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Frères lointains

Avec le présent recueil de nouvelles, et toujours sous la houlette de Pierre-Paul Durastanti, les éditions Le Bélial’ poursuivent leur travail de redécouvertes des courts récits de Simak. Le choix du titre établit la jonction avec Voisins d’ailleurs, variation pertinente sur un même thème puisque dans ces courts récits et deux novellas, l’anthologiste offre ici de Simak différentes déclinaisons de ses préoccupations habituelles. Pour faire simple, mentionnons le souci de l’autre, l’humanité qui n’est pas nécessairement l’apanage de l’humain, l’universalité diffractée dans un essaim de cultures, ou l’individu de préférence âgé qui s’avère être l’élu sans pour autant répondre à l’image traditionnelle du héros. L’analyse des différentes lignes de force qui parcourent l’œuvre de l’auteur est excellemment conduite par Philippe Boulier dans sa postface, aussi n’allons-nous pas faire doublon comme ces putains de mimes qui vous pourrissent la vie dans les parcs.

« Le Frère » met en scène Edward Lambert, écrivain naturaliste des contrées américaines. L’auteur se souvient du temps de sa jeunesse, lorsqu’il travaillait à la ferme familiale avec son frère jumeau. Depuis, Phil est devenu astronaute, sans que cela change apparemment rien à leur complicité puisque, comme il est dit page 23 : « à distance, chacun savait ce que l’autre fabriquait ». De temps à autre, le voyageur des étoiles revient lui rendre visite, mais au fil du récit on en vient à s’interroger sur la réalité de cette fratrie. Publié en 1977, ce texte doux-amer tient parfaitement sa place en ouverture du recueil, dans la mesure où il pose d’entrée une bonne part des ressorts de Simak, jusqu’aux petits riens qui font le bonheur d’une vie simple, à l’image de la tarte aux mûres confectionnée par Katie la voisine.

Publié exactement vingt ans auparavant, « La Planète des Reflets » décrit les retards continuels de chantier rencontrés par une expédition terrienne, suite au comportement étrange des habitants. Ceux-ci, créatures humanoïdes qui vont nues et ressemblent à des poupées de chiffons, ne cessent de désosser les machines pour en étudier leurs entrailles. En retour, les Reflets produisent des miniatures de différents objets, voire des membres de l’équipe. Une chute inattendue que n’aurait pas désavouée Robert Sheckley, et qui ne paraîtra déconcertante que pour le lecteur non averti des options de Simak. L’étude d’autres types de comportements n’a de sens que si l’on se garde de tout anthropocentrisme.

La société au cœur de « Mondes sans fin » est réorganisée depuis cinq siècles autour de grandes corporations, comme l’Education ou l’Alimentation, qui pourvoient à toutes les attentes. Norman Blaine est cadre supérieur dans la Guilde du Rêve. Celle-ci a pour fonction de mettre en sommeil des volontaires pour une période qu’ils ont eux-mêmes fixée. Les motifs des dormeurs sont variables. L’un est atteint d’une maladie pour l’instant incurable qu’il espère voir éradiquée dans le futur ; l’autre attend que ses placements financiers cumulent des intérêts. Une part du travail de Blaine consiste à prendre en charge les Revenants. A leur réveil, ceux-ci doivent en effet s’adapter aux multiples changements, qu’ils soient politiques ou sociaux. Ainsi, page 117, découvre-t-on que le fait de craquer ses phalanges est devenu indécent. Au passage, on saluera la maîtrise du traducteur qui parvient à rendre les équivalents langagiers désuets, marquant la différence entre un réveillé et l’époque qui l’accueille. Mais depuis quelques temps, la Guilde fait l’objet de querelles intestines entre les différents services et leurs responsables. Les rumeurs parlent de remaniements. Véritable thriller sur fond de rêves truqués et d’escamotage du réel, cette novella (voire même ce court roman) de 1956 est contemporaine des récits de Philip K. Dick qui lui sont semblables en bien des points. Il rappellera tout autant L’Homme démoli d’Alfred Bester (1953) dans le recours intelligent à une même roublardise.

« Tête de pont » s’ouvre sur une déclaration valant pour constat chez Simak : « Il n’y avait rien, absolument rien qui puisse arrêter une équipe humaine de reconnaissance planétaire. » De fait, robots et légionnaires assistent les techniciens afin d’assurer la sécurité du périmètre. Mais ce qui en apparence garantit l’invulnérabilité des arrivants s’avère fragile, comme l’ont très vite compris des créatures à grosse tête, bras et jambes en bâton, qui ressemblent à des dessins d’enfant. Publié en 1951, ce récit propose une remise en cause inattendue du principe de causalité, là aussi une interprétation du réel trop humaine.

« L’Ogre » aborde une phase très concrète de l’expansion terrienne à travers la quête du profit. L’entreprise Galactique Import-Export a établi un comptoir sur un monde dont l’essentiel des formes de vie est végétal. La variété florale s’avère exubérante, entre la mousse qui colporte les rumeurs, des spécimens snipers et par-dessus tout les Couvertures qui se drapent autour d’un organisme et en endossent pour partie la personnalité. Avec les Terriens, celles-ci ont trouvé des hôtes adéquats. Contre toute attente, y compris pour les héros de l’intrigue, la principale ressource d’exportation en direction de la Terre est le murmure des arbres. Une mélopée envoûtante valant pour symphonies chez les humains qui se les arrachent au prix fort. Mais jusqu’à quel point la musique peut-elle nous affecter ? Outre l’originalité de l’écosystème décrit dans ce texte de 1944, on retiendra la figure de Nellie, le robot, plus à même de comprendre l’homme, semblable en cela à maints aliens dans l’œuvre de Simak. Notons que les Couvertures feront l’objet d’un amusant recyclage par leur créateur, ainsi que nous l’apprend Philippe Boulier dans son étude.

Valant pour contrepoint du récit précédent, « A l’écoute » revient à l’origine même des échanges en décrivant un singulier système de troc. L’humanité compte sur des télépathes, doublés d’une solide formation scientifique, pour communiquer avec des entités extraterrestres. Le but est de confronter idées, techniques et informations : « On tâche de saisir leur mode de pensée, ils tâchent de saisir le nôtre. » Mais l’homme ressent la désagréable impression d’être l’intelligence la plus arriérée dans cette communauté universelle. Ce texte de 1978 fait pour partie écho à « Tête de pont » via l’avertissement d’un danger possible par les extraterrestres, Clifford D. Simak reprenant un motif comme on le dirait d’un peintre.

Doyen de la faculté de droit, le professeur Frederick Gray va sur ses soixante-dix ans. Le juriste à la retraite sait que les douleurs de son corps le priveront bientôt des parties de pêche qu’il affectionne. Aussi celle-ci est-elle la dernière. Son plaisir est largement gâché par la construction récente d’une maison moderne qui jure dans l’environnement. Mû par la curiosité, Gray y pénètre pourtant et découvre que la construction lui offre un « Nouveau départ », titre de ce récit datant de 1963 et empreint d’une sérénité confiante. Un authentique bijou dont Robert J. Sawyer s’est probablement souvenu pour le thème et l’ultime page de son roman Un procès pour les étoiles, publié en 1997 et par ailleurs très plaisant, parce que précisément il épouse la manière de Simak.

Publié en 1963, « Dernier acte » décrit une humanité capable d’anticiper le futur suite à l’émission de radiations. L’effet qui s’étend progressivement sur toute la planète est transmissible aux prochaines générations. Cette faculté a notamment pour conséquences de prévenir toute guerre ou vol. Autant de bienfaits qui ont leur triste contrepartie dans la clairvoyance du moment et des circonstances de la mort pour chacun. En abordant la précognition de l’avenir, Simak interroge l’essence même de la science-fiction. Si celle-ci est synonyme d’anticipation, le genre finit par épuiser son objet pour n’en garder que la substance, la mort comme horizon indépassable. Véritable coup de poing, la fin du récit et du recueil met la science-fiction en demeure d’assumer ses moyens et finalité. Un choix judicieux de la part de Pierre-Paul Durastanti, qui, en refusant tout primat à l’ordre chronologique, montre combien les textes de Simak ne sont pas datés.

On l’aura compris, la lecture de Frères lointains s’impose. Clifford D. Simak appartient à l’élite des écrivains américains de récits courts, au même titre que Jack Finney ou Fredric Brown, aristocratie à ce point peu nombreuse qu’elle se compte sur les doigts de la main droite de Robby le robot.

Dragon de glace

Avant d’être l’auteur de la saga du Trône de Fer, dont la suite ne cesse de se faire attendre, George R. R. Martin était déjà un auteur de tout premier plan. On avait ainsi déjà pu découvrir sous sa plume L’Agonie de la lumière, seul roman de la collection « Le Masque de l’avenir », censée concurrencer le mythique « CLA », ou Armageddon Rag, qui avait inauguré la collection « Fictions » aux Editions de la Découverte (et dont on attend une réédition prochaine chez Denoël). Pourtant, plus encore que ses romans, ce sont ses nouvelles, dont deux tomes (Chanson pour Lya et Des Astres et des ombres) avaient été publiés chez J’ai Lu, qui avaient élevé Martin au rang d’auteur phare. Des nouvelles au ton souvent fort sombre et parfois d’un romantisme échevelé. Les quatre textes réunis ici, publiés entre 1980 et 1987, datent de la même époque. Il semble malheureusement que Martin, accaparé par Le Trône de Fer, continue de délaisser la forme courte où il donne pourtant le meilleur de lui-même.

Quatre récits, donc. Deux relevant de la fantasy, et deux du fantastique. « Le Dragon de glace » avait été publié dans le numéro 28 de Bifrost, « L’Homme en forme de poire » dans le numéro 33 de cette même revue ; « Dans les contrées perdues » avait été traduite dans le numéro 4 de la défunte revue Asphodale. Enfin, « Portrait de famille », bien que lauréat du prix Nebula 1985 (novelette), était resté inédit en français ; une lacune éditoriale qu’il était plus que temps de combler.

Sous l’apparence d’une classique fantasy « avec dragon », George R. R. Martin nous offre une belle, quoique assez sombre, histoire de passage à l’âge adulte sur fond de guerre avec « Le Dragon de glace ». Adara est une fillette de sept ans. Née sous le signe de l’hiver, elle ne se sent revivre que quand revient le froid, alors que le reste du monde s’endort dans sa gangue de glace. Elle est à ce point fille de l’hiver que le mythique dragon de glace dont la venue est annonciatrice de temps difficiles lui permet de le chevaucher. La guerre tourne mal. Les forces du royaume battent en retraite tandis que les dragonniers ennemis investissent la contrée où la fillette a toujours vécu. Les épreuves de la guerre lui coûteront sa particularité hivernale, elle deviendra une fille comme tout le monde, laissant derrière elle les royaumes enchantés de l’enfance…

« Dans les contrées perdues » est une histoire de loup-garou bien ficelée mais que l’on voit venir de loin. C’est le texte le plus faible du recueil, bien qu’il reste dans la manière de Martin.

Lauréat du Bram Stoker Award, « L’Homme en forme de poire » est une histoire noire à souhait sur le rejet et l’exclusion sociale. L’homme en forme de poire est l’archétype du repoussoir, de la personne que l’on déteste et rejette presque d’instinct tant elle est à l’opposé des stéréotypes sociaux en vigueur. Si loin du « beau » que la protagoniste ne peut la percevoir que loin du « bien » ; le rejet magistralement mis en scène par Martin est si puissant qu’il en devient générateur d’un authentique malaise. Beaucoup plus fort que les deux précédents, c’est un texte remarquable où George R. R. Martin se révèle tout aussi à l’aise dans le fantastique qu’il l’est dans la SF ou la fantasy.

Autre texte fantastique, « Portrait de famille » vaut largement à lui seul l’achat de ce recueil et le rend indispensable à ceux qui auraient déjà lu les trois autres récits lors de leur parution en revue. George R. R. Martin y décline à sa manière le thème du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, comme le fera ultérieurement Jeffrey Ford avec son Portrait de Madame Charbuque. C’est aussi une réflexion non pas sur le rôle, mais sur l’inspiration de l’écrivain vampirisant son milieu, son entourage. On y voit les personnages de ses divers romans venir nuitamment lui demander des comptes sur la manière dont il les a utilisés. La dernière n’étant autre que sa fille, victime d’une agression qu’il a exploité dans son dernier best-seller, fille qui vit ce roman comme une réitération de ce qu’elle a subi, amplifié par la trahison paternelle. Cette longue et sombre nouvelle, aussi magnifique que stupéfiante, proche de la littérature générale, n’est pas sans rappeler le fantastique de Francis Berthelot ; c’est dire la qualité du texte en question…

Un recueil qui n’a rien à envier à ses prédécesseurs.

Metro 2034

Metro 2034 complète et achève le diptyque entamé avec Metro 2033. Et il y a de bien bonnes nouvelles avec ce nouvel opus. Au rang des critiques du premier volet, nous avions évoqué quelques longueurs qui auraient mérité un coup de scalpel d’une centaine de pages. Eh bien, non content d’avoir lu notre critique, Dmitry Glukhovsky a décidé de doubler la mise en réduisant Metro 2034 à un peu plus de 400 pages, le rendant ainsi plus digeste et plus incisif. A quand l’abonnement, Dmitry ? Ensuite, parce qu’il a su garder l’univers post-apocalyptique original, l’atmosphère glauque et la froideur du métro moscovite, tout en changeant les protagonistes de cette nouvelle histoire, évitant ainsi l’éternelle suite poussive où les personnages s’essoufflent tant ils manquent d’épaisseur au fil des pages. Enfin, cette fois, la situation géographique des personnages est limitée, ce qui nous évite de nous perdre avec eux dans le métro moscovite (même avec le plan !), qui, c’est confirmé, grouille de bestioles bizarres et peu amicales. Seul fil rouge, Hunter, le stalker, revenu d’entre les morts et qui sera, cette fois-ci, accompagné d’Homère, vieillard nostalgique en quête d’éternité. Ils seront chargés d’enquêter sur la disparition d’une caravane de ravitaillement ainsi que du groupe de reconnaissance parti à sa recherche. La station Sevastopolskaya, qui produit de l’électricité pour l’ensemble du métro, ne peut plus fonctionner sans approvisionnement. Sur la route, l’équipe sera complétée par Sacha, jeune adolescente ayant vécu l’exil avec son père dans une station isolée.

Beaucoup plus ramassé que son prédécesseur (nombre de personnages, zones géographiques et batailles rangées avec les zombies), Metro 2034 gomme les défauts du premier tome (il y en avait peu) et en transcende les qualités. Des personnages fouillés et attachants, une quête de sens finement exploitée et de l’action rondement menée sans tomber dans le gratuitement sanguinolent à coup de zombies explosés. Enfin, pour ceux qui n’auraient pas lu le premier, Metro 2034 peut se lire indépendamment.

Petite pichenette caustique pour nos amis de l’Atalante, concernant la couverture… et un bon plan recette pour les apprentis éditeurs : vous prenez l’illustration d’origine, vous changez le 3 en 4, vous passez du rouge au vert à pas cher et le tour est joué ! Une bien belle leçon de rationalité économique. L’éditeur nantais nous avait habitués à mieux. (Qui a dit quand ? C’est petit, ça !). Ceci étant, ce que l’éditeur n’a pas investi dans la couverture, il a dû le mettre dans la traduction, tant le travail de Denis E. Savine est à nouveau exemplaire (eh oui, on se répète !). Une très bonne manière d’éviter un Razzie !

En conclusion, un bon roman d’anticipation post-apocalyptique, intelligent, efficace, musclé, et, pour la présente édition, allégé de toute lourdeur. Que demande le petit peuple ? On attendra maintenant de voir ce que Dmitry Glukhovsky produira par la suite, tant il paraît difficile d’échapper à une construction littéraire si typique et complète. Wait and see

Dans la peau d'un autre

Après un premier roman jeunesse publié chez Hachette (Les Détectives de l’étrange), Xavier Müller s’invite dans le petit monde du thriller scientifique avec Dans la peau d’un autre.

Edité par My Major Company Books, association de My Major Company (plus connue dans le monde de la musique) et XO éditions, le roman de Xavier Müller a bénéficié du système de financement collaboratif via le site web de MMCB. Le principe : l’auteur propose des extraits de son manuscrit aux internautes qui peuvent alors participer à l’édition en misant de 10 à 500 euros. Avec plus de 450 éditeurs participatifs, le roman bénéficiera d’un tirage à 10 000 exemplaires (pas mal tout de même). Alors, l’édition participative, une alternative au monde de l’édition classique ? En tout cas une initiative qui, comme les plateformes numériques, diversifie les modes de publication habituels.

Quant à l’histoire… Maxence Lance, jeune et brillant étudiant en neurobiologie, spécialisé dans les neurones miroirs, finance ses études en donnant des spectacles d’hypnose dans un cabaret. En sortant d’une représentation, un voile noir s’abat sur ses yeux et il reprend connaissance, dix ans plus tard, littéralement dans la peau d’un autre, celle de Philippe Mahieu, éminent chercheur en neuroscience, incarnation du rêve carriériste de Maxence. Qui est réellement Mahieu ? Sur quoi travaillait-il ? Quels sont les liens avec Maxence ? Que s’est-il passé lors de la dernière décennie ? Comment se faire passer aux yeux de tous pour celui que l’on n’est pas ? Quelle identité est réelle ? Nous suivrons dès lors les mésaventures de notre héros malgré lui, qui subit sa nouvelle condition plus qu’il ne la maîtrise, mais qui finira par démêler toutes ces énigmes sur fond de découvertes scientifiques. Comme quoi c’est bien fait !

Ici, l’hypnose et les neurones miroirs sont au cœur de l’intrigue. Pour ne pas la dévoiler, nous ne dirons rien sur ce dernier thème, au demeurant passionnant et pour le moins révolutionnaire dans le champ des neurosciences. Pour information, le sujet de la thèse de Max est « la tentative d’influence des neurones miroirs à l’aide de la stimulation magnétique transcrânienne » Aïe ! Comme on a fait lecture à la fac et pas calcul, on se dit qu’on va en baver pendant quelques pages. Eh bien non. Xavier Müller (docteur ès sciences et journaliste scientifique) réussit magistralement à mettre en lumière un thème pour le moins complexe.

Quant à l’hypnose, nous sommes convaincus qu’il aura voulu rendre ses lettres de noblesse à cette discipline, et pour le coup, c’est plus ou moins réussi. L’hypnose, notamment le Mesmérisme (vous savez, le type représenté avec de grands yeux globuleux qui vous fait faire n’importe quoi après avoir compté jusqu’à trois) est très souvent associé à une forme de charlatanisme, occultant du même coup, dans nos représentations, l’utilité médicale aujourd’hui reconnue du procédé notamment utilisé dans le traitement de la douleur, voire en remplacement de l’anesthésie pour certaines opérations chirurgicales. D’une certaine manière, l’auteur participe de cette confusion, particulièrement dans certaines scènes de transes fulgurantes confinant à la magie des chevaliers Jedi. Dommage.

Malgré ce petit bémol, Xavier Müller nous livre un texte plutôt sympathique et réussi. Pas exempt de défauts, notamment en terme de rythme, le récit est empreint de certaines lenteurs et passe ensuite en mode avance rapide / action parfois au détriment de la cohérence globale et d’un équilibre nécessaire à l’ensemble. A noter l’atmosphère des laboratoires de recherche particulièrement bien restituée ici : guerre des chefs, procédure de publication, financement et sponsoring, expérimentations… Un environnement captivant.

Conclusion en forme de répétition : Dans la peau d’un autre affiche quelques petits défauts d’écriture et de traitement du sujet, mais rien de rédhibitoire pour un premier roman (adulte) tant les idées développées sont passionnantes et le rendu final plaisant à lire. Xavier Müller est un auteur plein de promesses que nous suivrons avec intérêt.

Deus in machina

Il était une fois, dans une lointaine galaxie… Le Seigneur est un petit dieu devenu grand, depuis qu’il a vaincu ses semblables à l’issue d’un interminable conflit cosmique. Depuis lors, il fait l’objet d’une adoration exclusive de la part des multitudes. Les dieux défaits ont été asservis. Enkystés au sein d’immenses nefs spatiales, qu’ils propulsent à l’aide de leur énergie spirituelle, proprement machinisés, ils restent pourtant des créatures imprévisibles et dangereuses aspirant sans cesse à l’évasion, que seules retiennent captifs la foi inébranlable et les méthodes de tortures exotiques des équipages. Si sa foi ne saurait être mise en doute, Ean Tephe, commandant du Vertueux, se reconnaît de moins en moins dans le culte tout d’austérité que veut imposer un clergé omnipotent, aux prétentions intellectuelles exorbitantes malgré les faiblesses humaines qui l’entachent. Il entretient par ailleurs une trouble relation — de dégoût et de fascination mêlée — avec la déité renégate qui déplace son bâtiment de guerre. Lorsque l’épiscopat le rappelle pour aller porter la bonne parole du Seigneur sur une planète lointaine, Tephe accepte sans enthousiasme, séduit toutefois par la promesse d’une rapide ascension sociale. De la réussite ou de l’échec de cette mission (au sens d’évangélisation) pourrait bien dépendre la pérennité de la puissance du Seigneur et l’équilibre de son empire post-humain. Bien sûr, l’expédition mettra la foi de Tephe à rude épreuve, et il réalisera un peu tard le caractère tragique de l’itinéraire qu’il a emprunté et combien il sera difficile de l’infléchir…

Deus in machina est le septième roman paru en France de John Scalzi, auteur qui s’est distingué avec son cycle du Vieil homme et la guerre (même éditeur).

Une belle idée de base, qui consiste notamment à faire un livre hybride à cheval entre la SF et la dark fantasy, un incipit prométhéen (« L’heure était venue de fouetter le dieu. ») et un dénouement cynique, quelques séquences gores sympas qu’on dirait écrites pour le cinéma de genre, ainsi qu’une atmosphère poisseuse teintée de désespoir, tout cela est à mettre au crédit d’un roman qui, hélas, ne tient pas vraiment ses promesses, donnant l’impression de se défaire au fur et à mesure que progresse l’action. Ici, le mystère de la croyance, auquel Scalzi a voulu confronter le lecteur, n’est pas tant dû à l’opacité des mécanismes de la conscience qu’à des choix narratifs douteux. Construction chancelante, avec notamment une gestion désastreuse des ellipses, background défaillant, personnages peu fouillés et sans nuance, vacuité du discours antireligieux, écriture plate sont les principaux écueils à l’origine de ce résultat. Dommage, car les prémices autorisaient sans doute des développements plus ambitieux. On passe.

L'Unité

A 50 ans, parce qu’elle n’a ni enfant, ni compagnon attitré, Dorrit doit faire sa valise. Ne disposant pas d’un pouvoir d’achat suffisant, elle se voit contrainte d’abandonner son chien et sa maison, vendue aux enchères par l’Etat. Parce qu’elle ne produit rien d’utile pour la collectivité, elle rejoint les vies superflues encagées dans cette prison dorée appelée l’Unité, où on fait littéralement don de sa personne pour le bien-être d’autrui.

Les lecteurs chenus — mais pas trop quand même — n’auront pas manqué de le remarquer : par sa thématique, L’Unité rappelle Eternity express de Jean-Michel Truong. Le sujet est sensible, et pour cause ! Avec le réchauffement climatique, l’allongement de l’espérance de vie apparaît désormais comme une préoccupation majeure de nos sociétés. Une menace beaucoup plus tangi-ble que ce gaz à effet de serre dont on ne perçoit même pas les émanations délétères. Le troisième âge (voire le quatrième !) est là. On le croise dans la rue ou dans les magasins. Cœur de cible pour les commerciaux, ses membres consomment, votent et perturbent par leur longévité le pacte social. Tous ces papy-boomers perclus d’individualisme, comment faire pour qu’ils ne deviennent pas un fardeau pour la collectivité ? Avec moins de cynisme que l’auteur franco-vietnamien, Nini Holmqvist nous projette dans un futur indéterminé, mais que l’on ressent comme proche, aux apparences très policées. Démocratie et respect de la dignité sont en effet les maîtres mots des dirigeants de l’Unité. Ici, nulle police politique pour restreindre, contraindre ou réprimer. Juste un personnel formé aux méthodes psychologiques. Entre centre de remise en forme et programme d’expérimentation, entre activités artistiques et dons d’organe, les pensionnaires acceptent de bon gré leur condition. Tout au plus s’indignent-ils lorsqu’un test s’avère inutile ou bâclé. Mais cela ne va pas plus loin. Ils vivent dans un univers clos au confort qualité Ikéa, n’offrant aucune prise au temps qui passe et aux caprices de la nature. En somme, un emprisonnement de grand standing, sous la garde d’un personnel soucieux de la santé des pensionnaires, maternés par caméras de vidéosurveillance interposées, même aux endroits les plus intimes, car il faut éviter toute velléité suicidaire, histoire de ne pas gâcher le matériel. Et si jamais le moral défaille, des psychologues s’empressent de soigner les plaies de l’âme.

En arrière-plan de l’Unité se dévoile ainsi un futur où prévaut un utilitarisme forcené justifiant moralement la cannibalisation du corps des improductifs. Une société où on ne se soucie des individus que pour leur contribution à la collectivité. « Plus d’excuse pour ne pas procréer. Plus d’excuse pour ne pas se tuer au travail. » En som-me, un système social-capitaliste guère éloigné du modèle scandinave, où la compassion a remplacé la faculté à s’indigner ou à se rebeller.

On le voit, par son cadre L’Unité rappelle les joies de la dystopie, sous-genre dans lequel la Suède s’est déjà illustrée auparavant — on renverra les curieux vers La Kallocaïne, roman méconnu de Karin Boyle. Toutefois, le ton choisi par Nini Holmqvist et le traitement des personnages se rapprochent de Never let me go de Kazuo Ishiguro. Chronique d’une mort annoncée, le roman de l’auteure suédoise reste au final très égocentré. On s’attache aux pensées, aux souvenirs, aux peines de cœur et au quotidien de Dorrit, narratrice dont les sensations et les sentiments ont tendance à alourdir, d’un sentimentalisme parfois sirupeux, l’inhumanité du destin des pensionnaires. Le point de vue de Dorrit peut même agacer à la longue. Sans cesse en train de s’apitoyer sur son sort, le personnage n’attire pas vraiment la sympathie. Et les choses s’aggravent lorsqu’elle succombe au charme de Johannes, un fringuant sexagénaire. On se doute que la relation amoureuse de Dorrit est un exutoire lui permettant d’échapper au quotidien de l’Unité. Cependant, le roman bascule à ce moment-là dans la bluette sentimentale pour adolescentes. Fort heureusement, la réalité rattrape le couple, histoire de remettre les horloges biologiques à l’heure, et on retourne au meilleur des mondes.

Malgré ce bémol, L’Unité reste au final un roman troublant dont l’ambiance, empreinte à la fois d’humanité et de cruauté, dérangera plus d’une bonne conscience.

Mordre le bouclier

Retour au castel de Broe. Le soleil d’août a remplacé les frimas de l’hiver. Pourtant, à l’ombre de la forteresse prévaut une atmosphère de deuil. Scrutant les moignons de ses doigts, Chien s’enfonce dans la désespérance. N’ayant vécu que pour et par la guerre, elle ne peut plus désormais exprimer sa rage et sa colère sur les champs de bataille. Recluse dans sa cellule, elle sent leur poison lui pourrir la carcasse et la tête.

Une prothèse pour remplacer son pouce amputé et la perspective de connaître son nom la font sortir de sa prostration. En compagnie de Bréhyr, elle reprend la route, direction le sud, une tour au bord d’un col, quelque part sur la route des croisades. Chemin faisant, elle rencontre Saint Roses, chevalier abandonné de Dieu, et la Petite. Ensemble, ils portent leurs plaies aux corps et à l’âme jusqu’au Tor, perché sur sa montagne. Et une fois arrivés, claquemurés entre ses murailles, cernés par les brumes et la neige, ils attendent. Un signe. Le dénouement de leur quête. Des raisons d’être dans un monde leur étant devenu étranger. Des raisons de transmettre leur histoire.

Malgré quelques imperfections, on avait beaucoup aimé Chien du heaume, roman âpre dans un cadre médiéval indéterminé, entre mythologie et histoire, monde celte et nordique. Aussi la perspective de renouer avec cet univers et ses personnages apparaissait effrayante au début. Peur d’être déçu d’abord, de ne pas retrouver les impressions fortes et le ton singulier de l’œuvre précédente. Peur de la redite également. Au final, il n’en est rien et on peut même dire que l’écriture de Mordre le bouclier s’imposait pour conclure l’histoire de Chien avec panache. En effet, Justine Niogret transforme ici son coup d’essai. Elle complète, voire dépasse Chien du heaume. Et les deux volets de ce qu’il convient de considérer maintenant comme un diptyque s’assemblent au point de faire sens.

Mordre le bouclier renvoie à son prédécesseur. Même monde ensauvagé empreint à la fois d’authenticité brute et de mythe. Des descriptions incisives confinant à l’épure. Ici une ville, pâle et calme, des fumées maigres s’élevant timidement de ses cheminées et des croisées couleur de rien donnant sur des chambres noires. Là, une maison paysanne, bâtisse de bois et de torchis poussée comme un champignon au bord du chemin. Là encore, une tour montant la garde drapée dans les souvenirs de ses occupants disparus.

Même puissance d’évocation, viscérale, faite de fulgurance et de poésie. Le temps s’étire, semble se dilater, interrompu ici et là par de brusques flambées de violence dépourvues de cette noblesse conférée par les conteurs. Des personnages murés dans leurs pensées, leurs tourments, et ne livrant leur cheminement intime que dans un langage pseudo-médiéval maîtrisé de bout en bout.

Même thématique d’un monde finissant, où la foi nouvelle remplace les anciens cultes, où l’écrit se substitue à la parole et où le temps historique relègue la légende au rang de folklore.

Pourtant, malgré toutes les similitudes, Justine Niogret densifie son propos et impulse à son roman une direction inattendue. L’intrigue de Mordre le bouclier offre ainsi plusieurs niveaux de lecture. Linéaire, jalonnée d’épreuves et de révélations, elle se veut quête initiatique dans la tradition des gestes chevaleresques, même si les combats n’ont rien d’épique. « Les autres apprennent à se battre ; moi je dois apprendre à vivre. »

Drame humain, Mordre le bouclier ne dédaigne pas les symboles et les motifs puisés dans la mythologie. Les dieux païens et les lieux associés à leur manifestation y côtoient les visions et le Walhalla mythique. Il y aurait sans doute matière à faire une recension de ces éléments pour en déchiffrer le sens caché.

Au final, avec ce roman, Justine Niogret confirme tout le bien que l’on pensait d’elle. Mordre le bouclier atteste de la naissance d’une voix atypique dans le paysage de la fantasy française. Et si pour l’instant, on ne sait pas de quoi sera fait l’avenir de l’auteur, on peut toutefois prédire sans craindre de se tromper que l’on sera au rendez-vous de sa prochaine œuvre.

Julian

Signe des temps, la guerre atomique n’a plus la cote en science-fiction. Exit les paysages vitrifiés, balayés par les vents radioactifs. La faute au réchauffement climatique et aux autres périls générés par l’hyperconsommation. Même si l’accident nucléaire reste plus que jamais d’actualité, la peur semble s’être décalée vers d’autres sujets de préoccupation. A l’heure où la perspective du pic pétrolier hante toutes les prévisions, pourra-t-on se passer de cette ressource ? La transition énergétique s’effectuera-t-elle en douceur ?

En bon auteur de SF, Robert Charles Wilson explore les possibles. Au XXIIe siècle, la période de l’Efflorescence du pétrole a été remisée dans les poubelles de l’Histoire. Frappée par la Grande Affliction — comprendre : l’effondrement des économies fondées sur la consommation d’hydrocarbures —, l’humanité a connu le repli sur elle-même. Pénuries multiples, chute des villes, famine, guerres pour le contrôle des ressources, avec en guise de solde de tout compte des millions de morts. La fin du village global et le retour à l’esprit de clocher.

Les Etats-Unis ont pourtant survécu au chaos. Au prix d’un retour au temps du charbon et de la vapeur. Une récession assortie d’un repli sur des valeurs traditionnelles, pour ne pas dire réactionnaires. Ainsi, le pays à la bannière étoilée (étoiles désormais au nombre de soixante) entame une nouvelle séquence de sa jeune histoire. La république ayant troqué la démocratie contre la ploutocratie, la pérennité des institutions est désormais assurée au temporel par l’armée et au spirituel par l’Eglise du Dominion. Avec la bénédiction de Dieu et du marché, l’aristocratie eupatridienne — riches magnats de l’industrie, générée par le recyclage de l’activité passée, et grands propriétaires terriens confondus — domine la masse des travailleurs réduits à un quasi-servage. Elle peut compter sur l’appui tacite de la classe bailleresse. Mais à l’heure où la nation est engagée dans une longue guerre d’usure contre les Mitteleuropéens, cet équilibre reste-t-il tenable ? Pour Julian Comstock, neveu encombrant du dictateur Deklan Comstock, le temps du changement est venu. Mais est-on jamais sûr de la direction imprimée à l’Histoire ?

Julian est la version prolongée de la novella éponyme, parue en France dans le volume Denoël « Lunes d’encre » Mysterium. Dès les premières pages, il se dégage du roman de Robert Charles Wilson un charme suranné propice à la nostalgie. Un sentiment éprouvé à la lecture de la plupart des romans de l’auteur. De même, l’atmosphère de Julian suscite de multiples réminiscences. Axis rappelait Ray Bradbury, A travers temps Clifford D. Simak, et La Cabane de l’aiguilleur John Steinbeck. Ici, on ne peut s’empêcher de penser à Walter M. Miller et à Gore Vidal, auteur dont le Julien partage un certain nombre de thèmes communs et de péripéties avec le roman de Wilson. On y trouve le même personnage, né trop tard, féru de philosophie, de science, et obsédé par la grandeur d’un passé qu’il souhaite restaurer. Bref, on se laisse prendre par cette reconstitution presque historique d’une Amérique retournée à ses valeurs pionnières, quelque part entre la fin du XVIIIe et le XIXe siècle.

Pour autant, l’auteur canadien ne se cantonne pas exclusivement au registre de la nostalgie. Il sait se montrer très drôle à l’occasion. On pense notamment à cette adaptation de la vie et de l’œuvre du naturaliste Charles Darwin sous la forme d’un film d’aventure, romancé et ponctué de chansons et de combats contre des pirates. Sans doute le morceau de bravoure du roman de Robert Charles Wilson.

Au-delà du contexte post-apocalyptique et du drame individuel, le propos de Julian se focalise sur la question du sens de l’Histoire. A un moment du récit, lorsque Julian Comstock affronte l’un des dirigeants du Dominion, le jeune homme affirme que l’histoire du monde est écrite dans le sable et évolue avec le souffle du vent. Manière pour lui d’exprimer son opposition à l’hégémonie définitive du Dominion. Manière pour lui aussi de livrer le fruit de ses réflexions. Une philosophie politique fondée sur l’inéluctabilité et l’imprévisibilité des changements historiques. Toutefois, ce n’est pas parce que rien ne dure que rien n’a d’importance. Julian Comstock se veut un idéaliste, porté par une vision mystique. Chevauchant le changement, il cherche à créer un monde fondé sur la Conscience où chacun pourrait sans hésiter faire confiance à autrui. Vaste projet et tâche éreintante vouée à un échec magnifique.

Au final, même si Julian peut dérouter l’amateur de Robert Charles Wilson, ce roman parvient à mêler les préoccupations sociétales et intimes, la littérature populaire et la réflexion, le drame et l’Histoire. Ce récit, à part dans la bibliographie de l’auteur, se révèle une œuvre subtile, attachante et douloureusement humaine. Un futur classique, pas moins.

Cinacitta

Rome, ville ouverte. Un nombre incalculable d’Africains, de Roumains et surtout de Chinois ont remplacé les Italiens, partis vers des terres plus tempérées au Nord. Ils grouillent dans les rues et les avenues immortalisées par Fellini, colonisant peu à peu ces lieux mythiques. Des théories de pousse-pousse, de pékinois en maillot de corps, insensibles à la chaleur de la canicule permanente, tirent et poussent leur fardeau dans les odeurs de cuisson de pâtes de soja, sous les néons criards des enseignes couvertes d’idéogrammes. On pourrait croire cette vision issue des cauchemars d’un esprit fiévreux et paranoïaque. Et pourtant, telle est désormais la réalité dans la ville éternelle.

« La réalité n’est rien d’autre qu’une déformation mentale, un espèce de malentendu collectif. »

On l’appellera Marcello. Dernier Romain de naissance à habiter la cité, il nous livre sa confession, il nous confie sa vérité. Des mots et des mots, vides de sens pour tout autre que lui. Car aux yeux de tous, il est un monstre : « l’homme qui dort avec les cadavres ». Présumé coupable d’un crime atroce. Meurtrier d’une prostituée chinoise. Pourtant, en son for intérieur, il sait que les apparences sont trompeuses.

« La vérité, c’est que personne ne veut comprendre personne. Tout le monde voudrait être compris, et c’est à ça que se limite le désir de compréhension des gens. »

Avec Cinacitta, mémoire de mon crime atroce, les éditions Asphalte — tout juste un an au compteur — proposent un roman inclassable, à l’atmosphère déroutante, dont le propos oscille sans cesse entre drame et satire. On y suit le cheminement intérieur d’un artiste raté, ex-galeriste, vivant de ses rentes de chômeur dans une Rome devenue asiatique. Spectateur de la décadence de l’Urbs, du moins à ses yeux, conquise sans coup férir par de nouveaux barbares, il nous convie également au spectacle de sa déchéance. Narrateur de sa propre histoire et par conséquence faux candide, Marcello tente de reconstituer l’itinéraire menant à son crime supposé. Un cheminement entaché de jugements caustiques, de préjugés racistes, de digressions bavardes et d’états d’âme navrants. Il nous emmène dans les méandres de sa mémoire, au cœur des ténèbres de sa psyché tourmentée.

Si dans les précédents romans parus dans l’Hexagone les personnages principaux de Tommaso Pincio étaient des êtres vivants, Kurt Cobain dans Un amour d’outremonde (Denoël « Lunes d’encre ») et Jack Kerouac dans Le Silence de l’espace (Folio « SF »), ici Rome occupe incontestablement le devant de la scène. La capitale italienne apparaît transfigurée par la canicule et l’invasion chinoise, en proie à une mutation contre-nature aux yeux de Marcello, et cette vision provoque chez lui fascination et répulsion. Pour le lecteur, il s’agit plutôt d’une immersion en terre étrangère et pourtant familière, dont l’atmosphère baroque souligne la chute inéluctable de Marcello. Peu à peu, la cité romaine s’impose comme un acteur majeur de l’intrigue, emplissant de sa présence le vide de l’existence du narrateur et faisant paraître encore plus piteuses sa chute.

Comme de coutume avec l’auteur italien, fiction et réalité contemporaine entrent en résonance, l’une nourrissant l’autre. Pincio convoque la Rome de Fellini, du moins son souvenir, lui faisant supporter le choc de la mondialisation et de ses effets. Dans une ambiance fin du monde très cinématographique, entre Wong Kar-Wai et David Lynch, Marcello erre dans la ville, habillé en dandy, entre sa chambre d’hôtel à deux pas de la fontaine de Trevi, et la Cité interdite, le bar à bières et à prostituées où il a ses habitudes. Comme dans La Dolce vita, il se voit offrir plusieurs choix, mais il préfère laisser couler, fier de son oisiveté et de son manque d’intérêt pour l’avenir.

Bref, on est troublé par la banale humanité, empreinte d’une ironie désespérée, du personnage de Marcello. On est envoûté par l’ambiance immersive et impressionné par la construction impeccable de l’intrigue. « D’abord petit à petit, puis d’un seul coup », Tommaso Pincio réussit à nous piéger avec sa dangereuse vision. Après le flop d’Un amour d’outremonde, espérons que le lectorat ne manquera pas une nouvelle fois le rendez-vous.

La Triste Histoire des Frères Grossbart

Pseudo-fantasy historique au style unique et aux innombrables références, La Triste histoire des frères Grossbart rejoint les œuvres de Jeff Vandermeer au rayon OLNI. (Vandermeer, qui recommande d’ailleurs chaudement le bouquin à qui veut l’entendre ; on a vu des patronages plus durs à porter.) Dense, difficile, violent, halluciné et… hilarant, le roman de Jesse Bullington a la saveur unique des grands livres. Intelligent, bien raconté, tragicomique et fondamentalement absurde, le « scénario » n’utilise aucune ficelle du genre et s’apparente plus à un jeu avec le lecteur. Située au milieu du XIVe siècle, au fin fond des montagnes autrichiennes, l’intrigue dérive assez vite dans l’anti-quête initiatique. On y suit le parcours (la fuite) des frères Grossbart, pilleurs de tombes de pères en fils depuis des temps immémoriaux, et non dénués d’une certaine forme de bondieuserie toute personnelle (mais très éloignée des standards locaux, tout de même). Après avoir massacré la femme et les filles d’un fermier du cru (lors d’une scène décidément anthologique aussi drôle qu’horrifique et injuste), les deux frères quittent leur village et traversent les montagnes pour fuir leurs poursuivants. Poursuivants dont ils se débarrassent assez vite pour se perdre rapidement dans une dense forêt. C’est le début d’un voyage délirant et très sérieux (vers L’Egypte mythique, terre païenne sur laquelle ils espèrent régner par la volonté de la vierge Marie — plus tout à fait vierge, comme les deux frères l’admettent eux-mêmes, mais c’est une autre histoire) au cours duquel ils rencontreront des démons visqueux, des sorcières épuisées, des princesses cachées et autres délires extrêmement bien agencés par un auteur dont on ignore tout mais qu’il va falloir surveiller de près.

Pour un coup d’essai, Bullington signe un coup de maître, avec des personnages d’une rare présence, une totale absence de manichéisme et un humour cynique de bon goût. Ici, la violence gratuite ne l’est jamais (un peu quand même, d’accord, mais légèrement décalée), les situations les plus absurdes suivent une logique implacable et les dialogues pour le moins truculents ont sans doute poussé au suicide le traducteur. Il fallait assurément le talent d’un Jean-Daniel Brèque ou la verve d’une Nathalie Mège pour venir à bout d’un truc (?) pareil, mais — surprise — c’est Laurent Philibert-Caillat qui s’y colle, et force est de reconnaître qu’il s’en tire haut la main. Et pourtant, le défi était de taille. Rendre en français ce mélange unique d’horreur-comico-rabelaisien-gore-mystico-délirant avait de quoi doucher les enthousiasmes. Alors ne boudons pas notre plaisir, d’autant que les éditions Eclipse ont eu l’excellente idée de conserver la (très bonne) couverture anglo-saxonne, sorte de croisement entre Escher et Dürer version destroy. Avis au public, La Triste histoire des frères Grossbart est un roman aussi étonnant qu’enthousiasmant. Et drôle, aussi. Et sanglant. Avec des têtes coupées. Oui, bon.

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