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Leçons du monde fluctuant

Bienvenue dans une Angleterre du XIXe siècle parallèle, un monde décalé et quelque peu délirant où, sous le règne de la Grande Rectrice Victoria, le pays tout entier est devenu un immense collège, où tous les efforts de la nation sont tournés vers l’enseignement scolaire, où, dans un train, le contrôleur est davantage susceptible de vous interroger sur vos connaissances en arithmétique plutôt que de demander à voir votre billet, et où, enfin, les masses populaires sont éduquées à coups de badine dans de sinistres cancrières.

Dans cet univers farfelu, Charles Lutwidge Dodgson n’est jamais devenu Lewis Carroll. En revanche, il y a bien cultivé un goût certain pour les mathématiques, la photographie, les syllogismes et les petites filles. Trop sans doute dans ce dernier cas, puisque des rumeurs de plus en plus insistantes à son encontre vont l’obliger à quitter le Royaume-Uni pour trouver refuge à Novascholastica, île de l’Océan Indien dont les contours, si l’on en croit certains explorateurs, épouseraient la forme de la main gauche de Dieu. Un lieu étrange en tous cas, passage imprécis entre le monde des vivants et celui des morts. Et c’est dans ce lieu qu’erre Kematia, jeune indigène morte à la suite de l’excision qu’elle a subie. Accompagnée d’une troupe sans cesse grandissante, composée entre autres d’une poupée de chiffon, d’un chasseur écossais dont le corps s’est mélangé à celui d’un cerf, de gnous ou de lapins, elle voyage à travers ce Pays des Merveilles hostile et sauvage.

C’est donc sous l’ombre tutélaire de Lewis Carroll et de son œuvre que Jérôme Noirez nous invite à suivre quelques Leçons du monde fluctuant. Il y fait montre d’une imagination permanente, y cultive un goût de l’absurde particulièrement prononcé et prend un plaisir communicatif à y multiplier les visions baroques et hallucinantes. Ceci dit, si l’auteur ne se prive pas de faire quelques clins d’œil à divers personnages ou épisodes d’Alice et de ses suites, son roman est loin de se limiter à un simple jeu de références réservé aux initiés et développe une thématique et une identité qui lui sont propres. En premier lieu, Noirez emprunte son imaginaire à de nombreuses cultures différentes et invoque une multitude de croyances, mythes et autres figures légendaires. Leurs rencontres et leurs confrontations prennent place dans un contexte de guerre d’influence culturelle et religieuse, opposant les colons britanniques aux indigènes de Novascholastica. Le romancier se garde bien de prendre parti en faveur de quiconque, renvoyant même le plus souvent tout ce petit monde dos à dos. Les coutumes barbares des uns trouvent ainsi un désagréable écho dans les discours moralisateurs des autres.

Charles Dodgson et Kematia nous apparaissent donc comme des victimes de leurs sociétés respectives : lui, condamné sans preuves par une société où il n’a jamais pu trouver sa place (Noirez évite de se prononcer sur la véracité des penchants pédophiles de son héros, là n’est pas son propos), elle, morte à cause d’une vieille tradition inhumaine. Leurs pérégrinations surréalistes les amèneront à se libérer enfin du carcan des conventions sociales qu’ils ont subi toute leur vie.

Mais, bien évidemment, c’est le côté ludique et inventif du roman qui lui donne tout son sel. Noirez fait évoluer dans des décors sans cesse changeants une galerie de personnages mémorables, même lorsqu’ils ne font qu’une brève apparition. Mention spéciale au vilain de service, Jab Renwick, né de l’accouplement d’un tueur en série et de la cellule où il a fini ses jours, et dont chaque apparition est un régal.

Mélange de douce folie et de vraie tragédie, à la fois roman d’aventures débridé et conte initiatique, Leçons du monde fluctuant est un livre envoûtant, où tout peut arriver, surtout le plus improbable, et où le lecteur est invité à laisser ses bagages à l’entrée et à se laisser porter par l’imagination foisonnante et l’écriture goguenarde de Jérôme Noirez.

[Lire aussi l'avis d'Olivier Girard dans le Bifrost n°48.]

Le Diapason des mots et des misères

Seul recueil de nouvelles de l’auteur à ce jour, Le Diapason des mots et des misères propose quinze textes, deux seulement ayant fait l’objet de publication antérieure en revue ou en anthologie, accompagnés d’une postface de Catherine Dufour. Le titre du recueil — qui est également celui d’une des nouvelles présentes ici — est particulièrement bien trouvé, en ce sens qu’il résume parfaitement les intentions de l’auteur, en termes de fond (les misères), de forme (les mots), et d’adéquation entre les deux (le diapason).

Ainsi, Noirez propose ici une série d’enfers personnels, physiques ou mentaux, dont on ne ressort pas indemne. Les mutilations rituelles de « La Ville somnambule » (Prague comme vous ne l’avez jamais vue) sont proprement insupportables, et ce d’autant plus qu’elles n’ont d’autre justification que celle d’une croyance que l’on qualifiera de barbare. « Le Diapason des mots et des misères » met en scène un homme et une femme qui tentent de communiquer, même si pour cela ils doivent souffrir dans leur chair à chaque passage de train. Plus dur encore, « Nos aïeuls » prend pour protagoniste la figure récurrente chez Noirez d’un jeune enfant, ici confronté à des fantômes alors qu’il souffre le martyr sur sa chambre d’hôpital, atteint d’une grave maladie ; peut-être le texte le plus fort du recueil (nos limites sont bien moins élevées quand le mal s’attaque à la jeunesse), dont les accents de vérité semblent in-diquer une véritable expérience vécue… L’auteur étant par ailleurs musicien, cette nouvelle est accompagnée d’une berceuse pour l’un des personnages, chanson qui prend toute sa force quand on sait dans quelles conditions elle doit être chantée. Dans « 7, impasse des mirages », Noirez se réfère à une sourate du Coran (Al-zalzalah, ou la Secousse) pour cette histoire qui mêle mythologie arabe et quête des origines. Enfin, le recueil se clôt sur trois « Contes pour enfants mort-nés », où, sous le vernis d’un humour très noir, se concentrent des cauchemars autour de craintes enfantines poussées à leur paroxysme : la poupée, l’école et la leçon de piano.

Parfois, pour se protéger de l’effet de ces misères personnelles, la meilleure des stratégies consiste à adopter une attitude détachée, voire un second degré de bon aloi ; cela donne ici une autre catégorie de textes, moins frontaux, plus humoristiques. « Feverish Train » et « La Grande Nécrose » empruntent aux codes du policier, le premier pour une enquête cartoonesque dans un train marqué par une chaleur suffocante et la présence d’un flamant rose, le deuxième pour une mise en garde à vue qui tourne mal du fait de zombies. « L’Apocalypse selon Huxley » est le récit déjanté et à hurler de rire d’une expédition aux Etats-Unis censée découvrir de nouvelles frontières…

Quel que soit le traitement de la thématique qu’il choisit, la patte de Noirez est néanmoins aisément reconnaissable : au-delà de son habituelle empathie pour ses personnages, de sa tendresse pour les jeunes générations, il impressionne par sa maîtrise stylistique. Il malaxe les mots, les torture parfois, mais toujours dans le but d’en extraire des effets qui viendront rehausser le contenu ; il s’agit bien là d’une volonté de style signifiant, et non d’un simple besoin de soigner la forme. Cette faculté de Noirez à adapter la forme au fond doit certainement beaucoup à sa connaissance et son étude de la musique, de sa construction et des émotions qu’elle est capable de suggérer ; il serait intéressant de connaître son point de vue sur le sujet.

Bref, foisonnement de l’imaginaire, diversité des émotions, richesse des personnages, éblouissement du style : à n’en pas douter, Le Diapason des mots et des misères montre un Jérôme Noirez au sommet de sa forme, et fort justement récompensé ici par un Grand Prix de l’Imaginaire.

[Lire aussi l'avis de Laurent Leleu dans le Bifrost n°56.]

L'Empire invisible

Ce roman part d’un pari un rien osé : montrer à la jeunesse — L’Empire invisible fut en effet tout d’abord publié chez l’éditeur nantais Gulf Stream — toute l’ignominie que constitue l’esclavage (en l’occurrence, des Noirs aux Etats-Unis), dans toute sa noirceur quotidienne, faite de brimades, de conditions de vie dégradantes, voire même d’expéditions punitives. Du fait du lectorat initialement visé par ce roman réédité ensuite chez J’ai Lu, dans une collection adulte, Noirez se fend d’une préface pour éviter tout malentendu : oui, il emploiera le terme « nègre », parce que c’est celui qui doit être employé, avec sa connotation ouvertement raciste, si l’on veut retranscrire fidèlement l’ambiance. Une fois cette parenthèse politiquement correcte nécessaire (à chaque époque ses habitudes, qu’on les trouve idiotes ou non) refermée, le roman peut démarrer. On y suit les pas d’une fillette, Clara, esclave comme son père, Nat. Ce dernier, un homme bon et pieux, mène officieusement la communauté des esclaves, dont le seul tort est de se retrouver la nuit au fond des bois pour chanter leur amour de Dieu et leur soif d’un monde plus juste. Charles Wingard, le propriétaire de la plantation où travaillent les esclaves, mène d’une main de fer son commerce, bien aidé en cela par son fils et son intendant ; lesquels, souvent, succombent aux sirènes de l’alcool, jusqu’à commettre l’irréparable : battre à mort Nat, sous les yeux de Clara. Celle-ci n’aura dès lors qu’un seul but : se venger de ces hommes, dût-elle emprunter les chemins menant à l’Empire invisible. Et ce même si l’arrivée de M. Hodgkin, un faux médium habitué à détrousser les familles, mais qui sera le seul Blanc à voir Clara comme une petite fille et non comme un sous-être corvéable à merci, lui offre une autre possibilité d’accomplissement.

Le début du roman nous fait entrer de plain-pied dans la vie miséreuse de ces Noirs de Caroline du Sud ; la première image de Clara nous la montre sous une chaleur écrasante, au labeur dans les champs, le dos cassé. Notre empathie pour elle est donc instantanée, et ne nous quittera plus du reste du livre. L’une des grandes forces de l’écriture de Noirez, sa profonde humanité, transparaît de manière éclatante ici, puisque viendront peu à peu peupler ces pages des personnages bien travaillés, jusqu’aux propriétaires de la plantation, les Wingard, plus nuancés qu’ils n’y paraissent au premier abord. C’est bien là ce qui fait le plus  froid dans le dos : l’idée que cet esclavagisme, dans cette société-là, était une chose admise par tous, qui semblait naturelle. Les esclaves eux-mêmes apparaissent comme résignés, ne montrant que peu de volontés de révolte ; il faut dire que ceux qui se rebellaient risquaient les passages à tabac et autres joyeusetés orchestrées par le Ku Klux Klan. Durant toute la première partie du roman, cette âpreté rejaillit partout, et Noirez atteint son but : sans idéalisme ni manichéisme, il dresse un portrait brut de cette Amérique négrière, bousculant son lecteur.

Pourtant, une fois le décor planté, il faut se rendre à l’évidence : on s’ennuie pas mal dans ce roman. La faute sans doute à plusieurs facteurs : tout d’abord un déroulement de l’intrigue assez linéaire, sans surprise, et du coup assez convenu. L’irruption du cyclone viendra secouer un peu tout cela, mais elle se produit bien tardivement. Ensuite, une écriture efficace mais qui ne convainc pas vraiment, là où l’auteur nous a déjà habitués à quelque chose de beaucoup plus stylé, plus personnel (on ne dira pas plus travaillé, parce qu’il en faut aussi, du travail, pour obtenir un style fluide sans qu’il devienne sans saveur). Enfin, un imaginaire réduit à sa portion congrue ; on aurait bien aimé que ce fameux Empire invisible du titre intervienne davantage dans l’histoire, le roman en aurait sans doute gagné en profondeur. Bref, on n’y décerne pas la touche habituelle de l’auteur, cette noirceur insidieuse qui recouvre tous les personnages. Peut-être le thème traité ici, l’esclavagisme, est-il déjà suffisamment atroce pour que Noirez n’ait pas souhaité assombrir encore davantage le tableau pour ne pas trop effrayer ses jeunes lecteurs ?

Malgré un réel pouvoir évocateur et une galerie de personnages particulièrement bien brossée, L’Empire invisible se révèle donc une légère déception, un ouvrage mineur dans la bibliographie de Jérôme Noirez, du fait de son intrigue prévisible et de son style plus dépouillé qu’habituellement.

Le Shogûn de l'ombre

[Critique commune à Le Chemin des ombres, Fleurs de dragon et Le Shogûn de l'ombre.]

Autant le dire tout de suite, nous sommes un certain nombre à Bifrost à apprécier les romans et nouvelles de Jérôme Noirez. Lorsqu’il écrit, l’auteur ne fait pas dans la demi-mesure, bien au contraire, il ferait plutôt dans la démesure et la générosité. Un sentiment renforcé par une prose limpide oscillant entre poésie et cruauté. Les romans de Noirez ne se conquièrent pas de haute lutte. Ils vous happent dans leur filet pour vous relâcher l’esprit hanté par des émotions contrastées.

Avec le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre et Le chemin des ombres, romans destinés à la jeunesse, l’auteur français ne délaisse pas complètement les récits bizarres peuplés de fantômes et autres monstruosités. Il aborde les territoires de l’imaginaire nippon. Une découverte suscitant émerveillement et respect comme on va le voir. Pour autant, il n’édulcore pas la violence des relations humaines au profit d’un propos lénifiant.

 

Conte d’un Japon légendaire

 

Paru à l’origine dans la défunte collection « Royaumes perdus » des éditions Mango jeunesse, Le Chemin des ombres s’inscrit pleinement dans la déclaration d’intention défendue par Xavier Mauméjean, son directeur : « Parlons de ce qui n’existait pas (...) des romans qui seraient dédiés à l’imaginaire du monde entier. C’est-à-dire aux contes et légendes qui forment le merveilleux de toutes les cultures. »

Tout commence à la manière d’un dessin animé de Hayao Miyazaki. Niché dans une vallée retirée, le village de Nichu coule des jours paisibles à une époque où l’Histoire demeure incertaine. Ses habitants y goûtent une quiétude salutaire, à l’abri des turbulences du vaste monde, entre rizière et culture du mûrier, sous la conduite de Amaterasu, leur uji-no-kami, autrement dit, l’esprit vivant de la petite communauté. Mais le bonheur, s’il n’est pas le sentiment le mieux partagé du monde, est également une denrée fragile. Confronté à l’appétit insatiable de pouvoir de la reine Himiko, la jeune Amaterasu doit accomplir son devoir : faire face pour protéger les siens. Et laisser de côté sa peine. D’abord, un deuil familial qu’elle n’a toujours pas réussi à faire. Puis un conflit ouvert avec son frère Susanowo, jeune homme insensé et violent, exilé désormais dans la montagne où il vit comme un sauvage. Sans oublier un père absent et une mère morte dans des circonstances dramatiques. Ecrasée par la douleur et le devoir, Amaterasu craint de ne pas disposer de la sérénité nécessaire pour jouer son rôle de guide politique et spirituel. La solution à ses tourments se trouve-t-elle au pays des morts, comme tous les signes le laissent présager ? Le chemin de l’ombre conduit-il à la lumière du soleil levant ?

On l’a compris, l’intrigue du roman de Jérôme Noirez relève essentiellement du conte. Un conte cruel empreint de noirceur et de violence. L’auteur français fait sien l’Imaginaire japonais, revisitant avec talent le panthéon shintoïste et proposant une adaptation personnelle du mythe de Amaterasu. Au-delà du mythe, le récit est jalonné de rencontres — kamis, tengus et esprits des défunts — qui apparaissent comme autant d’épreuves contribuant à reforger une chaîne familiale brisée par le déni et le crime. Loin d’être le cocon dans lequel la chrysalide attend de muer pour prendre son envol, la cellule familiale de Amaterasu est affrontement, traumatisme, incompréhension, trahison… Et pourtant, elle doit être aussi le lieu de la réconciliation et celui de l’harmonie retrouvée. Le creuset autour duquel le clan, voire la future nation, s’enracinent.

Ainsi, le périple de Amaterasu et Susanowo s’apparente par bien des aspects à un récit initiatique. Il offre quelques parenthèses poétiques de toute beauté, ne négligeant par les ressorts de l’effroi comme tout conte qui se respecte. On pense notamment à l’atmosphère magique du passage centré sur la cascade dans la montagne. On reste aussi imprégné par les paysages cauchemardesques traversés par les enfants durant leur voyage sous terre.

Bref, pour toutes ces raisons, Le Chemin des ombres est une œuvre hautement recommandable.

 

Japon des temps héroïques, Japon des temps historiques

 

Contrairement à ce que laisse penser la réédition chez J’ai Lu, on ne trouve pas une once de fantasy dans Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre. Tout au plus y plane-t-il une ambiance de mystère, de celle régnant sur bon nombre de romans policiers d’antan, genre dont relèvent manifestement ces deux titres. Parus initialement dans la collection « Courants noirs » des excellentes éditions pour la jeunesse Gulf Stream, Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre forment un diptyque dont les deux parties peuvent se lire de façon indépendante. Il est tout de même recommandé de commencer par Fleurs de dragon, ne serait-ce que pour comprendre les allusions sous-jacentes et mieux apprécier les liens noués entre les personnages.

Si le diptyque semble s’inscrire dans le registre de l’enquête, le terme est à prendre ici dans le sens donné par Hérodote. En effet, Jérôme Noirez nous immerge au cœur du XVe siècle nippon. Une période pour le moins troublée, où le Japon, en proie au désordre, subit une quasi-guerre civile opposant clans rivaux, shôgunat et daimyos querelleurs. Sur ce point, on ne peut guère reprocher à l’auteur de négliger sa documentation historique. En cela, il répond parfaitement au cahier des charges de la collection, fournissant de surcroît en appendices des informations précieuses sur le panthéon nippon, les armes, la mesure du temps, l’Histoire, l’art du nô, l’écriture et le kemari (le football japonais). Heureusement, ce didactisme ne s’exerce pas au détriment de l’histoire. La narration reste très soignée, distillant les informations au fur et à mesure de l’intrigue.

Car si l’Histoire constitue les œuvres vives du diptyque, ses ressorts sont sans doute à rechercher du côté du roman d’aventure et du chandara (ou chambara), le récit de cape et d’épée japonais. Un genre à la codification très théâtrale, comportant son lot de figures obligées et de démonstrations visuelles. Du pain bénit pour le cinéma.

Fleurs de dragon entraîne ainsi le lecteur à la poursuite d’un criminel s’attaquant aux samouraïs. Des forfaits particulièrement sanglants auxquels l’Etat, même affaibli par les guerres d’Ônin, se doit de répondre. On fait appel à l’enquêteur Ryôsaku, fidèle serviteur parmi les fidèles, un personnage dont la probité n’est plus à prouver. Mais comme l’affaire semble périlleuse, on lui adjoint trois jeunes samouraïs pour le seconder, un trio dont il va se charger de parfaire l’éducation. Les indices relevés par nos enquêteurs ne tardent pas à les amener dans une vallée perdue. C’est là qu’ils vont affronter l’auteur de ces crimes épouvantables, un meurtrier inspiré par un maître mystérieux : le shôgun de l’ombre.

Celui qui « est tout ce dont les ténèbres sont faites » marque de son empreinte le second volet. Une présence intangible hantant les rues de Kyoto, capitale convalescente, encore meurtrie par des décennies de guerre, d’un Japon reconstitué une fois de plus ici avec talent. Toutefois, si le complot fomenté par ce shôgun de l’ombre fournit le fil directeur de l’histoire, celle-ci emprunte les voies du roman d’apprentissage. En effet, les personnalités des trois jeunes samouraïs dominent l’intrigue. De leurs relations avec leur maître Ryosaku, de leurs interactions mutuelles naît un récit mature jalonné de flambées de violence sèche, oscillant entre bouffonnerie et drame, pour notre plus grand plaisir.

Au final, on l’a compris, le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre apparaît comme une vraie réussite, où la vraisemblance de la reconstitution historique se conjugue aux qualités de narration d’un auteur manifestement à l’aise avec son sujet.

[Lire aussi l'avis de Philippe Boulier sur Le Shogûn de l'ombre.]

Fleurs de dragon

[Critique commune à Le Chemin des ombres, Fleurs de dragon et Le Shogûn de l'ombre.]

Autant le dire tout de suite, nous sommes un certain nombre à Bifrost à apprécier les romans et nouvelles de Jérôme Noirez. Lorsqu’il écrit, l’auteur ne fait pas dans la demi-mesure, bien au contraire, il ferait plutôt dans la démesure et la générosité. Un sentiment renforcé par une prose limpide oscillant entre poésie et cruauté. Les romans de Noirez ne se conquièrent pas de haute lutte. Ils vous happent dans leur filet pour vous relâcher l’esprit hanté par des émotions contrastées.

Avec le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre et Le chemin des ombres, romans destinés à la jeunesse, l’auteur français ne délaisse pas complètement les récits bizarres peuplés de fantômes et autres monstruosités. Il aborde les territoires de l’imaginaire nippon. Une découverte suscitant émerveillement et respect comme on va le voir. Pour autant, il n’édulcore pas la violence des relations humaines au profit d’un propos lénifiant.

 

Conte d’un Japon légendaire

 

Paru à l’origine dans la défunte collection « Royaumes perdus » des éditions Mango jeunesse, Le Chemin des ombres s’inscrit pleinement dans la déclaration d’intention défendue par Xavier Mauméjean, son directeur : « Parlons de ce qui n’existait pas (...) des romans qui seraient dédiés à l’imaginaire du monde entier. C’est-à-dire aux contes et légendes qui forment le merveilleux de toutes les cultures. »

Tout commence à la manière d’un dessin animé de Hayao Miyazaki. Niché dans une vallée retirée, le village de Nichu coule des jours paisibles à une époque où l’Histoire demeure incertaine. Ses habitants y goûtent une quiétude salutaire, à l’abri des turbulences du vaste monde, entre rizière et culture du mûrier, sous la conduite de Amaterasu, leur uji-no-kami, autrement dit, l’esprit vivant de la petite communauté. Mais le bonheur, s’il n’est pas le sentiment le mieux partagé du monde, est également une denrée fragile. Confronté à l’appétit insatiable de pouvoir de la reine Himiko, la jeune Amaterasu doit accomplir son devoir : faire face pour protéger les siens. Et laisser de côté sa peine. D’abord, un deuil familial qu’elle n’a toujours pas réussi à faire. Puis un conflit ouvert avec son frère Susanowo, jeune homme insensé et violent, exilé désormais dans la montagne où il vit comme un sauvage. Sans oublier un père absent et une mère morte dans des circonstances dramatiques. Ecrasée par la douleur et le devoir, Amaterasu craint de ne pas disposer de la sérénité nécessaire pour jouer son rôle de guide politique et spirituel. La solution à ses tourments se trouve-t-elle au pays des morts, comme tous les signes le laissent présager ? Le chemin de l’ombre conduit-il à la lumière du soleil levant ?

On l’a compris, l’intrigue du roman de Jérôme Noirez relève essentiellement du conte. Un conte cruel empreint de noirceur et de violence. L’auteur français fait sien l’Imaginaire japonais, revisitant avec talent le panthéon shintoïste et proposant une adaptation personnelle du mythe de Amaterasu. Au-delà du mythe, le récit est jalonné de rencontres — kamis, tengus et esprits des défunts — qui apparaissent comme autant d’épreuves contribuant à reforger une chaîne familiale brisée par le déni et le crime. Loin d’être le cocon dans lequel la chrysalide attend de muer pour prendre son envol, la cellule familiale de Amaterasu est affrontement, traumatisme, incompréhension, trahison… Et pourtant, elle doit être aussi le lieu de la réconciliation et celui de l’harmonie retrouvée. Le creuset autour duquel le clan, voire la future nation, s’enracinent.

Ainsi, le périple de Amaterasu et Susanowo s’apparente par bien des aspects à un récit initiatique. Il offre quelques parenthèses poétiques de toute beauté, ne négligeant par les ressorts de l’effroi comme tout conte qui se respecte. On pense notamment à l’atmosphère magique du passage centré sur la cascade dans la montagne. On reste aussi imprégné par les paysages cauchemardesques traversés par les enfants durant leur voyage sous terre.

Bref, pour toutes ces raisons, Le Chemin des ombres est une œuvre hautement recommandable.

 

Japon des temps héroïques, Japon des temps historiques

 

Contrairement à ce que laisse penser la réédition chez J’ai Lu, on ne trouve pas une once de fantasy dans Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre. Tout au plus y plane-t-il une ambiance de mystère, de celle régnant sur bon nombre de romans policiers d’antan, genre dont relèvent manifestement ces deux titres. Parus initialement dans la collection « Courants noirs » des excellentes éditions pour la jeunesse Gulf Stream, Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre forment un diptyque dont les deux parties peuvent se lire de façon indépendante. Il est tout de même recommandé de commencer par Fleurs de dragon, ne serait-ce que pour comprendre les allusions sous-jacentes et mieux apprécier les liens noués entre les personnages.

Si le diptyque semble s’inscrire dans le registre de l’enquête, le terme est à prendre ici dans le sens donné par Hérodote. En effet, Jérôme Noirez nous immerge au cœur du XVe siècle nippon. Une période pour le moins troublée, où le Japon, en proie au désordre, subit une quasi-guerre civile opposant clans rivaux, shôgunat et daimyos querelleurs. Sur ce point, on ne peut guère reprocher à l’auteur de négliger sa documentation historique. En cela, il répond parfaitement au cahier des charges de la collection, fournissant de surcroît en appendices des informations précieuses sur le panthéon nippon, les armes, la mesure du temps, l’Histoire, l’art du nô, l’écriture et le kemari (le football japonais). Heureusement, ce didactisme ne s’exerce pas au détriment de l’histoire. La narration reste très soignée, distillant les informations au fur et à mesure de l’intrigue.

Car si l’Histoire constitue les œuvres vives du diptyque, ses ressorts sont sans doute à rechercher du côté du roman d’aventure et du chandara (ou chambara), le récit de cape et d’épée japonais. Un genre à la codification très théâtrale, comportant son lot de figures obligées et de démonstrations visuelles. Du pain bénit pour le cinéma.

Fleurs de dragon entraîne ainsi le lecteur à la poursuite d’un criminel s’attaquant aux samouraïs. Des forfaits particulièrement sanglants auxquels l’Etat, même affaibli par les guerres d’Ônin, se doit de répondre. On fait appel à l’enquêteur Ryôsaku, fidèle serviteur parmi les fidèles, un personnage dont la probité n’est plus à prouver. Mais comme l’affaire semble périlleuse, on lui adjoint trois jeunes samouraïs pour le seconder, un trio dont il va se charger de parfaire l’éducation. Les indices relevés par nos enquêteurs ne tardent pas à les amener dans une vallée perdue. C’est là qu’ils vont affronter l’auteur de ces crimes épouvantables, un meurtrier inspiré par un maître mystérieux : le shôgun de l’ombre.

Celui qui « est tout ce dont les ténèbres sont faites » marque de son empreinte le second volet. Une présence intangible hantant les rues de Kyoto, capitale convalescente, encore meurtrie par des décennies de guerre, d’un Japon reconstitué une fois de plus ici avec talent. Toutefois, si le complot fomenté par ce shôgun de l’ombre fournit le fil directeur de l’histoire, celle-ci emprunte les voies du roman d’apprentissage. En effet, les personnalités des trois jeunes samouraïs dominent l’intrigue. De leurs relations avec leur maître Ryosaku, de leurs interactions mutuelles naît un récit mature jalonné de flambées de violence sèche, oscillant entre bouffonnerie et drame, pour notre plus grand plaisir.

Au final, on l’a compris, le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre apparaît comme une vraie réussite, où la vraisemblance de la reconstitution historique se conjugue aux qualités de narration d’un auteur manifestement à l’aise avec son sujet.

[Lire aussi l'avis de Thomas Day sur Fleurs de dragon.]

Le Chemin des ombres

[Critique commune à Le Chemin des ombres, Fleurs de dragon et Le Shogûn de l'ombre.]

Autant le dire tout de suite, nous sommes un certain nombre à Bifrost à apprécier les romans et nouvelles de Jérôme Noirez. Lorsqu’il écrit, l’auteur ne fait pas dans la demi-mesure, bien au contraire, il ferait plutôt dans la démesure et la générosité. Un sentiment renforcé par une prose limpide oscillant entre poésie et cruauté. Les romans de Noirez ne se conquièrent pas de haute lutte. Ils vous happent dans leur filet pour vous relâcher l’esprit hanté par des émotions contrastées.

Avec le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre et Le chemin des ombres, romans destinés à la jeunesse, l’auteur français ne délaisse pas complètement les récits bizarres peuplés de fantômes et autres monstruosités. Il aborde les territoires de l’imaginaire nippon. Une découverte suscitant émerveillement et respect comme on va le voir. Pour autant, il n’édulcore pas la violence des relations humaines au profit d’un propos lénifiant.

 

Conte d’un Japon légendaire

 

Paru à l’origine dans la défunte collection « Royaumes perdus » des éditions Mango jeunesse, Le Chemin des ombres s’inscrit pleinement dans la déclaration d’intention défendue par Xavier Mauméjean, son directeur : « Parlons de ce qui n’existait pas (...) des romans qui seraient dédiés à l’imaginaire du monde entier. C’est-à-dire aux contes et légendes qui forment le merveilleux de toutes les cultures. »

Tout commence à la manière d’un dessin animé de Hayao Miyazaki. Niché dans une vallée retirée, le village de Nichu coule des jours paisibles à une époque où l’Histoire demeure incertaine. Ses habitants y goûtent une quiétude salutaire, à l’abri des turbulences du vaste monde, entre rizière et culture du mûrier, sous la conduite de Amaterasu, leur uji-no-kami, autrement dit, l’esprit vivant de la petite communauté. Mais le bonheur, s’il n’est pas le sentiment le mieux partagé du monde, est également une denrée fragile. Confronté à l’appétit insatiable de pouvoir de la reine Himiko, la jeune Amaterasu doit accomplir son devoir : faire face pour protéger les siens. Et laisser de côté sa peine. D’abord, un deuil familial qu’elle n’a toujours pas réussi à faire. Puis un conflit ouvert avec son frère Susanowo, jeune homme insensé et violent, exilé désormais dans la montagne où il vit comme un sauvage. Sans oublier un père absent et une mère morte dans des circonstances dramatiques. Ecrasée par la douleur et le devoir, Amaterasu craint de ne pas disposer de la sérénité nécessaire pour jouer son rôle de guide politique et spirituel. La solution à ses tourments se trouve-t-elle au pays des morts, comme tous les signes le laissent présager ? Le chemin de l’ombre conduit-il à la lumière du soleil levant ?

On l’a compris, l’intrigue du roman de Jérôme Noirez relève essentiellement du conte. Un conte cruel empreint de noirceur et de violence. L’auteur français fait sien l’Imaginaire japonais, revisitant avec talent le panthéon shintoïste et proposant une adaptation personnelle du mythe de Amaterasu. Au-delà du mythe, le récit est jalonné de rencontres — kamis, tengus et esprits des défunts — qui apparaissent comme autant d’épreuves contribuant à reforger une chaîne familiale brisée par le déni et le crime. Loin d’être le cocon dans lequel la chrysalide attend de muer pour prendre son envol, la cellule familiale de Amaterasu est affrontement, traumatisme, incompréhension, trahison… Et pourtant, elle doit être aussi le lieu de la réconciliation et celui de l’harmonie retrouvée. Le creuset autour duquel le clan, voire la future nation, s’enracinent.

Ainsi, le périple de Amaterasu et Susanowo s’apparente par bien des aspects à un récit initiatique. Il offre quelques parenthèses poétiques de toute beauté, ne négligeant par les ressorts de l’effroi comme tout conte qui se respecte. On pense notamment à l’atmosphère magique du passage centré sur la cascade dans la montagne. On reste aussi imprégné par les paysages cauchemardesques traversés par les enfants durant leur voyage sous terre.

Bref, pour toutes ces raisons, Le Chemin des ombres est une œuvre hautement recommandable.

 

Japon des temps héroïques, Japon des temps historiques

 

Contrairement à ce que laisse penser la réédition chez J’ai Lu, on ne trouve pas une once de fantasy dans Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre. Tout au plus y plane-t-il une ambiance de mystère, de celle régnant sur bon nombre de romans policiers d’antan, genre dont relèvent manifestement ces deux titres. Parus initialement dans la collection « Courants noirs » des excellentes éditions pour la jeunesse Gulf Stream, Fleurs de dragon et Le Shôgun de l’ombre forment un diptyque dont les deux parties peuvent se lire de façon indépendante. Il est tout de même recommandé de commencer par Fleurs de dragon, ne serait-ce que pour comprendre les allusions sous-jacentes et mieux apprécier les liens noués entre les personnages.

Si le diptyque semble s’inscrire dans le registre de l’enquête, le terme est à prendre ici dans le sens donné par Hérodote. En effet, Jérôme Noirez nous immerge au cœur du XVe siècle nippon. Une période pour le moins troublée, où le Japon, en proie au désordre, subit une quasi-guerre civile opposant clans rivaux, shôgunat et daimyos querelleurs. Sur ce point, on ne peut guère reprocher à l’auteur de négliger sa documentation historique. En cela, il répond parfaitement au cahier des charges de la collection, fournissant de surcroît en appendices des informations précieuses sur le panthéon nippon, les armes, la mesure du temps, l’Histoire, l’art du nô, l’écriture et le kemari (le football japonais). Heureusement, ce didactisme ne s’exerce pas au détriment de l’histoire. La narration reste très soignée, distillant les informations au fur et à mesure de l’intrigue.

Car si l’Histoire constitue les œuvres vives du diptyque, ses ressorts sont sans doute à rechercher du côté du roman d’aventure et du chandara (ou chambara), le récit de cape et d’épée japonais. Un genre à la codification très théâtrale, comportant son lot de figures obligées et de démonstrations visuelles. Du pain bénit pour le cinéma.

Fleurs de dragon entraîne ainsi le lecteur à la poursuite d’un criminel s’attaquant aux samouraïs. Des forfaits particulièrement sanglants auxquels l’Etat, même affaibli par les guerres d’Ônin, se doit de répondre. On fait appel à l’enquêteur Ryôsaku, fidèle serviteur parmi les fidèles, un personnage dont la probité n’est plus à prouver. Mais comme l’affaire semble périlleuse, on lui adjoint trois jeunes samouraïs pour le seconder, un trio dont il va se charger de parfaire l’éducation. Les indices relevés par nos enquêteurs ne tardent pas à les amener dans une vallée perdue. C’est là qu’ils vont affronter l’auteur de ces crimes épouvantables, un meurtrier inspiré par un maître mystérieux : le shôgun de l’ombre.

Celui qui « est tout ce dont les ténèbres sont faites » marque de son empreinte le second volet. Une présence intangible hantant les rues de Kyoto, capitale convalescente, encore meurtrie par des décennies de guerre, d’un Japon reconstitué une fois de plus ici avec talent. Toutefois, si le complot fomenté par ce shôgun de l’ombre fournit le fil directeur de l’histoire, celle-ci emprunte les voies du roman d’apprentissage. En effet, les personnalités des trois jeunes samouraïs dominent l’intrigue. De leurs relations avec leur maître Ryosaku, de leurs interactions mutuelles naît un récit mature jalonné de flambées de violence sèche, oscillant entre bouffonnerie et drame, pour notre plus grand plaisir.

Au final, on l’a compris, le diptyque Fleurs de dragon / Le Shôgun de l’ombre apparaît comme une vraie réussite, où la vraisemblance de la reconstitution historique se conjugue aux qualités de narration d’un auteur manifestement à l’aise avec son sujet.

Enfin la nuit

Un 23 janvier, la nuit disparaît. Du moins en France. Ailleurs, on ne sait guère. Le ciel se teinte d’un jaune éblouissant et l’hiver est aboli par tant d’ensoleillement. Quant aux gens, les voici déboussolés. Les uns meurent, les autres fuient — mais pour aller où ? Fuir et tout abandonner derrière lui, c’est ce que fait Thomas, un policier. Au cours de son errance, il rencontre Sophie, une ado de seize ans avec qui il poursuit sa route, jusqu’à une gare où des gens désœuvrés attendent un train. D’où vient le train ? Pour aller où ? Viendra-t-il seulement ? Personne ne le sait ; tout le monde attend. Par la suite, Thomas poursuit seul son chemin dans des paysages désolés, jusqu’à rencontrer Etienne, un autre flic qui a aimé une autre Sophie…

De Camille Leboulanger, tout jeune auteur, on a pu lire « 78 ans » dans l’anthologie Ceux qui nous veulent du bien (chez la Volte), une nouvelle qui brille par… pas grand-chose. Son insignifiance, peut-être, qui donnait peu d’attentes sur ce court et premier roman.

Enfin la nuit ne s’attarde guère sur le phénomène à l’origine de l’intrigue. Quelques hypothèses sont vaguement évoquées, et c’est tout. Que la nuit cesse est une chose pour laquelle on peut bien suspendre son incrédulité, pour peu que les conséquences du phénomène soient correctement exploitées. Ici, on se demande bien pourquoi ce jour éternel provoque une telle mortalité en France, pourquoi l’électricité cesse de fonctionner quasiment partout, pourquoi la faune et la flore sont moins affectées que les humains. Cette légèreté dans le traitement de ce qui est quand même qualifié de « fin du monde » déçoit autant qu’elle agace.

De toute évidence, l’intérêt se situe davantage du côté des personnages, des êtres que la vie bosselle mais pour lesquels on pourra avoir quelque difficulté à éprouver de l’empathie. Seule la mort de Sophie amène un bref sursaut d’émotion, car aussi brutale qu’inattendue. Pour le reste, le détachement du lecteur vis-à-vis de Thomas est le même que celui de Thomas par rapport au monde. Et puis il y a Etienne, l’alter ego de Thomas, que l’on aperçoit sporadiquement dans des chapitres narrés à la première personne et dont on ne saisit guère l’apport à l’histoire. Dédoublement de personnalité ? Même pas. Et ce qui aurait pu être un enjeu narratif (la rencontre des deux hommes) tombe à plat. De fait, Enfin la nuit manque cruellement d’horizon d’attente : le jour perpétuel n’est pas assez pesant pour que l’on souhaite avec ardeur le retour de la nuit.

Enfin la nuit n’est pas sans faire penser à La Route de Cormac McCarthy. Quoiqu’ici on se situe plutôt sur un chemin de campagne, chemin qui ne mène pas aussi loin que souhaité. A vrai dire, on se demande quelle était la destination proposée par l’auteur. Néanmoins, la balade n’est pas désagréable à lire, avec une écriture volontiers cynique et faisant la part belle à l’humour noir et aux formules qui font mouche. Au final, on peut se montrer curieux de savoir ce que ce jeune auteur proposera par la suite, en espérant que le résultat s’avère davantage abouti.

Les Harmoniques célestes

Septième volume des nouvelles de Jean-Claude Dunyach, Les Harmoniques célestes compte six textes s’étalant de 1997 à 2011, dont trois inédits, ce qui est appréciable. Des textes relativement récents dans la carrière de l’auteur, donc, avec notamment « Repli sur soie », prix Rosny ainé 2008 (initialement paru dans le Bifrost n°47). Au menu, des textes qui parlent de la mort, d’expériences ou d’inventions, de tentatives de déchiffrer la trame de l’univers…

« Les Harmoniques célestes », qui ouvre le recueil, est l’un des inédits, et la nouvelle la plus longue puisqu’elle représente à elle seule près de la moitié du livre. Un scientifique découvre l’effet apaisant qu’ont les lampes scialytiques (celles des salles d’opération) sur des patients sur le point de mourir ; des années plus tard, il est engagé par la fille d’un riche homme d’affaires qui souhaite assouvir sa soif de vengeance… Un texte ciselé aux multiples thématiques, sur la joie de la découverte scientifique, mais aussi les dangers de la science, les relations filiales, l’avenir écologique… Un condensé de Dunyach, en somme : du style, des idées, de l’humanité, une pointe d’ironie ; une belle entrée en matière.

Changement de décor et de traitement avec « La Fin des cerisiers » : une équipe de tournage hollywoodienne va apprendre à ses dépens que l’on ne foule pas impunément au pied les valeurs japonaises. Un récit qui permet à l’auteur de dépeindre avec acidité un milieu du cinéma pétri de petites lâchetés et de promesses non tenues. Mineur, malgré une gestion intéressante du climax horrifique.

« Les Cœurs silencieux » reprend une partie des thématiques du premier texte : un homme crée une substance qui décuple l’empathie de celui qui l’ingère. Sa découverte bouleverse profondément et durablement la société, générant une société utopique, tout le monde tenant compte de son prochain. Un beau rêve, qui ne va pas sans une pointe d’amertume quant à certaines des conséquences de cette invention.

Dans « Repli sur soie », un jeune homme apprend l’art de l’origami (le pliage de papier japonais) et le prolonge de telle sorte qu’à l’âge adulte, ce n’est plus le papier qu’il plie, mais bien l’univers. Au risque d’y laisser des plumes… Un texte sur le thème des fractales, dans lequel la construction, plus que toute autre chose, s’avère primordiale ; Dunyach s’en acquitte très bien, en rajoutant le petit plus d’humanité qui le caractérise, là où Greg Egan aurait sans doute livré un texte plus cérébral. Le prix Rosny aîné n’était pas usurpé.

« Aime ton ennemi » prend à bras le corps l’avenir écologique de la planète, et repose aussi sur une invention bluffante : ici, des plantes capables d’absorber les produits toxiques. Encore une bien belle idée, qui malheureusement aura sa contrepartie particulièrement atroce.

Dans « Visiteur secret », un couple en pleins ébats voit surgir de nulle part un homme en scaphandre, muet et immobile, qui reste durant des heures dans leur appartement. Une nouvelle qui revisite un thème largement usité de la SF, sous un angle inédit gentiment érotique.

Les Harmoniques célestes, recueil homogène dont le titre correspond parfaitement à son auteur, confirme une fois encore que l’on tient en la personne de Jean-Claude Dunyach l’un des meilleurs nouvellistes français. Les idées sont brillantes, exposées de manière claire sans basculer dans une sécheresse de cours magistral, l’empathie omniprésente mais bien souvent pondérée par une once d’acidité très humaine, et la construction soignée fait écho au propos. On en redemande.

L'Année du rat

France, dans un futur relativement proche. Chim’, lieutenant de la Brigade de Recherche et Traque (organisme de barbouzes viriles), mène l’enquête sur un terrible meurtre multiple dans une ferme normande. Les victimes ont été sauvagement assassinées, et certaines portent la marque de dents d’animaux. Ses recherches vont rapidement l’emmener sur la piste des multinationales qui trafiquent les OGM. Mais sait-il vraiment quels sont les dangers qui l’attendent ? Sans doute, puisqu’une vieille chiromancienne chinoise lui a prédit qu’il mourrait dans l’année.

Régis Descott, plutôt habitué des thématiques de la folie et de la psychiatrie, se lance avec L’Année du rat dans le thriller politico-écologique. Du point de vue du thriller, il faut lui reconnaître une certaine efficacité, le roman se lit plutôt très bien, même si l’auteur est loin d’éblouir par son style, direct et efficace. On tourne ainsi les pages de manière assez compulsive, mais on doit néanmoins rapidement déchanter : entre clichés et intrigue prévisible et incohérente, le savoir-faire de Descott prend du plomb dans l’aile. Au rayon des clichés : la brigade (BRT) et sa galerie de policiers tous plus tarés et improbables les uns que les autres ; le personnage principal qui tente bien évidemment de renouer avec son amour perdu (qui lui avait laissé en guise d’adieu un petit rongeur qui meurt au début du roman) ; les méchantes multinationales sans âme… Quant aux développements que l’on voit à l’avance, la nature des manipulations génétiques, l’identité de ceux qui veulent stopper l’enquête et la carrière de Chim’… Pour les invraisemblances : le traitement de l’exposition à la radioactivité ; le lieutenant, qui vit pendant quatre ans avec une femme, à aucun moment n’a l’idée de lui demander quel est son métier… Ajoutons à cela une dernière scène invraisemblable, bâtie sur une révélation que l’on devinait vaguement mais qui relève clairement du n’importe quoi (et qui reprend une des phrases les plus connues du cinéma de science-fiction), et l’on comprendra qu’on ne tirera pas grand-chose de ce roman, hormis une lecture rapide. Et quelques éclats de rire involontaires : ceux évoqués ci-dessus, et certains dus aux travers du thriller, comme la manie de dater les chapitres ; quand ce procédé culmine dans deux chapitres successifs, où l’action se déroule dans la continuité, et que ces deux chapitres commencent par « Siège de la BRT. 31 janvier, 13h30 » et « Siège de la BRT. 31 janvier, 13h35 », cela fait doucement rigoler. On passe, et sans regret.

Palimpseste

Issu du XXIe siècle, Pierce a été recruté par la Stase, un « système capable de perpétuer la vie humaine sur une durée mille fois supérieure à la durée de vie de notre soleil ». Dans ce but, l’organisation privilégie deux modes d’action. En amont, elle utilise des portes ouvrant sur des tunnels reliant deux accès dans un espace-temps quadridimensionnel, cela afin de préserver au sein du Réensemencement des spécimens d’humanité capables de survivre à l’anéantissement de leur civilisation. Les élus sont « réimplantés » dans une époque neutre en vue d’un nouveau début. En aval, elle double cette gestion démographique par un reformatage continuel du système solaire. Cette restructuration nécessaire permet un prolongement maximal de l’habitabilité du monde. La Terre est ainsi sauvée des milliers de fois, au prix toutefois de la destruction d’autant de biosphères.

Pierce donne entière satisfaction, depuis son enrôlement qui lui a réclamé le meurtre de son grand-père, paradoxe de Barjavel qui vaut ici pour rite initiatique. Sa formation achevée lui a valu d’assassiner l’un de ses milliers de « moi-fantômes » coexistant dans des durées alternatives, afin d’obtenir son diplôme. Pierce coule des jours heureux auprès de son épouse Xiri, qui appartient à une culture avancée connaissant l’existence de la Stase. Elle lui a donné trois enfants (p. 63), ou deux (p. 136), sans que le héros ou le lecteur puisse trancher, puisqu’il existe des incohérences entre les souvenirs des agents et la version de l’Histoire consignée dans la Bibliothèque. Celle-ci archive la majeure partie de l’histoire humaine en vue de l’établissement d’une histoire absolue, aussi la somme des connaissances y est-elle enregistrée. Mais elle contient aussi tous les compossibles, réels non advenus ou advenus mais oblitérés. Autrement dit ce qui forme la non-Histoire, pile quasi-infinie de bifurcations possibles.

Un jour, toute la famille de Pierce disparaît sous l’effet semble-t-il d’un palimpseste, terme qui désignait jadis un parchemin dont le texte était gratté afin d’être réutilisé, et signifie pour la Stase une période de l’Histoire plusieurs fois réécrite. Impossible pour Pierce de retrouver son passé sauf à découvrir l’endroit précis où ce secteur de l’Histoire a été altéré.

Avec ce court roman qu’est Palimpseste, Charles Stross se réapproprie de manière parfaitement assumée des pans entiers de l’Age d’or. Cela, en privilégiant deux axes narratifs. D’une part il réactive les codes liés aux univers parallèles ou réalités alternées présents chez, par exemple, H. Beam Piper et Keith Laumer. D’autre part, l’auteur offre un démarquage du cycle La Patrouille du Temps en usant non pas de références générales, mais bien d’éléments essentiels à l’univers bâti par Poul Anderson. Ainsi, de la langue propre aux agents (ici nommée urem), d’une contre-organisation au moins aussi puissante (l’Opposition dans Palimpseste), et d’un service des Affaires Internes, omniprésent chez Anderson mais tout autant marquant chez Stross depuis Le Bureau de atrocités. Tout comme la société des Danelliens chez Anderson, la Stase poursuit des motifs mystérieux et égoïstes par-delà les intentions obvies : « Les Affaires internes sont une excroissance de la Stase, et elles la phagocytent. » (p.153)

Retour à l’Age d’or, donc. Le plus remarquable dans Palimpseste est l’adéquation entre le fond et la forme. Dans le cadre du Réensemencement, la Stase conserve de l’humanité ses spécimens les plus primitifs, et donc plus aptes à survivre. De même, Charles Stross ne retient de la science-fiction que ses créations originelles, comme s’il cherchait à enclencher un nouveau départ pour le genre. Dans le récit, les humains sélectionnés sont viables malgré une absence totale de civilisation, et pourront en bâtir une nouvelle. Palimpseste ne retient que les codes capables de subsister en dehors des errements postmodernes de la science-fiction, avec l’intention d’insuffler une nouvelle vie au genre.

Le récit de Charles Stross « réimplante » l’humanité au niveau narratif, et veut « réimplanter » la science-fiction dans sa dimension éditoriale. A partir de là, et en dépit de son caractère inabouti (trop d’idées non exploitées) qui marque peut-être la volonté justement de revenir au récit brut, on ne peut s’étonner que ce texte ait été couronné du prix Hugo 2010 (catégorie novella). Une décision cohérente, qui sanctionne positivement un récit plaisant mais à défauts, dont la qualité principale est de vouloir faire revivre la science-fiction.

De même, on ne s’étonnera pas de voir son excellente traduction par Florence Dolisi dans la jeune collection « Nouveaux millénaires ». Celle-ci adopte la même démarche que Charles Stross en se réclamant d’une valeur sûre, sa sœur aînée « Millénaires ». Là aussi, avec la louable intention de relancer le genre. Mais de même que Palimpseste donne trop souvent l’impression d’un inventaire, Nouveaux Millénaires fait pour l’instant figure de catalogue, proposant pêle-mêle un roman prélude à une série (Idlewild de Nick Sagan, critiqué dans le Bifrost n° 63), un essai biographique de Daniel Keyes (chroniqué dans le présent numéro) et maintenant une novella. Bref, tout ce qui fait la différence entre un tout et un tas, un ensemble homogène et un groupe hétérogène. Palimpeste renonce aux acquis du genre pour lui forger une nouvelle identité, quand « Nouveaux millénaires » retourne en arrière en espérant se trouver une personnalité. Ce qui pour l’instant est loin d’être le cas. Mais, nous l’avons dit, la collection est encore jeune, et gageons qu’elle sera aussi couronnée de prix pour ses efforts. Reste que, pour l’instant, J’ai Lu échoue avec sa collection de science-fiction là où Mnémos paraît réussir en fantasy. La première reprend artificiellement des recettes éprouvées sans pour l’instant convaincre. La seconde revient naturellement à ses fondamentaux sans rupture, changement dans la continuité qui moissonne les prix. Cette différence est-elle imputable aux genres (science-fiction vs fantasy) ou aux éditeurs (d’un côté un grand groupe localement concerné en son sein par la SF, de l’autre un petit éditeur qui ne vit que pour et par la fantasy) ? Nous serions bien en peine de répondre.

Aussi revenons à ce que « Nouveaux millénaires » nous propose : Palimpseste, court roman signé Charles Stross, dont la lecture agréable s’avère toutefois dispensable à onze euros les cent cinquante-huit pages écrites gros. On invitera le lecteur à attendre sa reprise poche pour le découvrir.

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