« Si tu cherchais un rival digne de ta renommée, ô roi, je crois que tu l'as trouvé. Ces Romains ne sont pas à prendre à la légère. Pour commencer, ils sont efficaces, pratiques, méthodiques et disciplinés. Leurs troupes de levée, qu'ils appellent légions, défilent, s'entraînent et combattent avec autant d'adresse que les professionnels macédoniens ou les mercenaires grecs. D'autre part, ils nourrissent la conviction que leur cité est au-dessus de toutes les autres […] J'ai entendu tes généraux, Cratère et Perdiccas, comparer Rome à Sparte. Mais ce que j'ai vu au pied du mont Circé, ce que j'entends sur la route, m'a convaincu que cette cité est bien plus dangereuse… »
Voilà ce qu'écrit Nestor, personnage principal du roman de Javier Negrete et médecin personnel d'Alexandre le Grand, alors qu'il est retenu prisonnier loin de son maître, dans l'enceinte sacrée de la Ville aux Sept Collines, aux côtés de la jeune Cléa de Syracuse, la cinquième épouse du célèbre conquérant Macédonien. Nous sommes en l'an 317 avant J.-C. et les légions placées sous le commandement de l'ambitieux tribun Caius Julius viennent de remporter une victoire éclatante sur les redoutables bataillons de sarissophores de l'armée d'Alexandre le Grand, qui se sont aventurés bien trop au nord de Poséïdonia et de la Campanie sous domination grecque. Ce n'est là, toutefois, qu'une première escarmouche dans ce qui s'annonce comme la plus grande et la plus épique guerre de conquête que le monde antique ait jamais connu.
La plus uchronique, aussi. Six années auparavant, en 323 avant J.-C., Nestor a surgi du temple d'Apollon juste à temps pour sauver la vie d'Alexandre, victime d'un empoisonnement dans les palais coruscants de Babylone. Le complot, ourdi par certains de ses généraux, dirigé par Roxane, son envoûtante première épouse bactriane, aurait dû mettre fin à l'empire d'Alexandre. Mais, grâce à l'intervention du médecin paramnésique, privé de la mémoire de ses origines tout en disposant d'un savoir-faire exceptionnel et d'une connaissance intuitive des langues, il échoue. En même temps que son corps, l'esprit d'Alexandre, qui avait sombré dans la nuit depuis la mort d'Héphaïstion, retrouve le chemin de la lumière. Avec un nouveau confident à ses côtés, Lysanias, et ce médecin qui semble lui porter chance, reviennent l'ambition et les aspirations informulées. Les confins du Levant ayant déjà été atteints, Alexandre tourne son regard vers l'ouest. « Nous-mêmes, explique-t-il à ses généraux, membres d'une race plus jeune et énergiques que les Perses, sommes venus d'Europe pour conquérir la vieille Asie. Si nous nous endormons sur les lauriers de notre triomphe, qui nous dit que les barbares qui occupent les terres vierges à l'ouest de notre patrie ne nous réserverons pas le même sort ? » Alexandre va au-devant de son destin : c'est la Méditerranée, Syracuse, toute la Botte italienne qu'il entend agréger à son empire. Et cette petite république latine, encore dans les balbutiements de sa puissance, dont les habitants « conservent un fond barbare et sauvage que la civilisation hellénique a perdu », ne saurait l'en empêcher. Rome doit donc tomber. Et chacun, du côté macédonien comme du côté romain, sous la chevelure démesurée de la comète Icare qui plonge droit vers la Terre, devra jouer son rôle : Nestor, bien entendu, qui devra sauver une petite fille et condamner un philosophe, Perdiccas, qui devra payer le prix terrible de sa trahison, Lucius Papirius Cursor, le dictateur jaloux de sa puissance, l'ingénieux Euctémon, le préteur Scipion, sans oublier le mystérieux Roi de la Forêt, ce Myrmidon, dont les motivations croisent celles d'Alexandre…
Javier Negrete nous propose avec Alexandre le Grand et les aigles de Rome, une uchronie maîtrisée, très enlevée en dépit d'une certaine longueur, dont il avait déjà esquissé la possibilité dans Le Mythe d'Er, texte plus court, publié quelques années auparavant en France, déjà par l'Atalante. Sans être exempt de défauts, principalement formels (ici et là, certaines approximations sur le système institutionnel romain sont à déplorer, mais elles demeurent vénielles), le roman emporte vite l'adhésion, non seulement par la puissance de ses situations, mais aussi par la force évocatrice de ses personnages et la complexité de ses « clefs » interprétatives, autant mythiques que militaires, fruits d'une belle érudition.
L'une des réussites les plus incontestables du roman, celle qui s'impose une fois sa lecture terminée, c'est la remarquable crédibilité technique des batailles entre les phalanges macédoniennes et les légions romaines. L'auteur a manifestement fait les recherches qui s'imposaient et, loin du ridicule qui aurait pu découler de cette improbable confrontation, atteint brillamment son but : suspendre notre incrédulité et nous faire vivre, de l'intérieur, un choc à l'antique. Par la clarté descriptive des mouvements stratégiques et le réalisme cru des hécatombes, la plume de Javier Negrete rappelle celle d'Alessandro Baricco lorsqu'elle se trempe dans L'Iliade d'Homère, pour mieux nous la rendre actuelle : l'Antiquité de Negrete sent la sueur et la gloire, sans jamais céder à l'artifice. Elle touche à l'intemporalité sans renoncer à l'authenticité du contexte. Bien que divergente, elle s'abreuve intelligemment à la « manière uchronique » des Anciens. À la fin du texte, qui s'avère, à la grande surprise du lecteur, n'en être point une (un tome supplémentaire est une évidence), Tite-Live est invoqué de façon explicite ; lui qui, dans ses Histoires, avait envisagé, dans une « digression sur Alexandre de Macédoine », l'issue d'une confrontation entre les mercenaires de l'Empire et les conscrits de la République. Il concluait, non sans une certaine partialité, à la victoire inévitable de ces derniers. Javier Negrete choisit son propre chemin, et se place, sans ciller, entre Tite-Live et Renouvier. Il flirte avec l'uchronie « historiographique », purement spéculative, sans jamais s'y laisser aller.
C'est surtout grâce à ses personnages. Bien plus que le grand Alexandre, qui, en définitive, semblera familier au lecteur, tant il souscrit à l'imagerie populaire qui en nimbe la figure historique, c'est avant tout Roxane, Perdiccas, et Cratère, qui s'imposeront par leur grandeur, leur froideur, ou leur humanité. Et, à leurs côtés, les personnages purement fictifs (tous présentés comme tels en italique dans l'index, comme pour mieux avouer l'ambition pédagogique du roman) atteignent souvent l'ampleur tragique des premiers, en laissant le lecteur ému, sinon troublé. Toutefois, un bémol doit être apporté : Nestor, lui, aussi central soit-il, manque singulièrement de cette ambiguïté, de cette inexhaustibilité, qui offre au personnage de transcender l'instant de la lecture. Il est soit trop différent de ceux qui l'entourent, venant trop manifestement « d'un ailleurs » ou, peut-être, « d'un demain », soit, il confine à l'archétype, et rend difficile l'identification. Il serait toutefois maladroit de conclure hâtivement sur ce point, alors même qu'une suite est prévue. D'évidence, le roman devra alors être envisagé comme un tout et le nœud gordien, éventuellement, tranché. Mais à l'issue de ce premier tome de l'épopée uchronique de Negrete, c'est l'exaltation qui domine, et, telle une harangue d'avant le fracas des armes, l'histoire de Nestor nous subjugue.