très attachés à cet état des choses qui est en fait absence d’état : la venue des voyageurs a quelque chose d’une menace…

Le roman est dès lors prétexte à une succession de saynètes folles – et souvent drôles, si le rêve du lecteur est le cauchemar de ses protagonistes. Le changement est au cœur du propos, justifiant de bien jolis délires immanquablement poétiques. « Ici, le petit Poucet se serait égaré ; ses cailloux blancs seraient devenus oiseaux ou arbres, locomotives ou papillons… »

L’art y a sa place. Le critique Rangoon a plutôt le mauvais rôle… car l’art, ici, est d’autant plus beau qu’il est éphémère – conception qui s’accorde mal au bagage académique de l’historien de l’art, dans l’après-coup et la permanence par essence… D’où cette erreur ultime de la quête de cohérence ?

« J’ai découvert le sens de tout ça, dit Rangoon.

— Oh ! fit Prune, ça ne fait rien. Je te pardonne. »

Car la gratuité des séquences n’est pas le moindre atout de Nuage – roman baroque et d’une jubilation destructrice ; sans doute structurellement et formellement sage par rapport à d’autres œuvres de l’auteur, mais imprégné d’une agréable folie qui le distingue du tout-venant.

On peut regretter que Jouanne ait choisi de s’en tenir à un style « utilitaire ». Les deux nouvelles qui concluent cette réédition – même si leur lien avec Nuage est somme toute limité – sont autrement plus séduisantes à cet égard.

Quoi qu’il en soit, l’entreprise voltienne est bienvenue. Si l’on n’en fera pas nécessairement un chef-d’œuvre, Nuage demeure une lecture des plus plaisante, et riche de sa singularité. Il n’y a plus qu’à espérer que l’éditeur poursuivra sur cette lancée.

Mondocane

La publication des œuvres de Jacques Barbéri à la Volte autorise l’auteur à revenir sur ses accomplissements antérieurs – Narcose en était déjà un exemple, il y en a eu d’autres, mais sans doute jamais au point de Mondocane.

À l’origine figurait une excellente nouvelle publiée en 1983 ; elle ne tenait guère du récit, plutôt du bref panorama d’un monde ravagé pour des raisons inconnues et par des méthodes inouïes : un tableau surréaliste et fou justifiant la référence à Jérôme Bosch – au-delà des références plus globales, Philip K. Dick, J. G. Ballard, David Lynch… Lewis Carroll peut-être ?

Or l’auteur y est revenu à plusieurs reprises, en tirant un roman du nom de Guerre de rien en 1990, et lui composant une BO en 2007 via son groupe Palo Alto associé à Klimperei. Et enfin aujourd’hui, ce nouveau roman, accompagné de la susdite BO.

Transformer la nouvelle en roman n’était pas sans difficultés – d’autant que l’auteur brille sans doute plus pour les images, les ambiances, que pour le récit… Et s’il ne tombe pas dans le travers de l’explication excessive, il doit composer avec les nécessités de la narration – d’où ce début old school, avant l’apocalypse ; nous y faisons la connaissance de Jack Ebner, « nourrice » de l’IA Guerre et paix, dans un contexte géopolitique troublé – et la mainmise des IA sur la guerre aura des conséquences fatales ; si elles éviteront le chaos nucléaire, leurs assauts, tous plus délirants les uns que les autres, transmuteront à jamais la Terre…

C’est ici que l’on rejoint peu à peu les fascinants tableaux de la nouvelle originelle. Or Jack Ebner sera lui-même en mesure de les voir – il est en effet parvenu à survivre par la cryogénisation ; il perd conscience au tout début de la guerre pour se réveiller sept ans plus tard…

Jack Ebner découvrira, éberlué, un monde qu’il comprend moins que jamais, via des gens qui ne sont peut-être plus tout à fait humains, et qui portent sur eux les stigmates du conflit. La plupart se montrent amicaux, ou du moins serviables – leurs sarcasmes n’y changent rien, pas plus que leur apparence ne doit tromper. C’est tout particulièrement vrai des enfants, qui se sont adaptés au monde – il y a quelque chose de lumineux les concernant qui laisse entendre que non, tout n’est pas fini…

Même si ce qui marque le plus provient de la nouvelle originelle – ces montagnes de chair, colonies souterraines d’homoncules, géantes/ogresses au sexe béant à s’y noyer, villes enfermées dans des boules à neige quand leurs bâtiments peuvent atteindre des dimensions de plusieurs dizaines de kilomètres, Champs Élysées dont le chaos apparent obéit pourtant au nombre d’or, hommes-bouteilles qui sont autant de messages, vaisseaux quantiques, enfin, propulsés à la drogue psychokinésique, et dont on ne peut dire où ils sont…

La « quête » de Jack Ebner, errance à la fois investigation et expiation, ne l’épargnera pas – l’inadapté acquérant enfin les traits d’une figure certes pathologique, mais aussi mythologique.

Mais ce n’est décidément pas le récit qui importe – et ce d’autant plus peut-être qu’on le sent vraiment constituer un prétexte pour balader le lecteur de tel tableau à tel autre. L’artifice est parfois un peu trop visible, tandis que la description « étendue » des conséquences de la guerre n’a pas toujours la force du concentré de mystère s’exprimant dans la nouvelle originelle…

Mondocane est un bon, voire un très bon roman, sa lecture vaut le détour… Mais « Mondocane » était une excellente nouvelle et… « less is more », dit-on parfois.

Eschâton

Alex Nikolavitch livre avec Eschatôn son premier roman, que l’éditeur situe entre space opera et fantastique (faut voir…), avec une louche spécifiée de lovecrafterie dedans – au cas où les tentacules de la couverture ne nous auraient pas déjà convaincus. En fait, il y a bien de tout ça, et sans doute d’autres choses encore – qui font de ce premier roman un truc très référentiel, et probablement trop…

Pour faire un sort à la dimension lovecraftienne, reconnaissons que le roman se montre ici plus malin que sa couverture : plus que les vilaines bébêtes poulpoïdes qui y figurent, ce sont avant tout les implications cosmiques qui s’y rattachent qui fondent la parenté avec Lovecraft. L’idée est assez belle, d’ailleurs, de cette collision entre deux univers radicalement incompatibles : le passage des Puissances, qui n’ont rien demandé, dans notre monde, au-delà de toute considération malvenue d’ordre moral, en bouleverse la structure même – les lois de la physique qui avaient cours jusqu’alors sont désormais nulles et non avenues. En lieu et place, un univers autre où les lois de la foi s’avèrent plus pertinentes que celles de la science, et déploient leur propre paradigme utile.

Paradigme qui a quelque chose d’une réaction… Les gens de la Foi le répètent sans cesse : le drame originel résulte directement de la science impie. La nouvelle société rejette donc la science comme néfaste – et ceux que l’on appelle désormais hérétiques sont des « scientistes »… Même le calcul est banni de la Foi ! Par ailleurs, ses vaisseaux n’empruntent pas l’espace mais voguent par l’esprit à travers le Mental, dimension supplémentaire directement liée à l’irruption des Puissances dans notre univers. On est tout de même tenté de combiner ces divers aspects pour pointer vers une autre référence essentielle : « Dune », de Frank Herbert …

Mais il y a plus, une autre référence peut-être plus inattendue. Car l’univers d’Eschatôn est avant tout guerrier… Le roman nous plonge d’emblée dans l’affrontement, en suivant surtout deux diacres, Wangen et Alania, engagés en pleine lutte contre les hérétiques et/ou les Puissances. Via le Mental encore, on louche tout de même du côté de Warhammer 40 000, disons…

Et tout cela nuit à la personnalité d’Eschatôn. Que ce soit consciemment ou pas, cette tentation référentielle écrase les singularités du roman sous le poids du déjà-vu.

La structure du récit est ainsi contestable – qui maquille une banale alternance entre la Foi et la science sous un jeu de contraintes peut-être trop rigide ; en découlent des développements dispensables qui ne sont là que pour servir la mécanique. Ce petit jeu d’abord amusant perd de sa pertinence au fur et à mesure, et donne vers la fin une impression de précipitation assez fâcheuse…

Quant aux personnages, leur intérêt varie. Beaucoup sont ternes… Wangen en premier lieu, qui accapare le début du livre. Alania, qui trahit, est plus riche, mais sa motivation est douteuse. S’en sortent mieux l’inquisiteur relaps Lothe, et aussi Girthee – qui fut inquisiteur avant d’embrasser l’hérésie scientiste, échangeant un fanatisme pour un autre…

Autre souci, et de taille : les nombreuses scènes d’action sont globalement ennuyeuses… Les passages plus calmes sont plus intéressants, mais au risque de virer à l’exposition théorique d’un monde, le récit à proprement parler en pâtissant…

Quelques boulettes en sus – l’insupportable langage « petit-nègre » de Maurc, ou encore des clins d’œil historico-scientifiques maladroits – achèvent de reléguer le roman dans la médiocrité en dépit de ses promesses, mais c’est sans doute avant tout une question d’inaboutissement. Dommage…

Club Uranium

Une tétralogie comporte toujours ses moments creux, comme un coup de fatigue qui saisit brutalement le marathonien. Dans le meilleur des cas, le coureur gère la douleur, repart et termine la course. C’est exactement la sensation que l’on éprouve à la lecture de ce très bon troisième volume des aventures uchroniques de notre antihéros préféré, le nazi Friedrich Saxhäuser. La transition entre l’action frénétique des deux premiers tomes et la préparation du final que sera le quatrième est sensible, mais également bienvenue : loin de répéter des motifs précédents, la série se met ici en place pour gagner encore en intensité.

Stéphane Przybylski connaît la distance et parvient à s’appuyer sur les indéniables qualités de son écriture pour garder le rythme, voire l’accélérer au moment où on s’y attend le moins. Il conserve son dispositif narratif, utilisant judicieusement des sauts en arrière et des sauts en avant se promenant le long de l’existence de ses personnages, comme pour nous rappeler que leurs actes ont des origines et auront des conséquences.

En effet, les deux premiers volumes se concentraient principalement sur les aventures de Saxhäuser, depuis sa découverte d’artefacts extraterrestres dans le désert irakien en juin 1939 et les conséquences de cette terrible rencontre avec une civilisation venue d’ailleurs, suivant en parallèle la progression de la guerre en Europe. Le troisième tome étend sensiblement le champ de la narration, alors que le conflit est en passe de devenir mondial. Des personnages que l’on avait croisés, alors au second plan, prennent de plus en plus d’importance, nous découvrons de nouveaux enjeux, de nouvelles complications et, bien sûr, de nouvelles trahisons. Nous n’y parlons plus seulement de l’avenir de la civilisation, mais de celui de l’humanité.

La question qui reste en suspens est celle de la nature même du texte. Sommes-nous devant une uchronie, c’est-à-dire que l’histoire a dévié par rapport à la nôtre pour devenir quelque chose de différent ? Ou bien est-ce de l’histoire secrète, où l’on nous raconte ce qu’aucun manuel scolaire n’enseigne ? La réponse sera forcément dans le quatrième volume, qui est attendu avec impatience à la lumière du cliffhanger audacieux sur lequel se termine Club Uranium.

Ésotérisme nazi, complot gouvernemental à la X-Files, roman de guerre, roman d’espionnage, Indiana Jones et terre creuse, Stéphane Przybylski a le talent de mêler tout cela pour construire ce qui risque d’être le coup d’éclat qui met en orbite un auteur sur lequel nous devrons compter dans les années à venir.

Pour le moment, il est impossible de le dévorer sans se demander où il nous mènera. La grande force du livre tient dans une évidence, celle de la lecture future de sa suite parce qu’elle sera, si la promesse est tenue, épatante.

Le Village

Le silence.

La seule chose qui réponde à la jeune fille, un matin, à son réveil. Qui est-elle, d’où vient-elle, où est-elle ? Mystère.

À l’intérieur, une maison vide au parquet grinçant et au miroir insondable. À l’extérieur, un chemin menant à travers un paysage bucolique vers le village, désert à la lumière du jour, mais à l’obscurité ondoyante.

C’est là que la jeune fille cherche ses souvenirs et réveille les ombres d’un passé troublé. Là qu’elle rencontre Fumée, Fugue, Pastel, Paille, Carotte, Ficelle… et autres Enfants Perdus, plus tout à fait des enfants, pas encore des adultes, sans identité, sans souvenirs d’« avant », comme elle, mais prêts à tout pour survivre. Prêts à tout pour échapper une fois de plus aux docteurs de peste et à leurs terribles loups de lune qui apparaissent à la nuit tombée pour les traquer.

Interlude.

Le village, autre temps, autres gens… et ses enfants qui succombent les uns après les autres à une maladie incurable sous les yeux horrifiés de parents désespérés. Au point de faire confiance à l’étranger qui prétend avoir la solution à tous leurs maux. Mais quand l’invisible côtoie l’indicible, nul ne sait ce que la fin du monde réserve…

Y compris le lecteur omniscient qui, sans se défaire d’une impression de déjà-vu, se perdra lui aussi dans les lignes et ruelles de ce village protéiforme. Car en jouant habilement avec les multiples références (et parfois hommages), Emmanuel Chastellière nous offre ici un conte macabre réussi. La plume, à fleur de peau, sait rester suffisamment fine, efficace et concise, pour peindre une atmosphère, au minimum inquiétante et presque hammerienne, au pire dantesque, mais toujours fantastiquement troublante. L’histoire, qui cherche d’abord ses repères avec minutie, trouve un rythme de croisère pour exploser en un bouquet final baroque. Les personnages, touchants dans leur quête tragique de liberté – ou de rédemption –, sont les marionnettes d’un récit initiatique cauchemardesque où les jeux d’ombres et de fumées les baladent sans pitié d’un bout à l’autre de ce huis-clos en plein air, pantins dansant avec le chaos, oscillant sur le tissu d’une réalité se déchirant sous leurs pas. Et toujours, au-delà de l’oubli, cette présence ancestrale dans le noir, cette ombre inconnue du coin de l’œil, cet appel à la terreur primaire qui s’agite au plus profond de chacune des terreurs d’enfance…

Malgré quelques hésitations et légères maladresses qui se laissent parfois deviner lors d’un détour romantique, le premier roman de ce faux novice (qui, en plus d’errer depuis les origines dans l’ombre d’Elbakin.net, a un certain nombre de traductions à son actif) est un coup d’essai transformé, qui ne manque pas de nous rappeler qu’il faut parfois accepter d’oublier qui l’on a été pour devenir celui qu’on sera, et toujours reconnaître qu’« il était temps de partir ».

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