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La Maison qui glissait

En fait de maison, il s’agit plutôt d’un immeuble, la tour des Erables, située dans une cité semblable à toute autre. Les habitants se croisent, se connaissent parfois, et tout ce beau monde vit ensemble, les uns heureux, les autres moins. Un jour, en plein milieu de l’été, ils se réveillent en constatant que leur univers se réduit désormais à quelques dizaines de mètres autour de leur habitation. Au-delà, rien d’autre qu’un mur de brume opaque. Et ce silence… Un habitant décide de franchir le mur, les autres l’entendent pousser un hurlement, et il ne revient pas. Dès lors, ils comprennent que ce brouillard représente une menace, à laquelle ils vont devoir faire face sans espérer une aide venue de l’ « extérieur ». Et ce huis-clos, qui tourne peu à peu au jeu de massacre, va jouer le rôle d’un révélateur implacable des vraies personnalités des uns et des autres…

Ce qui intéresse Andrevon, ce n’est clairement pas l’histoire de ce qu’il advient à la Tour des Erables — la menace met longtemps à se manifester de manière plus tangible, et quand elle le fait c’est sans explication. A ce titre, l’explication finale, car il y en a une, revendique pleinement ce manque d’intérêt, vaste pied de nez à tous les défenseurs d’une science-fiction étayée, expliquée, rationalisée. L’intrigue n’est qu’un prétexte nécessaire à l’auteur pour se livrer à une étude comportementale des habitants, en traçant une bien belle galerie de portraits, et en empoignant à pleines mains ce matériau humain si riche de surprises, contradictions, actes héroïques ou ignobles… D’un ensemble d’individualités, Andrevon s’applique à faire une communauté où les liens, face à l’inconnu et à l’angoisse, se resserrent peu à peu. Dès lors, même si on est en pleine science-fiction, c’est davantage à un roman social qu’on a affaire ; et on ne peut que constater, malgré certains personnages caricaturaux — toutefois tellement crédibles qu’ils sont finalement l’exact reflet de la réalité —, qu’Andrevon n’a pas son pareil pour décrire les travers, les vantardises, les élans d’humanité qui sont le propre de l’Homme. En outre, il fait fi de toute bienséance : les intégristes le restent jusqu’au bout, allant jusqu’à commettre l’irréparable, les racistes aussi, tandis que les amateurs de cul sous toutes ses formes prennent régulièrement leur pied… Nul doute que certaines dents grinceront une nouvelle fois à la lecture de la prose d’Andrevon, laquelle se caractérise également par une très grande précision dans les détails : la description d’une scène de petit-déjeuner peut prendre une page entière ! C’est la méthode qu’emploie l’auteur pour nous immerger totalement dans l’immeuble ; à force de connaître jusqu’aux habitudes matinales de tel père de famille, ou aux marques achetées par telle ménagère, on a l’impression de toujours avoir habité la tour des Erables. Il est donc d’autant plus étonnant de constater que le livre est truffé de coquilles et d’incohérences : les noms de plusieurs personnages changent au cours du roman, le décompte du nombre de survivants est totalement farfelu… Dommage que la relecture n’ait pas été suffisamment attentive pour gommer ces défauts qui, à la longue, se révèlent particulièrement agaçants.

Si certains seront déçus par la minceur de l’argument spéculatif, les autres sauront apprécier l’ironie et l’iconoclasme d’Andrevon. S’il ne signe pas avec La Maison qui glissait un roman inoubliable, l’écrivain grenoblois montre néanmoins qu’il est toujours là pour secouer le cocotier des bien-pensants.

La Dernière Nécropole

Voici un texte des plus étranges.

Ce n’est certes pas le premier artefact que la S-F fait explorer à l’Humanité et tout le monde garde encore en mémoire le célèbre Rencontre avec Rama de feu sir Arthur C. Clarke. Cependant, celui qui nous est ici présenté est l’un des plus bizarres que la science-fiction nous ait permis de découvrir et, comme nous allons le voir, d’une fulgurante modernité. Irai-je jusqu’à affirmer que ce petit livre publié chez un petit éditeur est un livre important ? Je vous en laisse juge.

Dans la ceinture de Kuiper est découvert un artefact torique contenant des milliers, voire des millions de gisants semblant dormir, baignés d’une lumière bleue et bercés de la musique des sphères, mais dans cet endroit, les règles ordinaires de la physique et des maths paraissent ne plus avoir cours. Les tores se révèlent multiples, imbriqués les uns dans les autres et s’apparentant aux cercles de l’enfer (p. 23). Cet artefact défie toute compréhension et, dans certains cas, rend fous ceux qui prétendent l’explorer. Les questions restent sans réponses. Qui l’a construit ? Pourquoi ? Il semble receler un formidable potentiel de progrès pour l’Humanité, mais celle-ci, en dépit des milliers de chercheurs dépêchés sur place, demeure incapable d’y accéder. L’objet reste hermétique.

Le lecteur va découvrir cette Dernière nécropole dans les pas et avec le point de vue d’un ancien flic faisant office de candide envoyé sur place pour ses qualités déductives.

Ce n’est qu’à la fin de la novella que s’ouvre une perspective cosmique proprement vertigineuse dont l’envergure n’a rien à envier à Stephen Baxter. La compréhension de l’artefact nécessite autant qu’elle implique l’accès, la constitution d’un gestalt cosmique, d’une noosphère élargie aux autres intelligences de l’univers.

« Quelqu’un parmi vous serait-il familier de l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin ? » est la question qui conclut le texte. Pas moi. Il m’a donc fallu me plonger dans ce que ma bibliothèque contient de l’œuvre du père jésuite (récupéré il y a des lustres dans une… poubelle !) pour davantage appréhender cette novella dont le sens persistait à m’échapper. La pensée du père Teilhard de Chardin s’avère un outil des plus affûtés pour qui s’interroge sur l’avenir que notre présent nous réserve et nous concocte.

Le concept de « noosphère », élaboré par Vladimir Vernadski puis développé par Teilhard de Chardin, est bien connu des amateurs de S-F puisque l’un des principaux sites Internet consacrés à notre genre de prédilection est ainsi nommé. La noosphère — sphère de la pensée, de l’esprit — est concevable comme la réunion de l’infosphère (l’ensemble des échanges d’informations, notamment électroniques) et d’une psychosphère, chère à Roland C. Wagner, découlant du concept jungien d’inconscient collectif, auquel viendrait s’ajouter l’ensemble des pensées conscientes de l’Humanité. Selon le père jésuite, la noosphère tendrait à croître et à s’intensifier avec pour conséquence l’effacement et la fusion des individus dans une conscience holistique, une sorte de gestalt psychique que Teilhard de Chardin nomme point Oméga et d’autres, dont Vernor Vinge, du terme plus actuel de « singularité ».

Page 78, G. E. Kopp écrit : « On avait calculé l’équivalent scientifique de la fin des temps », or, cette acmé de l’évolution que constitue l’atteinte du point Oméga est une fin des temps ou, à tout le moins, une fin de l’histoire. Page suivante (p. 79) on lit : « un monde en état d’inachèvement et de métamorphose, où le multiple n’est pas encore unifié », page 80, « l’individu va se perdre dans un état plus complexe et plus avancé… », et page 83, « Rien dans l’univers ne saurait résister à un nombre suffisamment grand d’intelligences groupées et organisées », soit une idée que l’on trouve chez Teilhard de Chardin — et G. E. Kopp cite explicitement le « point Oméga » sur cette même page.

Alors que l’Humanité aveugle se précipite à toute vapeur vers ce qui apparaît comme le mur de la singularité, la réhabilitation de la pensée quelque peu tombée en désuétude du père Teilhard de Chardin qui conçoit la fusion des consciences individuelles dans un gestalt, une métaconscience holistique, retrouve tout son intérêt. Ce n’est pas un livre que l’on va dévorer pour ses qualités narratives, mais que l’on appréciera pour les perspectives intellectuelles considérables qu’il offre en éclairant l’avenir possible à la lueur de la pensée anthropologique de Pierre Teilhard de Chardin car, en dernier ressort, c’est bel et bien d’une « expérience » d’anthropologie fiction que nous parle Gabriel Eugène Kopp. En fin de compte, un livre bien plus grand qu’il n’y paraît de prime abord.

Résurgences

Le choix du titre d’un roman n’est jamais anodin. Ceux d’Ayerdhal, expert en la matière, procèdent d’une exigence qui dépasse la pure logique fonctionnelle : allier l’esthétique au sens. Scrupuleusement, les résurgences du présent opus figurent le retour de personnages et de thématiques évoquées dans Transparences dont il est, six ans plus tard tout de même, une suite indirecte (mais sans doute pas la conclusion). En filigrane, existe toujours l’idée que la transparence serait une sorte de régime symbolique régissant les rapports des êtres humains entre eux. Mais de quelle transparence parle-t-on, au juste ? Celle des tueurs d’Ayerdhal, soit la capacité — à la limite du fantastique — de se fondre dans un décor et dans un personnage, arme ultime d’un arsenal de super-héros ? Celle des contingences humaines, des antichambres du business et de la politique tenues par les mafias toujours plus ou moins policées, ou celle des ignorés, des invisibles comme vous et moi, de la masse silencieuse et spectrale qui cherche la vérité dans le spectacle donné par les grands ? La première est un choix (encore que) : la volonté d’être dépossédé, l’ivresse, le danger, la sensualité, l’oubli, la peur, le vertige, la présomption de tout avoir et d’être tout le monde à la fois ; et le risque plaisant de se perdre, de tout perdre. La seconde est un repoussoir : personne ne veut être ignoré, le monde se donne aux moins discrets ; à l’inverse, on aurait tort de croire que les grands hommes appartiennent au grand jour, ce qu’ils affichent n’est que la surface d’un continent de ténèbres où se diluent toutes certitudes.

Transparence ? Concept trouble, ambigu, insaisissable. Faire de cette ambiguïté sa propre partition, c’est ce qu’Ayerdhal a toujours recherché. A 50 ans passés, ce type a déjà tout connu : en 1990, petit maître désigné pour son surgissement dans le milieu avec un premier cycle en guise de territoire conquis, La Bohème et l’Ivraie. Instigateur du renouveau de la S-F française avec l’anthologie Genèses en 1999. Dans la foulée, cassé comme une merde par une partie de la critique pour Etoiles mourantes. Gros succès public avec Transparences, dans lequel s’amorçait un glissement de la S-F vers le thriller. Le voilà revenant, pas encore remis de cette métamorphose que déjà pressé d’en explorer les nouveaux contours, d’ajouter un nouveau chapitre à sa tragédie postmoderne : refaire encore un livre où tout est de l’ordre du défi.

Qui rencontre-t-on dans Résurgences ? Les habitués d’Ayerdhal : des personnages entiers, intello désabusés, flics suspects, seconds cou-teaux, des hommes et des femmes aimants à qui le monde ne laisse pas beaucoup de place pour vivre. Et puis des hommes et des femmes, peut-être les mêmes, qui voudraient se réinventer. Dure tâche, car si l’on suit Ayerdhal dans son raisonnement, la réalité vous rattrape toujours. La réalité des habitudes, des origines ou du milieu autant (sinon plus encore) que la triste réalité du système. Il en était ainsi dans Transparences. Disons que ça n’a pas l’air de vouloir s’arranger.

Stephen Bellanger, criminologue vedette et amant temporaire d’Ann X, la tueuse aux mille visages de Transparences, est enlevé par un agent des services secrets français qui veut le remettre sur la piste de son ex-girlfriend, dont il ne croit pas à la disparition. Laquelle Ann X, bien vivante, troublante karatéka aux formes de succube, cherche à renaître en se débarrassant de son ancien moi. Cette « renaissance » (qui est aussi, d’un certain côté, une résurgence) passera par le Marksman, le faux frère, le double ténébreux, dont la propre résurrection passe par la mort de tous ceux — amis, confrères, employeurs — qui ont croisé ou simplement approché sa trajectoire. A Ann X et au Marksman, les polices, les services secrets du monde entier disputent la géographie du jour et de la nuit, la frontière de la morale et du devoir, la délimitation mouvante de la loi et de la liberté. L’intrigue policière se double d’une réflexion sur l’état du monde. Inspirés de nombreux faits d’actualité, certains développements du roman évoquent le sort tragique des sans-papiers, des sans-abris, qui vont trouver la force, sans arme ni haine ni violence, de devenir un peu moins transparents. On se gardera d’en révéler davantage.

Résurgences s’étend sur 500 pages, et malheureusement il en paraît le double. Parce qu’Ayerdhal n’a pas vraiment su prendre au cou son lecteur, le tétaniser. Peu importe au fond que les invraisemblances se succèdent dans un scénario finalement peu crédible ; l’essentiel de la S-F et du thriller se nourrit de ces invraisemblances. C’est sur la partie construction que le bât blesse. Séquences à rallonge (toutes celles relatant la captivité de Bellanger, notamment) et dialogues interminables diluent inutilement une intrigue dans l’ensemble mollassonne. Regrettable, d’autant que l’auteur prouve, à d’autres moments, qu’il est capable d’écrire des scènes aussi tendues que des cordes à piano, ou d’une grande puissance d’évocation : ici, une partie de shoot’em up orchestrée par le Marksman ; là un défilé de SDF transcrit ou plutôt tourné (il s’agit d’un reportage) comme un pur vertige, une pure exaltation. Parfait résumé de la conviction époustouflante déployée par le livre. Ayerdhal est un auteur dit « engagé », libertaire sur les bords. Son roman peut se lire comme un outrage à l’ordre mon-dial, qui ressemble exactement au mental de celui qui l’a imagi-né. Politique et manichéen. Brouil-lon parfois. Excessif toujours.

Drôle de printemps 2010 où deux livres, celui-ci et Métacortex, auront fait passer en force des scénarios abracadabrants mais que terrasse une demande urgente de mythologie. Dans un monde devenu incompréhensible, le plausible n’a plus lieu, n’opère plus. Ayerdhal et Dantec ont compris cela, qui s’amusent à faire des tête-à-queue avec la vraisemblance pour atteindre la tragédie.

Au risque, même, chez Ayerdhal, de glisser sur l’épilogue ? Il est vrai que sa conclusion, ici, sonne un peu comme soufflée par un excès de gourmandise didactique. Sans la dévoiler, disons qu’elle souffle le chaud (poésie de l’image dans un premier temps) et le froid (lourdeur du dialogue de fin, démonstratif et en deux mots parfaitement inutile) à l’image de tout le roman.

Peu importe, le gone tient là le deuxième acte de sa tragédie postmoderne, bâti à partir d’une portion d’individus sans importance. Des individus comme on les aime : orgueilleux, luttant à perpète contre leur propre transparence.

Métacortex

Comment va Maurice G. Dantec ? Très bien, merci pour lui ! Depuis sa parution en début d’année, pas un mot ou presque n’a été dit sur Métacortex. Etonnant quand on sait que les publications de l’auteur ont souvent été accompagnées de sorties médiatiques fracassantes. On peut ne pas comprendre ce silence de la part de la presse, ce rejet, voire ce mépris du milieu de l’édition, mais on soupçonnera le solitaire de Montréal, qui a longtemps fustigé le nombrilisme et le rachitisme de la littérature française contemporaine, de n’en n’avoir cure. Hors de tout réseau, sans publicité, seul contre tous, Dantec poursuit son œuvre atypique, dont Métacortex nous semble constituer l’une des étapes fortes, sinon la plus aboutie.

L’une des raisons expliquant l’absence de couverture médiatique du roman tient peut-être à la difficulté d’en définir la forme, ou encore le sujet. Entendons-nous : malgré leur taille, les livres de Dantec en général sont de superbes page-turners et se lisent très bien. Mais du fait de leur taille et de leur richesse thématique, ils ne se laissent pas facilement étiqueter, n’appartenant à aucun règne littéraire connu : ni à la S-F, ni au thriller, encore moins à un hypothétique mélange des deux genres (ce qui est un inconvénient énorme dans le monde de l’édition d’aujourd’hui). A propos de Cosmos incorporated, j’avais évoqué (dans le n°39 de la revue Galaxies ; ouvrage critiqué dans Bifrost par Frédéric Jaccaud dans le n°41) un roman sur la science de la fiction, c’est-à-dire sur la possibilité, ou l’incapacité, de mettre en verbe l’indicible et son contraire l’ineffable. L’auteur paraît habité par une obsession dévorante : donner une lecture totale du monde — connu et invisible. Avec une sorte de sidération on assiste donc, de livre en livre, à sa tentative d’invertir la réalité tangible, d’en dévoiler le côté obscur. Tentative vouée à l’échec, puisque la réalité, quelle qu’elle soit, ne saurait bien sûr se laisser réduire par de simples mots humains, échos pauvrement déformés de la parole divine. Dantec écrit donc pour témoigner de son impuissance, l’impuissance de l’alchimiste à réaliser l’œuvre au noir : transformation de la matière vile en or, métamorphose d’un corpus surchargé, saturé de significations multiples, en une unique et éclatante page blanche qui le résumerait en entier — comme une métaphore du si-lence d’où procède toute création véritable.

Métacortex, second volet du cycle « Liber Mundi » (dont Villa Vortex constituait le premier volet indépendant) ne déroge pas à cette problématique complexe, bien que restant enfouie sous les habituels artifices utilisés par Dantec pour développer sa vision d’un futur cramé. Nous est en effet donné à voir le décor d’une planète dont la chute est en train de se produire tout en étant, paradoxalement, déjà survenue — les horreurs de l’époque actuelle n’étant dans l’esprit de l’auteur que la continuation de celles du vingtième siècle, dont la seconde Guerre mondiale serait la matrice. Crise alimentaire et énergétique globale, dérèglements climatiques, tensions interethniques, religieuses, civiles, piraterie, terrorisme de faction ou d’état, horizons de friches industrielles, monceaux d’ordures où s’ébattent les mutants et les chimères, troupeaux de réfugiés envahissant les cités rendues à l’état de nature, nations aliénées, société fichée, uniformisée, fragmentée à l’extrême, règne du forfait décliné sous toutes ses formes.

Dans ce paysage de chaos, deux flics de la sûreté Canadienne — Verlande et Voronine —, agents d’élite qu’on dirait échappés d’un roman de Spinrad ou de Dick, quasi cyborgs dont on n’apprendra rien ou presque de la vie hors de la police (ce qui nous change de ces norias de flics alcooliques et divorcés), vont patiemment remonter le fil d’une suite de disparitions nébuleuses. Primo : le meurtre de collègues sans histoires, perpétré de manière bien trop professionnelle pour être honnête. Secundo : l’exécution en série, toujours aussi professionnelle, de membres d’une communauté très select de criminels (pédophiles particulièrement). Ces meurtres ne sont pourtant que la face claire de ténèbres autrement plus épaisses, où la réalité des complots, où la nature du mal demeure cachée aux simples policiers, marionnettes humaines ballottées sur fond de guerre des services, de joutes sanglantes entre unités secrètes de tueurs aux méthodes paramilitaires et « gentils organisateurs » d’un club d’amateurs d’atrocités.

En parallèle intervient le récit du père de Verlande, tueur d’élite chez les Waffen SS, dont les vicissitudes sur le front russe puis dans l’Europe d’après-guerre annoncent, ou même répètent (si l’on accepte le principe de réversibilité du temps) les soubresauts de l’enquête menée par le fils, qui dès lors revêt autant le caractère d’une investigation policière traditionnelle que d’une démarche gnostique, visant à faire surgir du monde (voué à la matière et au mal), en déchirant le voile qui le recouvre, une vérité transcendante, incandescente. Les deux trames, séparées tout d’abord, finissent par converger et se fondre, la nuit du nazisme éclairant, par une singulière décantation, celles des temps à venir (qui sont les nôtres, semble nous avertir l’auteur). Aux deux extrémités de l’Histoire, le père et le fils rejouent la même geste violente, celle des mammifères supérieurs qui traquent et qui tuent pour survivre. C’est ainsi que les batailles souterraines livrées par le père à Stalingrad, Varsovie, Berlin, ne feront que préfigurer l’hypnotique descente du fils dans le repaire souterrain du « club des atrocités », dont les niveaux imitent les cercles de l’enfer décrit par Dante, et surtout dont l’environnement, l’imagerie, la fonction rappellent ostensiblement celles des camps de concentration.

N’en révélons pas trop cependant, tant le cours des événements s’accélère dans le dernier quart du roman, jusqu’à ce que les intrigues — principale et secondaires — se dénouent au cours d’un final où Dantec a vu les choses en grand…

Cette diversité de thèmes (rédemption, sacrifice, justice immanente, mutation identitaire, figure du père, visages du mal) et toutes ces péripéties, aussi jubilatoires soient-elles, ne sont pourtant que des artifices — rappelons-le — qui nous cachent le véritable enjeu du roman. Dantec, on l’a dit, est travaillé par une idée fixe qui consiste à opérer, au cœur du chaudron de la langue, la fusion des contraires (ténèbres/lumière, chair/esprit, matière inerte/mouvement, homme/machine), dans un réceptacle (ici, Paul Verlande) qui va servir de révélateur, de rampe de lancement pour projeter le texte en train de s’écrire vers une dimension métaphorique et métaphysique supérieure. L’hypertrophie qui caractérise l’auteur prend alors son sens. Tout se passe en effet comme si cette monstrueuse accumulation de mots visait à provoquer l’annulation du récit, l’effondrement du texte sur lui-même, débouchant, ainsi qu’on le dirait pour une étoile massive écrasée par sa propre densité, sur la création d’un trou noir, qui pourrait symboliser dans la pensée du romancier le lieu inexprimable où tout commence et tout finit, la source d’énergie surnaturelle à l’origine du processus d’écriture. Les Racines du mal, Villa Vortex, Cosmos incorporated, Métacortex, ces livres mettent en œuvre, jusqu’au vertige, la même dynamique d’effondrement par laquelle ils se transforment pour — de simples objets littéraires — devenir pure singularité et tenter de se hisser à cette sorte d’illumination produite par le contact de la divinité que Dantec voudrait, à toute force mais en vain, inscrire dans un plan, traduire au moyen d’une fiction. Dans Métacortex, la seule lumière expulsée par cette béance, bien qu’aveuglante, ne prend pourtant pas sa source dans un au-delà hypothétique de la littérature. Comme la matière en orbite autour d’un trou noir céleste (ce qu’on appelle le disque d’accrétion) émet son propre rayonnement, Dantec fait surgir du cœur du récit un artifice narratif supplémentaire sensé permettre au héros Verlande d’accéder à un nouveau stade de conscience. Les lecteurs familiarisés avec le corpus de l’auteur reconnaîtront sans peine, dans la « Métamachine », l’équivalent des neuromatrices, schizomatrices et autres artefacts fabuleux qui sont autant de portes ouvertes sur l’infini. Mais, encore une fois, comment qualifier ce qui ne peut l’être ? C’est à ce point-là que Dantec retombe dans ses travers : confronté à ce paradoxe, il va, plutôt que de laisser travailler notre imagination, essayer de donner pendant des pages et des pages une définition à quelque chose d’innommable, laissant proliférer le Verbe en liberté, aux dépends de toute structure, de toute forme intelligible.

Parmi beaucoup d’interprétations possibles, je dirai donc que Métacortex est un roman de et sur l’échec. Echec du héros, Verlande, qui résout son enquête tentaculaire au prix de sacrifices effroyables ; échec du genre humain, incapable de dépasser son destin d’animal voué à la médiocrité et au mal. Echec du romancier, évidemment : non seulement sur un plan métaphysique, puisque le roman, s’il parvient à évoquer l’inouï, ne peut réellement le traduire en paroles, mais encore sur le plan narratif, où Dantec, plutôt que de suggérer, cède par moments à la volonté démiurgique de tout dire, au risque de transformer une vision absolument originale en magma incompréhensible.

Balance faite, le roman demeure pourtant une incontestable réussite. Il y a, dans Méta-cortex, de longs passages aux accents dantesques, à la beauté fulgurante, dont les images s’impriment durablement sur la rétine. Les séquences les mieux maîtrisées sont aussi les plus épurées, celles évoquant la lutte pour la survie du père de Verlande pendant la guerre, ou encore celles s’attachant à suivre les méandres de l’enquête menée par les deux flics (sans parler de l’extraordinaire feu d’artifice final). On se rappelle alors que Dantec n’est jamais aussi bon que lorsqu’il laisse de côté Saint Jean et De Maistre pour nous plonger au milieu d’une scène d’action ou d’horreur, empruntant à toutes les catégories de la littérature ou du film de genre. Malgré de pénibles répétitions et un certain penchant pour l’hermétisme, le roman se lit sans véritable difficulté, le style de Dantec — qui évoque parfois le mantra ou l’antienne — m’ayant semblé plus posé, assagi en quelque sorte, après la brusque révolution introduite par Cosmos Incorporated.

Ouvrage ambitieux, Métacortex s’inscrit dans le style, dans le décor, dans l’esthétique romanesque de ses prédécesseurs, tout en paraissant plus proche qu’aucun autre d’une forme d’aboutissement. Imparfait, Métacortex l’est également : alors peut-être faut-il voir dans ces imperfections, ces impasses théoriques, ces dérapages narratifs, l’échec dont Dantec a besoin pour continuer à écrire, lui qui a toujours des choses à dire sur l’état du monde, sur la nature et la place de l’homme dans le programme cosmique (qu’on soit d’accord avec lui ou pas) ; peut-être s’agit-il du piège qu’il se tend à lui-même pour continuer, malgré ses limites — qui sont celles d’un mammifère assujetti au langage terrestre —, à tenter de traduire l’indicible et son contraire l’ineffable.

Quoi qu’il en soit, en matière de littérature, on aimerait que toutes les soi-disant réussites soit moitié aussi stimulantes que cet échec-là.

Magiciennes et sorciers

Succès de Rois & capitaines oblige, les éditions Mnémos et les Imaginales ont décidé de publier chaque année, à l’occasion du festival, une anthologie thématique.

Après les guerriers en 2009, voilà les sorciers : soit les deux mamelles de l’heroic fantasy. Au sommaire, aucun débutant cette fois, mais aussi quelques poids lourds en moins (Day, Kloetzer…). C’est à Sire Cédric que revient le redoutable honneur d’ouvrir le bal, avec « une relecture postmoderne de Conan » (dixit Stéphanie Nicot). On sait l’importance de la première nouvelle : elle donne en quelque sorte le ton d’un recueil. « Cœur de serpent » laisse une impression mitigée. A un début poussif succèdent quelques scènes pourvoyeuses d’images marquantes. Deux défauts rédhibitoires sanctionnent le texte : un style extrêmement besogneux, et des personnages qui, loin de livrer une relecture post-moderne des héros de Howard, en épousent tous les poncifs. Les amateurs du suicidaire texan préféreront se jeter sur la réédition de King Kull aux éditions Bragelonne, par exemple.

« Djeeb l’encharmeur », de Laurent Gidon, met en scène un personnage hâbleur qui n’est pas sans rappeler Cugel l’Astucieux (en fait, le héros de deux de ses romans). Le récit de ses mésaventures se révèle plutôt plaisant malgré une chute en eau de boudin.

La nouvelle de Charlotte Bousquet (« Toiles déchirées ») s’inscrit dans un univers de fantasy développé au travers de plusieurs romans. C’est l’histoire d’une trahison amoureuse sur fond de rapports de filiation douloureux. Le principal écueil sur lequel bute cette composition : n’être qu’un extrait d’un corpus plus vaste et plus riche. La nouvelle en effet peine à exister par elle même et n’aura d’intérêt, au fond, que pour les lecteurs désireux de replonger dans le cycle.

Touche-à-tout de talent, Maïa Mazaurette donne avec « Exaucée » une méchante histoire d’apprentie sorcière qui se laisse aller à convoquer un prince trop charmant pour être honnête. I like it !

Le roman Chien du Heaume de Justine Niogret a obtenu un beau succès critique. Dans « T’humilierai », elle fait le lien avec ce texte fondateur pour raconter un réveillon de Noël peu amical dans une auberge paumée. Une femme bossue va se donner en spectacle. Le récit de sa vie tourne au règlement de compte. Si ce déballage paraît artificiellement amené, l’écriture, superbe (… une fois débarrassée des vilains tics qui plombaient un peu Chien du Heaume), place la contribution de Niogret parmi les toutes meilleures de l’anthologie.

Retour à l’action pure dans « L’Ultime illusion » d’Erik Wietzel : cette chasse au trésor qui se veut sans doute une sorte de vaudeville de la duperie, une réflexion sur la famille et le mensonge, est une bluette réconfortante et anodine, flegmatiquement écrite.

Rachel Tanner, dont la nouvelle dans Rois et capitaines m’avait bien plu, retombe dans ses travers. « In cauda venenum », ramassis d’Antiquité en toc, ne laissera pas un brillant souvenir.

Dispensable aussi, « Margot » de Julien d’Hem, qui n’est pas du tout la brave fille chantée par Brassens : soit une banale histoire de vengeance boursouflée de détails sordides qui se distingue par un penchant très net pour la laideur.

Ambiance couleur locale dans « Le Crépuscule des maudites », qui puise son bestiaire, sa géographie et ses sortilèges au cœur du folklore basque. En dehors de cette jolie touche d’originalité, Sylvie Miller et Philippe Ward réchauffent la tambouille chasse au sorcières/disparition du paganisme, mais sans l’ombre d’une idée nouvelle.

Bordage investit la figure du bouc hémisphère (à forte poitrine) dans « L’Autre », récit sans génie mais à la construction efficace qui rappelle que l’auteur peut aussi être à l’aise sur un format court, s’il veut bien s’en donner la peine…

Jean-Claude Dunyach reprend son personnage fétiche de troll d’entreprise qu’il embarque dans une histoire « pratchettienne » complètement décalée : le grand éclat de rire de l’anthologie (« Respectons les procédures »).

« Quelques grammes d’oubli sur la neige », de Lionel Davoust, évoque, sur le mode de la tragédie, le destin d’un petit royaume transformé par les visions surnaturelles de son monarque. Savoir et pouvoir font-ils bon ménage ? Voici une fable troublante dont l’écriture sait préserver le noyau obscur autour duquel gravitent les personnages.

« La Troisième hypostase » nous entraîne à nouveau dans le Vieux Royaume, création fascinante de Jean-Philippe Jaworski : l’histoire d’une enchanteresse engagée à la fois dans un conflit épique, livré à distance, et dans une lutte contre ses propres démons. La richesse, la précision du vocabulaire contribuent à renforcer l’écriture de Jaworski, mais certain lui reprocheront cette virtuosité sémantique, cet excès verbal qui risque à la longue de transformer ses récits en simples exercices de style.

« Chamane », de Fabien Clavel, nous transporte aux origines de l’Europe centrale, dans un IXe siècle héroïco-fantastique secoué de combats entre peuplades barbares. Pannonius, apprenti chamane du clan Megyer, affronte la lupine sorcière des Avars en serrant les mâchoires, pour permettre à son peuple de s’installer dans la Grande Plaine hongroise. Un bon teasing pour Le Châtiment des flèches, à paraître chez Pygmalion…

Mis en perspective, ce cru 2010 apparaît en cran en dessous du précédent. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet écueil. Malgré quelques récits distrayants, il manque au sommaire de Magiciennes et sorciers un ou deux textes forts, audacieux, inoubliables, des locomotives qui auraient tiré l’anthologie vers le haut.

D’une manière générale, les auteurs n’ont pas cherché l’originalité à tout prix, la plupart se contentant de tisser, sur le canevas de leurs univers respectifs, une histoire de circonstance (manière de se rassurer ?), les créations indépendantes étant quant à elles loin d’être toutes convaincantes… A ce point-là on pourrait reparler de l’absence des poids lourds susmentionnée, mais passons…

Du coup, si le millésime 2009 était quasiment indispensable pour tout amateur éclairé de fantasy, celui-ci est avant tout destiné aux inconditionnels. On prend date pour l’année prochaine ?

Manuel à l’usage des apprentis détectives

Comme à son habitude, Charles Unwin s’apprête à prendre son poste à l’Agence où il officie en tant que clerc. Ponctuel, il choisit la cravate appropriée pendant que son petit-déjeuner, une bouillie d’avoine, chauffe sur le feu. Puis, sa montre en poche, il descend récupérer sa bicyclette. Le bonhomme a mis au point une technique astucieuse pour pédaler le parapluie ouvert, procédé qui n’est pas un luxe, la pluie tombant à verse sur la ville depuis des jours et des jours. Cette routine éprouvée durant vingt années se trouve compromise lorsqu’il s’entiche d’une inconnue, vêtue d’un manteau écossais, rencontrée par hasard sur le quai de la gare. Sa bouillie brûle, il se trompe de cravate et manque d’oublier sa montre, mais, surtout : il est en retard. Un comble pour sa réputation d’employé minutieux. Et ce n’est pas tout ! Promu au poste de détective, une incongruité à ses yeux, il se voit contraint d’enquêter sur la disparition du détective vedette de l’Agence. Une nécessité, s’il souhaite élucider un certain nombre de falsifications d’affaires pourtant classées et retrouver le calme de son bureau du quatorzième étage. De crainte de déflorer l’intrigue, on ne dira rien des tenants et aboutissants d’un complot aussi nébuleux et lancinant qu’un mauvais rêve.

Avec ce premier roman, Jedediah Berry accouche d’une histoire étrange, voire baroque, sans se départir d’un humour absurde du plus bel effet. Ce parfait inconnu sous nos longitudes, œuvrant outre-Atlantique dans l’édition et l’écriture de nouvelles, réalise ici, avec ce coup d’essai, un coup de maître. Difficile en effet de ne pas paraphraser la quatrième couverture, tant le Manuel à l’usage des apprentis détectives impressionne par sa maîtrise. A l’instar de Noir de Robert Coover (lisez-le, si ce n’est déjà fait), Jedediah Berry puise son inspiration dans les tropes et archétypes du roman noir. Univers urbain, bars louches, détective employé par une agence (difficile de ne pas évoquer Dashiell Hammett et le Continental Op), femme fatale (ici multiple), pègre, tous les ingrédients du polar à l’américaine sont réunis dans ce qui ressemble, du moins au début, à un hommage au genre. Toutefois, Jedediah Berry inocule ce qu’il faut d’intelligence, d’habileté et de bizarrerie pour prendre le recul nécessaire avec ces éléments très codifiés. Et surtout, il détourne ceux-ci en multipliant les allusions à d’autres auteurs. On pense plus d’une fois à Kafka en découvrant la hiérarchie rigide de l’Agence, mais également à Borges, au moins pour la description des archives de l’Agence et pour la mise en abîme suscitée par le découpage du roman, comptant dix-huit chapitres comme le manuel de détection. La ville mais également la bande hantant la fête foraine réveillent des réminiscences de Gotham City. Les frères Rook, Enoch Hoffman, le génie ventriloque du crime, Cleopatra Greenwood, tous ne dépareraient pas aux côtés des gredins créés par Bob Kane. Bref, on reste fasciné par cette enquête menée entre songe et réalité, jalonnée de fausses pistes, de faux semblants et de coups de théâtre.

Au final, il serait dommage de négliger ce Manuel à l’usage des apprentis détectives, roman original et maîtrisé qui rappellera sans doute aux connaisseurs l’atmosphère des livres de Jeffrey Ford.

Rouge

[Critique commune à Graceling et Rouge.]

Les Sept Royaumes. Ses stéréotypes insipides, son univers en carton pâte, ses périls risibles. Au secours ! est-on tenté de crier dès la première page. Et pourtant, pas moins de deux livres pesant environ 400 pages chacun s’annoncent sans tambour ni trompette. Fort heureusement, l’ensemble est écrit très gros et l’on peut sauter une ligne sur deux, voire plus, sans craindre de perdre le fil.

Toutefois, le problème reste entier : comment résumer l’intrigue de deux romans dont le propos tiendrait à l’aise sur un ticket de métro ? Comment cacher l’accablement provoqué par la lecture conjointe de Graceling et de Rouge ? Peut-être en évoquant les illustrations de couverture de ces deux choses, vagues essais de style pompier pour fillettes ayant le feu au cul. Hélas, même ces images sans âme rendent justice aux histoires qu’elles habillent. Mais le temps nous est compté, il faut essayer tout de même de cerner l’ampleur du désastre.

Les Sept Royaumes abritent en leur sein une catégorie à part : les gracelings. Des êtres d’exception, pourvus d’un don, une sorte de superpouvoir, et reconnaissables à leurs yeux vairons. Katsa est l’une d’entre eux. La jeune femme jouit d’un talent qui fait d’elle une tueuse infatigable et irrésistible. Utilisée par son oncle pour assassiner ses ennemis et châtier les récalcitrants, elle a toujours obéi sans état d’âme aux ordres de son parent, même si dernièrement sa conscience la titille quelque peu. Mais Katsa a aussi des hormones qui bouillonnent, et de sa rencontre avec le prince Po (pas de bol) va naître une idylle romantique (comprendre sans sexe explicite). A vrai dire, Po va surtout lui montrer qu’elle peut faire autre chose que tuer de ses dix doigts. Que les cœurs d’artichauts se rassurent. On est bien loin du Kama Sutrâ. Plutôt étreintes moites et baveuses. On ne s’étendra pas davantage (non, surtout pas) sur les autres ressorts d’un roman réduit à la portion congrue d’une harlequinade médiocre. Je sais : c’est un pléonasme.

Malheureusement, les choses ne s’améliorent guère avec Rouge. Autre temps, autre lieu puisque l’intrigue prend place avant celle de Graceling dans un royaume voisin. Pour le reste, Kristin Cashore applique les mêmes recettes. Une héroïne innocente et orpheline, placée sous la protection d’un mentor bienveillant, adepte de l’amour libre, histoire de pimenter les choses. Etre à part, elle jouit bien sûr d’un superpouvoir : sa beauté (!!) et la faculté d’influencer les esprits. Sans doute consciente de la redite, l’auteur croit corser son histoire en faisant d’elle un monstre humain à la chevelure rouge. Car dans le royaume de Dells existent des êtres vivants plus dangereux que les autres et reconnaissables par leur couleur différente : rouge, fuchsia, violet et tutti quanti. Bref, Rouge doit affronter son passé, des menstrues douloureuses (authentique), et accepter sa nature différente avant de pouvoir être utile à son mentor dans sa lutte pour préserver la monarchie contre les seigneurs félons. Autant arrêter là l’alignement des poncifs. L’histoire est pathétique de bout en bout, l’écriture banale, tout juste fonctionnelle, le traitement des personnages d’une platitude exemplaire, les rebondissements téléphonés, l’ensemble étant saupoudré de bons sentiments qui confèrent à ce roman la qualité d’une bluette pour midinettes.

Au final, on cherche encore les raisons motivant l’avalanche de prix et de commentaires élogieux agrémentant à dessein les quatrièmes de couverture de ces deux romans. Il est vrai qu’à l’ère du superlatif, tout compliment, même mesuré, apparaît galvaudé. Même la parution initiale de Graceling dans une collection jeunesse, ou son caractère de premier roman, ne constitue pas une excuse valable. Et dire qu’un troisième livre intitulé Bitterblue (du nom d’un des personnages de Graceling) est en préparation. Nous, on passe…

Graceling

[Critique commune à Graceling et Rouge.]

Les Sept Royaumes. Ses stéréotypes insipides, son univers en carton pâte, ses périls risibles. Au secours ! est-on tenté de crier dès la première page. Et pourtant, pas moins de deux livres pesant environ 400 pages chacun s’annoncent sans tambour ni trompette. Fort heureusement, l’ensemble est écrit très gros et l’on peut sauter une ligne sur deux, voire plus, sans craindre de perdre le fil.

Toutefois, le problème reste entier : comment résumer l’intrigue de deux romans dont le propos tiendrait à l’aise sur un ticket de métro ? Comment cacher l’accablement provoqué par la lecture conjointe de Graceling et de Rouge ? Peut-être en évoquant les illustrations de couverture de ces deux choses, vagues essais de style pompier pour fillettes ayant le feu au cul. Hélas, même ces images sans âme rendent justice aux histoires qu’elles habillent. Mais le temps nous est compté, il faut essayer tout de même de cerner l’ampleur du désastre.

Les Sept Royaumes abritent en leur sein une catégorie à part : les gracelings. Des êtres d’exception, pourvus d’un don, une sorte de superpouvoir, et reconnaissables à leurs yeux vairons. Katsa est l’une d’entre eux. La jeune femme jouit d’un talent qui fait d’elle une tueuse infatigable et irrésistible. Utilisée par son oncle pour assassiner ses ennemis et châtier les récalcitrants, elle a toujours obéi sans état d’âme aux ordres de son parent, même si dernièrement sa conscience la titille quelque peu. Mais Katsa a aussi des hormones qui bouillonnent, et de sa rencontre avec le prince Po (pas de bol) va naître une idylle romantique (comprendre sans sexe explicite). A vrai dire, Po va surtout lui montrer qu’elle peut faire autre chose que tuer de ses dix doigts. Que les cœurs d’artichauts se rassurent. On est bien loin du Kama Sutrâ. Plutôt étreintes moites et baveuses. On ne s’étendra pas davantage (non, surtout pas) sur les autres ressorts d’un roman réduit à la portion congrue d’une harlequinade médiocre. Je sais : c’est un pléonasme.

Malheureusement, les choses ne s’améliorent guère avec Rouge. Autre temps, autre lieu puisque l’intrigue prend place avant celle de Graceling dans un royaume voisin. Pour le reste, Kristin Cashore applique les mêmes recettes. Une héroïne innocente et orpheline, placée sous la protection d’un mentor bienveillant, adepte de l’amour libre, histoire de pimenter les choses. Etre à part, elle jouit bien sûr d’un superpouvoir : sa beauté (!!) et la faculté d’influencer les esprits. Sans doute consciente de la redite, l’auteur croit corser son histoire en faisant d’elle un monstre humain à la chevelure rouge. Car dans le royaume de Dells existent des êtres vivants plus dangereux que les autres et reconnaissables par leur couleur différente : rouge, fuchsia, violet et tutti quanti. Bref, Rouge doit affronter son passé, des menstrues douloureuses (authentique), et accepter sa nature différente avant de pouvoir être utile à son mentor dans sa lutte pour préserver la monarchie contre les seigneurs félons. Autant arrêter là l’alignement des poncifs. L’histoire est pathétique de bout en bout, l’écriture banale, tout juste fonctionnelle, le traitement des personnages d’une platitude exemplaire, les rebondissements téléphonés, l’ensemble étant saupoudré de bons sentiments qui confèrent à ce roman la qualité d’une bluette pour midinettes.

Au final, on cherche encore les raisons motivant l’avalanche de prix et de commentaires élogieux agrémentant à dessein les quatrièmes de couverture de ces deux romans. Il est vrai qu’à l’ère du superlatif, tout compliment, même mesuré, apparaît galvaudé. Même la parution initiale de Graceling dans une collection jeunesse, ou son caractère de premier roman, ne constitue pas une excuse valable. Et dire qu’un troisième livre intitulé Bitterblue (du nom d’un des personnages de Graceling) est en préparation. Nous, on passe…

Le Don

Sur le pont d’un bateau encalminé en pleine mer, un conteur évoque devant l’équipage désœuvré l’histoire de Simon et de Tim. Les deux garçons pourraient être l’aîné et le cadet d’une même famille. Ils ne le sont pas. Le premier gouverne un petit royaume à l’ombre des Monts de la Lune Blanche. Il aurait pu y vivre heureux, en compagnie de nombreux enfants nés de ses œuvres, s’il n’avait été sourd. Guéri par un magicien, une espèce rare, il n’a pas le temps de se réjouir. Le remède s’avère pire que le mal, le contraignant à fuir la Cour où la moindre des pensées résonne désormais douloureusement dans son crâne. Le second goûte une enfance paisible au cœur de la forêt, partagé entre des parents affectueux et le désir de voler au milieu des nuages. Une existence brusquement interrompue le jour où un incendie ravage son foyer et tue ses parents. Comme il l’apprend par la suite, un magicien, espèce rare on le sait, ne serait pas étranger à ce méfait. Bien qu’inconnus l’un de l’autre, Simon et Tim sont désormais unis par une quête commune : traquer et détruire l’Huissier de la Nuit, ce magicien maléfique dont ils ont pu goûter à leur grand dam les sortilèges.

Et le conteur de narrer à l’équipage captivé et au capitaine plus réticent leur quête jalonnée de rencontres merveilleuses : grenouille sage et malicieuse, docte aigle, géant rigolard et généreux… Bravant les dangers, les deux garçons vont domestiquer leur don et apprendre au moins autant sur eux-mêmes que sur le monde. Chaque épreuve et rencontre leur permettant ainsi de grandir davantage.

Récit d’apprentissage que ce roman de Patrick O’Leary ? Pas seulement. Rythmé par le deuil, la perte et un ineffable spleen, Le Don est aussi fort drôle. Humour subtil et léger d’un auteur abordant des questions qui n’incitent pas vraiment à la franche rigolade. Précédant de quelques années l’écriture de L’Oiseau impossible (cf. Bifrost n°48), Le Don appartient à ces romans qui ne livrent pas toutes leurs clés de lecture d’entrée de jeu. Le roman emprunte beaucoup à l’univers des contes et à celui de la fantasy, laissant croire que l’on se trouve devant une énième quête lambda. Magicien, sorcière, chevalier, orphelin, princesse, quête, lutte manichéenne, Patrick O’Leary semble user et abuser de tous les archétypes et motifs inhérents à ce type de récit. Impression fausse puisque l’auteur délaisse ce folklore pour se focaliser sur une intrigue de nature plus intimiste. Difficile aussi de ne pas penser à Ursula Le Guin. Le ton comme certains thèmes, en particulier l’usage d’une magie élémentaire dans le respect d’une éthique, font irrésistiblement penser au cycle de Terremer. Mais surtout, les habitués songeront à Gene Wolfe, un auteur pour lequel O’Leary avoue son admiration, et dont on se permettra de recommander la lecture de l’œuvre, en commençant peut-être par le diptyque du Chevalier. Même s’il est peu probable qu’il ait lu le livre de Michel Pagel, on se permettra aussi d’établir un parallèle avec Les Flammes de la nuit. Comme l’auteur français, Patrick O’Leary laisse entendre que la vie est tissée d’histoires. Celles-ci égaient l’existence, lui donnent un sens, et, d’une certaine manière, répondent à des questions intimes, apportant éventuellement la tranquillité d’esprit. A la condition d’éviter d’accorder trop d’importance aux chimères qu’elles génèrent.

Même si Le Don manque parfois de fluidité, même si l’on peut juger énervante la candeur apparente des personnages, il serait toutefois dommage de s’en tenir à ces impressions négatives. Le lecteur accoutumé à la BCF s’agacera et pestera contre cette histoire nonchalante au dispositif narratif complexe, une manière de récits enchâssés s’assemblant progressivement comme les pièces d’un puzzle. Tant pis pour lui. Car Le Don recèle des trésors d’émotion sincère, de pudeur et de drôlerie, le plaçant immédiatement parmi les lectures indispensables, celles imprimant à l’imaginaire une marque indélébile. Au final, voici bien la seule magie qui importe.

Le Vaisseau ardent

Seul dans son bureau, à la veille de partir enfin pour l’unique voyage qui ait jamais compté à ses yeux, le commandant Petrack, aventurier et chasseur de trésors, se remémore les quelques nuits qui ont donné sens à son existence, à la fin des années 50, dans le petit port yougoslave qui l’a vu naître. Alors âgé d’une dizaine d’années, fasciné par la piraterie et l’aventure maritime, au point de s’improviser voleur pour en goûter les premiers frissons, il fait la connaissance de l’Ivrogne, singulier personnage qui entreprend de lui raconter sa vie au rythme des bouteilles de rhum frelaté que le jeune garçon lui apporte. La vie d’un personnage haut en couleurs, historien excentrique, jouisseur et aventurier malgré lui… Une vie tout entière consacrée à retrouver la trace du Pirate Sans Nom : un flibustier d’exception qui, après avoir des années durant écumé les Caraïbes et amassé un trésor inégalé, aurait disparu sans laisser dans l’Histoire autre chose qu’une absence, une marque en creux…

Fasciné par le destin de ce héros oublié et par la perspective d’un authentique trésor, tiraillé entre le doute et l’envie de croire à la légende, Anton consigne nuit après nuit les divagations de son curieux compagnon. Le doute finira par l’emporter, d’autant plus facilement qu’au fil de l’histoire s’entremêlent des allusions de plus en plus appuyées à une nef mystérieuse, consumée sans dommage par un perpétuel incendie.

Ce n’est que cinquante ans plus tard, à l’occasion d’une rencontre avec une jeune femme dont les recherches accréditent les propos de l’Ivrogne, que le commandant Petrack balaiera ses doutes pour se lancer enfin à la recherche du véritable trésor du Pirate Sans Nom : la légende du vaisseau ardent, qui prend racine dans la nuit des temps…

La perspective de plonger dans un roman de 1300 pages, a fortiori d’un auteur inconnu, peut avoir quelque chose de rebutant. Dès les premières lignes cependant, la plume de Jean-Claude Marguerite convainc et enchante. Le style est limpide, la langue riche et belle impose en quelques pages un grand conteur : le voyage sera forcément inoubliable. Imaginez-vous avoir douze ans, dévorant L’Ile au trésor avec la candeur et la fascination exclusive de l’enfance…

Si nombre de grands récits d’aventures maritimes trouvent un écho dans les tribulations de l’Ivrogne, le roman de Stevenson s’impose facilement comme la réminiscence la plus marquante. L’auteur comme son personnage prennent toutefois soin de privilégier le réalisme historique, loin du cliché romanesque du pirate sans entraves accumulant un fabuleux trésor : nuit après nuit, au fil du récit de sa quête du Pirate Sans Nom, l’Ivrogne inflige à Anton les désillusions, les certitudes et les doutes qui, tout autant que ses rêves, façonneront le commandant Petrack. L’enfance vécue, perdue ou retrouvée, s’installe au cœur du roman, creuset où se forge le sens que chacun don-ne au mot « trésor » — le sens que chacun donne à sa vie.

De Long John Silver à Peter Pan, des mystères de l’Egypte aux rudes légendes nordiques, de la fontaine de jouvence au déluge, l’auteur puise aux mythes qui colorent notre imagination comme à ceux qui fondent les civilisations pour explorer les grèves brumeuses où se mêlent mythologies et Histoire. Au gré d’une construction éclatée qui ne laisse rien au hasard ou à l’approximation, de nombreuses voix s’expriment et témoignages, souvenirs, introspections, mémoires, légendes s’entremêlent inextricablement. A l’exaltation de la grande aventure vient s’ajouter la fascination pour le puzzle mis en place par Jean-Claude Marguerite, véritable sfumato de narrations sans cesse remodelées et magnifiées par la mémoire, intime ou collective, rappelant ainsi que l’Histoire est éminemment subjective : l’essentiel lui échappe pour trouver refuge au cœur des mythes, de « l’autre côté des choses ».

Au terme d’un voyage qui, dans l’espace et dans le temps, aura mené son lecteur des sables de l’Egypte prépharaonique aux glaces menacées du Groenland, le Vaisseau ardent s’impose comme une superbe réussite. Un grand roman, exigeant et captivant, une de ces œuvres qui se voient offrir une place de choix dans les bibliothèques, inoubliables pour la simple raison qu’après leur lecture, quelque chose d’indéfinissable a changé dans le regard qu’on porte sur le monde.

A découvrir, lire… et relire de toute urgence.

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