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JHB 21/06

Sur le blog Bifrost, la suite des aventures de Francis Valéry au fond des bois !

Le Troqueur d'âmes

Curieuse destinée que celle de ce Troqueur d'âmes : le manuscrit, laissé inachevé par Alfred Bester — décédé en 1987 — est repris par Zelazny quelques mois avant sa mort, en 1995. C'est donc un roman doublement posthume qui paraît en 1998 sous le titre Psycho shop, signé par deux des plus grands noms de l'histoire de la science-fiction…

Alf est journaliste, envoyé à Rome pour enquêter sur un sujet potentiellement croustillant : le Lieu Noir du Troqueur d'âmes. Ayant fait la connaissance du propriétaire, un certain Adam Maser (qui déclare n'être rien moins qu'un « Fœtus Amplifié par Maser et Emission Stimulée de Rayonnements Electromagnétiques », excusez du peu), Alf découvre un mont-de-piété d'un genre particulier, un « troc libidinal intemporel […], véritable kaléidoscope de rejets et de désirs, des frustrations et des remèdes de l'homme ». Ici, tout s'échange : sens, aptitudes et handicaps, organes, orgasmes et fantasmes, névroses… Et voilà Alf promu assistant, recevant ses premiers clients, venant du présent, du passé comme du futur, de la Terre ou d'une galaxie lointaine… Entre un extraterrestre et un cauchemar lovecraftien, on peut ainsi découvrir d'où vient l'inspiration d'Edgar Poe, comprendre enfin pourquoi Beethoven n'a jamais composé la Rhapsody in Blue. Mais les évènements ne vont réellement commencer à devenir étranges qu'avec l'apparition d'un descendant de Cagliostro déguisé en Méphistophélès, désireux de créer un androïde capable de contrôler l'inconscient humain. La farce, en fin de compte, n'en est peut-être pas une, et Alf pourrait bien y avoir un rôle à jouer. Et si Adam Maser a tout d'un chat au sourire étincelant, qui peut bien être la souris ?

Avec cette ébauche de roman, Bester offre à Zelazny un magnifique terrain pour y déployer ses thèmes de prédilection : la mémoire et l'inconscient, le pouvoir, le divin… Les idées défilent, une par page ou presque, le résultat est un joyeux bordel, fourmillant de péripéties, une histoire de prime abord sans queue ni tête, exubérante mais loin d'être superficielle, menée tambour battant et qui ne laisse de répit ni aux personnages, ni au lecteur. Les premiers n'en ont cure : héros de science-fiction tout droit sortis de l'âge d'or des pulps, capables de désarmer une douzaine d'adversaires d'une main tandis qu'ils préparent le café et conversent en sumérien, ils soutiennent l'intrigue et le rythme ; quant au second, il n'a plus qu'à s'accrocher et se laisser porter par les riffs enchaînés de ce que Greg Bear compare dans sa préface, non sans raison, à un grand duo d'improvisation jazz, par deux grands maîtres du genre.

On reste loin, toutefois, du chef-d'œuvre qu'on aurait pu attendre d'une telle collaboration si elle avait eu lieu du vivant des auteurs. Quelques-uns des arrangements soutenant la mélodie restent faibles : certaines idées auraient gagné à être plus développées ; les personnages, surhommes proches du divin comme souvent chez Zelazny et Bester, n'ont pas la profondeur que ces auteurs savent pourtant insuffler à leurs héros. Mais en contrepoint de ces défauts, leurs points forts sont bien là, comme ces petites touches d'ambiance poétique disséminées çà et là, ces scènes de combat superbement chorégraphiées, ou ces dialogues percutants qui laissent le non-dit se tailler la part du lion… Ce qui pourrait laisser penser que, tel qu'il nous est parvenu, ce Troqueur d'âmes reste inachevé, que certains passages auraient gagné à être retravaillés. En un sens, c'est bien le cas : Zelazny a affirmé n'avoir fait que reprendre le manuscrit là où il s'achevait, en plein milieu d'une phrase, et remplir les trous. Le résultat aurait-il été meilleur s'il avait osé s'immiscer davantage dans le texte laissé par Bester ? À ce titre, l'analyse du manuscrit que détient Greg Bear pourrait s'avérer passionnante.

Quoi qu'il en soit, le roman se laisse dévorer comme une cerise sur l'œuvre des deux auteurs. Les admirateurs de l'un comme de l'autre y trouveront le plaisir légèrement nostalgique de renouer avec une vieille connaissance ; aux néophytes, on conseillera de ne pas s'arrêter là1, et de se tourner vers des textes plus consistants avant, sans doute, de revenir un jour se perdre dans les profondeurs du Lieu Noir.

 

Notes :
Et surtout, surtout, de ne pas prêter attention à la traduction massacrée par une Bernadette Emerich en très grande forme, assistée pour l'occasion d'un comparse dont on taira le nom par pure charité… [NDRC]

[Lire également la critique de Philippe Boulier parue dans le Bifrost n°29.]

Le Songe d'une nuit d'octobre

À l'époque victorienne, des personnages étonnants se livrent un âpre combat au cœur du mois d'octobre. Il y a là Jack l'Eventreur, le docteur Frankenstein, le comte Dracula, le loup-garou popularisé au cinéma par Lon Chaney, ainsi qu'une sorcière, un druide, un prêtre fou (inspiré de Raspoutine)… Et un peu partout rôde le Grand Détective, qu'on n'aura aucun mal à identifier comme étant Sherlock Holmes sous de multiples déguisements. Tout ce petit monde s'affronte en vue d'Halloween : le but n'est ni plus ni moins que d'ouvrir un passage vers un autre monde, d'où émergeraient les Grands Anciens chers à Lovecraft. Les protagonistes se partagent donc en deux camps : les Ouvreurs, qui veulent créer cette porte, et les Fermeurs, qui veulent l'inverse. Sauf que personne ne sait vraiment à quel camp appartiennent les autres…

L'originalité de ce roman est qu'il est raconté du point de vue des familiers des personnages, et notamment de Snuff, le chien de Jack l'Eventreur. Tous ont en effet un compagnon animal, dont le nom évoque son maître d'une façon ou d'une autre (Bubo le rat pour le docteur Frankenstein, Needle (aiguille) la chauve-souris pour Dracula…) ; ces familiers les aident à préparer les sortilèges qui serviront lors de la nuit fatidique d'Halloween.

Ce choix de narration depuis l'angle des animaux constitue l'originalité, mais aussi le principal point faible de ce livre : on a parfois l'impression de lire le scénario d'un film de chez Disney, même si les meurtres et autres profanations de cimetière viennent contrebalancer cet aspect quelque peu mièvre. Le Songe d'une nuit d'octobre n'est ainsi pas aussi ambitieux que certains autres romans de Roger Zelazny. Tout en participant de la même tendance à se réapproprier la mythologie que Seigneur de lumière ou Royaumes d'ombre et de lumière. Sauf qu'ici, la mythologie abordée est beaucoup plus récente, puisqu'elle consiste en des figures emblématiques des XIXe et XXe siècles. Avec une ombre omniprésente, celle de Lovecraft, grand créateur de mythes. L'approche des mythes choisie par l'auteur reste néanmoins très ludique, et on serait bien en mal d'en tirer une réflexion poussée. Demeure l'évident plaisir — communicatif — de l'auteur à orchestrer ce crossover entre plusieurs personnages emblématiques de la littérature fantastique et/ou victorienne (un peu comme les groupes de super-héros et super-vilains dans les comics Marvel ou DC). Dommage toutefois pour le lecteur français que J'ai Lu n'ait pas repris les nombreuses illustrations de Gahan Wilson ornant l'édition originale, le plaisir de lecture n'en aurait été que plus grand.

Le Concours du millénaire

Roger Zelazny a co-écrit un certain nombre de romans avec d’autres auteurs, mais Le Concours du millénaire se distingue en deux points essentiels : d’abord il a été écrit en collaboration avec un autre grand de la S-F américaine, Robert Sheckley, connu pour son humour dévastateur, ensuite les deux compères nous livrent ici une trilogie — et il est plutôt rare de voir un duo prolonger son travail sur plus de mille pages.
Le démon Azzie, coincé en Enfer, a des rêves de grandeur, de gloire et de puissance. Un jour, l’occasion de revenir à la surface de la Terre et de se faire remarquer par ses supérieurs se présente à lui sous la forme d’une âme descendue trop tôt. C’est en effet le début du grand concours entre le Bien et le Mal, concours qui a lieu tous les millénaires et qui décidera du sort de l’humanité pour les mille ans à venir. Azzie va tout faire pour être désigné comme champion du mal, jusqu’à s’inspirer d’un classique des contes de fées : La Belle au bois dormant. Mais tout ne se passera évidemment pas comme prévu…
Au cours des trois volets de l’histoire d’Azzie, Zelazny et Sheckley revisitent allègrement l’univers des contes de notre enfance, du panthéon biblique, des légendes grecques, nordiques, et j’en passe… Anges, démons, dieux de l’Olympe, elfes, nains, tous se mélangent au cours de ces trois histoires, chacune revenant sur un des mythes majeurs de l’imaginaire occidental : La Belle au bois dormant, le mythe de Faust et pour finir celui d’Adam et Ève (mâtiné de Chaucer). On retrouve donc les « piliers » de l’œuvre zelaznienne — les mythes fondateurs de l’humanité, le manichéisme, l’être humain confronté aux pouvoirs des dieux —, mais des piliers ici passés au crible de l’humour acéré de Sheckley. Critique de la société américaine, de la religion, de la vanité des hommes : nul n’est épargné. On reconnaît la patte de l’auteur de La Dimension des miracles au travers de chapitres courts, nerveux, où les personnages se retrouvent coincés dans des situations absurdes qui permettent à Sheckley de développer son sens de la satire et de l’humour noir.
Dire que ce livre est un incontournable dans l’œuvre de l’un ou l’autre (Zelazny ou de Sheckley) serait certes exagéré, mais l’association s’avère malgré tout probante. Du fait de la succession rapide des chapitres, des coups de théâtre, du caractère attachant des personnages (Azzie en premier lieu, mais aussi Ylith, ancienne sorcière et maîtresse d’Azzie qui se convertit au Bien, ou encore Babriel, ange aux longs cheveux blonds profondément stupide), on ne s’ennuie jamais au cours de ces trois histoires que l’on parcourt avec le sourire au coin des lèvres.
Reste donc une trilogie idéale pour se changer les idées, une satire légère et drôle des contes et légendes européens et de notre société… si parfaite. C’est aussi l’occasion de voir deux grands auteurs entrecroiser des œuvres à priori inconciliables… et pourtant…

Le Trône noir

[Critique commune à Engrenages et Le Trône noir de Roger Zelazny et Fred Saberhagen.]

Roger Zelazny et Fred Saberhagen se sont rencontrés au début des années 60. Une amitié de longue date les liait lorsqu'ils entreprirent, à l'initiative de Saberhagen, d'écrire à quatre mains. De cette collaboration sont issus deux romans, aussi différents que l'étaient leurs auteurs.

Le Trône noir, initialement paru en 1990, est un texte fantastique nourri d'une admiration commune pour les œuvres de Poe et né de la fascination qu'inspirait le personnage même du poète à Saberhagen.

Deux jeunes garçons, étrangement semblables, ont un beau jour fait irruption dans le rêve de la petite Annie. L'un s'appelle Perry, l'autre Poe. Sur une immense plage brumeuse, tous trois vont se retrouver chaque nuit et partager leurs rêves d'enfance, jusqu'à ce que l'âge les sépare. Des années plus tard, et bien réveillé, cette fois, Perry revoit Annie, enlevée à bord d'un inquiétant carrosse noir. En se lançant à sa poursuite, il s'aperçoit que les choses ont subtilement changé autour de lui, et il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu'il a été attiré dans un univers qui n'est pas le sien, mais celui de Poe : les deux hommes ont été « échangés », chacun d'eux restant plus ou moins conscient de ce que vit son double dans son univers d'origine… Commence alors une course contre la montre, Perry cherchant à sauver Annie avant que Poe, affaibli dans le monde de Perry, ne se détruise…

L'idée est alléchante, et le récit recèle quelques belles trouvailles, mais les auteurs n'arrivent pas à dépasser les limites de l'exercice : chaque chapitre étant censé inspirer une nouvelle ou un poème à Poe, l'ensemble vire vite au catalogue, et on se prend à chercher la référence, à guetter le prochain clin d'œil, au détriment d'une intrigue qui a du mal à enthousiasmer.

La première collaboration des deux auteurs est moins décevante et plus révélatrice de leurs talents. Avec Engrenages, paru en 1982, ils s'aventurent sur un terrain qu'on n'appelle pas encore cyberpunk (Neuromancien ne sortira que deux ans plus tard…), et laissent plus librement s'épancher leurs particularités respectives. Le roman démarre alors que Donald Belpatri, jeune rentier oisif, réalise que ses souvenirs sont faux. Cherchant à comprendre qui lui a trafiqué la mémoire, il se redécouvre capable de communiquer avec n'importe quelle machine électronique, voire d'en prendre le contrôle. Le héros zelaznien typique (amnésique, solitaire et découvrant une réalité plus vaste) se retrouve donc plongé jusqu'au cou dans un univers centré sur les machines chères à Saberhagen. Mais l'ancien employeur de Belpatri n'est pas vraiment ravi que celui-ci recouvre la mémoire, et le roman dérape en une course-poursuite bien huilée, sans temps mort mais sans point fort ; l'exploration des espaces virtuels se révèle de nos jours bien pauvre alors que Gibson et consorts sont passés par là, et l'intérêt ne réside plus qu'en l'ébauche de l'avènement d'une Intelligence Artificielle absorbée par des considérations morales… Mais cette préoccupation arrive trop tard pour être réellement développée, et l'on sort du roman avec une certaine frustration.

Intéressants par certains aspects, Engrenages et Le Trône noir auraient pu être des nouvelles très satisfaisantes sous la plume de l'un ou l'autre auteur, mais laissent en l'état comme un goût d'inachevé. Sans doute peut-on en partie incriminer leur méthode de travail : Saberhagen traçait les grandes lignes d'un chapitre, Zelazny l'écrivait puis le donnait pour relecture à Saberhagen, qui entre temps était passé au suivant… Le résultat est ce rythme saccadé, trop pressé, commun aux deux romans. Engrenages réussit au moins à offrir un bon divertissement, voire un curieux aperçu historique pour qui s'intéresse à l'évolution des genres et des thèmes en S-F. Le Trône noir, par contre, est à réserver sans guère d'états d'âme aux aficionados complétistes de Zelazny ou de Saberhagen.

Engrenages

[Critique commune à Engrenages et Le Trône noir de Roger Zelazny et Fred Saberhagen.]

Roger Zelazny et Fred Saberhagen se sont rencontrés au début des années 60. Une amitié de longue date les liait lorsqu'ils entreprirent, à l'initiative de Saberhagen, d'écrire à quatre mains. De cette collaboration sont issus deux romans, aussi différents que l'étaient leurs auteurs.

Le Trône noir, initialement paru en 1990, est un texte fantastique nourri d'une admiration commune pour les œuvres de Poe et né de la fascination qu'inspirait le personnage même du poète à Saberhagen.

Deux jeunes garçons, étrangement semblables, ont un beau jour fait irruption dans le rêve de la petite Annie. L'un s'appelle Perry, l'autre Poe. Sur une immense plage brumeuse, tous trois vont se retrouver chaque nuit et partager leurs rêves d'enfance, jusqu'à ce que l'âge les sépare. Des années plus tard, et bien réveillé, cette fois, Perry revoit Annie, enlevée à bord d'un inquiétant carrosse noir. En se lançant à sa poursuite, il s'aperçoit que les choses ont subtilement changé autour de lui, et il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu'il a été attiré dans un univers qui n'est pas le sien, mais celui de Poe : les deux hommes ont été « échangés », chacun d'eux restant plus ou moins conscient de ce que vit son double dans son univers d'origine… Commence alors une course contre la montre, Perry cherchant à sauver Annie avant que Poe, affaibli dans le monde de Perry, ne se détruise…

L'idée est alléchante, et le récit recèle quelques belles trouvailles, mais les auteurs n'arrivent pas à dépasser les limites de l'exercice : chaque chapitre étant censé inspirer une nouvelle ou un poème à Poe, l'ensemble vire vite au catalogue, et on se prend à chercher la référence, à guetter le prochain clin d'œil, au détriment d'une intrigue qui a du mal à enthousiasmer.

La première collaboration des deux auteurs est moins décevante et plus révélatrice de leurs talents. Avec Engrenages, paru en 1982, ils s'aventurent sur un terrain qu'on n'appelle pas encore cyberpunk (Neuromancien ne sortira que deux ans plus tard…), et laissent plus librement s'épancher leurs particularités respectives. Le roman démarre alors que Donald Belpatri, jeune rentier oisif, réalise que ses souvenirs sont faux. Cherchant à comprendre qui lui a trafiqué la mémoire, il se redécouvre capable de communiquer avec n'importe quelle machine électronique, voire d'en prendre le contrôle. Le héros zelaznien typique (amnésique, solitaire et découvrant une réalité plus vaste) se retrouve donc plongé jusqu'au cou dans un univers centré sur les machines chères à Saberhagen. Mais l'ancien employeur de Belpatri n'est pas vraiment ravi que celui-ci recouvre la mémoire, et le roman dérape en une course-poursuite bien huilée, sans temps mort mais sans point fort ; l'exploration des espaces virtuels se révèle de nos jours bien pauvre alors que Gibson et consorts sont passés par là, et l'intérêt ne réside plus qu'en l'ébauche de l'avènement d'une Intelligence Artificielle absorbée par des considérations morales… Mais cette préoccupation arrive trop tard pour être réellement développée, et l'on sort du roman avec une certaine frustration.

Intéressants par certains aspects, Engrenages et Le Trône noir auraient pu être des nouvelles très satisfaisantes sous la plume de l'un ou l'autre auteur, mais laissent en l'état comme un goût d'inachevé. Sans doute peut-on en partie incriminer leur méthode de travail : Saberhagen traçait les grandes lignes d'un chapitre, Zelazny l'écrivait puis le donnait pour relecture à Saberhagen, qui entre temps était passé au suivant… Le résultat est ce rythme saccadé, trop pressé, commun aux deux romans. Engrenages réussit au moins à offrir un bon divertissement, voire un curieux aperçu historique pour qui s'intéresse à l'évolution des genres et des thèmes en S-F. Le Trône noir, par contre, est à réserver sans guère d'états d'âme aux aficionados complétistes de Zelazny ou de Saberhagen.

L'Enfant de nulle part

 

Entre la parution des cycles d’Ambre — celui de Corwin puis celui de Merlin — qui l’ont révélé au grand public, Roger Zelazny a écrit deux romans, L’Enfant tombé de nulle part et Franc-sorcier, initialement prévus pour s’intégrer dans une trilogie destinée la jeunesse. L’auteur étant disparu en 1995, la série demeurera inachevée. 
Le premier roman, L’Enfant tombé de nulle part, narre la chute du sorcier Det et la substitution de son fils Pol par Mark, un enfant issu d’un monde technologiquement avancé. Mark, doué pour les sciences et la technique, essaye bientôt d’imposer le progrès scientifique à une société médiévale traditionaliste et figée. La menace se révélant bien réelle, Pol est contraint de revenir dans son monde natal. Malgré le mauvais accueil reçu de la part des villageois, il va alors se battre contre le danger que représente Mark et sa technologie pour sauver Nora, la seule personne amicale qu’il a rencontrée depuis son retour.
Si l’histoire apparaît de prime abord comme le conflit classi-que entre science et magie, elle développe, au-delà de ce manichéisme primaire, une réflexion malgré tout plus subtile sur l’utilisation de la magie et de la technologie comme outils. En effet, peu importe que l’on soit pro magie ou pro science, c’est l’utilisation en bien ou en mal de l’une ou de l’autre qui a des répercussions sur le monde alentour. Mark, au départ, veut utiliser la science pour améliorer les récoltes des paysans et alléger le travail des villageois. C’est après son agression par ses voisins qu’il choisit d’imposer son point de vue et ses convictions. De même, le sorcier Det a façonné la magie à sa convenance tandis que Mor, le vieux mage, l’utilise de façon brute et donc plus pure. 
Bien menée, correctement traduite, la narration s’avère prenante en dépit d’une trame d’un classicisme à toute épreuve. Et ce même si le récit n’est pas exempt de déséquilibres, la mise en place s’avérant notamment longue et parfois fastidieuse — ainsi, la quête initiatique du sceptre a un goût de déjà-vu et s’apparente à une ballade de santé pour Pol du fait d’épreuves invraisemblables et trop facilement résolues, sans parler de la bataille finale, expédiée en moins de vingt pages et qui laisse un goût d’inachevé. 
Dans Franc-sorcier, le second roman, Pol se fait attaquer par un magicien inconnu lors d’une soirée tranquille dans son château ; il ne doit son salut qu’à l’intervention de son ami, le voleur Gant-de-Souris. Les deux compagnons décident alors, histoire d’en apprendre davantage sur les ennemis de Pol, de se rendre au festival de magie de Belken, qui se déroule tous les quatre ans. Pendant le voyage, ils rencontrent Ibal, un vieux magicien qui offre son aide à Pol pour son initiation en tant que sorcier. Dans le même temps, Pol commence à faire des rêves à propos d’un portail magique et de créatures monstrueuses au-delà dudit portail. Est-il manipulé par l’entité mystérieuse qui le suit, par de puissants mages qui prétendent l’aider, ou les deux ?
Dans ce nouveau récit, on change de contexte de manière radicale. Le background est déjà en place mais seuls restent les deux personnages principaux, Pol et Gant-de-Souris, ce qui rend ce deuxième tome pour ainsi dire indépendant du premier. Exit aussi l’opposition entre technologie et magie, place aux rivalités de magiciens, ce qui ren-force encore l’impression de classicisme et ôte tout second niveau de lecture. Les changements de point de vue systématiques et réguliers dans le récit sont lassants, même s’ils permettent de clarifier le déroulement de certaines situations. Enfin le dénouement, très rapide, laisse clairement augurer d’une suite qui ne viendra pas. Ceci dit, il est assez étonnant de constater que ces défauts, certes non négligeables, ne brident pourtant pas un réel plaisir de lecture, tant la narration fait preuve de fluidité et le métier de l’auteur ménage le suspense jusqu’à la fin. 
Voici un diptyque qui tranche avec le reste de l’œuvre de Zelazny, tant au niveau du public visé que du background. Ici ne pointe nulle part la passion bien connu de l’auteur pour les mythologies ; reste toutefois l’une des interrogations centrale dans toute l’œuvre de notre auteur : le pouvoir et l’utilisation qu’on en fait, une utilisation qui transforme jusqu’à son détenteur même…
Au final des livres mineurs, mais plaisants. 

Repères sur la route

« Ne sais-tu pas que le Temps est une super autoroute avec d’innombrables bretelles d’entrée et de sortie, et aussi des routes principales et des routes secondaires, que les cartes ne cessent de changer, que très peu de gens seulement connaissent les moyens de trouver les rampes d’accès ? » (page 56).
Reyd Dorakeen est capable de voyager sur la Route… La Route ? Elle relie toutes les époques et ceux qui, comme lui, peuvent la parcourir ont accès à tous ses méandres et aux multiples univers parallèles qui la parsèment, comme autant de voies secondaires. Peu de gens con-naissent son fonctionnement et savent s’y déplacer, mais ils existent depuis toujours et viennent de toutes les périodes de l’histoire. Attention cependant à ne pas oublier celle d’où l’on vient, sous peine de la voir disparaître et, comme Reyd, de ne plus savoir qui l’on est, cherchant ses origines, trafiquant le temps en vue de recréer sa rocade perdue. Mais quand quelqu’un décide de le tuer, la route devient vite un repaire d’assassins redoutables, sortis de toutes les époques et plus étranges les uns que les autres. Accompagné d’une IA implantée dans un exemplaire des Fleurs du mal, recherché par le fils qu’il aurait pu avoir, et sujet à d’étranges crises de personnalité qui le font rajeunir, Reyd se démène pour survivre et comprendre, à travers le temps. 
On l’a compris, on retrouve donc ici le thème zelaznien de la multiplicité des mondes, s’articulant autour d’un héros atypique que son existence amène à dépasser le statut d’être humain. La Route, en effet, n’est pas linéaire, elle ne couvre pas seulement l’histoire telle que nous la concevons, mais aussi toutes ses alternatives et ses possibilités, et rien n’empêche un voyageur de créer son univers personnel à l’époque de son gré, remodelé selon ses désirs. La police de la route, bien lointaine dans le roman, apparaît un peu dépassée et semble n’être là que pour faire démarrer l’intrigue. Reyd, quant à lui, est un personnage attachant, cynique ou simplement rendu indifférent par l’expérience de la route et de ses incursions dans le temps.
« Bien sûr je saisis votre point de vue, même s’il dénote chez vous un manque de perspective historique. Mais il est faux de dire que…
– Faux, mon œil ! Et si vous avez de la chance, quelqu’un viendra un jour du plus haut de la Route et vous rendra le même service. Si ça arrive, parlez-lui de l’histoire. » (page 38). 
Pour autant, le personnage semble tout juste esquissé. Le lecteur sait à peu près ce que Reyd veut faire, mais pas grand-chose de son passé, tout en étant toujours surpris par sa manière d’agir. Car Zelazny explique rarement quelles sont les règles de son univers, c’est au lecteur de les déduire en fonction des événements, d’interpréter — et évidemment, quand le maître joue bien son coup, de tomber par terre. Sans jamais évoquer clairement les situations, juste en suggérant des touches qui mettent en place la toile de fond, l’univers devient assez solide pour passer au second plan et laisser place au barnum zelaznien et ses cohortes de monstres hybrides et personnalités baro-ques, pour le bonheur des habitués et la fascination de ceux embarqués en cours de route. Pour autant, à cause de la brièveté de leurs apparitions ou simplement le talent de l’auteur qui ne force jamais le trait, ils ne sombrent jamais dans le grotesque et la caricature, comme certains passages auraient pu le faire craindre. 
« La mort de Chadwick ! hurla-t-il. Par le tyrannosaurus rex! Sous la direction du marquis de Sade ! » (page 190).
Un robot extraterrestre et potier à ses heures, des IA planquées dans des recueils de poésies et le marquis de Sade chevauchant un tyrannosaure, tout existe quelque part, et si ça n’existe pas, la Route peut le créer pour vous, ce qui donne lieu à quelques passages jouissifs, hélas assez rares puisque le roman ne dépasse guère les 200 pages. Une brièveté regrettable car l’histoire aurait pu être plus den-se et détaillée, l’univers plus étendu, sans pour autant perdre la mélancolie que lui confère la légèreté et la poésie du style de l’auteur. C’est cette même brièveté qui peut expliquer une fin rapide et impromptue, loin de ce qu’aurait pu suggérer le début du roman et laisse penser que Repère sur la Route serait plus une longue — très longue — nouvelle, qu’un roman. 
Ce roman ressemble beaucoup au cycle des Princes d’Ambre, mais n’atteint pas le niveau d’un Seigneur de lumière. Il reste toutefois un bon Zelazny, ce qui signifie : une idée intéressante, un univers original et une écriture agréable. 

Le Maître des ombres

Jack des Ombres est un voleur. Mais si son nom fait frémir, c'est qu'il est aussi le Maître des Ombres, une des Puissances sur la Face Nocturne de la Terre, une planète désormais figée. La magie gouverne ce demi-monde à l'opposé de la Face Diurne où domine la technologie.

Dans ces ténèbres règnent des Seigneurs féodaux, tirant l'essentiel de leur pouvoir de leur territoire. S'aventurer hors de ses terres, c'est donc s'exposer pour chacun de ces Dieux humains aux sortilèges d'une autre Puissance.

Jack constitue une exception. Il ne possède pas de royaume. Là où surgit l'ombre réside son pouvoir et c'est pourquoi il se réfugie dans une zone intermédiaire, la Frange Crépusculaire. Parfois, au sommet d'une montagne, il rejoint son unique ami, Etoile du Matin, un sphinx ailé cloué à la roche en attente du lever de soleil qui le délivrerait.

À l'instar d'un Cugel l'Astucieux dans le roman éponyme écrit quelques années plus tôt par Jack Vance, notre héros s'attire au début du récit les foudres d'un ennemi redoutable en tentant de lui dérober quelque joyau précieux. Mal lui en prend, car il est exécuté dans la foulée, sans doute une réminiscence du Monde des Non-A de A. E. Van Vogt.

Mais qu'importe : les Puissances comme les chats ont plus d'une vie à leur disposition, même si pour renaître il faut en passer par la Fosse aux Immondices.

Le thème de la vengeance devient dès lors le fil conducteur du récit, toujours comme dans le roman de Jack Vance.

Là cependant s'arrête la comparaison. À l'extravagance des aventures dépeintes dans Cugel l'Astucieux, l'auteur du cycle d'Ambre oppose la sombre volonté d'un démiurge. Jack ne se satisfait pas de l'ordre du monde. Le Maître des ombres emprunte à la fois aux cycles hindous de la création et de la destruction, à Prométhée, autre fameux voleur, et à Platon également.

En effet, Jack ressemble fortement à ce Cavernicole qui pressent l'existence d'une autre Réalité. À la différence d'ailleurs qu'il y opère de fréquentes excursions et se bâtit une solide réputation d'enseignant sur la Face Diurne.

Le passage d'un monde à un autre est une thématique récurrente de l'œuvre de Zelazny, en particulier dans la série des Princes d'Ambre. Mais elle traduit aussi l'ambivalence de l'être humain, le partage entre cœur et raison, le dieu caché en certains êtres.

Jack est enfin celui qui brise l'harmonie de l'univers, qui introduit un Chaos source d'un nouvel équilibre.

Le choix romanesque d'un personnage évoluant dans un monde de pénombre se révèle alors doublement payant.

Un choix conceptuel en premier lieu. Tout procède de l'ombre : la naissance du monde, la soif de connaissance, le pressentiment d'une autre réalité, ce qui sommeille en nous, et plus encore la liberté. L'ombre reste insaisissable.

Mais ce choix est également d'ordre esthétique et inscrit ce récit dans une tradition fantastique. L'ombre, amie ou double de l'homme (comme dans La Merveilleuse histoire de Pierre Schlémihl ou L’Homme qui a perdu son ombre d'Adelbert von Chamisso), prend dans l'œuvre de Zelazny une dimension et une autonomie inquiétantes, à l'image des films de Tourneur (La Féline) ou de Murnau.

On a souvent critiqué la minceur du Maître des ombres au regard de l'univers mis en place, et plus généralement l'absence d'organisation des romans de Zelazny. Or Marcel Thaon, dans la préface au « Livre d'Or » qu'il lui a consacré, précise que Zelazny, comme Hemingway, procédait délibérément par omission (l'univers est plus grand que le livre). On ne sait pas pourquoi la Terre s'est arrêtée de tourner, les motivations de Jack nous échappent parfois, celui-ci, comme le Elric de Moorcock, semble dominé par son Pouvoir…

Qu'importe au regard de la rapidité et de la beauté de l'écriture, de la force des personnages.

Historiquement, Roger Zelazny est connu pour avoir réintroduit les mythologies égyptiennes, hindoues ou grecques dans la littérature de science-fiction. Dans ce roman, il y ajoute la sienne propre avec ce héros sombre, impénétrable tel L'Etranger de Camus.

Royaumes d’ombre et de lumière

Anubis et Osiris se partagent la domination de l'univers connu. L'un est le seigneur de la Maison des Morts, l'autre de la Maison de la Vie. Entre ces deux royaumes s'étendent les Mondes Intermédiaires où vivent les mortels. Or, Anubis a un compte à régler avec un certain Prince qui fut mille, réfugié quelque part dans ces territoires. Il dépêche un envoyé du nom de Wakim pour le détruire. Osiris, qui a vent de l'opération, mandate son fils, le dieu Horus, pour accomplir la même tache.

Dans cet ouvrage dédié à son ami Delany, postérieur à Seigneur de lumière, Zelazny se livre à la fois à un exercice de relecture de la mythologie égyptienne et à une expérimentation littéraire. Séquences romanesques, dialogues de théâtre et poésies forment un patchwork narratif déroutant. La new wave bien sûr est passée par là.

La première moitié du livre se dévore d'une traite. On admire la scène initiale se déroulant dans la Maison des Morts, et notamment la danse des trépassés qui évoque le clip de Thriller avant la lettre, ou encore le combat temporel entre Wakim et le Général d'Acier (un cavalier d'acier) — qui préfigure un passage d'Hypérion de Dan Simmons.

Malheureusement, la suite de l'intrigue se perd dans un carrousel cosmique difficile à appréhender. De nouvelles entités surgissent brutalement de nulle part, Wakim se révèle être un dieu amnésique, et devient paradoxalement un personnage secondaire au mépris de toute règle romanesque… Au terme de la lecture, les dieux de Zelazny nous semblent bien lointains. Comme si l'écrivain avait jeté en vrac sur la table tous les matériaux d'un puzzle non reconstitué. Cependant, dans American Gods, dédié à l'auteur d'Ambre, Neil Gaiman se souviendra du Général d'Acier en rédigeant une scène délirante où des divinités à forme humaine enfourchent des chevaux de foire dans un site sacré pour retrouver leur apparence première !

Malgré ses imperfections, Royaumes d'ombre et de lumière ne manque pas d'exercer une attirance sur le lecteur. Comment l'expliquer ?

Ce roman, à l'instar de Seigneur de lumière, par exemple, est tout d'abord un théâtre des rêves. Plusieurs éléments nous y invitent : la discontinuité de la narration, l'émergence impromptue de personnages pittoresques mais sans épaisseur psychologique, des situations dramatiques mais sans contenu émotionnel véritable, et enfin une topographie inexistante. Bien entendu, l'épopée de Wakim s'inspire très librement du Livre des morts. Mais nous tenons peut être là un des secrets de fabrication des textes de Zelazny, à savoir que les objets narratifs (situations, personnages) sont constitués d'images mentales, ce qui en fait leur force et leur faiblesse.

Dans le même ordre d'idée, Royaumes d'ombre et de lumière peut s'interpréter comme le récit d'un conflit psychique (Jean-François Jamoul et Yves Frémion utilisent le terme de voyage mental), thème déjà abordé dans Seigneur de lumière.

Théâtre des rêves, Royaumes d'ombre et de lumière est également un exercice de style étonnant, l'œuvre d'un poète doué qui aurait pris les habits occasionnels de romancier, même si ses audaces stylistiques ne s'accordent pas toujours à son sujet.

Qu'on en juge :

Poésie épique : « Oyez la clameur qui monte de Bliss : ce sont des cris qui retentissent dans la foire de la Vie. »

Poésie intimiste : « Entre vous et moi, / Les mots, / Comme du mortier, / Séparant, soudant entre eux / Ces éléments de cette structure qui est nous. »

Poème en prose : le chapitre intitulé « Le réveil de la sorcière Rouge ».

De ce roman passionnant, mais inégal, on retiendra un exercice de style où surgit par fragments une espèce de magie.

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