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Rosée de feu

Xavier Mauméjean a un bon pedigree. En une grosse décennie, il est devenu l’une des figures de proue de la S-FF francophone, sous les auspices de la violence feutrée et d’une certaine critique de l’aliénation sociale. La plupart de ses livres dressent le tableau de sociétés parfaites (ou voulues comme telles) qu’un excès d’ordre livre soudain à tous les dérèglements. C’est aussi le cas, en quelque sorte, dans ce nouveau roman, Rosée de feu. Après avoir placé ses histoires dans la Mitteleuropa du XVIIIe, dans la Babylone antique, l’Angleterre Victorienne ou les Etats-Unis du début du XXe, Mauméjean s’intéresse cette fois au grand traumatisme de l’histoire japonaise contemporaine, la seconde Guerre mondiale, le Japon étant vécu à la fois comme bourreau (les crimes de guerre impérialistes) et comme victime (la bombe atomique).

Il le fait à sa manière : féroce, crue, implacable. Une ouverture tout en dégradé assure le passage du document à la fiction. L’irruption d’éléments de pure fantasy (l’aviation japonaise n’est constituée que d’escadrons de dragons) dans le cours des citations d’archives, des textes de propagande, des rapports circonstanciés d’opérations militaires se fait le plus naturellement du monde. Quand l’histoire réelle est ainsi violentée, fantasmée, recréée, mythifiée, on sait qu’elle donne parfois de beaux rejetons.

1944. L’Empire du soleil levant, acculé sur son territoire par les forces américaines, place son dernier espoir dans la tactique du Vent Divin, car « une mort glorieuse vaut mieux que la vie sauve ». Cette stratégie conforme à l’honneur a été conçue par le capitaine Obayashi, dans le respect de la voie du guerrier et d’une philosophie personnelle proche du zen : « La volonté tendue vers une fin accumule les obstacles […] Le pilote se trouve en équilibre entre ciel et terre, désir et renoncement. » L’objectif est d’une simplicité redoutable : chaque pilote volontaire devra écraser son dragon alourdi de bombes sur un navire ennemi. « Un coup, une vie. » Tatsuo est un jeune soldat engagé dans l’aviation, dont la mission est d’escorter les kamikazes lors de leurs missions suicides. Tandis que son petit frère Hideo, écolier de six ans, suit la guerre depuis son village, l’oreille collée à la radio, rejouant avec ses petits camarades les batailles livrées par les héros nippons.

Le décor est posé, l’action ne fera plus qu’alterner scènes de vols meurtriers, combats plus feutrés dans les coulisses du gouvernement et de l’état-major de l’archipel, rituels paisibles et bucoliques d’un petit village traditionnel soumis à la propagande belliqueuse et mensongère de l’idéologie impériale. Une farce macabre s’organise, scellant l’alliance monstrueuse d’une spiritualité pleine de noblesse avec un imaginaire collectif dévoyé. Mauméjean montre bien comment, à l’ombre de grotesques édiles, de révérencieux imbéciles et de quelques fétiches sacralisés (médailles, articles de journaux à la gloire des pilotes sacrifiés, photographie de l’empereur), le peuple a adhéré sans réserve à l’idée du sacrifice ultime.

Cela finit bien sûr par se dégrader. Disette dans le village, tentation révolutionnaire du capitaine, cauchemardesques retours de conscience des uns et des autres. Restent l’impuissance, la honte et la désintégration mentale qui annoncent le retour des actualités d’époque, traînées de flammes sur fond d’images en noir et blanc : champignon quasi atomique (comprenne qui lira), discours de reddition pitoyable d’un empereur présumé dieu vivant. Reste encore cet épilogue d’un lyrisme aride, fixant le chaos coloré d’un tableau tirant vers l’abstraction.

La force de ce livre étonnant tient moins aux évènements qu’il relate (d’une horreur vertigineuse, traumatisante), qu’au mélange des tons et des genres qui la tempère. L’humour noir, le cynisme et même la beauté y ont leur part. La chronique historique (parfois lassante il est vrai, tant certaines séquences se répètent) se mêle à un irrationnel considéré comme plausible, dont les éléments sont scientifiquement disséqués. Le texte obéit en outre à quelques principes de composition hérités du théâtre japonais ainsi que de la pensée chinoise. Cette exigence stylistique et narrative pourra paraître un peu gratuite, elle est en tout cas parfaitement assumée (voir la postface) et mise en œuvre. Invisible par certains aspects, elle se traduit surtout dans le récit par une sécheresse de style, une absence presque totale de sentiments, d’impressions, à l’opposé par exemple de l’écriture charnelle d’un Mishima, d’une surenchère émotionnelle dont L’Empire des sens fut en son temps le fleuron. Rapporté à la trajectoire du pilote Tatsuo et au destin du peuple japonais, on peut lire Rosée de feu comme un Empire des sens renversé, où la mutilation (mentale ou physique) n’est pas l’apothéose de la vie mais sa condition même. A cet égard le livre aurait pu s’appeler : le sens de l’empire.

Lavinia

Période faste pour l’Atalante. Les parutions d’auteurs francophones se multiplient et Ursula K. Le Guin nous réjouit le cœur et l’intellect. Pendant que l’excellent cycle pour la jeunesse Chroniques des rivages de l’Ouest poursuit son bonhomme de chemin (la conclusion est prévue pour mars), l’éditeur nantais nous gratifie d’un roman adulte, auréolé du Prix Locus, excusez du peu. Même si une récompense n’est pas toujours un gage de qualité, elle apparait ici amplement méritée, distinguant en outre un roman admirable.

Abandonnant les préoccupations très contemporaines, Ursula Le Guin nous invite à un voyage dans le passé, quelque part entre mythe et réalité, en cette terre du Latium où naîtra la Rome républicaine puis impériale. Une pause enchanteresse et bucolique où s’exerce l’acuité redoutable du regard de l’ethnologue. Une parenthèse empreinte de poésie et de lyrisme. Une invitation à relire L’Enéide de Virgile, texte épique s’il en est, retraçant le périple d’Enée et les origines mythiques de la cité de Rome.

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie toute entière briguaient son alliance. »

La place de Lavinia tient à peu de chose dans L’Enéide, son rôle consistant à devenir la femme du héros Enée, et par là même à sceller l’alliance entre les Troyens et les Latins. Ursula Le Guin choisit de faire de la jeune femme la narratrice et le personnage titre de son roman. Lavinia apparaît ainsi comme la réécriture, du point de vue féminin, d’une partie de l’épopée de Virgile. L’auteur mourant apparaît lui-même dans le récit, comme une apparition spectrale en provenance du futur, lorsque Lavinia se recueille dans le secret du sanctuaire de sa famille. Le dialogue noué entre les deux personnages — le réel et le fictif — se révèle très touchant, un des moments forts du roman. Le poète lui dévoile le passé — la guerre de Troie, le séjour en Afrique chez Didon — et le futur — l’arrivée d’Enée et la période augustéenne —, se faisant ainsi oracle. On le constate rapidement, ce dispositif narratif sert de prétexte à une réflexion sur la liberté et le destin, sur le réel et la fiction. Personnage anecdotique et pourtant capital de l’épopée — en elle, la lignée d’Enée fait souche —, Lavinia ne vit qu’au travers des écrits de Virgile. Ici, elle incarne la légende, restant consciente de son caractère fictif, en grande partie imaginaire, et interpellant avec régularité le lecteur à ce propos. Ce faux monologue impulse un sentiment de trouble. Il rend la jeune femme d’autant plus réelle. Lavinia incarne aussi un destin livresque et tente de l’accorder à sa liberté. Un destin pour ainsi dire gravé dans le marbre. Forcer la main à son père, s’opposer à sa mère, à sa famille et à son peuple. Epouser la cause de l’étranger, de l’exilé. Exister en tant que tel et non uniquement sous la plume d’un autre.

Lorsque le roman débute, Enée débarque avec armes et bagages. Lavinia assiste à l’événement annoncé par le spectre de Virgile. Puis, sans transition, l’histoire se décale dans le passé. Ursula Le Guin nous plonge au cœur du Latium archaïque. Immersion immédiate aux côtés de gens simples, petits paysans, esclaves, maisonnée du roi Latinus. La limpidité de la narration et l’authenticité de la reconstitution frappent aussitôt l’esprit. Une vie près de la nature, le sacré imprégnant par ses rites chaque geste du quotidien. Les couleurs, les odeurs, les sons, rien ne manque. Le cadre du drame à venir est dressé. Il ne reste plus aux événements qu’à se dérouler, fatidiques puisque déjà écrits. Alors en attendant, on fait connaissance avec Latinus, vieux roi fatigué désirant la paix. Avec son épouse Amata, rendue folle par le chagrin, avec Turnus, impétueux et jeune souverain de Rutulie, avec Drances, conseiller roublard de Latinus. Avec Enée enfin… On s’émerveille du traitement des personnages, de l’atmosphère envoutante tissée par Ursula Le Guin. Un tropisme dépourvu d’artifices et de fioritures. Tout l’art du conteur au service de la littérature.

« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être don-née, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

A près de 80 ans, Ursula Le Guin démontre avec Lavinia que le meilleur de son œuvre n’est pas derrière elle. Loin de s’endormir sur son passé, elle écrit un roman tout bonnement époustouflant. Lavinia rappelle ainsi les titres les plus importants de sa bibliographie : Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit pour n’en citer que deux. Et il s’impose comme une des parutions incontournables du début de l’année 2011.

Grendel

Connu comme le loup blanc dans le monde anglo-saxon, Beowulf figure au rang des grandes œuvres de la littérature médiévale, au même titre que la geste du roi Arthur, la Chanson de Roland, l’Edda et bien d’autres sagas scandinaves. On ne reviendra pas sur le contexte historique de ce poème épique, de crainte de paraphraser l’excellente préface de John Gardner lui-même. On se contentera juste de renvoyer les éventuels curieux à l’édition d’André Crépin (Le Livre de poche, collection « Lettres gothiques »), s’ils souhaitent se confronter au texte original. Que les néophytes ne s’inquiètent toutefois pas. La lecture de Beowulf n’est pas un préalable à la lecture de Grendel. La méconnaissance de l’œuvre originale ne constitue pas un obstacle à la compréhension du roman de John Gardner. Qu’ils sachent cependant que le poème a influencé des auteurs tels que Tolkien et Michael Crichton (Les Mangeurs de morts), et qu’il a fait l’objet d’une adaptation regardable au cinéma (La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis).

Dans la postface, Xavier Mauméjean estime que le Grendel de Gardner est une complète trahison, au même titre que l’Ulysse de James Joyce. Pour l’auteur français, le roman est un acte de recréation. John Gardner ne trahit en effet pas la légende, ayant en tête l’intention d’écrire une variation du texte de Beowulf. Bien au contraire, s’il aborde le mythe du point de vue du monstre, c’est pour essayer de toucher par ce biais à des notions essentielles : le sens de la vie, l’altérité, la différence, le destin.

Roman iconoclaste, conte philosophique et fable ricanante, Grendel imprègne la mémoire de façon durable. Non sans malice, l’auteur américain mène jusqu’à son terme le destin inexorable — tout est écrit — du monstre. Observateur attentif, Grendel s’irrite au moins autant qu’il s’attache aux gesticulations des hommes. Une humanité grossière et dépourvue de morale, enferrée dans les songes creux de la foi et des exploits héroïques chantés lors des veillées. A la fois naïf et lucide, le monstre dresse un portrait douloureux et sans concession de l’existence. Ainsi, Grendel apparaît teinté d’un nihilisme désespéré. Le destin des hommes est soumis au hasard. La violence, la cruauté, l’appât du gain ou du pouvoir président au moindre de leurs actes. Le monde ressemble à un mécanisme odieux dont l’horloger pointe aux abonnés absents. Et Grendel peine à trouver sa place dans tout cela. A peine sorti du ventre de sa mère, du refuge de la grotte maternelle, il cherche un sens à la vie, à sa vie. Un questionnement universel rendu plus impérieux encore par sa condition de réprouvé, de créature des marges, échappant à la civilisation, et lui servant même de repoussoir.

« Le monde n’est qu’un accident sans signification, dis-je. Je crie maintenant, les poings serrés. J’existe, un point c’est tout. »

Si la Weltanschauung dispensée par John Gardner n’incite guère à l’optimisme, elle ne mène cependant pas à l’abandon pur et simple de la vie. Grendel ne trouve son salut, si l’on peut dire, que dans la création, ici œuvre de destruction. Il tue, massacre, dévore, jouant le rôle que la légende lui a dévolu. Il jubile même de ce rôle, se moquant de la crainte, de la résistance de Hrothgar et des Scyldings. Démon farceur, sans cesse sur le fil, entre ironie et détresse, il tient sa place jusqu’au dénouement : l’arrivée de Beowulf, autre monstre, individu froid dépourvu d’affect, à peine évoqué par John Gardner qui ne le nomme d’ailleurs à aucun moment. Et lorsque Grendel meurt, ce n’est pas à l’issue d’un combat épique jalonné d’actes de bravoure. C’est bien d’une manière grotesque, ultime pied de nez du destin et du hasard.

Bref, Grendel impressionne par la fulgurance de son propos et son humour désespéré. John Gardner concilie et réconcilie l’art de la tragédie et de la satire. Ainsi, son roman hante durablement la mémoire. Les livres capables de susciter ce genre de réaction sont rares et précieux.

Jirel de Joiry

[Critique commune à Les Aventures de Northwest Smith et Jirel de Joiry.]

Dans un système solaire pas si lointain, il y a fort, fort longtemps… Attablé dans un bar louche, sur Mars, Northwest Smith rêve. La nostalgie lui étreint le cœur et lui voile le regard, altérant le reflet métallique de ses yeux clairs. Son visage au teint halé, couturé de cicatrices, se crispe au souvenir des vertes collines de la Terre. Un paysage, une quiétude lui étant désormais interdits par la patrouille interplanétaire. Dans l’attente d’une hypothétique amnistie, il traîne le cuir de sa tenue d’astronaute aux quatre coins du système. Le pistolet thermique lui battant la cuisse, il fréquente les lieux interlopes en quête d’un bon plan, n’accordant qu’un bref répit à sa carcasse athlétique, le temps d’avaler un verre de segir.

En des temps médiévaux incertains, quelque part en France, entre le règne de Charlemagne et la Renaissance, Jirel guerroie sans cesse, traquant les barons félons et autres magiciens retors. La châtelaine de Joiry a fort à faire pour défendre son domaine. De tempérament volcanique, elle tient la dragée haute aux hommes d’arme, portant le fer en terre étrangère lorsque l’occasion se présente, ou recherchant l’aventure et quelque trésor à piller. Les courbes aguicheuses de son corps agréablement mises en valeur par une cotte de mailles très seyante, Jirel n’est pas du genre à laisser un homme prendre son destin en main. Femme de tête, diront certains. Furie à la chevelure rousse, diront d’autres. Juste une question de point de vue…

La parution conjointe des Aventures de Northwest Smith et de Jirel de Joiry provoquera sans doute chez les lecteurs chenus quelques réminiscences nostalgiques. Celles de l’âge d’or des pulps, où les auteurs ne se préoccupaient guère de creuser leur intrigue, se contentant de décliner de manière répétitive les mêmes récits d’aventure. Dans ce domaine, Catherine Lucille Moore (elle signe C. L. Moore pour cacher son sexe) excelle rapidement, attirant l’attention de son futur mari Henri Kuttner, avec lequel elle collaborera entre autres sous le pseudonyme de Lewis Padgett, produisant quelques-unes des nouvelles les plus marquantes de la S-F américaine.

Revenons  à Northwest Smith et Jirel de Joiry. Parues entre 1933 et 1938 dans le magazine Weird Tales (à l’exception d’un texte), les nouvelles de C. L. Moore relèvent bien du pulp. Aventure, exotisme, atmosphère flirtant avec le fantastique, personnages réduits à des archétypes, nombreuses références aux mythes et à l’Histoire, Les aventures de Northwest Smith et Jirel de Joiry ne se soucient guère de longues scènes d’exposition ou de digressions psychologiques. On entre direct dans le vif du sujet, se distrayant des rebondissements ou s’effrayant de l’étrangeté des situations vé-cues par Northwest et son alter ego féminin. En somme tout le charme d’une époque, mais une époque exhalant l’odeur du pa-pier jauni, car pour découvrir et apprécier ces deux séries en 2011, il faut faire montre d’une bienveillante indulgence, les replaçant dans une perspective historique.

Difficile en effet de ne pas tiquer devant l’aspect désuet de l’imaginaire. Gorgone esseulée, vampire guettant sa proie, spectre effrayant, femme-garou amoureuse, les intrigues échafaudées par C. L. Moore recyclent les thèmes classiques du fantastique en les saupoudrant d’une pincée de S-F. L’auteur s’inscrit dans cette science-fiction sans science remontant à Edgar Rice Burroughs (dixit Serge Lehman à propos Des Aventures de Northwest Smith dans sa préface). Elle se coule dans une fantasy encore héroïque. Vénus, Mars, le système solaire, le monde médiéval ne sont que des lieux littéraires. Un décorum dans lequel se déploie l’imagination de C. L. Moore. Pas de quoi énerver le plus fervent fan de Star Wars, qui n’est après tout qu’un pulp filmé complètement  anachronique, quand bien même celui-ci serait allergique aux dandinements des Ewoks. Toutefois, il faut une bonne dose de patience ou une abnégation confinant au sacrifice pour lire toutes les nouvelles d’une seule traite, ce que déconseille Patrick Marcel à propos de Jirel de Joiry.

Difficile aussi de ne pas s’agacer du caractère répétitif des intrigues et du déroulé prévisible des récits.

Mais alors, pourquoi s’intéresser à ces deux rééditions, nous demandera-t-on ? Peut-être pour signaler le travail éditorial soigné, restituant les nouvelles dans leur ordre de parution originel et nous gratifiant de deux inédits. Sans doute pour les paratextes de Serge Lehman (in Les aventures de Northwest Smith) et de Patrick Marcel (in Jirel de Joiry) apportant leur point de vue sur l’auteur et son œuvre. Par curiosité enfin, histoire de découvrir l’esprit d’une époque, en prenant la précaution de lire les textes à petite dose. Dans tous les cas, il ne faut cependant pas s’attendre à un choc, surtout si l’on est déjà un lecteur accoutumé à la S-F (on n’ose imaginer l’effet produit chez un néophyte). Pour faire un parallèle osé, c’est un peu comme découvrir les temples de Grèce après avoir visité ceux de Sicile.

Même si les nouvelles de C. L. Moore révèlent des qualités narratives indéniables, même si l’auteur démontre sa capacité à tisser une atmosphère, même si son œuvre appartient à l’histoire du genre, on ne peut s’empêcher de juger l’ensemble vieillot et lassant. On préfèrera à bon droit les nouvelles de Lewis Padgett. Une réédition serait d’ailleurs la bienvenue.

Les Aventures de Northwest Smith

[Critique commune à Les Aventures de Northwest Smith et Jirel de Joiry.]

Dans un système solaire pas si lointain, il y a fort, fort longtemps… Attablé dans un bar louche, sur Mars, Northwest Smith rêve. La nostalgie lui étreint le cœur et lui voile le regard, altérant le reflet métallique de ses yeux clairs. Son visage au teint halé, couturé de cicatrices, se crispe au souvenir des vertes collines de la Terre. Un paysage, une quiétude lui étant désormais interdits par la patrouille interplanétaire. Dans l’attente d’une hypothétique amnistie, il traîne le cuir de sa tenue d’astronaute aux quatre coins du système. Le pistolet thermique lui battant la cuisse, il fréquente les lieux interlopes en quête d’un bon plan, n’accordant qu’un bref répit à sa carcasse athlétique, le temps d’avaler un verre de segir.

En des temps médiévaux incertains, quelque part en France, entre le règne de Charlemagne et la Renaissance, Jirel guerroie sans cesse, traquant les barons félons et autres magiciens retors. La châtelaine de Joiry a fort à faire pour défendre son domaine. De tempérament volcanique, elle tient la dragée haute aux hommes d’arme, portant le fer en terre étrangère lorsque l’occasion se présente, ou recherchant l’aventure et quelque trésor à piller. Les courbes aguicheuses de son corps agréablement mises en valeur par une cotte de mailles très seyante, Jirel n’est pas du genre à laisser un homme prendre son destin en main. Femme de tête, diront certains. Furie à la chevelure rousse, diront d’autres. Juste une question de point de vue…

La parution conjointe des Aventures de Northwest Smith et de Jirel de Joiry provoquera sans doute chez les lecteurs chenus quelques réminiscences nostalgiques. Celles de l’âge d’or des pulps, où les auteurs ne se préoccupaient guère de creuser leur intrigue, se contentant de décliner de manière répétitive les mêmes récits d’aventure. Dans ce domaine, Catherine Lucille Moore (elle signe C. L. Moore pour cacher son sexe) excelle rapidement, attirant l’attention de son futur mari Henri Kuttner, avec lequel elle collaborera entre autres sous le pseudonyme de Lewis Padgett, produisant quelques-unes des nouvelles les plus marquantes de la S-F américaine.

Revenons  à Northwest Smith et Jirel de Joiry. Parues entre 1933 et 1938 dans le magazine Weird Tales (à l’exception d’un texte), les nouvelles de C. L. Moore relèvent bien du pulp. Aventure, exotisme, atmosphère flirtant avec le fantastique, personnages réduits à des archétypes, nombreuses références aux mythes et à l’Histoire, Les aventures de Northwest Smith et Jirel de Joiry ne se soucient guère de longues scènes d’exposition ou de digressions psychologiques. On entre direct dans le vif du sujet, se distrayant des rebondissements ou s’effrayant de l’étrangeté des situations vé-cues par Northwest et son alter ego féminin. En somme tout le charme d’une époque, mais une époque exhalant l’odeur du pa-pier jauni, car pour découvrir et apprécier ces deux séries en 2011, il faut faire montre d’une bienveillante indulgence, les replaçant dans une perspective historique.

Difficile en effet de ne pas tiquer devant l’aspect désuet de l’imaginaire. Gorgone esseulée, vampire guettant sa proie, spectre effrayant, femme-garou amoureuse, les intrigues échafaudées par C. L. Moore recyclent les thèmes classiques du fantastique en les saupoudrant d’une pincée de S-F. L’auteur s’inscrit dans cette science-fiction sans science remontant à Edgar Rice Burroughs (dixit Serge Lehman à propos Des Aventures de Northwest Smith dans sa préface). Elle se coule dans une fantasy encore héroïque. Vénus, Mars, le système solaire, le monde médiéval ne sont que des lieux littéraires. Un décorum dans lequel se déploie l’imagination de C. L. Moore. Pas de quoi énerver le plus fervent fan de Star Wars, qui n’est après tout qu’un pulp filmé complètement  anachronique, quand bien même celui-ci serait allergique aux dandinements des Ewoks. Toutefois, il faut une bonne dose de patience ou une abnégation confinant au sacrifice pour lire toutes les nouvelles d’une seule traite, ce que déconseille Patrick Marcel à propos de Jirel de Joiry.

Difficile aussi de ne pas s’agacer du caractère répétitif des intrigues et du déroulé prévisible des récits.

Mais alors, pourquoi s’intéresser à ces deux rééditions, nous demandera-t-on ? Peut-être pour signaler le travail éditorial soigné, restituant les nouvelles dans leur ordre de parution originel et nous gratifiant de deux inédits. Sans doute pour les paratextes de Serge Lehman (in Les aventures de Northwest Smith) et de Patrick Marcel (in Jirel de Joiry) apportant leur point de vue sur l’auteur et son œuvre. Par curiosité enfin, histoire de découvrir l’esprit d’une époque, en prenant la précaution de lire les textes à petite dose. Dans tous les cas, il ne faut cependant pas s’attendre à un choc, surtout si l’on est déjà un lecteur accoutumé à la S-F (on n’ose imaginer l’effet produit chez un néophyte). Pour faire un parallèle osé, c’est un peu comme découvrir les temples de Grèce après avoir visité ceux de Sicile.

Même si les nouvelles de C. L. Moore révèlent des qualités narratives indéniables, même si l’auteur démontre sa capacité à tisser une atmosphère, même si son œuvre appartient à l’histoire du genre, on ne peut s’empêcher de juger l’ensemble vieillot et lassant. On préfèrera à bon droit les nouvelles de Lewis Padgett. Une réédition serait d’ailleurs la bienvenue.

Planète à louer

Premier roman paru en France d’un auteur cubain connu jusque-là pour ses nouvelles, Planète à louer rassemble en fait sept textes situés dans le même univers. On reste donc dans l’histoire courte, mais Yoss possède suffisamment de souffle pour lier l’ensemble avec talent et produire un livre dont la cohérence et la rigueur restent irréprochables. La nationalité cubaine de l’auteur pourrait n’être qu’anecdotique, mais le statut d’écrivain est toujours plus compliqué sur l’île que dans le sixième arrondissement. De fait, Planète à louer s’apprécie entre les lignes. Il y a d’abord la S-F pure et dure, sorte de version caribéenne du science of wonder qui ravira les nostalgiques, et la S-F politique qui nous rappelle que cette littérature est subversive par essence. Saluons donc les éditions Mnémos pour s’intéresser à Yoss et signalons au passage l’excellente traduction de Sylvie Miller.

En transposant la situation cubaine dans un futur proche où c’est toute la Terre qui se retrouve isolée, exsangue et dévastée, Yoss s’inscrit dans la même logique qui sous-tend les textes les plus ravageurs des frères Strougatski. Le plus pour parler du moins. Un récit divertissant, classique et linéaire, hanté par une interrogation douloureuse et permanente qu’on peut décider de ne pas voir en fonction de sa sensibilité. Face à l’indigence terrienne incapable de se débarrasser de la violence et désormais menacée d’extinction pure et simple par le spectre nucléaire, les civilisations extraterrestres finissent par intervenir. Voilà la Terre désormais au ban du pangalactisme dont elle ignorait tout. Les industries polluantes sont interdites, les déplacements de terriens rigoureusement contrôlés par des extraterrestres évidemment bien intentionnés, et c’est toute une planète qui se retrouve reléguée au rang de zone touristique, modifiant son économie pour s’adapter à cette demande nouvelle, seule pourvoyeuse de devises. Le parallèle avec Cuba est transparent, mais Yoss nous propose une vision de l’intérieur, ce qui nous change beaucoup des habituels donneurs de leçons. En s’intéressant au destin de plusieurs personnages aussi crédibles que touchants (prostituées, bricoleurs de génie, artistes), l’auteur décrit un monde douloureux, même si certains éléments laissent pointer çà et là une note d’optimisme (faut-il rappeler l’excellence du système de santé cubain ?). Mais à Cuba comme sur cette Terre du futur, la question reste entière. Que faire ? De quoi déconcerter même Lénine. Rester ? Partir ? Et pour aller où ? Ailleurs vaut-il vraiment le coup ? La Terre est-elle vraiment si pourrie ? Autant d’interrogations délicates qui s’éloignent de tout manichéisme et font de Planète à louer une œuvre tout sauf simpliste. Reste aussi la problématique de la lutte armée, de la résistance. Comment lutter quand la moindre revendication est réprimée dans le sang ? La lutte est inégale, bien sûr, faut-il pourtant abandonner le combat ? Yoss n’oublie rien et prend soin d’éviter tout jugement hâtif. Avec intelligence, il s’intéresse avant tout à ses personnages, dont les motivations profondes expliquent les actes et qui subissent surtout leur existence, sans vraiment parvenir à s’en sortir. C’est d’ailleurs cette passivité et cette résignation que l’auteur dénonce vraiment, deux défauts qui ont le mérite de s’affranchir de la politique et d’être lisibles de la même façon dans les deux camps. Pour toutes ces raisons, Planète à louer est non seulement une excellente surprise, mais une œuvre ambitieuse qui pourrait pêcher par son classicisme, mais qui a le mérite de rappeler quelques vérités fondamentales et salutaires. De quoi réconcilier à peu près tout le monde chez les lecteurs de S-F, ce qui, avouons-le, est franchement inespéré. Et de quoi espérer d’autres textes d’un auteur aussi sincère qu’attachant.

Un café sur la Lune

Après avoir écumé tous les bars, bistrots et autres rades de France, Jean-Michel Gourio est parti visiter ceux qui fleurissent en Europe. Puis sur d’autres continents. Finalement, la Terre était trop petite pour lui. Il lui fallait la Lune. Et pas cette Lune froide, pleine de poussière, que le pied humain a à peine marqué au siècle passé. Pas cette Lune habitée d’hommes en scaphandres sans visage. Non. Mais bien une Lune reflet de notre Terre. Un monde en devenir, avec ses mines et ses colonies. Ses habitants, volontaires ou non. Ses exilés, ses déportés. Ses riches et ses pauvres. Ses laissés-pour-compte et ses privilégiés. Et maintenant, son bar. Le premier bar sur la Lune. Ouvert le 15 juin 2095.

Les patrons : Bob Feinn l’Irlandais et TinTao la Chinoise, la force alliée à la finesse. Les clients : une galerie de trognes dignes des meilleurs troquets parisiens. Repérés et engagés pour nous par l’auteur dans le monde entier. Faites place à Milus, qui a fui la Sicile suite à un différend avec la mafia. A Vérex, sculpteur halluciné qui semble lui-même être une sculpture de bronze. A Spartacus, actuellement jardinier, au passé disparu dans les limbes. A Triton, autrefois Werther, au regard de glace, l’ange exterminateur. Mais aussi à Billy Bully Crâne de piaf ; à la Môme Lune au contact électrique ; à une troupe de Touaregs qui a troqué les déserts de la Terre pour les vastes étendues poussiéreuses de la Lune ; aux Flying Stones, un groupe à l’arrivée et à la musique fracassantes. Et, surtout, à Balthazar, le moineau parisien, sans qui ce bar ne serait pas un vrai bar. Petit oiseau qui apporte avec lui les souvenirs de toutes les miettes qu’il a avalées, de toutes les mains qui l’ont accueilli, de tous les visages qui l’ont observé. De tous les rades qui l’ont hébergé.

Ce roman poétique et hypnotique ne se prend pas au sérieux. Il est construit comme les récits d’enfants. Une idée mène à une autre, qui conduit à une suivante. Et ainsi de suite. Un récit en escalier qui entraîne le lecteur d’un personnage à son successeur sans ordre apparent, sans lien prononcé. D’un court chapitre à un court chapitre. Avec juste la force d’une petite pensée, d’un fil ténu. Mais qui suffit, si l’on accepte de se laisser prendre dans les rets de ce conte. Dans cette langue au fil délié, pelote se défilant devant nos yeux. L’auteur doit d’ailleurs être un adepte des miscellanées, ces recueils de listes de tout ordre, tant il nous en inonde. Tout est prétexte à énumération : clients du bar, pierres précieuses, couleurs, membres d’une bande dont on découvre tous les prénoms. Et cela renforce cette sensation d’ébriété. On est comme pris dans cette histoire folle, prisonnier de ses personnages au destin sans égal.

Et l’on est prêt à lever la tête, une bière à la main, vers cette Terre lointaine et proche. Les oreilles pleines des chants violents des Flying Stones, des pépiements de Balthazar, des paroles tantôt douces, tantôt menaçantes de Digitale Caribou Couille de saumon Pine d’ours. On s’attend à se retrouver accoudé à Gabriel, le quartz géant qui sert de comptoir, serré entre Angus et Milus et à crier : « Patron, une autre mousse ! C’est ma tournée ! »

Mission Caladan

Quel avenir pour l’homme sur la Terre ? Combien de temps encore pourrons-nous tenir avec notre mode de vie actuel ? Ne devons-nous pas réfléchir à une alternative, une « sortie de secours » ? Et ce, avant qu’il ne soit trop tard ? Avant que les ressources nécessaires à un tel plan ne soient épuisées ? Voilà un discours que l’on entend souvent, notamment de la part de ceux qui prônent un retour de l’homme dans l’espace… Mais la plupart des pays restent sourds à de telles considérations, préfèrent gérer au jour le jour, d’élection en élection, et tant pis pour les générations futures. A ces questions, à ces arguments, ils opposent les difficultés présentes : quand elles seront surmontées, peut-être sera-t-il alors permis de rêver à nouveau. Peut-on décemment dépenser des sommes colossales alors que des milliards d’êtres humains meurent de faim ?

Or, à trop attendre, ne risquons-nous pas de rater le train ? C’est en tout cas ce que pense Gregory Forbie, éminent roboticien américain, une certitude qui le pousse à s’associer indirectement aux gouvernements de Chine et des Emirats. Leur projet : envoyer un millier d’hommes vers Caladan, une exo-planète raisonnablement lointaine et candidate satisfaisante pour une terraformation. Une idée folle et pourtant réalisable, même si d’une mise en application incroyablement complexe… et source de dépenses phénoménales. D’où la volonté de commencer tout de suite sa mise en œuvre, tant que c’est encore possible.

Seulement Gregory Forbie est citoyen américain. Et certains membres de la CIA n’apprécient guère qu’un de leurs compatriotes collabore avec des puissances étrangères. Aussi enlèvent-ils le savant pour lui faire avouer l’existence du projet, son étendue, ses détails… Des révélations auxquelles ils auront bien du mal à croire, tant cela semble insensé, gigantesque, phénoménal.

Les auteurs (que les lecteurs de Bifrost connaissent bien, et pour cause, le présent roman étant d’ailleurs né dans les pages mêmes de la rubrique « Scientifiction », dans nos numéros 44 et 45) nous offrent une vision grandiose : un projet viable, en apparence, de migration vers les étoiles. Et, à la différence d’autres romans qui réduisent le côté pratique à quelques lignes, Mission Caladan présente une solution argumentée et documentée. C’est d’ailleurs le principal sujet de l’ouvrage : montrer que le départ d’une partie de la population pour une autre planète n’est pas une simple utopie — qu’il s’agit de bien davantage qu’un rêve sans cesse remâché par les auteurs de science-fiction. Claude Ecken et Roland Lehoucq, en maîtres vulgarisateurs, prennent le jeune lecteur (le public cible du roman) par la main. A travers plusieurs dialogues, parfois denses, ils l’amènent à croire en cette solution, à espérer la réalisation de ce vol fou vers une nouvelle Terre.

D’ailleurs, au sortir de cette lecture, on a envie de se précipiter sur les références citées afin de vérifier leur réalité, de se conforter dans l’idée que cela est possible. C’est là qu’apparaît un premier problème dans le projet que constitue le présent roman. Si l’action est située dans le futur (deuxième moitié du XXIe siècle), la grande majorité des références appartient au XXe siècle. En effet, les auteurs veulent avant tout nous convaincre, nous, lecteurs de 2011. Et pour ce faire, pas question d’inventer, ou très peu. Le panorama de la science fait comme un grand bond entre notre période et celle dans laquelle se situe Mission Caladan. Il s’agira donc, malgré tout, de suspendre son incrédulité, et de passer outre le côté artificiel de la narration.

L’autre handicap du roman, plus gênant, c’est l’histoire centrale, celle de l’enlèvement. On voit trop souvent qu’elle sert avant tout de prétexte à ce gigantesque exposé. Résultat, l’intrigue s’avère pour le moins légère et son rythme plus que tranquille tant il est ralenti par de longs (même si passionnants) débats. Pas d’affolement cependant : on est ici loin de Derrick et de son tempo propice à la sieste. Quelques scènes d’action sont même particulièrement réussies et devraient plaire aux amateurs du genre.

Reste que ce roman (destiné à un public de jeunes adultes, rappelons-le) aura peut-être du mal à convaincre une large audience du fait même d’échouer à parfaitement marier ses ambitions narratives et scientifiques. Sans parler du prix assez élevé pour cette catégorie de lecteurs — ou encore de sa couverture, peu engageante. Autant d’éléments qui, sans être cruciaux, mis bout à bout finissent par faire de Mission Caladan une œuvre attachante mais inaboutie, un récit qu’on aurait aimé plus prenant, plus convaincant, tant son propos initial est enthousiasmant. D’ailleurs, à quand le départ ?

Contes de villes et de fusées

Imaginez un monde où les Fées ne sont plus des femmes aux pouvoirs magiques, mais des généticiens proscrits suite à leurs manipulations trop invasives sur l’être humain. Un monde où la Belle et la Bête finissent bien dans les bras l’un de l’autre, mais morts. Un monde où la petite sirène sacrifie sa queue pour un auteur en mal d’inspiration et non pour un jeune prince… Vous aurez alors une petite idée du contenu de cette anthologie au titre évocateur. En revanche, inutile de chercher les fusées, elles sont restées au garage.

S’il semble manifeste que les auteurs de ces seize textes ont pris plaisir à revisiter certains des contes ayant bercé notre enfance, sans surprise, tous n’ont pas réussi à instiller de l’intérêt à ces nouvelles versions, loin s’en faut…

Ainsi Lionel Davoust et son « Le Sang du large », une relecture de la Petite sirène qui tombe à l’eau (si on peut dire…) tant elle tourne à la complaisance — on peine à y croire une seconde… Ou encore Nico Bally, qui signe avec « Petite Capuche rouge » un texte qui se veut sans complexe et provocateur, mais s’avère au final d’une totale vacuité.

Moins à côté de la plaque, mais guère convaincant, le récit de Sylvie Miller et Philippe Ward, « Le Pacha botté », nous replonge dans le contexte des aventures d’un détective imaginé depuis plusieurs récits déjà. Si l’univers est intéressant (une Egypte mythique), le texte en lui-même se révèle au mieux distrayant, tant les aventures qui s’y trouvent narrées sont prévisibles et les clichés nombreux.

Du côté des (maigres) réussites, on soulignera la relecture de la Belle au bois dormant de Delphine Imbert, qui livre un texte riche et somme toute attachant. Dans « Une histoire de désir », l’auteur a su moderniser le monde dans lequel évoluent les personnages, sans pour autant perdre la magie du conte. Le mélange de la science et de l’univers merveilleux crée une alchimie proprement charmante.

A l’opposé de ce monde assez doux, « La Mort marraine » (inspiré du conte homonyme des frères Grimm) est dur, sans espoir. Sophie Da-bat ne nous épargne aucune souffrance, aucune désillusion : la mort est définitivement plus forte que l’amour — un propos joliment servi par l’utilisation de narrateurs multiples. Par contre sortez les loupes pour sa lecture : la police de caractères employée par moments est tellement petite qu’il est nécessaire d’avoir une très bonne vue et un éclairage de qualité !

Enfin, le conte qui clôt cette anthologie, « Sacrifice », de Léonor Lara, nous met avec efficacité dans la peau de la femme d’un ogre du XXIe siècle. Comment celle-ci peut-elle supporter les crimes de son mari ? Comment vivre avec ces meurtres sur la conscience ? Des questions aux réponses intéressantes qui permettent de clore sur une note assez positive un recueil pour le moins inégal, mais qui possède toutefois un mérite : donner envie de (re)découvrir les classiques qui les ont inspirés. Car ici comme souvent, l’original s’avère bien supérieur à la copie… Dommage.

Dôme

[Critique portant sur les deux tomes du roman.]

Chester’s Mill, petite ville du Maine, près de Castle Rock, se retrouve du jour au lendemain isolée sous un champ électromagnétique qui a sectionné tout ce qui se trouvait à cheval sur la frontière, provoquant d’emblée une série de catastrophes routières et aériennes. L’écrasement d’un avion contre le dôme invisible, au pourtour vite matérialisé par une double rangée d’oiseaux morts, marque d’ailleurs le spectaculaire début de ce huis-clos à l’échelle municipale. Dale Barbara était en train de quitter la ville. Le cuisinier du fast-food local, ex-vétéran de la guerre d’Irak, avait eu quelques jours plus tôt une altercation avec quelques mauvais garçons de la ville, dont Junior Rennie, fils du deuxième conseiller de Chester’ Mill,  fraîchement exclu de la fac parce qu’il a du mal à canaliser sa violence, ce qu’ignore son père, concessionnaire automobile aux manières patelines. C’est précisément parce que ce dernier prend mal la mesure de la situation que les premiers problèmes apparaissent. Pour ne pas se laisser distancer par un leader quelconque, il cherche à accroître son pouvoir sur la population en jouant sur le levier de la peur, n’hésitant pas à laisser pourrir les choses, voire à provoquer des drames pour devenir l’homme de la situation. D’ailleurs, il s’avère vite que le premier adjoint, le pharmacien Andy Sanders, n’est qu’une marionnette entre ses mains, un responsable placé en première ligne pour porter le chapeau en cas de problème. Et que les décisions sont également prises pour dissimuler un juteux trafic orchestré à grande échelle, lequel, à mesure qu’il se précise, permet de comprendre la fortune de quelques administrés ou de réinterpréter les histoires qui traînent dans la ville. Du fait de l’isolement, toutes ces affaires souterraines rendent la situation explosive et finissent par dégénérer en conflit ouvert. Pour renforcer celui-ci, les protagonistes extérieurs au dôme n’interviennent que de façon indirecte, par le biais de conversations téléphoniques ou d’interventions télévisées.

Il s’agit donc moins d’un roman d’horreur classique que d’une étude de caractères en période de crise, à l’instar de n’importe quel récit catastrophe. Mais pas de n’importe quels caractères : Stephen King prend une photo de l’Amérique actuelle, travaillée par les pires courants réactionnaires et puritains. Les conséquences de l’isolement décrites ici sont surtout celles, sociologiques, qui modifient le comportement des habitants, en particulier l’attitude des dirigeants. Certes, l’absence d’électricité, les pénuries progressives d’alimentation, le manque d’eau et la pollution atmosphérique croissante sont des facteurs aggravants générant nombre de rebondissements. Mais les principaux dommages sont d’abord causés par les élus et la police municipale.

Des portions de territoires isolées du monde ne sont pas neuves en science-fiction, depuis celles volontairement coupées de l’extérieur à celles mises en coupe par les extraterrestres comme dans Les Coucous de Midwich. Difficile surtout de ne pas penser à La Maison qui glissait de Jean-Pierre Andrevon, publié au Bélial’, qui a un axe d’entomologie sociale identique et propose la même explication au phénomène, d’autant plus que le roman de l’auteur américain, conçu et entamé en 1976, mais abandonné à deux reprises, prenait pour point de départ la population d’un immeuble coupé du monde. Seule la perspective diffère.

Si le scénario minutieux de Stephen King permet pareillement de déclencher des réactions en chaîne, jusqu’au macabre horrifique qui donne volontiers dans le grotesque et l’hystérique au gré des situations, son but n’est pas seulement d’éviter les baisses de régime dans la narration mais de donner des responsables l’image d’une agitation irrationnelle et frénétique. Car ce roman est avant tout une charge politique contre les Républicains des derniers mandats, en particulier depuis le 11 septembre qui a renforcé la politique isolationniste du pays et restreint les libertés publiques.

Ce n’est pas un hasard si le récit commence avec une catastrophe aérienne. Le détestable deuxième adjoint est une référence avouée à Dick Cheney (c’est d’ailleurs un masque à son effigie qu’utilisent les révoltés pour attaquer le poste de police), la fabrication de preuves, grossières pour accabler le coupable désigné, rappelle fortement celles désignant l’Irak, de même que le musellement de la presse, l’accablement de témoins gênants, et jusqu’au trafic auquel se livrent les élus, qui n’est pas sans rapport avec les bénéfices engendrés par le clan Bush. La dévotion excessive, l’horreur des excès de langage, va de pair avec le racisme et les pratiques mafieuses, la violence, y compris sexuelle, étant tolérée du moment qu’elle sert de « justes » intérêts. Tout y est, depuis le spectre de l’insécurité sans cesse agité jusqu’à l’amalgame religieux avec l’Axe du Mal. Ce qui paraît excessif chez King cesse de l’être pour peu qu’on se remémore la première décennie du XXIe siècle. Dès lors, les séquences grotesques deviennent une parodie jouissive. Les problèmes de pollution qui se manifestent surtout dans le second tome élargissent la métaphore de la ville sous dôme à l’échelle de la planète.

Question écriture, l’auteur a manifestement misé sur l’efficacité, laissant de côté les exercices de style qui caractérisaient quelques-uns de ses derniers opus. Personne ne sera étonné d’apprendre que King n’échappe pas à certaines longueurs, malgré un découpage inspiré des séries télévisées actuelles, qui saucissonne l’intrigue en scènes très brèves pour soutenir le suspense. Spielberg en a d’ailleurs acquis les droits dans ce but. Ce Stephen King a l’envergure du Fléau ou de Ça, la dimension polémique en plus. Tout de même…

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