Le Shogûn de l'ombre
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[Critique commune à Le Chemin des ombres, Fleurs de dragon et Le Shogûn de l'ombre.]
Autant le dire tout de suite, nous sommes un certain nombre à Bifrost à apprécier les romans et nouvelles de Jérôme Noirez. Lorsqu’il écrit, l’auteur ne fait pas dans la demi-mesure, bien au contraire, il ferait plutôt dans la démesure et la générosité. Un sentiment renforcé par une prose limpide oscillant entre poésie et cruauté. Les romans de Noirez ne se conquièrent pas de haute lutte. Ils vous happent dans leur filet pour vous relâcher l’esprit hanté par des émotions contrastées.
Avec le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre et Le chemin des ombres, romans destinés à la jeunesse, l’auteur français ne délaisse pas complètement les récits bizarres peuplés de fantômes et autres monstruosités. Il aborde les territoires de l’imaginaire nippon. Une découverte suscitant émerveillement et respect comme on va le voir. Pour autant, il n’édulcore pas la violence des relations humaines au profit d’un propos lénifiant.
Conte d’un Japon légendaire
Paru à l’origine dans la défunte collection « Royaumes perdus » des éditions Mango jeunesse, Le Chemin des ombres s’inscrit pleinement dans la déclaration d’intention défendue par Xavier Mauméjean, son directeur : « Parlons de ce qui n’existait pas (...) des romans qui seraient dédiés à l’imaginaire du monde entier. C’est-à-dire aux contes et légendes qui forment le merveilleux de toutes les cultures. »
Tout commence à la manière d’un dessin animé de Hayao Miyazaki. Niché dans une vallée retirée, le village de Nichu coule des jours paisibles à une époque où l’Histoire demeure incertaine. Ses habitants y goûtent une quiétude salutaire, à l’abri des turbulences du vaste monde, entre rizière et culture du mûrier, sous la conduite de Amaterasu, leur uji-no-kami, autrement dit, l’esprit vivant de la petite communauté. Mais le bonheur, s’il n’est pas le sentiment le mieux partagé du monde, est également une denrée fragile. Confronté à l’appétit insatiable de pouvoir de la reine Himiko, la jeune Amaterasu doit accomplir son devoir : faire face pour protéger les siens. Et laisser de côté sa peine. D’abord, un deuil familial qu’elle n’a toujours pas réussi à faire. Puis un conflit ouvert avec son frère Susanowo, jeune homme insensé et violent, exilé désormais dans la montagne où il vit comme un sauvage. Sans oublier un père absent et une mère morte dans des circonstances dramatiques. Ecrasée par la douleur et le devoir, Amaterasu craint de ne pas disposer de la sérénité nécessaire pour jouer son rôle de guide politique et spirituel. La solution à ses tourments se trouve-t-elle au pays des morts, comme tous les signes le laissent présager ? Le chemin de l’ombre conduit-il à la lumière du soleil levant ?
On l’a compris, l’intrigue du roman de Jérôme Noirez relève essentiellement du conte. Un conte cruel empreint de noirceur et de violence. L’auteur français fait sien l’Imaginaire japonais, revisitant avec talent le panthéon shintoïste et proposant une adaptation personnelle du mythe de Amaterasu. Au-delà du mythe, le récit est jalonné de rencontres — kamis, tengus et esprits des défunts — qui apparaissent comme autant d’épreuves contribuant à reforger une chaîne familiale brisée par le déni et le crime. Loin d’être le cocon dans lequel la chrysalide attend de muer pour prendre son envol, la cellule familiale de Amaterasu est affrontement, traumatisme, incompréhension, trahison… Et pourtant, elle doit être aussi le lieu de la réconciliation et celui de l’harmonie retrouvée. Le creuset autour duquel le clan, voire la future nation, s’enracinent.
Ainsi, le périple de Amaterasu et Susanowo s’apparente par bien des aspects à un récit initiatique. Il offre quelques parenthèses poétiques de toute beauté, ne négligeant par les ressorts de l’effroi comme tout conte qui se respecte. On pense notamment à l’atmosphère magique du passage centré sur la cascade dans la montagne. On reste aussi imprégné par les paysages cauchemardesques traversés par les enfants durant leur voyage sous terre.
Bref, pour toutes ces raisons, Le Chemin des ombres est une œuvre hautement recommandable.
Japon des temps héroïques, Japon des temps historiques
Contrairement à ce que laisse penser la réédition chez J’ai Lu, on ne trouve pas une once de fantasy dans Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre. Tout au plus y plane-t-il une ambiance de mystère, de celle régnant sur bon nombre de romans policiers d’antan, genre dont relèvent manifestement ces deux titres. Parus initialement dans la collection « Courants noirs » des excellentes éditions pour la jeunesse Gulf Stream, Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre forment un diptyque dont les deux parties peuvent se lire de façon indépendante. Il est tout de même recommandé de commencer par Fleurs de dragon, ne serait-ce que pour comprendre les allusions sous-jacentes et mieux apprécier les liens noués entre les personnages.
Si le diptyque semble s’inscrire dans le registre de l’enquête, le terme est à prendre ici dans le sens donné par Hérodote. En effet, Jérôme Noirez nous immerge au cœur du XVe siècle nippon. Une période pour le moins troublée, où le Japon, en proie au désordre, subit une quasi-guerre civile opposant clans rivaux, shôgunat et daimyos querelleurs. Sur ce point, on ne peut guère reprocher à l’auteur de négliger sa documentation historique. En cela, il répond parfaitement au cahier des charges de la collection, fournissant de surcroît en appendices des informations précieuses sur le panthéon nippon, les armes, la mesure du temps, l’Histoire, l’art du nô, l’écriture et le kemari (le football japonais). Heureusement, ce didactisme ne s’exerce pas au détriment de l’histoire. La narration reste très soignée, distillant les informations au fur et à mesure de l’intrigue.
Car si l’Histoire constitue les œuvres vives du diptyque, ses ressorts sont sans doute à rechercher du côté du roman d’aventure et du chandara (ou chambara), le récit de cape et d’épée japonais. Un genre à la codification très théâtrale, comportant son lot de figures obligées et de démonstrations visuelles. Du pain bénit pour le cinéma.
Fleurs de dragon entraîne ainsi le lecteur à la poursuite d’un criminel s’attaquant aux samouraïs. Des forfaits particulièrement sanglants auxquels l’Etat, même affaibli par les guerres d’Ônin, se doit de répondre. On fait appel à l’enquêteur Ryôsaku, fidèle serviteur parmi les fidèles, un personnage dont la probité n’est plus à prouver. Mais comme l’affaire semble périlleuse, on lui adjoint trois jeunes samouraïs pour le seconder, un trio dont il va se charger de parfaire l’éducation. Les indices relevés par nos enquêteurs ne tardent pas à les amener dans une vallée perdue. C’est là qu’ils vont affronter l’auteur de ces crimes épouvantables, un meurtrier inspiré par un maître mystérieux : le shôgun de l’ombre.
Celui qui « est tout ce dont les ténèbres sont faites » marque de son empreinte le second volet. Une présence intangible hantant les rues de Kyoto, capitale convalescente, encore meurtrie par des décennies de guerre, d’un Japon reconstitué une fois de plus ici avec talent. Toutefois, si le complot fomenté par ce shôgun de l’ombre fournit le fil directeur de l’histoire, celle-ci emprunte les voies du roman d’apprentissage. En effet, les personnalités des trois jeunes samouraïs dominent l’intrigue. De leurs relations avec leur maître Ryosaku, de leurs interactions mutuelles naît un récit mature jalonné de flambées de violence sèche, oscillant entre bouffonnerie et drame, pour notre plus grand plaisir.
Au final, on l’a compris, le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre apparaît comme une vraie réussite, où la vraisemblance de la reconstitution historique se conjugue aux qualités de narration d’un auteur manifestement à l’aise avec son sujet.
[Lire aussi l'avis de Philippe Boulier sur Le Shogûn de l'ombre.]