L’Homme programmé
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Paul Macy est fier de sa banalité retrouvée. Il sort tout juste de traitement, et tout va bien. Tout va mieux en fait. Sa normalité va le réinsérer dans le flot de la société. Certainement pas par la grande porte, mais qu'importe. Parce qu'on le lui a dit, il sait qu'il a fait quelque chose de mal, qu'il a payé et gagné son retour parmi les hommes, et cela suffit à Paul Macy.
Sauf que Paul Macy n'existe pas. Il est une fiction. Une punition. Naguère, ce corps abritait l'esprit de Nat Hamlin, artiste surdoué — génial en fait —, mais aussi violeur récidiviste à la cruauté malsaine. Crimes au-delà de toute rédemption dans cette société policée et progressiste où l'on ne guérit plus le mal par le mal. Nat Hamlin s'est vu condamné à l'oblitération. Son esprit a été décapé, passé à la chaux pour ne plus être qu'une toile vierge sur laquelle, patiemment, on a inscrit la personnalité artificielle de Paul Macy On lui a inventé un passé, une enfance, des peines de cœur et des envies d'avenir. Dispositif radical, mais qui a fait ses preuves. En tirant la chasse sur Nat Hamlin, on a englouti ses perversions et ses pulsions. Adieu donc Nat Hamlin, et bienvenue à toi Paul Macy. Une longue vie t'attend.
Sauf que le lifting va craquer, et que très vite, Hamlin va refaire surface et faire valoir ses droits sur ce corps dont on l'a exproprié. Insuffisamment armé pour résister à cette lame de fond, le falot Macy va peu à peu sombrer dans la schizophrénie. C'est un thème cher à Silverberg, qui y voit la quintessence du conflit dans la narration, condensé sur un seul personnage. On le retrouve sous des traitements variés dans nombre de ses nouvelles, comme les excellentes « Maison des doubles esprits », « Multiples » ou l'incontournable « Passagers ». Et il va jouer ici de ce conflit de la manière la plus littérale qui soit. Hamlin et Macy vont s'affronter dans ce corps qu'ils partagent, le premier tentant de réémerger des abysses et le second cherchant à s'incarner au-delà d'une vie qu'il sait fictive. Une série de dialogues souvent réussis qui font beaucoup pour le charme de ce roman souvent considéré comme mineur, mais dont le principal intérêt ne réside pas là.
Ecrit en 1971, L'Homme programmé ouvre la série de romans largement introspectifs (suivront Le Livre des crânes, Le Temps des changements, L'Oreille interne et, dans une moindre mesure, Le Maître du hasard), qui constitue sans doute la partie la plus intéressante de l'œuvre de Robert Silverberg. La lecture du paratexte de ses Nouvelles au fil du temps nous renseigne assez bien sur son état d'esprit à cette époque. Alors qu'il aspire à une écriture plus ambitieuse, il s'aperçoit que le prix à payer est la perte de son invraisemblable facilité d'écriture, corollaire de cette innocence relative qui lui avait permis de vivre confortablement de sa plume. Un constat qui l'amène à s'interroger profondément sur sa condition d'auteur et d'artiste. Une partie de ses questionnements se retrouve projetée sur le personnage ambigu de Nat Hamlin, génie lumineux, mais homme profondément mauvais.
Silverberg, par le biais du candide Macy cherche à comprendre comment la beauté, dans laquelle il précipite l'essence même de l'art, peut surgir de la noirceur. Comment l'homme, si imparfait, si facilement victime de ses plus basses pulsions, peut-il dans son art tendre vers la perfection ? Dilemme moral très juif au fond, pour un auteur qui a toujours pris soin de se distancier de sa judéité. Position d'autant plus paradoxale que la réponse qu'il y apporte est d'un fatalisme que n'aurait pas renié un rabbin. La beauté porte en elle sa part d'ombre, et tout créateur doit assumer la sienne, s'il veut espérer la toucher du doigt. Il est intéressant aussi de constater que c'est alors même qu'il est à l'apogée de son talent, que Silverberg se remet le plus violemment en question.
Ce qui en fait clairement un écrivain du doute. Une attitude qui n'est certes pas inédite, et nombre de ses prédécesseurs ont dû en passer par là, mais c'est en tout cas la première fois qu'un auteur de S-F l'intègre si étroitement à son récit. Il le refera d'ailleurs, mais rarement avec autant de noirceur et de crudité.
Crudité qui va jusqu'à un abus de scènes sexuelles qui font beaucoup pour la mauvaise réputation du roman. Cruellement datées, elles sonnent par ailleurs étrangement faux. Bien loin des perforations authentiquement dérangeantes d'un Ballard, Silverberg reste même dans ce domaine (surtout dans ce domaine), un auteur bourgeois. Le parfum gentiment transgressif de ses scènes de sexe ressemble à une partouze giscardienne de 1974 filmée en super-8. Sans le ténébreux personnage de Nath Hamlin, le roman aurait, il est vrai, bien peu d'intérêt. Fascinant, dangereux et hanté, Silverberg nous l'offre sans compassion comme parangon du génie artistique. Etre dual, son nom nous renvoie sans équivoque au conte du Joueur de flûte de Hamelin, tout d'abord sauveur de la ville, puis bourreau de tous ses enfants. Robert Silverberg résume ainsi la condition d'artiste : celle d'un salaud magnifique. Magnifique par sa création, salaud parce qu'il a dû regarder au fin fond de lui-même avec assez d'honnêteté pour transcender sa part d'ombre.
L'Homme programmé mérite l'effort de passer au-delà de ses aspects les plus anodins. Il demeure l'un des romans les plus lucides sur la création artistique, un regard fort et dénué d'autocomplaisance.