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Feux croisés

Alors que la Terre agonise, entre dérèglements climatiques et désordre social mondial, un navire-nef s'envole. À son bord, les passagers endormis se composent de Terriens fortunés et de leur entourage : il s'agit d'un vaisseau construit à l'aide de fonds privés, et ses actionnaires vont tenter de partir d'un nouveau pied sur Forêtverte, un monde accueillant prétendument vierge. À leur arrivée, néanmoins, les candidats à l'exil s'apercevront que la planète est déjà habitée par des « velus » dont le comportement curieux varie totalement d'un village à l'autre. Les colons ont à peine entrepris de nouer le contact avec lesdits velus que d'autres extraterrestres se profilent à l'horizon…

Ce roman de Nancy Kress part sur des bases intéressantes : en lieu et place de héros préoccupés par l'avenir de l'Humanité, des hommes et femmes égoïstes qui pensent à leur propre préservation et à celle de leur descendance. Et des personnes assez typées pour ce type de trame classique : il y a là des Cheyennes, des néo-quakers, des Musulmans… L'arrivée sur la planète confirme cette thématique : les colons, tout en essayant de vivre ensemble, reproduisent les dissensions et clivages qui minaient leur Terre d'origine. Il aurait été intéressant, lors de la découverte des velus, de poursuivre dans la même veine, et de traiter de problématique d'identité et de relations sociales, voire de racisme. Mais Kress choisit soudain une voie complètement différente, celle de l'affrontement galactique entre extraterrestres. Et elle retombe sur une trame archi-rebattue, d'un classicisme qui évoque irrésistiblement la science-fiction des années 50. Sa description de sociétés aliens a beau être relativement convaincante, on s'ennuie ferme à la lecture de péripéties prévisibles et surtout mille fois vues. Rajoutez à cela certaines ficelles grosses comme des cordes marines (le honteux secret à l'origine de la fortune de Jake, maintes fois évoqué avant d'être enfin livré au lecteur), ou certains tics scénaristiques énervants (quand l'auteur choisit un protagoniste dont elle expose le point de vue, les événements inattendus ou les coups de théâtre se produisent systématiquement dans le dos du personnage choisi), et vous obtiendrez alors un livre assez médiocre. On attendait largement mieux de la part de Nancy Kress.

Berytus

Beyrouth, de nos jours. Beyrouth, après la guerre. Une ville qui panse encore ses plaies mais qui déjà revit. Dans cette ville, Boutros, le vigile sans grade ni piston ; davantage meurtri par la vie que par la guerre. Rien de vraiment tragique dans cette existence, juste les drames ordinaires de la vie… Le voilà gardien de nuit au City Palace, un cinéma en ruines depuis la guerre que nul n’a encore jugé bon de restaurer ou de raser. Par une pluvieuse nuit d’hiver, il aperçoit une ombre furtive dans ce cinéma en ruine qu’il doit préserver des clochards. Il l’interpelle, la poursuit et elle disparaît dans un trou. Il y saute à sa suite, dévale, se blesse et perd connaissance…

Sommairement résumés, tels sont les premiers événements que Boutros raconte à l’auteur, Rabee Jaber, dans un restaurant de Beyrouth. Parce que Boutros a été, en des jours meilleurs, gardien à Al Hayat, le journal où travaille l’auteur, les deux hommes se connaissent vaguement… A l’exception du premier chapitre, tout le roman n’est constitué que du récit de Boutros. L’auteur reste silencieux en dépit des interpellations récurrentes de Boutros, un peu à la manière de l’écoute en creux d’un psychanalyste. Il le laisse parler. Sans que rien, à aucun moment, ne soit jamais mentionné, le lecteur semble entendre les signes incitatifs par lesquels l’auteur encourage Boutros à poursuivre son récit. Boutros raconte.

Il commence par expliquer comment il est arrivé dans ce cinéma mort puis se lance dans le récit de ses aventures souterraines. Il en respecte la chronologie, s’interdisant des digressions qui auraient vraisemblablement émaillé un récit verbal, mais auraient introduit trop de confusion dans le roman. Celui-ci est par contre agrémenté de nombreux flash-back où Boutros parle de sa vie sur Terre. De son père, de son frère, de feue sa mère (il parle surtout d’elle morte, de son absence), des oncles et des cousins, de son enfance, de la guerre… Né en 1972, Rabee Jaber a vécu toute sa jeunesse durant la guerre, elle l’a marqué et ne peut que rejaillir sur sa littérature quand bien même il aurait passé ses années loin des combats, voire même du Liban car, quoi qu’il en soit, il reste l’enfant d’un pays meurtri par un cruel conflit. Son personnage a vécu la guerre au Liban et son frère a même rejoint les milices. On découvre ainsi la guerre à travers les paroles d’un de ceux qui ne l’ont pas faite mais l’ont néanmoins vécue. Tout au long du roman, on ressent ce besoin que l’auteur a de parler de la guerre, d’en témoigner, sans parti pris.

Les flash-back ne sont pas chronologiques, à l’opposé du récit souterrain qui se divise en deux parties. La première, immobile, et la seconde, en mouvement.

La quatrième de couverture évoque d’une part Le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, et d’autre part Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll. Je n’arrive pas à sentir Berytus comme un roman destiné à la jeunesse. Gageons que si Berytus doit tomber des mains de certains lecteurs, ce sera en priorité de celles d’ados rompus à cette littérature que l’on tient à leur fourguer comme leur. Ce Berytus a pour moi davantage évoqué le souvenir de L’Atlantide de Pierre Benoît. Question d’ambiance ? Ce n’est pas ça non plus. Pas vraiment. Ni reine ni officier, rien de tel. Mais l’amour, oui. Présent, et dangereux mais point mortel. L’Atlantide de Benoît est engloutie sous les sables du Sahara comme Berytus est engloutie, enfouie ; l’une comme l’autre vouées au silence du désert, à l’ombre caverneuse, aux bruits rares et feutrés, aux murmures, aux échos, aux mirages et aux rêves, aux délires où l’imaginaire s’en vient peupler les ombres.

Boutros, blessé, sort du coma dans la maison que Cheikh Ishaq partage avec sa fille Rahil. Il a la hanche et le fémur cassés. C’est là qu’il est soigné durant plus de la moitié du livre. Des gens de cette Beyrouth souterraine ne cessent de passer le voir. Il leur parle de la Beyrouth du dessus et eux lui parlent de celle du dessous. Curieusement, elle apparaît plus plausible, plus vraie, plus réelle dans les récits qui lui en sont faits, rarement de première main d’ailleurs, que lorsqu’il s’y déplacera enfin. On peut spéculer à n’en plus finir sur le sens de cette ville cachée qui s’évapore toujours davantage dans l’imaginaire mais l’on sent bien, à défaut de le comprendre, que c’est lié au traumatisme laissé par la guerre.

Boutros raconte à l’auteur les récits dont on lui a fait part tandis qu’il était cloué sur un lit dans la maison de Cheikh Ishaq. Rabee Jaber repousse de façon paroxystique le fameux principe du « show, don’t tell » qui préside à la facture de tout bon récit de S-F (entre autres) selon le canon du roman occidental d’aventures. Jaber en cultive l’antithèse avec un soin jaloux, produisant une certaine esthétique, voire une esthétique certaine. Il peut ainsi laisser planer tout à loisir l’ambiguïté sur le récit de Boutros. Qui peut dire quelle est la part de réalité, de vérité, d’imagination, de délire, de mensonges dans ce texte ? Dans quelle mesure Berytus apparaît comme un purgatoire où Boutros aurait expié la honte et la culpabilité qui transparaissent ici et là dans les flash-back et son récit à Jaber comme une confession, un fragment de psychanalyse ? Tous les protagonistes n’ont de cesse de parler dans ce livre pour ainsi dire exempt de tout dialogue.

Ce livre est on ne peut plus à sa place dans la collection blanche de chez Gallimard. En dépit du thème cher à Guy Costes et Joseph Altairac (auteurs d’une énorme monographie sur les « Terres Creuses et autres Mondes Souterrains », chez Encrage), c’est bel et bien de littérature générale dont il s’agit. Totalement hors genre, ce n’est pas un chef-d’œuvre — du moins pas au sens S-F du terme — mais c’est une vraie curiosité.

Rois & Capitaines

Pourquoi ça marche, les anthologies ? On peut légitimement se poser la question. Epiphénomène conjoncturel, qui revient moins souvent que les années bissextiles, l'anthologie est un genre bâtard, dont la réussite (littéraire plus que commerciale, sauf cas exceptionnels) tient au prestige, au goût et aux intuitions de son maître d'œuvre. Les lecteurs de ma génération gardent un souvenir ému des édifices bâtis autour des noms d'Ayerdhal (Genèses) et de Serge Lehman (Escales sur l'horizon), qui, en convoquant à la fois des auteurs chevronnés et de concupiscents jeunes loups, avaient réussi le triple exploit d'être un succès critique, public (à l'échelle de nos genres, bien entendu), et de poser les bases d'un renouveau de la S-F française. Les pendants fantasy s'appelaient alors Royaumes (au Fleuve Noir) et Légendaire (déjà chez Mnémos), compositions du futur éditeur cannibale Stéphane Marsan. C'était il y a dix ans.

Il faut croire que le concept — à défaut d'avoir été souvent décliné — est resté tout ce temps en faveur auprès des éditeurs, puisqu'on assiste depuis quelques mois à une véritable floraison de recueils, tandis que d'autres (alléchants) projets restent à concrétiser. Rois et capitaines épouse ce mouvement de fond, à une petite différence près : commandé pour le festival des Imaginales 2009, dont il est censé être une sorte de manifeste, il a pu bénéficier d'une promotion sans doute largement supérieure à la moyenne — de quoi assurer ses arrières commercialement parlant.

On peut le pressentir à la lecture du titre, Rois et capitaines renvoie à une conception guerrière (certains diront : convenue) de la fantasy, qui n'exclut pas cependant une bonne dose de cynisme, comme le fait remarquer Stéphanie Nicot dans sa courte mais éclairante préface. Jean Philippe Jaworski illustre le premier cette profession de foi : « Montefellone » est un récit de siège touffu, à la construction impeccable, où l'auteur réinvestit le cadre général mit en place dans ses œuvres antérieures. L'écriture, une peu froide, d'une précision maniaque, fait rouler idées et personnages jusqu'à la chute, magnifique d'amoralité.

De Rachel Tanner et de son cycle de romans inspirés d'une Rome uchronique, je ne gardais pas un souvenir impérissable. « La damoiselle et le roitelet » m'a agréablement surpris. Pendant la guerre de cent ans, un épigone de la Pucelle (qui rappelle aussi la Cendre de Mary Gentle), armé par Charles VII, ravage le camp anglois au nom de Dieu et du roi, jusqu'à ce qu'une sortie malencontreuse l'oblige à troquer ses robes de fer contre des robes de velours… L'intrigue, pleine de rouerie, est entraînante, mais souffre d'une dernière partie un peu vite expédiée.

Avec « Dans la main de l'orage », le couple Belmas tente de greffer sa mythologie personnelle sur la légende arthurienne. L'exercice, bien que traversé d'idées puissantes, veut courir plusieurs lièvres et s'empêtre à mi-parcours pour finir dans une certaine confusion.

« Sacre » est une pochade onanique signée Maïa Mazaurette. Rigolo, sans plus.

Je ne suis pas parvenu à rentrer dans « L'Impassible armada » de Lionel Davoust, étrange texte maritime qui évoque le monstrueux Terreur de Simmons. Deux flottes ennemies, égarées aux confins du monde et captives d'une glace aux propriétés surnaturelles, se livrent un conflit pour la possession de la lady Bourneswatting. Pour résumer : histoire d'un enlisement, qui enlise jusqu'à l'histoire. Le style est pourtant alerte, les personnages attachants. Alors quoi ? Problème de tonalité, de registre ? Davoust hésite à trancher entre l'horreur psychologique et la comédie (ne me dites pas que c'est une comédie d'horreur psychologique ?). On est au théâtre, alors qu'on s'attendait à jouer dans un remake lovecraftien du chef-d'œuvre de Roman Polanski. Un bon point cependant : donne envie de rejouer à Sid Meier's Pirates.

Catherine Dufour continue de faire subir les derniers outrages aux contes de fées. Malgré quelques passages elliptiques, « Le Prince des pucelles » est une perle d'humour noir.

Sous sa carapace de bourrin, Thomas Day cache une sensibilité de romantique : « La Reine sans nom » tranche avec la production habituelle de l'auteur, et avec le reste de l'anthologie d'ailleurs. Un fantôme sort de son tombeau et s'en va à la recherche de lui-même. Avec une grande économie de moyen, l'auteur déroule une histoire empreinte de poésie et de violence retenue. Sans doute une de ses meilleures nouvelles.

« Serpent-Bélier », d'Armand Cabasson, est un récit à grand spectacle, en technicolor, prenant pour cadre les steppes russes à l'époque du déferlement des Mongols sur l'Europe. Le prince chrétien Mikhail de Mazersk tente de rallier les tribus nomades et les lithuaniens, non christianisés, pour s'opposer à la Horde d'or. La rencontre du Serpent-Bélier, véritable divinité païenne incarnée, va transformer radicalement sa façon de voir le monde. Un texte furieux et cruel, sur la tolérance et la bêtise. Mon coup de cœur.

Ça me chagrine de le dire, mais Pierre Bordage livre, avec « Au cœur de l'Aaran », la contribution la plus faible du lot. Sur quoi on ne voit vraiment pas ce qu'il y aurait à rajouter.

Dans « Au plus élevé trône du monde », Johan Heliot s'autorise à sauver d'Artagnan de la mort pour lui faire croiser Cyrano sur la Lune. C'est plein de bons mots, de figures gouailleuses et d'exploits hénaurmes, dans la veine de la BD De capes et de crocs. Très divertissant.

Julien d'Hem, le petit nouveau, met en scène dans « Le Crépuscule de l'Ours » les atermoiements d'un soldat de fortune au soir de sa carrière. Sur le fond : bof. Sur la forme : rebof. Il reste au débutant du chemin à parcourir pour espérer un jour égaler la vieille garde.

Pour conclure, l'excellent Laurent Kloetzer revisite son univers et ses obsessions littéraires. « L'Orage », comédie déroutante sur la mémoire et le rêve, est un modèle d'écriture — à la fois labyrinthique et limpide, déliée et charnelle. Dommage que la fin soit trop équivoque, comme si l'auteur, ne sachant comment conclure, s'était débarrassé de l'histoire par une pirouette.

Résumons : un paratexte discret mais efficace ; une balance qui penche largement du côté des bons récits. Si ça n'est pas la meilleure anthologie de fantasy du moment, ça y ressemble.

Sphex

 

En choisissant le nom d’un insecte comme titre de son recueil, Bruce Bégout fournit un indice essentiel sur l’atmosphère des textes qui le composent ; une information confirmée immédiatement par le sous-titre : « fantaisies malsaines ». A la manière d’un entomologiste, l’écrivain essayiste dissèque la monstruosité banale de l’être humain dans le biotope qui lui est devenu propre : la ville, ses banlieues et les espaces intermédiaires structurant et innervant le tissu urbain, autoroutes, friches urbaines, motels, stabulations commerciales…

D’emblée, on sent que Bruce Bégout maîtrise son sujet. Il restitue une image convaincante de ces lieux interlopes, image puisée dans son vécu puisqu’il a fait des zones suburbaines un sujet d’étude, exposant le fruit de sa réflexion dans quelques essais et un roman (L’Eblouissement des bords de route, éditions Verticales, 2004). A ces espaces extérieurs, il agglomère ceux de l’intérieur de la psyché humaine dont les méandres ténébreux ne sont pas moins angoissants. Ainsi l’intérieur entre en résonance avec l’extérieur.

Vous l’aurez compris à la lecture de ce long préambule : amis de la joie et de la bonne humeur, adeptes des visions prospectives et du vertige spéculatif, laudateurs de l’optimisme à tout crin, passez votre chemin. Nous sommes ici plus du côté de J. G. Ballard, celui de La Foire aux atrocités ou de Millenium People, que de Stephen Baxter ou de Norman Spinrad. A bien des égards, c’est un paysage du désastre, une douce apocalypse que décrit Bruce Bégout. Les trente-huit fragments textuels composant son ouvrage permettent ainsi de reconstituer progressivement une image très sombre de notre société où ne semblent finalement dominer que l’aliénation, le désenchantement, la décadence, l’inappétence, l’indifférence. L’humanité s’y trouve réduite à quelques initiales, pour ne pas dire des particules élémentaires, signe supplémentaire de la déshumanisation générée par les temps modernes. Le quotidien se mélange aux préoccupations morbides des personnages et le morbide devient lui-même un élément de leur quotidien. Hantés par leurs névroses et des monomanies persistantes, victimes consentantes de la société de consommation et de loisirs, en proie à la paupérisation, les personnages de Sphex recherchent une très improbable paix intérieure.

Le diagnostic issu de l’auscultation du patient, notre civilisation, n’est pas très encourageant. On se trouve dans la phase terminale d’une longue maladie dont Bruce Bégout ne nous cache aucun des symptômes. Quant au traitement, il ne semble pas à l’ordre du jour. Ce parti pris est sans doute le point faible de l’ouvrage. On peut juger outrancier une telle vision de la modernité, ne retenant en fin de compte que ces aspects les plus déprimants. Par ailleurs, à quelques exceptions près, les personnages de Bruce Bégout manquent singulièrement de chair. En s’interdisant toute empathie pour eux, l’auteur ne leur confère aucune présence. Ils ne s’incarnent pas et ne se distinguent pas des autres éléments du décor.

En dépit de ces quelques réserves, Sphex reste un ouvrage cohérent de bout en bout, en accord avec le projet de son auteur. Le sera-t-il avec les attentes du lectorat ? Sans doute, si celui-ci recherche une littérature résolument désenchantée.

 

Il est difficile d’être un dieu

Pour le commun des mortels, bourgeois comme boutiquiers, nobles ou simples vilains, don Roumata d'Estor se présente comme le rejeton fortuné d'une vieille famille aristocrate liée à la dynastie impériale ; un fin de race qu'une indélicatesse avec le gouvernement a contraint à l'exil dans le royaume féodal d'Arkanar. Côtoyant au plus près la sphère du pouvoir, il fréquente les puissants, fraye avec la pègre et toise les Gris, cette milice paramilitaire vulgaire dont la seule raison d'exister semble être de servir les desseins de don Reba, principal ministre du royaume. Mais pour la civilisation pan-humaine qui s'étend outre-espace, Roumata n'est qu'un nom d'emprunt, un rôle de composition joué par un agent de l'Institut d'histoire expérimentale de la Terre.

Depuis cinq années, Roumata endure avec fatalisme les mœurs barbares des autochtones et les complots de Cour. En interférant le moins possible, il observe les événements, car s'il est l'équivalent d'un dieu au regard des sujets de ce royaume, il ne doit surtout pas mettre à profit ses connaissances et ses capacités supérieures pour influencer trop ouvertement le déroulement de l'histoire, de peur de provoquer le chaos.

Durant ce lustre, il s'est acquitté efficacement de sa tâche. Mais maintenant que les Gris persécutent les savants, les poètes et les artistes, les événements semblent sortir dangereusement du cadre des prévisions de l'Institut. À ses yeux, le doute n'est plus permis : le fascisme prend pied à Arkanar. Un péril beaucoup plus grand qu'une intervention directe de l'Institut. Sa conscience et son cœur lui dictent d'agir, quitte à susciter la réprobation de ses pairs.

À la lecture de ce bref résumé, d'aucuns auront immédiatement fait la liaison avec le cycle de la Culture de Iain M. Banks, en particulier Inversions. Le parallèle s'impose à l'esprit tant le synopsis, les thématiques et l'atmosphère du roman des frères Strougatski sont ici proches de celles de l'écrivain britannique. Cependant, là où le second fait montre d'une ironie mordante, les premiers laissent libre cours à la noirceur teintée d'un fatalisme slave.

Le roman s'aventure clairement dans le domaine de la réflexion politique et traite au moins deux thématiques : le totalitarisme et l'interventionnisme. Les références au fascisme, sous toutes ses manifestations historiques, sont empruntées directement à notre passé. Ainsi, nazisme et théocratie fournissent-ils les éléments constitutifs du climat de terreur qui prévaut tout au long du roman. Toutefois, il est aisé de relever également des allusions à peine voilées à l'histoire violente de la Russie.

L'interventionnisme est aussi au cœur de l'intrigue des frères Strougatski. Empêtrés dans leurs principes moraux, et convaincus de la fiabilité de leur science historique, les membres de l'Institut refusent d'intervenir sur le cours naturel des événements à Arkanar. Leur inertie condamne Roumata à vivre dans sa chair et son esprit le cauchemar totalitaire. En écartant tout angélisme, les frères Strougatski présentent les avantages et les inconvénients du droit d'ingérence. Leur réponse apparaît radicalement pessimiste : ou ne rien faire ou recréer entièrement l'espèce humaine.

Il est difficile d'être un dieu est enfin le portrait émouvant d'un individu n'arrivant pas à se résoudre à demeurer le simple spectateur du désastre qui s'offre à ses yeux. Qu'il est difficile de vivre l'Histoire lorsqu'elle bégaie…

Au final, Il est difficile d'être un dieu est assurément un roman indispensable à lire, à la fois pour la teneur de son questionnement politique et éventuellement philosophique, mais également pour sa tonalité douloureusement mélancolique. À l'heure des guerres en Irak et en Afghanistan, la réflexion désabusée des frères Strougatski semble plus que jamais d'actualité. Maintenant, on est très impatient de lire les rééditions de Stalker et de L'Ile habitée, annoncées chez le même éditeur.

Le Diapason des mots et des misères

Il faut nous résoudre à révéler l'inavouable, à confesser les pensées impitoyables qui animent les circonvolutions de notre cerveau. Après avoir lu et relu le recueil de Jérôme Noirez, à l'endroit comme à l'envers (pour vérifier s'il ne recelait aucun message satanique), la tête en bas, en sautant un mot sur deux, bref, en échafaudant une multitude de stratagèmes tous plus ou moins pervers, nous ne pouvons révéler la passion païenne qu'il a provoquée en nous. Aussi userons-nous d'un artifice pour nous exprimer à mots couverts.

Fièrement, nous claironnons ici même que nous ne nous laisserons pas impressionner par la richesse de son style, l'exubérance de sa plume et la générosité de son imaginaire, même lorsque celui-ci se laisse aller à la facilité. Afin de prévenir toute intervention de la ligue Deu, qu'il soit énoncé tout de suite que nous apprécions l'Imaginaire, l'Authentique, celui qui mal peigné et affalé à la place du fond près du radiateur braque son regard vers les courbes généreuses de la campagne derrière la vitre. Et la groupie Catherine Dufour, dont on peut lire la postface complice, ne nous fera pas taire d'une œillade assassine ou d'une saillie drolatique.

Profitons de l'espace que nous accorde chichement Bifrost (merci chef) pour nous interdire de proclamer tout le bien que nous pensons de Jérôme Noirez. Nous n'écrirons pas qu'il est une des plumes les plus fécondes de l'Imaginaire francophone et que sa verve intarissable, l'impact visuel de ses descriptions, le cosmopolitisme de son inspiration nous ravissent, nous retournent, nous secouent des pieds à la tête d'un rire incoercible, nous chavirent le cœur, font de nous des poupées de cire, poupées de son (hum…), bref, font entrer en émulsion le contenu de nos intestins jusqu'à en faire résonner nos corps caverneux.

Nous n'affirmerons pas non plus que Jérôme Noirez fait montre d'une grande maîtrise pour tisser des ambiances sordides, horrifiques ou contaminées par une dinguerie irrésistible. Ou qu'il se montre particulièrement doué pour coucher sur le papier ses obsessions intimes, un échantillon non exhaustif de fluides corporels, de terreurs enfantines et de visions au parfum méphitique. Nous ne le dédouanerons pas davantage de l'aspect malsain de son inspiration, précisant que chez lui le tragique et l'horreur confinent toujours au cocasse, que la mélancolie douloureuse côtoie l'éclat de rire salvateur.

Nous ne relèverons évidemment pas l'aisance dont il fait preuve pour se couler dans les codes fort différents du fantastique, du conte cruel, du récit décalé mâtiné de science-fiction, talent qu'il exerce sans pour autant renoncer à sa singularité et aux thématiques qui lui sont chères, notamment ici la figure de l'enfance.

Pour terminer, nous ne lui ferons pas plaisir en confiant nous être laissé prendre par la poésie et l'onirisme de ses textes : « 7, Impasse des Mirages » (page 11) et « La Ville somnambule » (page 43). Qu'il nous a énormément amusés avec le ton résolument déjanté de « L'Apocalypse selon Huxley » (page 79), et, surtout, avec « Feverish Train » (page 117), une histoire vaguement policière lorgnant du côté des cartoons de Tex Avery. Qu'il nous a ébahis avec « Stati d'animo » (page 183), une nouvelle où se mêlent physique quantique et mouvement futuriste. Enfin, nous ne joindrons pas notre voix à celle de Catherine Dufour pour affirmer que « Shirley's Doll » (page 205) est un joyau noir de la plus belle eau, sans aucun conteste le texte à retenir dans ce recueil. Ce serait le contenter pour peu de frais.

En définitive, recommander la lecture de ce recueil n'apparaît pas comme une démarche raisonnable, tant le risque d'addiction semble peu négligeable. Lire Jérôme Noirez conduit à éprouver d'étranges sensations dont les effets secondaires sont patents. Pourtant, qu'est-ce qu'il est bon de se laisser aller parfois à la déraison !

Axis

Voici donc le second volet de la première « trilogie » du Canadien Robert Charles Wilson. Rappelons aux quelques étourdis qui ne l'auraient pas encore fait d'aller lire Spin, prix Hugo 2006 et Grand Prix de l'Imaginaire 2008 avant de s'aventurer dans cet Axis

Une trentaine d'années a passé depuis que la barrière du spin a disparu, rendant l'Humanité à l'univers alors que, dans l'océan, apparaissait l'Arc offrant aux habitants d'une planète désormais condamnée à brève échéance l'accès à un monde nouveau. Lise Adams arpente les alentours de Port Magellan, la plus importante agglomération d'Equatoria, à la recherche de son père disparu des années auparavant, sans se douter de prime abord que son enquête va la pousser à s'intéresser aux Quatrièmes Ages, et ainsi attirer sur elle l'attention du Département de sécurité génomique. C'est qu'aux yeux des autorités, ces quelques humains ayant clandestinement bénéficié du traitement de longévité martien mettent en danger l'intégrité du patrimoine génétique humain et risquent de mettre à mal les schémas sociaux et économiques qu'elles espèrent bien reproduire sur le nouveau monde. Et alors qu'Equatoria se trouve paralysée sous d'épaisses couches de cendres où fleurissent d'étranges phénomènes, Isaac, jeune garçon solitaire élevé par une communauté de Quatrièmes, attend au cœur du désert en contemplant l'Ouest…

Tandis que Spin, malgré une intrigue se déroulant sur plusieurs décennies, maintenait un rythme haletant, l'action d'Axis se resserre, et sur un rythme plus lent ne couvre que quelques semaines, sans jamais franchir les limites du Nouveau Monde. On ne saura d'ailleurs pas grand-chose de l'évolution de la situation sur Terre, et l'on n'apprendra quasiment rien de plus sur le spin et les Hypothétiques. Après la démesure du premier volume, le second peut donc sembler moins ambitieux : pour étranges qu'elles soient, les floraisons de cendres ne peuvent rivaliser avec la disparition des étoiles, pas plus que la quête de Lise avec la course engagée dans Spin pour la survie de l'Humanité. Mais c'est surtout par l'effet d'un changement d'échelle que les enjeux directement liés aux Hypothétiques restent à l'arrière-plan. L'intrigue a cette fois une dimension plus immédiate, et alors que Spin donnait à Wilson l'occasion de travailler ses personnages sur la durée d'une vie entière, ceux d'Axis sont dépeints avec minutie au pivot de leur existence. Qu'ils parviennent ou non au dépassement de soi, chacun incarne à sa manière les différents aspects et réactions d'une Humanité en crise, contrainte de se couper de ses racines, de son passé, et sans doute de se réinventer au moment même où elle n'a plus d'autre choix que de faire face à l'inconnu, à l'indifférence de l'univers.

Dans le cadre plus posé de ce nouveau roman, Wilson, fidèle à sa recette, contemple à nouveau l'humanité à travers ses personnages, d'un regard profondément humaniste et lucide, développant sous couvert de science-fiction des problématiques existentielles.

Deuxième volet d'un triptyque plutôt que suite à proprement parler, moins impressionnant que son prédécesseur mais sans aucun doute nécessaire à l'équilibre final de l'édifice, Axis prolonge sous un angle différent les thématiques de Spin, prend le temps d'approfondir le mystère des Hypothétiques, posant plus de nouvelles questions que ne répondant à celles déjà soulevées, brève respiration avant le feu d'artifice annoncé de la troisième partie qu'on attend avec plus d'impatience encore…

L’homme qui s’arrêta

Fidèle au défunt groupe Limite, la Volte fait partie des rares maisons d'éditions à jouer véritablement un rôle de prescripteur. Après avoir lancé plusieurs auteurs désormais incontournables dans le paysage francophone (Damasio et Beauverger en tête), l'éditeur se penche sur le cas Philippe Curval — quatre-vingt ans au compteur — dont l'influence se fait toujours sentir en France et dont l'œuvre parle pour elle-même. Si Curval fait partie des rares à publier aussi bien en S-F qu'en blanche, c'est surtout grâce à sa plume brillante, ses idées tordues et sa façon toute personnelle de se frotter au réel. Avec L'Homme qui s'arrêta, recueil de dix nouvelles écrites sur une période de trente ans, la Volte nous donne l'occasion de relire Curval, un Curval intime, dont l'écriture s'axe ici sur le principe du journal. Ces journaux ultimes — comme le signale la couverture — jouent sur le registre du bizarre, du fantastique, de la folie, du rêve et parfois même d'une certaine forme de psychanalyse. Possession, schizophrénie, sexe et violence, Curval ne s'interdit rien et son exploration mentale fourmille d'idées épatantes. Hélas, le traitement strictement littéraire (style, construction et développement) pêche par une certaine désuétude et une façon d'envisager la vie tristement artificielle. Les personnages de Curval ressemblent à s'y méprendre aux illustrations précédant chaque nouvelle : des collages maladroits et peu rigoureux, des perspectives décalquées et, au final, une fausse réalité mal fichue qui dérange plus qu'elle n'intrigue. De fait, les nouvelles alignent leurs fantômes de héros en carton-pâte, animés maladroitement dans un décor en stuc poussiéreux. Du toc, donc, impression désagréable renforcée par les noms, les situations et les dialogues qui frisent parfois le ridicule. Ainsi, quand l'homme est épuisé ou énervé, la femme lui demande abruptement : « as-tu des contrariétés ? » Bref, si la littérature singe le réel, Philippe Curval embarque son lecteur dans un réel voilé et un recueil raté. Raté parce qu'aucun texte n'est crédible, raté parce que tous se révèlent prodigieusement ennuyeux. De « Pourquoi ressusciter ? » (où le narrateur ressuscite son père pour régler ses comptes avec lui) à « Lafuma extra strong » (où un écrivain fatigué lit un étrange manuscrit) en passant par « L'Homme qui habitait une chambre de bonne avec un Picasso » (sorte de descente aux enfers avec carte postale du Mexique), on en vient parfois à se demander si Curval ne se fout tout simplement pas de notre gueule, tant les chutes sont prévisibles dès le départ. Ici, rien n'existe, ni les gens, ni le décor. Même constat pour le très sexuel et très ridicule « Le Pénis d'ivoire dans son étui de cuir noir », texte mettant en scène un homme aux prises avec une ancienne malédiction, et dont l'imbroglio général masque mal le vide. C'est évidemment dommage, dans la mesure où les thèmes abordés par l'auteur restent universels. Curval n'a plus rien à prouver, sans aucun doute, mais ce recueil résonne tristement. Peut-être aurait-il fallu l'oublier, le laisser dormir ou le réserver aux inconditionnels. Les curieux se rabattront sur le très bon Lothar Blues, disponible en « Ailleurs & Demain ».

Avaleur de mondes

La formule frôle l'usure, mais il est vrai, néanmoins, que Walter Jon Williams est un auteur sous-estimé. S'il a régulièrement connu les honneurs d'une traduction, il reste pour beaucoup un auteur, sinon mineur, du moins secondaire. Peut-être paye-t-il comptant son éclectisme ? Cyberpunk du premier cercle, l'homme n'est pas du genre à se laisser enfermer dans un genre. Il touche à tout et généralement avec talent. L'aventure marine, la fantasy ou le thriller fantastique, il est un conteur talentueux et surtout un portraitiste brillant.

Il se pourrait bien, toutefois, qu'avec Avaleur de mondes, Walter Jon Williams se fasse, hélas, rattraper par sa réputation.

L'humanité du XXXVe siècle a trouvé dans la création d'univers de poche un remède à sa propension à la destruction. Dans cette société ultra assistée par une constellation d'intelligences artificielles, Aristide trompe l'ennui en arpentant les mondes à la recherche d'espaces implicites. Il s'agit de lieux contingents, créés par accident, comme les landes désolées qui résultent nécessairement de la création d'une côte escarpées, par exemple. Lors d'une de ces expéditions, il tombe par hasard sur les prêtres d'un culte étrange, qui ont le pouvoir d'envoyer leurs victimes dans un autre univers. C'est assez inquiétant pour qu'il se décide à rejoindre Topaze, un continuum de régulation à haute technologie, afin de donner l'alerte.

En dépit d'un millénaire et demi de paix et d'hédonisme, il n'a guère de mal à convaincre quelques personnes qu'un conflit majeur se dessine à l'horizon. Il est vrai que dans une autre vie, Aristide s'appelait Pablo Monagas Perez, et qu'il faisait partie du triumvirat de programmeurs de haut vol ayant conçu les onze intelligences artificielles dont dépend entièrement l'Humanité. Ce sont elles qui créent et maintiennent ces univers de poche, des singularités quantiques hébergeant des sphères de Dyson où tout un chacun peut vivre à sa guise.

Très vite, une seule conclusion s'impose : l'une des onze IA a bypassé les protocoles qui l'asservissent aux hommes et s'est retournée contre eux.

On l'a dit, Walter Jon Williams est un touche-à-tout. Il l'illustre avec un peu trop d'ostentation avec cet Implied Spaces — sottement rebaptisé Avaleur de mondes pour le public français. La topographie artificielle de cet univers lui offre un terrain de jeu dont il abuse avec une jubilation évidente. Ainsi, les premières pages nous plongent dans une fantasy médiévale volontairement poussive, et après un intermède AM/FM (actual machines/fucking magic), il nous expédie sur une planète aquatique dénuée d'originalité mais qu'il exploite en s'amusant comme un petit fou, quelque part entre Docteur No et La Croisière s'amuse. Ce n'est guère que le début du périple que Williams nous propose dans cette espèce de catalogue des thématiques du genre, qu'il met au service d'une intrigue qui se veut une mise en abyme du complexe de dieu animant tout créateur. Son protagoniste, Aristide, est une transposition pataude de l'auteur et sa fonction créatrice tient lieu de caractérisation. Dommage, de la part d'un écrivain qui brille habituellement par la peinture de ses personnages.

Sans doute est-ce parce que, incidemment ou à dessein, Avaleur de mondes vient se ranger dans cette catégorie lâche et casse-gueule des méta-romans. Ces romans sur les romans. Presque un sous-genre en soi, où voisinent pourtant des œuvres aussi différentes que Breakfast du champion de Vonnegut ou Hypérion, pour ne citer que ceux-là. Hélas, et loin s'en faut, Avaleur de mondes ne revêt pas le caractère définitif de l'un ou de l'autre. Lorsque ceux-ci touchent au séminal, Williams se cantonne à l'aimablement anecdotique. Essentiellement du fait de l'inconsistance de son personnage principal, qui survole en touriste une intrigue longeant en permanence le gouffre de la toute-puissance. Une impasse dramaturgique qu'ont empruntée nombre d'auteurs — de Heinlein à Lehman, pour les plus talentueux, mais passant aussi par une flopée de tâcherons. Impasse, car l'omnipotence — tout comme le bonheur — est anti-dramatique au possible.

Williams a certes assez de métier pour juguler cette réaction en chaîne qui ne se résout ordinairement que dans une apocalypse d'ennui, mais c'est au prix d'autoréférences lassantes et d'une dérision dilettante.

Alors, à notre tour, comme Aristide, nous hésitons entre une lecture distanciée des péripéties qui l'assaillent et une manière gentiment divertissante d'occuper quelques heures.

Parce qu'il a du talent, Walter Jon Williams parvient, de justesse, à nous rattraper. Mais Avaleur de mondes n'a pas l'exubérance inventive de La Guerre du plasma, la densité écrasante de Sept jours pour expier ou le souffle épique de La Chute de l'Empire Shaa, série avortée suite à la disparition de la collection « Imagine » du regretté Jacques Chambon. Ce dernier opus a la légèreté d'un Simon R. Green ou d'un Bujold. C'est loin d'être indigent, mais de l'auteur de Câblé + on attend mieux, forcément.

Siècle d'enfer

« — Je veux devenir écrivain.
— T'as raison, c'est bien écrivain. »

La société civile évoquait la possibilité d'enfermer les enfants délinquants, Frédéric Castaing l'a fait. Coupable d'un acte dont il n'a pas souvenir (il a été commis avant l'âge de cinq ans), le narrateur, qui rêve d'être écrivain à une époque où l'écrit ne semble plus compter dans la formation intellectuelle ni dans l'estime des gens, est libéré à l'âge de 22 ans, avec un maigre pécule pour démarrer dans la vie et déjà nombre d'inconnus à ses trousses, certains parce qu'ils refusent la mise en liberté de dangers publics.

« — Donner un point de vue panoramique…
— Mais c'est plus possible. »

Nous sommes dans un futur proche où les délinquants ont des implants sous-cutanés permettant de les localiser à toute heure, où les problèmes environnementaux et économiques se sont accentués au point de générer d'incessants mouvements de protestation, soutenus par des associations caritatives dont les dirigeants très médiatisés voient parfois leur image écornée par des accusations de prévarication. Ainsi, on lance les Trains de la Relève pour délocaliser les travailleurs vers les usines, des Villages de l'Espoir pour loger les indigents dans des maisons en carton avec des caisses de bière remplies de sable en guise de fondations. Bref, un monde au bord du dépôt de bilan où exclusion et pauvreté se heurtent au totalitarisme d'un capitalisme sauvage.

« — Comment ça, plus possible ?
— Regarde nos vies. Tout est cassé, disloqué. »

Nouveau Candide ignorant tout de la société, le narrateur raconte de façon brute, sans recul ni mise en perspective, son errance et ses galères. Comme lui, le lecteur ne comprenant rien à ce qu'il voit et entend, aux règles non écrites sous-entendues dans chaque proposition, est submergé de scènes, de slogans et d'attitudes, dans un maelström de sensations, de bruit et de fureur. On songe précisément à Faulkner pour cette perception brute du monde, à Dos Passos pour les collages d'infos et de slogans, bruissements qui parasitent le quotidien tout en lui donnant sa texture, à Hemingway pour l'épure stylistique mais aussi à Céline pour l'écriture syncopée, heurtée, où les dialogues ne sont pas toujours signalés par des tirets mais insérés, bruts de décoffrage, dans les observations du narrateur qui se contente de rendre objectivement compte de sa perception subjective des faits.

« — Moi, je dis qu'on doit pouvoir tout saisir.
— Des moments par-ci par-là peut-être… »

Débrouillard, le narrateur, qui se fait appeler Vendredi Treize, en même temps qu'il apprend à survivre, démêle l'écheveau de sa mémoire pour reconstituer son passé, lequel se confond avec les événements de son temps et est éclairé par ses lectures.

Parce que ce projet romanesque hante le narrateur, son regard kaléidoscopique et impressionniste sur les événements est traversé à intervalles réguliers par des interrogations littéraires sur la façon de commencer une histoire, de relater un épisode marquant, voire de continuer à vivre après avoir écrit un chef-d'œuvre. Suite aux lectures qu'on lui a conseillées, sa vision du monde est sans cesse confrontée à la façon dont Flaubert, Kafka ou Poe tentaient de rendre compte du leur. Les extraits de Proust, Hugo ou Melville, mais aussi des tableaux et des peintres, sont autant de contrepoints permettant d'embrasser ce Siècle d'enfer où se mêlent étroitement le futur de l'humanité et le passé du narrateur. Un détonant mélange de violence et d'érudition au service d'une critique sociale sans concession. Impressionnant !

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