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La Main tendue

[Critique commune à La Main tendueLe Royaume de DieuLe Pense-bête et Vent d'est, vent d'ouest.]

Entre février et mars 2014, la collection « Dyschroniques » du Passager clandestin nous a proposé pas moins de quatre titres signés par de grands noms de la SF américaine. Comme il se doit, ces titres sont d’une qualité et d’un intérêt très divers.

Le plus faible (en qualité, mais pas en intérêt) est sans doute celui de Poul Anderson. Il met en scène de façon molle et terriblement démonstrative une idée bien tranchante qui, en 1950, relevait de la formidable intuition. Anderson avait pressenti un des effets pervers de la mondialisation : qu’au xxie siècle il y aurait (au moins) un Starbuck’s café et un McDonald’s dans chaque grande ville de la planète. Evidemment, il décrit ici le phénomène à l’échelle de la galaxie.

« Le Royaume de Dieu » de Damon Knight est bâti lui aussi sur une idée formidable : un extraterrestre à trois jambes débarque aux USA et provoque un choc empathique à l’origine de décès et de diverses catastrophes. Le plus saisissant dans ce texte longuet, qui manque terriblement de crédibilité sur la fin, c’est d’y (re)trouver en concentré quasiment toute l’œuvre de Roland C. Wagner. On côtoie dans ce « Royaume de Dieu » l’humour particulier de Damon Knight et sa faiblesse assez coutumière en matière de narration. Malheureusement, la traduction française, infecte, n’a pas été purgée de ses plus grosses erreurs.

« Le Pense-bête » de Fritz Leiber, dans lequel on côtoie, non sans déplaisir, certains des tics d’écriture de l’auteur, son humour parfois voisin de celui de Fredric Brown, son personnage masculin principal typique, très proche de celui de Notre-Dame des ténèbres, ne restera pas dans les annales pour son originalité ou sa maîtrise narrative (sans parler de la traduction française : à dégueuler). Leiber prend son temps, se perd un peu dans cette histoire d’invention qui tourne mal et d’humanité qui vit sous terre. Pas désagréable, parfois surprenant, « Le Pense-bête » a surtout un intérêt historique — il ravira ceux qui se passionnent pour l’histoire de l’informatique vue à travers la SF et ses jalons, tels que « Un logique nommé Joe »Neuromancien ou Les Mailles du réseau.

« Vent d’est, vent d’ouest » de Frank M. Robinson est une histoire de terre polluée où il est interdit de fumer, de se promener en voiture (équipée d’un moteur à combustion interne), où les climatiseurs ne se contentent pas de climatiser l’air, ils le filtrent. Le texte est construit autour d’une petite enquête policière (qui ne tient pas vraiment la route, mais peu importe), enquête qui nous permet de découvrir cette horrifiante Californie asphyxiée façon Pékin aux heures de pointe. Le meilleur des quatre volumes critiqués ici (et aussi le plus récent de la sélection : 1972).

Voilà une collection qui continue d’être très intéressante, notamment en proposant des perspectives culturelles et historiques à chaque fin de volume, chouette idée, mais il faudrait que les traductions soient mieux relues, corrigées avec plus de vigueur, voire refaites pour les plus calamiteuses.

Le Pense-bête

[Critique commune à La Main tendueLe Royaume de DieuLe Pense-bête et Vent d'est, vent d'ouest.]

Entre février et mars 2014, la collection « Dyschroniques » du Passager clandestin nous a proposé pas moins de quatre titres signés par de grands noms de la SF américaine. Comme il se doit, ces titres sont d’une qualité et d’un intérêt très divers.

Le plus faible (en qualité, mais pas en intérêt) est sans doute celui de Poul Anderson. Il met en scène de façon molle et terriblement démonstrative une idée bien tranchante qui, en 1950, relevait de la formidable intuition. Anderson avait pressenti un des effets pervers de la mondialisation : qu’au xxie siècle il y aurait (au moins) un Starbuck’s café et un McDonald’s dans chaque grande ville de la planète. Evidemment, il décrit ici le phénomène à l’échelle de la galaxie.

« Le Royaume de Dieu » de Damon Knight est bâti lui aussi sur une idée formidable : un extraterrestre à trois jambes débarque aux USA et provoque un choc empathique à l’origine de décès et de diverses catastrophes. Le plus saisissant dans ce texte longuet, qui manque terriblement de crédibilité sur la fin, c’est d’y (re)trouver en concentré quasiment toute l’œuvre de Roland C. Wagner. On côtoie dans ce « Royaume de Dieu » l’humour particulier de Damon Knight et sa faiblesse assez coutumière en matière de narration. Malheureusement, la traduction française, infecte, n’a pas été purgée de ses plus grosses erreurs.

« Le Pense-bête » de Fritz Leiber, dans lequel on côtoie, non sans déplaisir, certains des tics d’écriture de l’auteur, son humour parfois voisin de celui de Fredric Brown, son personnage masculin principal typique, très proche de celui de Notre-Dame des ténèbres, ne restera pas dans les annales pour son originalité ou sa maîtrise narrative (sans parler de la traduction française : à dégueuler). Leiber prend son temps, se perd un peu dans cette histoire d’invention qui tourne mal et d’humanité qui vit sous terre. Pas désagréable, parfois surprenant, « Le Pense-bête » a surtout un intérêt historique — il ravira ceux qui se passionnent pour l’histoire de l’informatique vue à travers la SF et ses jalons, tels que « Un logique nommé Joe »Neuromancien ou Les Mailles du réseau.

« Vent d’est, vent d’ouest » de Frank M. Robinson est une histoire de terre polluée où il est interdit de fumer, de se promener en voiture (équipée d’un moteur à combustion interne), où les climatiseurs ne se contentent pas de climatiser l’air, ils le filtrent. Le texte est construit autour d’une petite enquête policière (qui ne tient pas vraiment la route, mais peu importe), enquête qui nous permet de découvrir cette horrifiante Californie asphyxiée façon Pékin aux heures de pointe. Le meilleur des quatre volumes critiqués ici (et aussi le plus récent de la sélection : 1972).

Voilà une collection qui continue d’être très intéressante, notamment en proposant des perspectives culturelles et historiques à chaque fin de volume, chouette idée, mais il faudrait que les traductions soient mieux relues, corrigées avec plus de vigueur, voire refaites pour les plus calamiteuses.

Liavek

La chance. Et si cette notion n’était pas que théorique ? A Liavek, le jour de votre anniversaire est important, c’est à ce mo-ment-là que la Chance se manifestera avec le plus de force. Ignorer quand on est né, c’est ne pas connaître la date pivot de son année. Kaloo, orpheline, est malheureusement dans ce cas. Alors qu’elle cherche à construire son avenir, elle réalise qu’elle ne peut y parvenir sans en savoir un peu plus sur son passé. Elle se rend chez un mage afin qu’il l’aide à découvrir son jour de Chance et finit par devenir son apprentie, délaissant ainsi l’avenir tout tracé que ses parents adoptifs lui réservaient.

Si Liavek raconte bien l’histoire de la jeune Kaloo tout du long, c’est pourtant à un recueil de nouvelles que nous avons affaire ici. Celui-ci comprend six récits écrits tour à tour (ou en collaboration) par Megan Lindholm (plus connue maintenant sous le nom de Robin Hobb), Steven Brust et Gregory Frost. Récits qui tourneront autour de la jeunesse de Kaloo, de son passage à l’âge adulte et de la découverte de son identité. Mais à travers elle, c’est Liavek qui nous est dépeint, et qui deviendra la véritable vedette de ce qui ressemble presque à un roman tellement ses différentes étapes se suivent logiquement.

Pourtant, si le passage entre les nouvelles se fait de manière fluide quand on s’en tient à l’histoire, il s’avère plus délicat une fois qu’on s’intéresse aux personnages. C’est que Kaloo, par exemple, semble être victime de sautes d’humeurs trop importantes pour qu’elles ne soient imputables qu’à une adolescence mouvementée. De même, sa belle-mère ou encore quelques amis de la famille changent tellement au cours des divers récits qu’il peut s’avérer nécessaire d’aller vérifier les noms des uns et des autres pour s’assurer qu’on parle encore des mêmes personnes. Un petit couac, imputable à la présence de trois auteurs différents, qui ne réfrène toutefois pas le plaisir éprouvé à la lecture de Liavek.

En effet, ce recueil fait souffler un vent de légèreté bienvenu au sein d’un genre, la fantasy, battu et rebattu. Non que l’histoire soit si originale ou différente, mais son ambiance fait rêver et apporte quelque chose de plus. Pourtant, nous ne sommes pas vraiment dans l’univers égalitariste un peu trop prestement annoncé dans la préface de l’ouvrage — on est même assez loin, à ce sujet, d’un texte comme Elle qui chevauche les tempêtes/Windhaven, par exemple, et histoire de citer un récit lui aussi né de la plume de plusieurs auteurs — Martin et Tuttle, en l’occurrence. Mais ce qu’on devine de Liavek dans ces diverses nouvelles donne envie d’y retourner, assurément.

Ainsi, si cet opus ne brille pas forcément par son originalité, il arrive pourtant à nous emporter dans un monde à la fois familier et différent, auquel il sera difficile de ne pas s’attacher. De fait, le lecteur lassé de la fantasy à gros bras, désireux de retrouver le plaisir des personnages et des univers qu’ils habitent avant tout, ferait bien de se pencher sur le présent recueil. Nous reste à espérer qu’ActuSF continue à nous faire voyager en Liavek…

Moxyland

2018, Afrique du Sud. Il y a les connectés, et il y a les autres, les moins que rien, les pestiférés, les rejetés de la société. Ceux qui n’ont pas de téléphone portable leur permettant d’être en ligne sont exclus. Les smartphones sont devenus la porte vers la vie virtuelle et réelle des citoyens. Dans ce monde, certains connectés vont commencer à se poser des questions. Et à vouloir secouer un peu les choses…

Il aura fallu attendre la sortie de Zoo City et des Lumineuses pour que soit enfin publié le premier roman de Lauren Beukes en France. Lequel porte en lui les bases de ce qui deviendra l’univers torturé de son auteur. Nous sommes ici dans un futur proche défiguré par l’hyperconnectivité. Le web 2.0 est largement dépassé et a été remplacé par une nouvelle version plus invasive et indispensable à la vie en société, ce qui ne fait que marquer encore davantage la fracture numérique.

Ce roman cristallise ainsi deux problématiques. Tout d’abord, on sent l’envie de l’auteur de réfléchir à l’invasion de plus en plus marquée et marquante d’internet dans nos vies. Et c’est là qu’on tire son chapeau à Lauren Beukes, qui, il y a six ans, a notamment réussi à prévoir la montée en puissance des vlogs (appelés streamcasts) et des Youtubeurs à travers eux (bien que Youtube ne soit jamais mentionné ici). De plus, elle arrive à créer un univers flirtant avec un cyberpunk plutôt crédible et très riche. Le seul hic serait peut-être le côté « à court terme », la petite décennie qui sépare l’écriture du monde qui est décrit condamnant en effet ce récit à une obsolescence rapide — le lire en 2014 rend déjà ce futur de 2018 peu plausible. Une vingtaine d’années auraient été un laps de temps plus crédible pour expliquer l’évolution du langage et de la technologie, et pour rendre probable la création et l’implantation de micro-organismes robotiques dans un organisme humain.

La deuxième problématique dont il est question ici est sans surprise (quand on sait que l’auteur habite en Afrique du Sud) celle de l’Apartheid. De son propre aveu, Lauren Beukes a voulu démontrer l’absurdité de la ségrégation en remplaçant une cause d’exclusion par une autre. Cette séparation des êtres connectés et hors système n’en reste pas moins une évolution tout à fait probable de notre société, et elle n’en devient que plus glaçante.

C’est donc par les réflexions qu’il suscite que Moxyland s’avère un livre notable. Cependant, le style hésitant, étouffant, parfois, de l’auteur, ne facilite pas l’immersion. A force d’assommer son lecteur de termes inhabituels contribuant à l’impression d’évoluer dans un futur beaucoup plus éloigné qu’il ne l’est en réalité, Lauren Beukes en oublie de construire l’histoire autour de l’univers qu’elle crée. On s’intéresse de fait beaucoup plus au contexte qu’aux personnages, et on s’étonne de constater combien, en définitive, le récit aurait pu s’arrêter n’importe quand sans que cela ne soit réellement gênant…

On l’aura compris, Moxyland est un premier roman à la fois bancal et enthousiasmant, rempli d’éléments pertinents mais pas forcément des plus agréables à lire. Il n’en reste pas moins intéressant à découvrir, et permettra aux amateurs de hard SF plus qu’aux autres de rentrer dans un univers différent, parfois anxiogène, mais tout autant fascinant dans ce qu’il dénonce. 

Notre fin sera si douce

2023. Depuis quelques années, le monde sombre dans la crise. Le chômage se généralise, la pauvreté devient la norme et notre planète subit de plus en plus de saccages. C’est le début d’une apocalypse lente qui se profile. Comment affronter cet univers agonisant ? La réponse semble être pour certains dans ce nouveau virus, le Docteur Bonheur, qui promet de vous rendre béats. Pour d’autres, comme Jasper, elle se trouve dans la vie en communauté, dans la tribu qui vous soutient et vous maintient en vie. Et dans l’amour, bien sûr.

Car c’est bien là la thématique centrale de Notre fin sera si douce, qui aurait pu être modestement sous-titré « L’amour au temps de l’apocalypse ». Will McIntosh décortique ici les nombreuses relations de Jasper, héros simpliste qui, alors que la fin du monde s’accomplit petit à petit autour de lui, ne vit que pour trouver celle qui sonnera comme une évidence à son cœur. Nous voilà embarqués dans sa quête d’absolu, nous demandant qui de Sophie, la maîtresse interdite lui envoyant des SMS enflammés, de Deirdre, la chanteuse allumée à la poitrine divine, ou d’Ange, la meilleure ami attitrée pour laquelle l’amitié passe aussi par le sexe, sera l’heureuse élue de cet homme qui refuse de se laisser mourir avec sa planète.

Notre fin sera si douce avait tout pour être un livre marquant. Cette idée d’apocalypse lente, perturbante et pourtant tellement pertinente, avait déjà de quoi séduire. Si l’on rajoute à cela quelques concepts originaux comme les jihadistes dadaïstes semant la terreur avec leurs actes meurtriers, violents, totalement gratuits et entièrement absurdes (certainement l’élément le plus intéressant du roman, le plus glaçant également, encore plus que l’agonie d’un monde incapable de survivre), ou comme le Docteur Bonheur, ce virus permettant d’être heureux et insouciant, Will McIntosh avait de quoi tournebouler ses lecteurs. Cependant, il délaisse complètement ses idées les plus prometteuses pour s’occuper uniquement de la vie amoureuse de son héros.

Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, mais ce n’est pas forcément ce que le lecteur de romans apocalyptiques et post-apocalyptiques recherche. Dès lors, celui-ci pourrait être désarçonné par une histoire qui, certes, se laisse lire toute seule, mais repose trop sur des stéréotypes agaçants et des personnages n’offrant pas grand-chose d’intéressant pour remplacer ces concepts ayant à peine eu le temps d’exciter l’intérêt du lecteur avant d’être laissés de côté.

Alors certes, Notre fin sera si douce conviendra sans doute à ceux qui recherchent surtout distraction et amusement léger sans conséquence (ça fait du bien, de temps en temps). Mais pour peu qu’on attende plus d’une histoire de science-fiction, il sera difficile de trouver quelque chose à se mettre sous la dent avec ce premier roman de Will McIntosh, sauf à être particulièrement versé dans les romances à la sauce « jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare »…

Ocean Park

Vous avez peut-être déjà rencontré Ludovic Debeurme dans l’une ou l’autre de ses treize bandes dessinées, la plus connue étant Lucille, gros morceau de cinq cents pages racontant l’histoire d’amour de deux adolescents brisés. Debeurme quitte cette fois les cases et phylactères pour nous offrir un premier roman qui, bizarrement, semble se libérer de toute contrainte et s’épanouir vers un monde de possibles parfois peu probables.

Dans Ocean Park, nous allons suivre deux frères. Le premier a plutôt bien réussi sa vie, financièrement parlant, mais s’avère être incapable de jouir autrement qu’avec des inconnues. Il multiplie les rencontres sexuelles, essayant d’assouvir une faim qui ne se calme pas. Le second a décidé de tout laisser derrière lui et d’être son propre maître en errant à travers le monde sans le moindre sou en poche, ce malgré la fortune conséquente de sa famille. Tous deux fuient l’emprise terrifiante de parents qui, ayant peur d’à peu près tout, se sont créé un nouveau monde « utopique » sur une île perdue. Ils auraient tous pu continuer à vivre de leurs traumatismes sans rien changer si une mère mourante n’avait réclamé la présence de sa progéniture. Et voilà maintenant que l’un des frères se met à la recherche de l’autre pour l’embarquer dans un monde aux règles bien différentes…

Ocean Park n’est pas à proprement parler du fantastique ou de la science-fiction. Pour tout dire, il est presque impossible de lui accoler une étiquette précise, ce roman s’amusant à voguer d’un genre à l’autre sans réellement se raccrocher définitivement à l’un d’eux. C’est que Ludovic Debeurme semble goûter avec délectation à la liberté laissée par l’esquisse — peut-être parce qu’il a pu ici s’éloigner de la figuration visuelle imposée par la bande dessinée (mais ce serait surinterpréter les choses que de considérer cette hypothèse comme juste). En tout cas, on sent chez lui un plaisir certain de la langue. Debeurme joue avec les mots, s’invente une esthétique propre et verse plus dans le conte poétique que dans la transcription réaliste d’une quête presque initiatique. Mais c’est peut-être là que le bât blesse. Il peine parfois à nous emmener avec lui dans son voyage, même s’il nous ravit de ses visions ; on reste au bord de l’eau à essayer de suivre un bateau qui tangue un peu trop sur l’océan.

Dès lors, reste à voir si le lecteur parviendra à s’approprier l’errance des personnages et de l’auteur à travers eux. Ce serait cependant dommage d’abandonner cette histoire en cours de route, parce qu’elle mène à un final qui, s’il n’est pas beaucoup plus concret que le récit l’ayant fait naître, ne s’en révèle pas moins délectable par son étrangeté. Ocean Park s’avère au final un premier essai des plus atypique. Et s’il n’est pas tout à fait concluant, il augure bien de l’avenir de romancier de Ludovic Debeurme. 

Zoo : clinique

Tout commence aux Etats-Unis lors du printemps 1999. D’étranges témoignages rapportent l’existence d’un homme crocodile. Des enfants disparaissent, la peur s’empare des Américains et une chasse à l’Homo-gator est lancée qui se terminera par un bain de sang entre lynchage et dévoration. Il reste peu de ce mutant qui s’avèrera être le fils de Jed Bush, le gouverneur de Floride… et le premier cas d’une série sans fin de mutations atteignant l’humanité entière.

En 2001, alors qu’Al Gore accède au pouvoir, le monde s’organise doucement et bientôt sont créés des « zoos : cliniques » à même de recueillir ces mutants, officiellement pour les aider, mais officieusement pour les éloigner de la population. Les cas de transformations spontanées (et non contagieuses) se multiplient. Quel impact tout cela pourra-t-il avoir sur l’économie mondiale, sur la diplomatie ou, tout simplement, sur les relations humaines ?

Zoo : clinique est un tout petit livre de 122 pages très aérées qui se lit en un rien de temps. Ce qui ne l’empêche pas d’être plus dense que certains gros romans étirant au possible un même sujet plutôt creux. Ici, les idées fusent dans tous les sens, et ce qui aurait bien pu être une simple uchronie paresseuse tournant autour d’une mystérieuse épidémie de mutations devient vite une réflexion bien sentie sur le fragile équilibre de notre société contemporaine. Certes, Patrice Blouin aurait pu exploiter plus en profondeur les nombreuses pistes qu’il ouvre pour nous. Il a cependant choisi de laisser faire notre imagination et nous livre à la place les clés d’un monde nouveau, différent et pourtant toujours semblable à lui-même. A nous de donner du sens à tout cela.

Maintenant, n’exagérons rien. Si l’auteur a su lancer diverses idées et constamment remuer un récit qui aurait pu vite devenir monotone, il oublie d’exploiter (volontairement ?) différentes problématiques de base juste effleurées — la panique, la manipulation par les médias, ou encore les réactions des proches des mutants. Mais c’est peut-être justement ce refus d’aller dans les sentiers déjà battus pour partir ailleurs qui rend Zoo : clinique si intéressant. Et si ce court roman n’est pas exempt de quelques facilités et autres raccourcis, il n’en reste pas moins diablement pertinent et parfois même surprenant.

C’est pourquoi nous ne pouvons que vous conseiller de découvrir cet étrange ovni littéraire qui semble toujours à la limite du familier mais qui s’amuse à ne pas aller là où on l’attend. Une très bonne surprise que ce Zoo : clinique, donc.

Les Chambres inquiètes

Faisant pendant (plus que suite) au recueil Ainsi naissent les fantômes, proposé par Mélanie Fazi et Grand Prix de l’Imaginaire 2012, chez le même microéditeur, Les Chambres inquiètes réunit quatorze nouvelles de la trop rare Lisa Tuttle, ici choisies par Nathalie Serval. Cette dernière a en effet pioché parmi les nouvelles qu’elle avait elle-même traduites de l’auteure dans le cadre des anthologies « Territoires de l’inquiétudes » et des recueils Le Nid (1990) et Sur les ailes du cauchemar (1995), tous parus chez Denoël dans la collection « Présence du fantastique », et aujourd’hui indisponibles ; une nouvelle occasion d’exposer l’énorme éventail du talent de la styliste américaine (mais résidant en Grande-Bretagne), particulièrement à son aise dans les ambiances pesantes, les récits sombres et les issues incertaines.

A travers ces récits au fantastique ciselé, équivoque, on remarquera la force de l’auteure à se saisir d’une situation anodine pour la transformer en quelque chose de nettement plus sombre (« Propriété commune », qui aborde l’épineux problème du partage équitable en cas de divorce, ou « Une amie en détresse », qui narre les retrouvailles de deux amies de longue date). Entre réécriture des lieux communs du genre (« L’autre mère », étonnante variation sur le thème du fantôme) et une mise en abîme intéressante (« Sans regret », sur le métier de poète et d’écrivain), les femmes de Lisa Tuttle ne semblent pas avoir d’issue, aucune porte de sortie pour s’extraire de leur condition. Les récits s’enfoncent de plus en plus dans la noirceur d’une pensée, d’une situation inextricable où les personnages échouent à s’échapper.

Sans doute est-ce là toute la beauté des textes de Lisa Tuttle : sous l’apparence d’un fantastique aux échos classiques (voire antiques) se cachent en réalité de nouvelles images, tantôt belles et poétiques, tantôt inquiétantes et sombres. Et c’est bien ce dernier trait qui s’avère nettement mis en avant dans Les Chambres inquiètes, un recueil somme toute remarquablement bien construit, qui plonge le lecteur dans l’univers ô combien envoûtant d’un des grands noms de cette littérature fantastique devenue si rare. Bref, si on regrettera l’absence d’inédit à son sommaire, voici une perle sombre dont on ne saura faire l’économie, pour peu qu’on ne possède pas déjà les deux recueils souches. 

Ada

Décidément, les parutions de la nouvelle collection « Exofictions » se suivent et ne se ressemblent pas. Après un post-apocalyptique grand public (Silo) et la réédition d’un Lafferty particulièrement foutraque (Autobiographie d’une machine ktistèque), et avant un space opera pur jus (L’Eveil du Leviathan, de James S. A. Corey), Ada est un objet littéraire étrange, à la croisée de plusieurs genres dont il tente avec plus ou moins de bonheur de faire la synthèse.

Le roman se présente sous la forme d’une série de récits parallèles, plus ou moins aboutis, qui vont se croiser à l’occasion. Masaki Yamada y raconte l’histoire de Mary Shelley et de sa création/créature la plus célèbre ; mais aussi celle de Christopher Milne, le fils du créateur de Winnie l’Ourson ; celles d’un créateur d’animations dans un parc d’attractions ; d’un écrivain de science-fiction médiocre ; d’une jeune femme qui a perdu son enfant dans un accident de la route ; la légende des dieux de la religion zoroastrienne ; et le combat que mènent deux formes de vie antagonistes aux confins de l’univers. Masaki Yamada raconte tout cela et d’autres choses encore.

Parmi les éléments communs à tous ces récits, on trouve Ada, laquelle apparait sous des formes très variées selon les circonstances. Elle est Augusta Ada, la fille de Lord Byron qui aida Charles Babbage à mettre au point sa machine à différences, elle est un logiciel enregistré sur une disquette dont on se dispute la possession (le roman est paru au Japon il y a vingt ans et, par certains aspects, est assez daté), elle est un super-accélérateur de particules au cœur duquel naissent de nouveaux univers.

« Les histoires que je vais vous conter à présent n’auront pas de fin (…). Elles se prolongeront sans suite logique, n’auront pas de morale, et ne comporteront rien de particulièrement intelligent », fait dire Yamada à l’un de ses personnages en début de roman, comme pour s’excuser de ce qui va suivre. Pourtant, malgré l’hétérogénéité des scènes, des époques et des situations qui se succèdent, la plupart d’entre elles font progressivement sens et viennent éclairer le propos de l’auteur. Lequel est multiple, complexe, mais toujours exposé avec clarté. Yamada n’hésite jamais à se répéter, à reformuler ses réflexions — parfois à l’excès — pour s’assurer l’adhésion du lecteur à sa démonstration.

En premier lieu, il s’interroge sur les liens entre réalité et fiction, comment « la fiction ronge la réalité, alors que la réalité s’infiltre dans la fiction. » (p. 224) Il le fait de manière ludique, en libérant le monstre de Frankenstein de l’œuvre qui l’a vu naître pour l’envoyer parcourir le monde, ou en faisant se rencontrer créateur et création. Rien de nouveau de ce point de vue, même si l’exercice est joliment réalisé. Mais Yamada justifie ses interventions sur le réel en faisant appel au principe d’incertitude de la physique quantique et, à partir de là, élargit le champ de sa réflexion jusqu’aux origines de l’univers. Et si, partant de là, le Big Bang n’était qu’une fiction possible parmi d’autres, menacée par l’existence d’autres fictions contradictoires capables d’invalider ses effets ? Dans de telles circonstances, l’univers tel que nous le connaissons n’y survivrait pas.

A plusieurs reprises, Masaki Yamada cite la « théorie du Tout », et c’est à un projet similaire qu’il semble s’être attelé avec Ada, un projet qui vise à faire de la fiction le liant de toute réalité, depuis ses origines jusqu’à son extinction. Il lui arrive de se perdre dans ses développements théoriques et d’en oublier l’élément romanesque, mais dans l’ensemble, Ada est une œuvre assez fascinante, menée avec rigueur et intelligence, et qui mérite sans aucun doute qu’on la découvre.

Immortel

Maria Morevna est née à Saint-Pétersbourg au début du xxe siècle. Benjamine d’une famille de quatre filles, elle a vu au fil des ans, depuis la fenêtre de sa chambre, de banals oiseaux se transformer en beaux jeunes hommes pour venir l’un après l’autre demander la main de ses sœurs. Jusqu’au jour où, des années plus tard, c’est pour elle que l’on vient frapper à la porte, ce jour où elle rencontre Kochtcheï Bessmertny et se voit enfin offrir l’opportunité de quitter cette maison familiale devenue invivable depuis que les bolchéviques l’ont réquisitionnée pour y héberger douze familles supplémentaires.

Ainsi commence Immortel, premier roman de Catherynne M. Valente traduit en France. Un roman dans lequel l’écrivaine confronte les contes et les traditions russes à la réalité historique, celle allant de la révolution communiste jusqu’au stalinisme. C’est ainsi que, sous sa plume, les domovoïs, ces lutins qui hantent les maisons, écrivent des lettres de dénonciation anonymes au Parti, et les dragons s’avèrent de sinistres fonctionnaires à lunettes aux antres remplies de dossiers administratifs de tous ceux qu’ils ont envoyés au goulag ou vers un peloton d’exécution.

La plupart des personnages que Valente met en scène sont issus du folklore russe, mais le portrait qu’elle en fait est bien moins manichéen que le veut la tradition. Kochtcheï n’est pas l’être fourbe et cruel que l’on rencontre d’ordinaire, Ivan Nikolaïevitch, l’autre homme qui tente de conquérir le cœur de Maria, n’est pas forcément le prince charmant dont elle pourrait rêver, et Baba Yaga, si elle n’enlève plus de petits enfants pour les faire rôtir, n’en est pas moins dangereuse. Nombre de péripéties du récit trouvent elles aussi leurs sources dans les légendes slaves, mais la morale qu’en tire la romancière est souvent toute personnelle.

On pense beaucoup à Neil Gaiman à la lecture d’Immortel, à sa façon de réenchanter le monde par le biais du fantastique, tandis que dans le même temps les mythes perdent un peu de leur superbe lorsqu’ils doivent se frotter à la réalité. Catherynne M. Valente œuvre dans un registre similaire, et avec tout autant de talent. Qu’elle entraîne son héroïne dans un monde peuplé de créatures magiques ou qu’elle lui fasse revivre le siège de Leningrad, elle se montre toujours aussi inspirée. Pour ne rien gâcher, sa prose, élégante et envoûtante, est parfaitement servie par la traduction du toujours impeccable Laurent Philibert-Caillat. On conseillera donc de vous laisser porter par ce roman aussi gracieux que cruel, aussi drôle que tragique, vous ne devriez pas regretter le voyage.

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