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La Confrérie des mutilés

 

Avec Inversion, son précédent roman, Brian Evenson avait déjà frappé très fort : une plongée en apnée dans l’inconscient torturé d’un jeune homme, un récit hypnotique, d’une maîtrise narrative étonnante, et qui laissait une empreinte durable dans la tête du lecteur. Brian Evenson récidive — et confirme toute l’étendue de son talent — dans ce nouveau roman : La Confrérie des mutilés.

Kline est un détective privé. Lors de sa précédente enquête — et suite à sa confrontation musclée avec « l’homme au hachoir » —, il s’est retrouvé amputé d’une main. L’affaire a d’ailleurs fait la une des journaux. Mais Kline se passerait bien de cette célébrité soudaine. Cloîtré dans son appartement, traumatisé par la perte de sa main droite, il n’aspire qu’à une seule chose : la tranquillité. C’est alors qu’il est contacté par deux individus étranges. Ils lui proposent d’enquêter sur un meurtre commis au sein de la secte à laquelle ils appartiennent. Kline refuse. Mais les deux hommes insistent, pénètrent chez lui par effraction et le kidnappent. Le trouble de Kline augmente encore lorsqu’il découvre que ses ravisseurs ont tous les deux subis des mutilations volontaires : amputations des mains, des oreilles, scarifications… Car pour eux, comme pour tous les membres de leur confrérie, l’automutilation est un acte sacré, une quête spirituelle, et à chaque nouvelle amputation correspond une progression dans la hiérarchie de la secte. Désormais prisonnier de cette communauté religieuse, et contraint d’élucider les circonstances exactes d’un assassinat aussi barbare qu’incompréhensible, Kline va tenter de survivre. En évitant, si possible, les coups de hachoir intempestifs…

La Confrérie des mutilés est un puzzle littéraire explosif qui commence comme un polar old school à la Dashiell Hammett — avec l’inévitable figure emblématique du détective privé — pour basculer ensuite vers un roman d’horreur à la Stephen King. Mais un roman d’horreur métaphysique, gore et tellement atroce qu’il en devient hilarant. Les dialogues qu’échangent les personnages – sans cesse décalés par rapport à l’action — ressemblent à ceux d’En attendant Godot de Beckett, et l’humour macabre fait penser à certains textes de Kafka (La Colonie pénitentiaire, La Métamorphose). Autant dire que le lecteur est secoué, et que la lecture de La Confrérie des mutilés n’a rien d’une promenade de santé. Mais le plus sidérant, c’est le talent avec lequel Brian Evenson parvient à fusionner et à transcender toutes ces influences, pour finalement écrire un roman unique, macabre, déjanté, et sans réel équivalent dans la littérature contemporaine. Avec Inversion, Evenson s’attaquait aux fonctions cérébrales de ses lecteurs à grands coups d’électrochocs et à l’aide d’un récit hallucinatoire. Avec La Confrérie des mutilés, il les découpe carrément en petites tranches. Bien sanglantes. Et tout ça dans un bel éclat de rire. Car on sent qu’il s’est beaucoup amusé à écrire cette histoire atroce où l’hémoglobine coule à flot. Mais si Evenson s’amuse — à la manière d’un gamin blagueur —, il n’en oublie pas pour autant d’être intelligent, voire dérangeant. Car La Confrérie des mutilés s’impose aussi comme une parabole implacable sur la folie humaine, sur les excès que les hommes sont capables de commettre pour échapper à la fatalité et à la mort. Ainsi Kline, qui, pour survivre à son séjour forcé au cœur de cette communauté religieuse, devra aussi s’amputer d’une bonne part de son humanité…

La Confrérie des mutilés s’avère donc plus accessible qu’Inversion. Le ton et le traitement sont très différents. Inversion était un récit clinique, cérébral. La Confrérie des mutilés se focalise d’abord et avant tout sur les corps, sur la chair. Et cette fois, Evenson a choisi de nous faire rire, même s’il s’agit d’un humour morbide (c’est le moins qu’on puisse dire !). Il le fait sans rien perdre de son ambition ni de son exigence littéraire. Et écrire un roman qui tient tout à la fois de la fable philosophique et du thriller gore frapadingue n’est pas donné à tout le monde. Décidemment, avec Brian Evenson, on va de surprise en surprise. Et s’il continue de nous assener des romans d’une telle force, d’une telle originalité, d’une telle qualité, voilà qui pourrait très vite le propulser au rang d’écrivain culte. 

La Nuit de la lumière

Sous une couverture de Jackie Paternoster d'un mauvais goût tel que le plus fauché des groupes de folk-metal breton n'en voudrait pas pour sa première démo, la collection S-F du Livre de Poche réédite aujourd'hui l'intégrale des aventures du père Carmody, composées par Philip José Farmer entre 1953 et 1961, soit un roman et quatre nouvelles (dont les traductions ont été révisées, mais sans doute pas assez…).

John Carmody, à l'origine, était une ordure : voleur et meurtrier, cruel et sans scrupules, c'était un authentique psychopathe inaccessible à la morale et au repentir. Après une longue série de méfaits, il se retrouva sur la planète de la Joie de Dante, au service de deux prêtres catholiques entendant démasquer le faux messie de la religion locale. Ceci, à l'occasion de la Nuit de la lumière, un étrange phénomène durant lequel tous ceux qui ne sont pas plongés dans le Sommeil voient leurs rêves et cauchemars se réaliser, ce qui, généralement, les condamne à la folie ou à la mort… Au terme de cette étonnante aventure (contée dans la première partie du roman La Nuit de la lumière, inventive et enlevée, quand bien même on pourra lui reprocher quelques tics d'écriture, et notamment un certain didactisme), Carmody connaît une révélation, et compte dès lors expier ses innombrables péchés. Mais, étrangement (et il y a déjà là un problème rendant le personnage somme toute peu crédible…), ce n'est pas à la religion kareenienne qu'il se convertit ; après une nouvelle expérience mystique sur Terre dont on ne saura rien si ce n'est qu'elle a eu lieu, il embrasse la foi catholique, et se fait moine de l'ordre de saint Jairus.

Dès lors, il sera amené à vivre de nombreuses aventures théologiques à travers la galaxie. Dans la deuxième partie du roman, ainsi, nous le retrouvons vingt-sept ans plus tard sur la Joie de Dante, partagé entre sa foi et la religion kareenienne, et confronté à un complot pouvant rappeler celui dans lequel il avait lui-même trempé jadis. Dommage, en dépit d'intéressants questionnements sur la justice et la bonté divines, ainsi que sur le prosélytisme et la rédemption, que tout ceci se résume assez vite à une sorte de thriller manichéen…

Suivent deux nouvelles composées postérieurement au roman, et nous présentant un John Carmody encore frère lai, au tout début de sa carrière ecclésiastique. « L'Œuf » est une nouvelle burlesque, parfois drôle, souvent lourdingue… Sa suite directe, « Prométhée », est bien plus intéressante : Carmody, sous un déguisement improbable, entreprend d'apprendre le langage et la technologie à une race d'oiseaux extraterrestres ; si le bond évolutif suscité par le prêtre n'est pas crédible pour un sou, il débouche néanmoins sur de passionnants débats, quand les oiseaux en viennent à lui demander où ils vont après leur mort, tandis que celui-ci, quasi divin à leurs yeux, n'ose pas déterminer s'ils ont une âme et s'il est en droit de leur enseigner la doctrine chrétienne… Si la nouvelle conserve les aspects humoristiques de la précédente, elle devient bien vite autrement plus profonde, et même émouvante.

Autre réussite, « Père », une novella cette fois antérieure à La Nuit de la lumière, dans laquelle le père Carmody, exilé sur un fascinant jardin d'Eden, en vient à rencontrer un être qui se prétend divin, et ne manque pas d'arguments pour cela. Point d'orgue : un virulent débat scolastique, et un questionnement plus général sur la perfection, le changement et la mort. Pas grand-chose à dire par contre pour ce qui est d'« Attitudes », la dernière nouvelle du recueil mais la première à avoir été écrite (Carmody n'y joue d'ailleurs qu'un rôle secondaire), tout d'abord variation prometteuse sur le pari pascalien, mais sombrant bien vite dans la facilité…

Farmer, bien connu pour avoir introduit l'érotisme en S-F, ne se montre pas ici si « transgressif » que le prétend la quatrième de couverture : s'il ne rechigne pas à l'humour, il esquisse néanmoins d'intéressantes questions éthiques et métaphysiques, et, s'il ne se montre bien sûr jamais bigot, il ne donne heureusement pas dans le bouffeur de curés pour autant. Cette pondération fait partie des atouts de ce recueil, qui se lit sans déplaisir mais peine néanmoins à convaincre totalement. En effet, outre une écriture purement fonctionnelle et parfois pénible, La Nuit de la lumière souffre d'un défaut de cohérence et de crédibilité. Le problème, ici, n'est pas la légère touche de fantasy venant teinter la science-fiction, et jouant des limites de la rationalisation à tout crin. Seulement, tout va très vite, et sans doute trop : les tours de passe-passe abondent dans le récit (« Prométhée » en est un exemple flagrant, même si cela lui confère à la rigueur un caractère de fable ; mais on pourrait citer, plus gênantes, les conclusions de la première partie de La Nuit de la lumière ainsi que de « Père », etc.), les thèmes les plus intéressants sont parfois sacrifiés aux rebondissements, tandis que les personnages n'offrent pas davantage de points d'appui, Carmody en tête, plus inconstant que multiforme : tour à tour tueur psychopathe et grave vieillard, frère lai naïf et moine rabelaisien, il manque en définitive de caractère et ses aventures de même, à l'exception de « Prométhée » et de « Père », où il s'avère attachant car véritablement complexe. Tout n'étant pas du niveau de ces deux nouvelles, le recueil se révèle finalement un brin décevant, accusant son ancienneté et, surtout, ne tenant pas ses promesses… Dommage. La Nuit de la lumière fait ainsi figure de parfait exemple d'une bonne idée desservie par un traitement trop léger.

Crépuscule d’acier

Si le premier roman écrit par Charles Stross conserve à l'occasion de sa reprise en poche son titre français de Crépuscule d'acier — bien éloigné du Singularity Sky originel, mais annonçant plus directement sa « suite » Aube d'acier —, il n'en a pas moins subi au passage un relookage révélateur : la saynète steampunk du volume paru chez Mnémos en 2006 a laissé la place à un bon vieux vaisseau spatial des familles, toujours signé Manchu. C'est à croire que Pascal Godbillon, chroniquant le roman dans le Bifrost 42, a été entendu ; ou alors, peut-être est-ce une question de mode… Mais on reconnaîtra que, ce que la couverture a perdu en originalité, elle l'a gagné en franchise.

En effet, de prime abord, Crépuscule d'acier a tout du gros space op' qui tache. Mais il faut y ajouter une louche de Singularité, une cuillerée de hard science, une pincée de steampunk (malgré tout), et un zeste d'utopie. Et, surtout, beaucoup d'humour : de manière très britannique, Crépuscule d'acier est avant tout une bonne grosse blague, jouant avec les codes propres au genre.

La Singularité, ici, a essentiellement pris la forme d'une IA démiurgique du nom d'Eschaton. Au cours du XXIe siècle, l'Eschaton a du jour au lendemain fait disparaître les neuf-dixièmes de la population terrestre, les répartissant ensuite à travers toute la galaxie. Et l'IA a immédiatement décrété un commandement divin : les humains sont libres de faire bien des choses — et leur technologie post-Singularité leur permet de satisfaire bon nombre de leurs désirs —, mais sous aucun prétexte ils ne doivent provoquer une rupture de la causalité. Plus brutal que les Danelliens de Poul Anderson dans son cycle de La Patrouille du temps, l'Eschaton punit toute infraction à cette loi fondamentale garante de son existence par l'éradication pure et simple des contrevenants, à coups de pluies de météorites et autres joyeusetés apocalyptiques.

Un sort qui pourrait bientôt concerner la Nouvelle République et les systèmes voisins, Terre incluse. En effet, Planète Rochard : une colonie de la Nouvelle République, accueille un jour le Festival, une mystérieuse société itinérante qui la bombarde d'une pluie de téléphones portables, et se propose de satisfaire à toutes les demandes en échange de « divertissement ». Or, la Nouvelle République est une autocratie farouchement réactionnaire et anti-technologique d'allure et de mœurs « victoriennes » (même si le vocabulaire, les noms, etc., évoquent plus encore la Russie tsariste, notamment) ; les quelques révolutionnaires exilés sur Planète Rochard saisissent bien vite l'offre alléchante du Festival, et il en résulte une singularité à l'échelle de la planète, qui fait un bond technologique de plusieurs siècles en l'espace de quelques heures, avec les conséquences désastreuses que l'on imagine.

Pour les autorités de la Nouvelle République, il ne saurait faire de doute que le Festival est un agresseur, et qu'une démonstration de force s'impose. Ce qui est déjà faire preuve d'un aveuglement tout ce qu'il y a de militaire… Mais il y a pire : la stratégie élaborée par l'état-major de la Nouvelle République, en jouant des subtilités spatio-temporelles du voyage « faster than light », pourrait bien provoquer une rupture de la causalité, et susciter la colère de l'Eschaton. Cela, la diplomate et espionne terrienne Rachel Mansour ne saurait l'admettre ; assistée de son compatriote, l'ingénieur Martin Springfield, qui a lui aussi bien des choses à cacher, elle va donc tenter l'impossible pour dissuader les militaires obtus, rétrogrades et inconscients de commettre l'irréparable …

L'action, très enlevée, se déroule essentiellement à bord des vaisseaux spatiaux archaïques de la Nouvelle République, avec quelques détours par Planète Rochard, où la Révolution échappe vite à ses promoteurs. Dans tous les cas, c'est l'occasion pour Charles Stross de s'amuser avec les clichés du space opera militariste (jusqu'à la caricature : les militaires du roman sont tous des crétins finis, l'amiral Kurtz étant même présenté sous les traits d'un grabataire sénile persuadé d'être enceint…) et de donner libre cours à son imagination en multipliant trouvailles farfelues, gags invraisemblables et références jubilatoires (avec une prédilection pour le Docteur Folamour de Stanley Kubrick, auquel il emprunte largement son prétexte de thriller sombrant dans la farce caustique). Ainsi, si Crépuscule d'acier peut être lu au premier degré comme un honnête divertissement correspondant à la proverbiale « bonne série B », c'est pourtant avant tout une bouffonnerie irrévérencieuse et astucieuse qui ne se révèle qu'au travers d'une réjouissante lecture au second degré.

Mais pour être drôle, Crépuscule d'acier n'est pas idiot pour autant. Si les divagations hard science pourront laisser perplexe, passant largement au-dessus du lecteur moyen sans convaincre les critiques plus qualifiés, on reconnaîtra en effet que le thème ultra-classique de l'impossibilité de la communication y est assez joliment traité, de même que celui de la Singularité. Sous la grosse blague, on décèle régulièrement des aspects plus profonds, parfois graves. Le roman ne rattrape pas toujours tous ses boulons, et certains lieux communs peuvent être ennuyeux à la longue (je ne pense pas tant ici à la trame, on ne peut plus linéaire et accumulant les révélations qui n'en sont pas, qu'aux nombreuses séquences saturées de jargon militaro-hiérarchico-technoïde très Star Trek ou Battlestar Galactica, certes indispensables, et parfois amusantes, mais d'un hermétisme vite lassant) ; mais globalement le bilan est très positif et Crépuscule d'acier, sans être un chef-d'œuvre, constitue bien une lecture agréable et palpitante. Pour ma part, c'est avec plaisir que je retrouverai la charismatique Rachel Mansour pour de nouvelles aventures improbables dans Aube d'acier.

À la pointe de l'épée

Deuxième roman publié en France d'Ellen Kushner après Thomas le Rimeur (Folio « SF »), À la pointe de l'épée n'est cependant en rien une nouveauté. Il s'agit en effet du premier roman de l'auteur, paru outre-Atlantique en 1987, et traduit seulement aujourd'hui dans la collection « Fantasy » de Calmann-Lévy. Mais est-ce bien de la fantasy ? À voir… On pourra y chercher longtemps la moindre queue de dragon, la moindre oreille d'elfe. Ce roman ne contient pas davantage de magie, de dieux ou de démons. Ni mythes, ni folklore. De la fantasy, alors ? Pas vraiment. Ou alors, oui, mais pas seulement… À la pointe de l'épée, impératifs commerciaux mis à part, aurait probablement tout autant, si ce n'est davantage, trouvé sa place dans l'autre (excellente) collection de Calmann-Lévy dirigée par Sébastien Guillot, « Interstices ». Rien d'étonnant à cela, dans la mesure où Ellen Kushner, notamment pour ce premier roman, est avec d'autres à l'origine du mouvement américain dit interstitial art, préfigurant — mais avec une vision plus globale encore — les « transfictions » chères à Francis Berthelot. D'ailleurs, si l'on peut bien parler de fantasy pour À la pointe de l'épée, en se focalisant sur son univers « autre » et préindustriel — oscillant en gros entre nos XVe et XVIIIe siècles européens —, il s'agit néanmoins d'une fantasy urbaine, non épique, et tout sauf manichéenne. Pour son « mélodrame d'honneur », Ellen Kushner retient de préférence l'expression de « fantasy de mœurs », calquée sur la so british « comédie de mœurs » (d'aucuns parlèrent même de « mannerpunk » !).

L'intrigue se situe dans une ville anonyme disparaissant sous la neige, une sorte de république aristocratique dont la géographie témoigne des distinctions sociales : la Colline abrite les riches demeures des nobles à la tête de la cité et les commerces des bourgeois, tandis que les Bords-d'Eau sont une sorte de faubourg à la sinistre réputation, où s'entasse pêle-mêle, dans les bâtisses abandonnées, une faune interlope de prostituées et de pickpockets. Et c'est également dans les Bords-d'Eau que l'on trouve les bretteurs, ces épéistes farouches que les nobles — qui ne se battent plus eux-mêmes depuis fort longtemps — emploient pour régler à leur place et dans le sang leurs affaires « d'honneur »… c'est-à-dire de politique, d'argent ou de cœur, le plus souvent. Les bretteurs se donnent en spectacle, le temps de leur brève et tragique carrière de « champions » et d'assassins. Et Richard Saint-Vière est le plus fameux d'entre eux. Il est « à la mode », et les nobles de la Colline se l'arrachent. C'est ainsi qu'il se retrouvera bientôt entraîné, avec son jeune amant Alec (on notera, juste en passant — mais c'est assez rare pour être souligné —, que la bisexualité est la norme dans cet univers, ne suscitant aucun jugement moral, ce qui permet à l'auteur d'en traiter avec délicatesse et naturel, et nous fait donc des vacances…), dans un complexe maillage de complots, tantôt ambitieux, tantôt dérisoires, ourdis dans l'ombre par des nobles conscients de leur nécessaire supériorité sur la fange des Bords-d'Eau, et ne pouvant même pas imaginer qu'un bretteur puisse, lui aussi, avoir un « honneur ».

Un roman de cape et d'épée, alors ? En partie seulement : en suivant les combats de Richard Saint-Vière, on ne peut s'empêcher de penser, bien sûr, à quelques fameux escrimeurs littéraires, les mousquetaires de Dumas en tête. Mais Ellen Kushner, de son propre aveu, n'y voit pas une inspiration essentielle, et À la pointe de l'épée n'a effectivement pas grand-chose d'un roman d'action. D'ailleurs, les joutes verbales prennent bien vite le pas sur les sanglants duels, dans cette brillante mise en abyme du spectacle (amoureux, théâtral, politique, judiciaire…). Aussi, quitte à citer une autre œuvre bien française, l'amoralité générale du roman, son attachement à décrire des personnages complexes et ambigus et leurs manipulations capillotractées, son érotisme diffus et la savoureuse préciosité de sa plume, évoquent davantage les Liaisons dangereuses.

Mais À la pointe de l'épée, plus encore que le classique de Choderlos de Laclos, est un roman « gris », sans bons ni méchants. Les héros apparents ont leurs défauts, les fourbes sont davantage humains que monstrueux. Tous sont le jouet de leurs passions, de leurs émotions. Et c'est ainsi, paradoxalement peut-être, en tout cas à l'encontre des codes propres au genre, que le roman d'Ellen Kushner, à l'instar des « vieilles tragédies de sang et de vengeance » goûtées par le Chancelier du Croissant, parvient « à exprimer une stricte moralité, sans vous coller le museau dedans — à la différence de La Fin du roi, qui souligne son message à trois reprises dès la première tirade ». Le roman d'Ellen Kushner ne juge pas : dans sa « première tirade » (une magnifique introduction, très cinématographique), il se contente de poser qu'ici, il n'y a pas de bons ni de méchants, que cette histoire n'aura rien d'un conte de fées.

Fantasy, alors ? Peut-être. Ou peut-être pas. On rechigne d'autant plus à trancher que le roman, dans un perpétuel entre-deux, fait à bien des égards figure de manifeste opposé à toute forme d'étiquetage… Mais un très bon roman, à n'en pas douter. Et c'est bien l'essentiel. Ellen Kushner est ultérieurement revenue sur cet univers : si ces « suites » sont du même tonneau, on ne peut qu'espérer une prochaine traduction française.

Extrait Archeur

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Scientifiction UP

Si cet univers ne vous plaît pas, allez donc en voir quelques autres… Sur le blog Bifrost, suivez le guide Roland Lehoucq jusqu'à l'entrée des univers parallèles, à gauche au fond de l'espace !

Vélum

Le propos de Vélum est d'une simplicité angélique. Depuis la disparition de Dieu, matérialisée par son trône vide, les anges légitimistes se sont rassemblés autour de Métatron pour constituer l'Alliance. Celle-ci, en l'absence d'autorité transcendante, veut faire du Paradis une république. Le camp d'en face forme la Souveraineté, un rassemblement d'anges qui, au nom de « la Gloire disparue », conteste à Métatron son pouvoir. Tous les protagonistes, qui se nomment eux-mêmes Amortels, convoitent le Vélum, ouvrage renfermant la Création dans ses infinies variations, à la fois Livre des Morts et Livre de Vie, dont une page, vierge à l'exception d'une phrase, contient le sens même de l'existence. En vue de l'affrontement final, les deux bords se dispersent dans la totalité du Multivers pour recruter les derniers rebelles qui refusent de prendre parti. Parmi eux se trouvent Phreedom Messenger et son frère Thomas, ainsi que Seamus Finnan, éternel Prométhée et soldat de fortune, le lecteur suivant la destinée de chacun dans ses multiples incarnations à travers l'espace et le temps.

Dès les premières pages, époustouflantes, le lecteur est confronté à une mise en abîme. Il tient dans ses mains Vélum et voit le Vélum se déployer page à page, cartographie d'une Création dont notre monde est à peine une tâche d'encre. D'ailleurs, certains indices disséminés laissent à penser que la Terre de référence, celle où évoluent les protagonistes, n'est pas la nôtre. L'un des personnages énumère ainsi parmi les compossibles une réalité alternative où un acteur devient président. Le texte d'Hal Duncan passe d'une variation à l'autre, confrontation d'époques ou de lieux qui forment l'éternelle répétition du même. Metraton est aussi le dieu Enki et le prophète Enoch ; Phreedom Messenger est Inanna, (identifiée comme telle p.158 alors que le lecteur avait depuis longtemps compris). Son frère Thomas est Dumuzi et Tammuz, dieu supplicié, noir lynché, soldat faisant face à un peloton d'exécution.

Pour rendre compte des drames qui se jouent et rejouent sans cesse, Hal Duncan se réapproprie le fond universel des récits évoquant maints êtres d'exception. Avec, toutefois, des changements formels (la variation étant dans Vélum à la fois sujet et objet du récit, contenant et contenu), puisque la partie Inanna est distincte des paragraphes de narration, tandis que les références tirées du Prométhée d'Eschyle sont incluses dans le corps du texte. Le texte lui-même est moteur du récit avec la Cryptolangue, langue originelle volée par les Anges dans les cavernes du Néolithique. Composée d'une grammaire agglutinante, elle est perceptible en tous sens comme une toile peinte, « densité pure et simple de la langue » qui peut tordre le réel, tuer un Amortel, et au plus fort de sa puissance… transformer une tasse de thé en expresso.

Car c'est là que le bât blesse. Trop mode, voulant à tout prix marquer l'effet (666 pages, houlàlà), Hal Duncan propose un roman qui n'est pas à la hauteur de son ambition. Bien que l'écrivain invoque dans une interview William Blake, on pense moins à l'auteur de Nobodaddy, et sa fulgurance poétique sur l'absence du Père qu'à Gregory Widen. Le scénariste d'Highlander ? Exact, mais aussi le réalisateur en 1995 de The Prophecy, anciennement titré God's Army, qui voyait deux camps d'anges se disputer la domination des cieux. La comparaison de Duncan à Widen n'est hélas pas forcée. Les anges de l'écrivain sont tendance, habillés de costumes sombres Armani. Metatron porte des dreadlocks, un manteau de cuir noir, et tapote son palm relié de cuir. Sans compter les Amortels qui raffolent des sushi.

Quant au style, Hal Duncan invoque comme maîtres littéraires James Joyce et Borges. Hélas, il ne fait pas oublier le premier et rappelle trop souvent le second. Le texte est parfois surécrit, « infinité du quotidien », Duncan use d'images usées sans parvenir à les rafraîchir — l'aéroport comme lieu de transit entre tous les possibles —, et n'évite pas toujours les maladresses. L'auteur présente par exemple une ruse de Métatron, dont on postule l'intelligence supérieure : il délaisse son nom d'Enki Nudimmud pour ne pas apparaître comme « profil suspect » dans le cadre du Homeland Defense Act. N'importe qui après le 11 septembre (date de sortie du roman, chez nous : groovy !) et l'Irak peut en arriver aujourd'hui à la même conclusion ! Plus fort encore, l'un des personnages tente d'échapper aux recruteurs en se cachant dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Evidemment, obus et fils de fer barbelés offrent un immédiat effet d'ambiance, reste que pour se planquer il vaudrait mieux opter pour la banlieue de Châlons-sur-Marne un 4 mars 1976.

Alors s'agit-il d'une bouse ? Non, et quand bien même, chacun sait que les reliquats d'anges sentent le gâteau. Hal Duncan est capable d'authentiques finesses littéraires (le début consacré au déploiement du Vélum, le beau portrait de Finnan, sempiternel guerrier et Prométhée page 369). Le roman (sur)abonde en références (de nombreuses occurrences à Lovecraft) comme un exo-squelette dont l'alliage est constitué d'adamantium et de cavorite, ou un clin d'œil à Edward Whittemore avec une montre dont l'aiguille des heures va plus vite que celle des minutes. Voire à la Ruritanie, pays imaginaire d'Europe Centrale dans Le prisonnier de Zenda d'Anthony Hope, ou à Indiana Jones quand, page 399, Hitler envoie un commando SS de la division d'élite Viking pour s'emparer du Livre des Morts, ce qui lui permettrait d'accéder à la langue divine.

Mais on est loin de l'intention initiale, dont le texte garde pourtant ici et là la trace, qui aurait vu en Vélum la description d'une tentative de transcendance par des êtres, anges ou autres, qui n'en ont pas les moyens. D'où l'accumulation quantitative d'époques et d'actions pour tenter — en vain — de reconstituer l'unité qualitative de la transcendance. Ce qu'est aussi le roman, parfois.

Nombreuses concessions à la mode, glamour des anges jamais très loin des vampires d'Anne Rice, Vélum aura toutefois de quoi séduire des jeunes lecteurs désireux, eux aussi, de vouer leur culte à un ouvrage. Ce qui n'est peut-être pas la cible visée par Hal Duncan qui semble pourtant avoir remarqué sa dérive, comme en témoigne le bel aveu page 327 : « Je ne suis pas un ado rebelle. »

Roman pour les vacances, véritable pavé sur la plage, Vélum est un bon bouquin, comme il en existe d'autres. Au fait, cette critique fait 6666 signes.

La Rançon du temps

Disons-le tout de suite, la lecture de ce troisième opus consacré au cycle de La Patrouille du temps est indispensable. Parce qu'il offre son lot d'évasion — politesse sans cesse reconduite par Poul Anderson au fil de ses écrits — et parce qu'il nous en apprend davantage sur Manse Everard et son organisation. Qu'on en juge.

Le court roman « Stella Maris » s'ouvre sur l'arrivée d'Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d'une petite compagnie d'import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L'agent non attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l'âge de fer romain et de l'Europe du Nord. Il s'agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L'altération, survenant au livre V, prolonge d'une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, du fait d'une sybille, Veleda, qui exhorte par ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l'empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l'identité d'un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd'hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l'action, éliminant toutes les possibilités de ruptures temporelles, le patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère noir et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…

Comme le souligne Jean-Daniel Brèque dans son avant-propos, ce récit fonctionne en complément de « Le Chagrin d'Odin le Goth », publié dans Le Patrouilleur du temps (second volet du cycle). Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l'époque que chez les patrouilleurs. Carl Farness dans le premier récit, Janne Floris dans celui-ci, paieront un lourd tribut psychologique pour s'être pris de compassion envers les sujets observés. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l'on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n'en sortira pas non plus indemne.

Plus légère est la nouvelle « L'Année de la rançon », probablement, comme le souligne le traducteur et préfacier, parce qu'elle a été initialement publiée dans une collection destinée à la jeunesse. Pérou, le 3 juin 1533. Sous l'identité d'un moine franciscain, le patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L'agent temporel a pour mission de procéder à un inventaire de magnifiques pièces d'art locales en or avant qu'elles ne soient fondues puis expédiées en Espagne. Il s'acquitte de sa tâche en présence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien périr d'ennui quand surgissent un groupe de chronoterroristes dirigé par Merau Varagan. C'est l'occasion pour le lecteur d'en apprendre davantage sur les Exaltationnistes, pirates temporels déjà croisés dans « D'ivoire, de singes et de paons » (nouvelle publiée dans Le Patrouilleur du temps). Ce sont des surhommes, êtres génétiquement modifiés qui, lassés du joug imposé par leur civilisation, se sont rebellés et ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour leur propre avantage. Las, c'est compter sans Don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapière, s'empare d'un scooter temporel, abandonne l'agent dans une époque non identifiée et cherche à faire de la Conquista une véritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour retrouver le patrouilleur avec l'aide rapprochée de sa nièce, Wanda Tamberly, et calmer le fier hidalgo.

Outre le pur plaisir ressenti à la lecture du récit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, « L'Année de la rançon » offre quantité de renseignements sur le cycle. Probablement parce qu'il s'agit au départ d'un « juvenile », Poul Anderson prend bien soin de multiplier les détails renforçant la véracité de son univers aux yeux d'un jeune lecteur. On (re)découvre ainsi notamment que la Patrouille n'est pas seule à voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorisés, sous contrôle, dès l'invention du procédé. De plus, le champ d'action de l'organisation est limité à la Terre et son orbite, « de l'ère des dinosaures à celle précédant l'avènement des Danelliens », ce qui constitue une contrainte littéraire que s'impose volontairement l'écrivain. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boisson ou de déco d'appartement…

De façon intéressante, les renseignements fournis dans La Rançon du Temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Le premier récit, court roman sombre et désabusé, fonctionne en écho à une aventure précédente, et donc renforce l'univers de la série. Le second, au ton moins grave, fourmille de détails qui ne relèvent pas de la simple anecdote mais établissent une complicité avec le lecteur. Cohésion narrative et empathie, deux modes distincts par lesquels l'auteur parfait son œuvre qui se poursuivra pour sa traduction l'année prochaine avec Le Bouclier du temps, long roman et ultime volet du cycle.

Indomptable

Quiconque aime le space opera classique, avec ses équipages nombreux, ses officiers courageux, ses missiles, astroports, galons, ponts multiples, bases secrètes, uniformes, etc., ne saurait faire l'économie d'un coup d'œil sur le catalogue de l'Atalante où, outre David Weber et son insupportable Honor Harrington, on a pu découvrir John Scalzi et maintenant Jack Campbell.

Qui nous propose comme contexte une Guerre de Cent Ans stellaire opposant l'Alliance aux Syndics — sans que l'on sache vraiment pourquoi le conflit a éclaté, si ce n'est que ceux des Syndics sont de fieffés salauds. Pour preuve et histoire que les choses soient claires, le récit commence au moment où une puissante flotte de l'Alliance, partie frapper l'ennemi au cœur, se retrouve prise au piège ; les Syndics exécutent alors les officiers de l'Alliance venus négocier la reddition de la flotte à laquelle ils lancent un ultimatum. C'est un brin boiteux, l'attitude des Syndics donne plutôt à penser qu'ils n'accepteront aucune reddition, incitant par là leurs adversaires à combattre jusqu'à la mort. C'est contre-productif et somme toute illogique, mais enfin, ça permet à l'intrigue de se déployer. Bref…

Le héros de cette série est « Black Jack » Geary, un officier qui a été récupéré dans une capsule de survie après une dérive d'un siècle dans l'espace à la suite d'un des premiers accrochages entre l'Alliance et les Syndics. Il est entre-temps devenu une icône héroïque, une légende de nouveau vivante, et c'est à lui que l'amiral a confié le commandement durant les fameuses négociations… Son rôle n'est pas forcément des plus faciles à assumer. Il est attendu au tournant et doit convaincre ses officiers de recourir à des tactiques d'un autre âge. Et place à l'action, aux manœuvres, aux combats…

Par certains aspects, La Flotte perdue n'est pas sans rappeler la nouvelle série télé de Galactica, justifiant une touche de féminité dans ce monde de brutes. Par ailleurs, Jack Campbell sème ici et là divers indices quant aux futurs développements de l'intrigue.

Si l'on est à cent lieues de La Paille dans l'œil de Dieu de Niven et Pournelle (le Bélial') en matière de S-F militariste, si ce n'est pas le livre de l'année ni même celui du mois, ce roman n'en est pas moins d'une lecture agréable, quoique futile, qui devrait ravir les aficionados de David Weber.

Sacrifice du guerrier - 1

Voici l'archétype du parfait roman d'apprentissage. Le présupposé historique donne de la profondeur à une fresque parfaitement imaginaire. Dans cette recréation mâtinée de Dumézil, Jacques Martel déroule une trame quelque peu convenue. Jarl est le fils adoptif d'Arkhai le brûlé, khan des nomades de la Grande Aride. C'est un guerrier né, que sa mère Isara veut protéger d'une prophétie sanglante. Pour l'éloigner des armes, elle l'envoie étudier dans une cité de l'empire de l'Amer. Mais l'empire est un système tyrannique qui finit par menacer les terres ancestrales de la horde. Quand le khan Arkhai est emprisonné, Jarl prend conscience de sa destinée : il doit devenir le Dayntsch Amia, celui qui apporte la victoire, pour mener les clans contre les légions de l'envahisseur.

L'intrigue balance alternativement entre deux lignes directrices.

La plus intéressante suit l'enfance de Jarl et les menées d'Isara. Elle a fui son passé et ses visions. Un jour, elle s'arrête intuitivement dans la caravane du marchand Méroé, qu'elle a peut-être déjà croisé quand elle était prêtresse de l'empire. Premier signe qu'on ne peut pas se soustraire au destin. Peu de temps après, Méroé meurt de la main d'Arkhai, Isara devient la neuvième épouse du khan, et pour Jarl les années de formation commencent, sous le regard bienveillant de quelques belles figures initiatiques (dont celle du mystérieux Hoplite). La voie du guerrier — et de l'amour —, on s'en doute, sera longue et parsemée d'écueils.

Parallèlement, on découvre un Jarl adulte, à la veille de la grande bataille qui s'annonce contre l'empire. Empire qui n'a rien à envier à son inspirateur gréco-romain en matière d'acculturation forcée et de cynisme politique. L'un de ses représentants les plus efficaces, le gouverneur Jonas, est aussi l'un des plus amers. Du fond de son désespoir il ne rêve que d'effacer l'affront d'une ancienne duperie et de retrouver son amour de jeunesse ; il passe sa rage en conquêtes et en exactions. C'est lui qui a mis Arkhai sous les verrous. Le drame se noue autour de la tentative de libération du khan, de la question des origines de Jarl — et du choix cornélien que le destin risque de lui imposer.

L'auteur aime, en fond de sauce, à croiser références et déférences, géographiques, historiques et littéraires. Il apporte à ses descriptions (paysages, peuples) une précision de documentaliste maniaque. Les clans de la Grande Aride sont clairement asiates, même s'ils ont des noms d'amérindiens ; les cités imaginaires de l'empire recouvrent d'autres cités réelles de l'ancienne Babylone ou d'Anatolie. Il y a un écrivain qui rappelle Hérodote, des dieux tout droit tombés de Sumer, des digressions (sur la nature des Héros, sur le sens des mythes) platoniciennes. L'ambiance est archaïque, le style propre à restituer les images telluriques d'une antiquité finissante.

Martel arrive à produire un curieux syncrétisme, avec plusieurs niveaux d'intrigues — guerre contre l'empire, conflit sous-jacent entre divinités, conflit des origines pour Jarl, quête initiatique, énigme du Hoplite — qui finissent par se fondre plus ou moins habilement. Deux bémols toutefois. Le texte, parsemé de coquilles, aurait mérité une relecture attentive (p. 65 par exemple : « ses cheveux d'un noir de geai » [c'est moi qui souligne]). D'autre part, à force de courir plusieurs lièvres à la fois, il arrive que le roman manque de souffle : les chapitres consacrés à Jarl adulte s'épuisent en ambassades, jeux, assemblées diverses, mais la grande baston attendue ne se concrétise jamais (promis, c'est pour le tome 2). Pour paraphraser un des protagonistes : « trop d'apprentissage, pas assez de coups ». Malgré ces petits défauts, l'aventure de Jarl Dayntsch Amia se lit sans déplaisir.

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