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L'Agonie de la lumière

A l’aube de sa carrière, George R. R. Martin a créé un univers de space opera où s’inscrivent nombre de ses nouvelles, dont la novella Le Volcryn, le roman Le Voyage de Haviland Tuf, et bien entendu L’Agonie de la lumière, qui en est le fleuron.

Des siècles avant que ne débute le roman, l’expansion de l’Humanité dans la galaxie s’est violemment heurtée à deux espèces étrangères, les Fyndii et les Hrangans. Cette Double Guerre a provoqué l’effondrement de l’Empire Fédéral auquel a succédé un long Interrègne durant lequel les communications spatiales entre les mondes ont quasiment disparu. En l’absence de contact avec les autres mondes, les diverses civilisations se sont singularisées. Cette perspective historique est indispensable à la bonne compréhension du roman (à ce titre, on conseillera de lire plutôt deux fois qu’une, et de s’y reporter aussi souvent que nécessaire, le lexique d’une vingtaine de pages proposé en fin de volume).

Des siècles plus tard, la civilisation a repris son essor. Une planète errante surgie de l’espace intergalactique, Worlorn, suit une trajectoire hyperbolique qui l’amènera à proximité de la Couronne d’Enfer, un curieux système stellaire, peut-être artificiel, composé de l’Œil de Satan — une géante rouge —, et de six naines jaunes disposées à des points troyens les uns des autres. Durant quelques années, Worlorn va devenir habitable, aussi est-il décidé qu’il s’y tiendra un festival des Marches ; un sorte d’exposition universelle pour laquelle chacun des quatorze mondes des Marches construira une cité pour en représenter la culture. Ces mondes sont séparés du reste de la galaxie par la nébuleuse opaque du Voile du Tentateur, et bordés par le noir océan des espaces intergalactiques où nulle étoile ne brille… Le roman commence après la clôture du festival, alors que Worlorn s’enfonce de nouveau dans la nuit intergalactique et n’est déjà plus qu’un monde lugubre et crépusculaire baigné par la lumière de plus en plus lointaine de la Roue de Feu, et où s’attardent les derniers spectres du festival.

C’est sur ce monde mourant qu’arrive Dirk t’Larien, appelé par son ancien amour Gwen Delvano grâce au joyau-qui-murmure… Dirk devra côtoyer deux kavalars qui s'opposent : Bretan Braith et Jaan Vikary…

A la suite des horreurs de la guerre contre les Hrangans s’est développé sur Haut Kavalaan une société dure, machiste et raciste, voire paranoïaque, dont le duel est une coutume fondamentale. Divisée en étaux (qui ne seront pas sans évoquer, pour le lecteur de SF, les Sietch de Dune) plus ou moins progressistes, cette culture repliée sur elle-même a bien du mal à reprendre contact avec le reste de la galaxie. Pour les Kavalars les plus réactionnaires, ceux de l’étau de Bretan Braith, les gens des autres mondes ne sont que des simulacres qu’il faut tuer sans pitié aucune. Alors que sur Haut Kavalaan, les anciennes traditions cèdent malgré tout du terrain, les pires des Kavalars sont venus sur Worlorn agonisante pour s’autoriser à chasser selon leurs anciennes coutumes. Le noble Jaan Vikary, duelliste émérite, qui a étudié l’Histoire sur Avalon, en deçà du Voile du Tentateur, ne l’entend pas de cette oreille et fait tout son possible pour protéger les outre-mondiers des autres Kavalars. Il rejette les anciennes traditions jusqu’à rompre avec son propre étau, pourtant le plus progressiste de Haut Kalavaan, celui de Jadefer.

Ainsi l’intrigue s’articule autour d’une femme, Gwen, évidemment, et de trois hommes. L’un tient son prestige de sa femme et entend le conserver, quoiqu’il y ait bien davantage dans leur relation que ne le comprend la société de Haut Kava-laan. Le deuxième n’a pas encore fait son deuil de leur lointaine relation. Le troisième soupire en secret à ses côtés, sans lui déclarer sa flamme, dans une attitude conforme à sa culture d’origine. Rien là qui ne relève de la science-fiction. Des passions tout ce qu’il y a de plus humaines. Mais celles-ci, prises dans les marées et les remous de la société kavalare en mutation, fournissent la trame d’un roman SF tout à fait somptueux. Le travail sur les personnages, leurs actes et leurs motivations tient de l’orfèvrerie littéraire. Tout est à sa place. Chaque élément joue son rôle comme les pièces d’une partie d'échecs vouée à devenir une inéluctable tragédie. Les personnages ne sont pas de simples vecteurs d’une action somme toute mouvementée qui tient davantage du bonus que des péripéties nécessaires à tenir le lecteur en haleine. L’attention portée aux personnages secondaires, tels Arkin Ruark, ou, comme toujours chez George R. R. Martin, au méchant de service, Bretan Braith, relativise l’importance des têtes d’affiche.

Quand on se prend à regarder les « méchants » que nous propose l'auteur, qu’il s’agisse de la reine Cerseï (le plus beau personnage du Trône de fer avec ses frères), de Val une-Aile dans Elle qui chevauche les tempête, de Bretan Braith ici, ou de l’entité qui sévit à bord du vaisseau spatial dans Le Volcryn, jamais on ne croise la moindre force du mal. La sombre beauté de ces « méchants » tient à ce qu’ils sont le produit d’une histoire et des contingences. On ne naît pas méchant, on le devient. Cette historicité du mal nous le fait toucher du doigt, le « devenir mauvais » est quelque chose que l’on comprend comme pouvant nous arriver. Tout le monde a résisté, nul n’a collaboré… Bien sûr ! C’est ce qui fait que les fictions de Martin sont de ce si beau noir qui fascine tout autant qu’il effraie. Sous sa plume, le lecteur danse sur le fil du rasoir à se vouloir héros au risque de choir dans l’abîme de l’erreur, du mauvais choix, du manque… D’une fatalité qui n'en a que l'apparence. Le mal n’est pas une force métaphysique qui s’empare de vous ; ce sont des faits, des jugements, parfois portés a posteriori, en fonction des aléas de la vie et de l’histoire, de la fortune des armes… Et parfois, au détour d’une phrase, on sent son ventre se serrer. Le mal vous guette. L’honneur vous en garde, au risque de vous piéger…

L'Agonie de la lumière a l’âpre beauté crépusculaire de Worlorn ; il vous laisse un goût ô combien délicieux de cendre et de suie.

Dragon de glace

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

[Lire également l'avis de Jean-Pierre Lion sur Dragon de glace dans le Bifrost n°64.]

Les Rois des sables

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

[Lire également l'avis de Jean-Pierre Lion sur Les Rois des sables dans le Bifrost n°51.]

Des astres et des ombres

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

Chanson pour Lya

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

Super triste histoire d'amour

Lenny Abramov est quelqu’un d’à peu près normal. Employé des services post-humains de la Staatling-Wapachung Corporation à New York, il travaille dans le domaine de l’extension de la vie, et son job consiste à trouver des ICPE (individus à capitaux propres élevés). En d’autres termes, il doit dénicher de vieux riches désireux de rester jeunes. Agé de presque quarante ans, avec son torse poilu et son petit bedon, Lenny fait cependant figure d’ancêtre, tant auprès de son patron, qui paraît le tiers de ses quatre-vingts printemps, que de Eunice Park, jeune femme d’origine coréenne qu’il a rencontrée lors d’un voyage en Europe et pour qui il a ressenti un immédiat coup de foudre. De retour à New York, Lenny et Eunice s’installent ensemble, mais forment néanmoins un couple assez mal assorti — elle est une accro du shopping, il est un amoureux des livres. Mais les livres, mon bon monsieur, ça pue ! Dans l’avenir proche dépeint dans Super triste histoire d’amour, plus personne ne lit, tout le monde est vissé à son äppärät, une sorte de super tablette/smartphone plutôt indiscret qui permet de connaître entre autres la masculinité des uns ou la baisabilité des autres. Qui permet aussi de s’informer un tant soit peu sur l’actualité. Les USA sont un pays en crise, au bord de l’effondrement économique, gouverné par le parti bipartisan, avec un Ministre de la Défense hargneux prêt à faire des courbettes devant les banquiers chinois (d’autant que le dollar est désormais indexé au yuan), et dont les citoyens sont surveillés par l’aussi omniprésente que paranoïaque Autorité de Rétablissement de l’Américanité. Et on connaît la chanson : les histoires d’amour finissent mal — en général. Et celle de Lenny et Eunice ne fera pas exception à la règle. Ce qui est, on s’en doute bien, super triste.

A l’image du titre, forcément ironique, et entre le début et la fin de cette (super triste) love story, le lecteur se sera bien marré. Quitte à rire jaune, parfois. Alternant entre les extraits du journal de Lenny, amoureux transi tellement falot qu’il en devient remarquable, et les messages de Eunice sur son compte GlobAdos, qui la révèlent post-ado superficielle, ce troisième roman de Gary Shteyngart est une satire, quoique à peine exagérée, de notre présent. Un futur où l’on se dévoile sans aucune pudeur, tant sur les réseaux sociaux que dans la rue, avec des marques de sous-vêtements aux noms aussi suggestifs que MouleEnFoule ou RedditionSansCondition, où l’on entretient un culte pour la beauté et la jeunesse, où la paranoïa est de mise. Comme aujourd’hui, en somme, mais en pire (un peu).

Un roman réactionnaire, Super triste histoire d’amour ? Pas vraiment. Lenny Abramov, en qui l’on pourra voir un double à peine démarqué de l’auteur, se fait une certaine idée de la culture et déplore l’inculture générale grandissante (Lenny hésite à lire des extraits d’un roman de Kundera à Eunice, de peur qu’elle ne comprenne pas). Nostalgique d’une époque, sûrement.

Reconnaissons que si Super triste histoire d’amour est, dans sa première moitié, d’une lecture jouissive, l’intérêt s’émousse quelque peu au fil de l’eau. Mais on en tient pas moins là un super bon livre, aussi drôle que provocateur et, en définitive, assez triste.

Les Rivières de Londres

« Je dois parler à ce troll, déclara Nightingale.
– Monsieur, je pense que nous sommes censés les appeler des “sans-abri”.
– Non. Lui, c’est un troll. »

Croiser des trolls, traquer des vampires, voilà désormais le quotidien du sergent Peter Grant depuis qu’il a été promu apprenti du capitaine Nightingale de la Police Métropolitaine de Londres. Nightingale, dernier magicien de la police. Et mieux vaut pour Peter devenir apprenti magicien que de terminer dans quelque placard de l’administration de la PM. Tout cela ne serait pas arrivé si Peter, présent pour monter la garde sur une scène de crime, n’avait pas eu l’heur de croiser un témoin des plus spectraux — le fantôme d’un acteur, décédé depuis quelques siècles. Mais Peter n’a guère le temps de jouer les apprentis sorciers : il lui faut désamorcer le conflit latent entre le Vieil Homme du Fleuve et Mama Tamise, deux individus qui ressemblent à s’y méprendre à des divinités et qui se disputent la rivière, ne pas se laisser piéger par leurs enfants-affluents, et surtout mettre fin à cette étrange série de meurtres, dont les victimes ont toutes en commun d’avoir eu les traits ravagés d’une manière qui n’a rien de naturel. Mais que faire si le responsable présumé de ces crimes semble être un Guignol anarchiste, tout droit échappé d’un spectacle de marionnettes pour enfants ?

Le proverbe bien connu enjoint de ne pas juger un livre sur sa couverture, et c’est bien le cas pour Les Rivières de Londres, roman à qui son illustration ne rend absolument pas justice. Elle tendrait à le faire classer du côté des sous-Harry-Potteries, alors que, à la lecture, on se situe plus volontiers du côté de séries comme Torchwood ou Doctor Who. Et pour cause : Ben Aaronovitch n’est pas exactement ce que l’on appellerait un auteur débutant, étant donné qu’il s’est exercé avec l’écriture de scénarios et de novélisations de… Doctor Who. Il a eu le temps de perfectionner sa plume avant de se lancer (avec bonheur) dans une série bien à lui. Le jeune sorcier à la cicatrice peut donc dormir tranquille, Peter Grant ne viendra pas le concurrencer. D’autant que le boulot de notre apprenti-sorcier ne lui laisse que peu de temps pour perfectionner sa pratique de la magie. Une magie qu’il tente d’appréhender avec ses quelques connaissances en physique, ce qui nous vaut des interrogations amusantes sur la conservation de l’énergie ou l’origine de l’énergie de cette fameuse magie. Moins sombre que celui dépeint par Neil Gaiman dans Neverwhere, le Londres que traverse Peter Grant est à son image : métis et cosmopolite (ainsi, Mama Tamise est une plantureuse mama noire), quadrillé de caméras de vidéo-surveillance. Une Londres des plus actuelles, en somme, peuplée de personnages bien croqués servis par des dialogues truculents, et qui prennent place dans une intrigue joliment menée jusqu’à son dénouement. Sans oublier une traduction au diapason. Ce premier tome d’une série de trois, d’une lecture des plus plaisantes, s’avère tout à fait recommandable.

Enola Game

Au début, il y a l’événement : une grande lumière blanche. Une explosion nucléaire, autre chose ? Par analogie avec Hiroshima, une mère de famille surnomme l’incident et la situation qui en découle Enola Game. Evidemment, cela n’a rien de ludique. Bientôt, voici des soldats qui arpentent les rues, qui distribuent des rations et qui ordonnent aux gens de ne pas quitter leurs domiciles. Quelque part dans un quartier résidentiel, cette mère et sa fillette restent donc cloîtrées chez elles, en attendant que la situation s’améliore. Si tant est que les choses reviennent à la normale. Les soldats disparaissent, sont remplacés par des pillards. A mesure que le temps passe, on va vers le dénuement. Plus d’eau, plus d’électricité. Parce qu’il fait froid, il faut sacrifier les meubles, les livres, les souvenirs qui s’y associent. Jusqu’à finir par sacrifier ce que l’on possède de plus précieux.

Ce court roman s’apparente à un négatif de La Route. Comme dans le récit de Cormac McCarthy, il y a eu une catastrophe, et l’on suit deux personnages anonymes. Ici cependant, nul voyage : on ne quittera pas la maison. Quand il sera temps de partir pour la mère et sa fille, c’est déjà trop tard. Et tandis que les personnages de La Route avancent dans un éternel présent, la mère dans Enola Game arpente le passé, passe en revue ses souvenirs (chaque objet dont elle doit se séparer fonctionne comme une madeleine de Proust), repense à sa vie d’avant et ses velléités, ce qui, précisément, fait le sens d’une vie, à l’avenir de sa fille, qui sera irrémédiablement marqué par cette catastrophe dont on ne saura rien.

Ceux qui s’attendent à un bon vieux post-apo, plein de bruit et de fureur, ont le droit de passer leur chemin. Divisé en très courts chapitres émaillés de citations, Enola Game est la chronique très intimiste d’une mère confrontée à la disparition progressive de tout ce qui constituait sa vie. Les uns (probablement les unes ?) trouveront cela sensible et réussi, mais il est à craindre que les autres s’ennuient ferme.

René

Disiz est un rappeur français connu au début de sa carrière sous le nom de Disiz la Peste. Originaire de la banlieue plus précisément d’Evry, dans la cité des Epinettes-Aunettes), il a sorti plusieurs albums depuis le premier, Le Poisson rouge, en 2000. Après un premier roman, Les Derniers de la rue Ponty, en 2009, voici son deuxième opus, un livre d’anticipation sociale.

L’anticipation commence dès la première page : la chronologie des événements ayant mené au futur de René nous est décrite succinctement. Lors des élections présidentielles de 2012, Nicolas Sarkozy et Ma-rine Le Pen arrivent au second tour. Après des émeutes en banlieue, Sarkozy est élu président, mais Le Pen devient rapidement premier ministre. La suite des événements conduit à la victoire du Front National en 2017 ; quand le roman débute, nous sommes désormais en 2025. Dans un Etat très policier, radicalisé, le jeune René tente de subsister, entre mère alcoolique et bandes qui règnent sur la cité. Il va faire la connaissance d’Edgar, délinquant obsédé, pour le meilleur et pour le pire…

On l’a vu, ce roman se veut ouvrage d’anticipation sociale. Encore faudrait-il que cette anticipation soit crédible et serve le propos du livre. Sur le premier point, on peut en douter très fortement : le déroulé des événements conduisant au monde de René est en effet hautement improbable. Comme il nous est imposé sans aucune finesse dans les premières pages, cela n’aide pas à entrer dans le roman, ce qui est fort dommageable car celui-ci ne s’embarrasse pas de détails sur la construction de ce monde futur, préférant s’intéresser à la vie quotidienne de ses protagonistes. Bien sûr, tout en étant invraisemblable, le livre n’est quand même pas complètement à côté de la plaque : la radicalisation décrite par Disiz est effectivement en marche, et plus les années passent, plus la banlieue ressemble à une poudrière. Mais l’auteur n’arrive à aucun moment à éviter la caricature ; en outre, quand il veut faire preuve d’un peu d’originalité, ça tombe à plat : les SMS ont été remplacés par des InstinctiPhone sur lesquels on s’exprime comme en 2012 alors que treize ans ont passé. Or, quiconque s’intéresse un peu à la culture populaire sait que les modes bougent beaucoup plus vite que ça, et qu’il y a fort peu de chances pour que les téléphones du futur ressemblent à ceux existant aujourd’hui. Un détail, certes, mais qui s’avère symptomatique de l’univers pensé par Disiz : son anticipation n’est qu’un très léger décalage du monde d’aujourd’hui. Et dans la mesure où ce qu’il y décrit n’est au fond qu’un fait divers comme il s’en produit régulièrement dans les banlieues (certes, il y a ici mort d’homme, ce qui est moins courant), en aucun cas le fait que l’intrigue se déroule dans ce décalque futuriste n’a un quelconque intérêt. Dès lors, le choix par l’auteur d’une anticipation sociale ne se justifie pas, et amoindrit même le propos de Disiz (il est beaucoup plus délicat d’écrire un roman polémique se déroulant dans les banlieues d’aujourd’hui que dans un futur hypothétique).

René se lit ainsi pour l’essentiel comme la chronique de la vie de la cité et le récit d’un fait divers. Ce qui pourrait suffire en soi, si toutefois il n’y avait de nombreuses scories dans la construction des personnages et le mode de narration. Quelques exemples : on nous dit à peu de lignes d’intervalle que René est un fou des livres, qu’il en possède plusieurs centaines sur son ordinateur… et qu’il lit toujours les mêmes livres. René, qui a vécu toute sa vie renfermé sur lui-même, ne s’ouvrant à personne, rencontre Edgar et, ni une ni deux, il le suit aussi sec, en totale contradiction avec la construction préalable de son personnage. Alors que le roman est écrit du point de vue de René, certains personnages sont introduits par leur prénom, sans que l’on sache qui ils sont (Jonathan, le frère d’Edgar, qui devient d’ailleurs un peu plus loin Michel-Jonathan). Le point de vue central de René, qui fait du reste le principal intérêt de ce livre, cède la place à d’autres points de vue vers la fin du roman, sans justification (si ce n’est sans doute celle que son auteur n’a pas su comment faire autrement). Bref, de nombreux points formels pêchent, qui auraient sans doute pu être évités avec un vrai travail éditorial, ce qui ne semble pas être le cas ici.

René se révèle donc une vraie déception, un roman caricatural qui enfile les clichés et les mauvais choix narratifs, et qui n’a qui plus est, en dépit des apparences, pas grand-chose à voir avec de la science-fiction prospective. On oublie.

L'avenir n'est pas écrit

Ron Currie Jr. est un écrivain américain né en 1975 ; après un premier livre sous forme de recueil de nouvelles en 2007, God is Dead, paraît en 2009 son premier roman, L’Avenir n’est pas écrit. Tous deux ont connu un succès critique, glanant quelques prix au passage.

A sa naissance, Junior Thibodeau se voit confier par une voix intérieure (des extraterrestres ?) une terrible malédiction : dans trente-six ans, une comète entrera en collision avec la Terre, détruisant celle-ci. Un contre-la-montre s’engage alors dans la vie de Junior, même si, dans les premières années, compte tenu de son jeune âge, il ne saura qu’en faire ; il faudra qu’il aperçoive des images de bombe atomique pour prendre toute la mesure du caractère dramatique de la situation. Ce contre-la-montre prend la forme de chapitres plus ou moins courts numérotés à l’envers, narrés par la voix intérieure à destination de Junior, donc à la deuxième personne du singulier. Mais, comme Currie se doute qu’il ne pourra pas tenir un roman entier avec ce seul procédé, il intercale des passages rédigés à la première personne qui adoptent les points de vue de Junior, des membres de sa famille ou de sa copine. Comme la narration s’étend sur les trente-six ans de la vie du héros, jusqu’à l’instant fatidique, le roman fonctionne par ellipses ; entre deux chapitres, il s’écoule parfois plusieurs années. Et chaque chapitre, plutôt que de s’intéresser au développement global de l’intrigue, va se focaliser sur des événements marquants et fondateurs, sur une durée relativement restreinte, entre quelques heures et quelques jours.

On le voit, la construction est primordiale dans ce livre ; toutefois, on a vite compris comment Currie va agencer son récit, et dans la mesure où le procédé est assez simple, chargé est donnée à l’auteur de continuer de capter l’attention du lecteur. Et c’est là que le bât blesse quelque peu : en choisissant de reléguer au second plan l’histoire de la comète meurtrière, en préférant s’intéresser à la destinée de cette famille déchirée, entre père taciturne, mère renonçant peu à peu à l’existence et fils handicapé, Currie fait sans doute le mauvais choix. Si la narration est intéressante dans sa description de l’évolution de la psychologie de Junior — notamment lorsque ce dernier est confronté au cancer de son père, passages poignants où son combat contre l’inéluctable en présage un autre, encore plus définitif —, elle en oublie sans sourciller l’enjeu dramatique global. Certes, les personnages sont bien campés, on s’attache à certains d’entre eux, mais globalement on se fait quand même pas mal suer. L’angle d’attaque choisi par Currie est intéressant, mais se révèle au final une fausse bonne idée ; il aurait sans doute fallu réinjecter davantage de tension dramatique, ou alors opter pour un format un peu plus court, de façon à éviter qu’une certaine lassitude ne s’installe.

Malgré ces défauts, on ne peut que saluer la maîtrise narrative de l’auteur, d’ores et déjà impressionnante pour un premier roman, s’inscrivant ainsi dans la droite lignée des storytellers américains. A l’aise dans la description psychologique, il nous gratifie également de dialogues qui sonnent juste (même s’ils sont parfois un brin envahissants) et d’un humour par moments assez mordant, tout en faisant preuve d’un réel talent pour retranscrire les tourments de ses personnages.

Avec L’Avenir n’est pas écrit (titre assez malheureux, mais l’original, Everything Matters!, ne l’est pas moins), nous faisons ainsi la connaissance de Ron Currie Jr., jeune écrivain qui, indubitablement, si on lui donne quelques années pour qu’il perfectionne son art, devrait régulièrement, et à juste titre, truster les places de best-sellers…

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