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Bifrost 111 : la couverture !

Sur le forum, découvrez la couverture de Bruno Letizia pour le numéro 111 de Bifrost ! Consacré à Gene Wolfe, ce numéro vous proposera un dossier complet sur l'auteur de L'Ombre du Bourreau et des nouvelles de Rich Larson, Sequoia Nagamatsu et Jean-François Seignol.

Terminal World

Comment écrire un roman d’aventures steampunk quand on est un grand auteur de hard SF ? La réponse d’Alastair Reynolds est simple : diviser le monde en zones, de larges portions de territoire caractérisées par le niveau de technologie que les lois de la physique y autorisent. Les Anges du Niveau céleste sont des post-humains bourrés de nanomachines, tandis que, dans Horsetown, on se déplace à cheval et on se chauffe au bois ; dans le Fléau, même les pro­cessus biochimiques les plus simples sont impossibles, inter­disant toute forme de vie. Les frontières des zones conver­gent vers Spearpoint, gigantes­que cité bâtie sur les flancs d’une ancienne structure en forme de flèche.

Mêlé à un complot des Anges pour envahir les autres zones, Quillon doit quitter Spearpoint. Il fuit en compagnie de Meroka, une mercenaire au cerveau perturbé par trop de passages d’une zone à l’autre. Ensemble, ils vont parcourir ce monde à l’agonie, vestige d’une civilisation oubliée qui a un temps conquis les étoiles, mais qui semble condamnée à mourir car les fron­tières entre zones deviennent instables…

Avec ce duo, on affronte des barbares psy­cho­pathes dignes de Mad Max, on échappe aux Vorgs, de terrifiantes machines semi-organiques mangeuses d’hommes, on embarque dans l’Essaim, une armada de dirigeables blindés armés de canons et de balistes, on découvre les tectomancers à la réputation de sorciers parce qu’ils ont le pouvoir de modi­fier les frontières entre les zones…

Terminal World est bien un roman d’aven­tures. Dans le premier tiers du livre, les péri­péties s’enchaînent, l’action ne faiblit jamais. Lorsque Meroka et Quillon rejoignent l’Essaim, l’intrigue devient plus politique, centrée sur les jeux de pouvoir au sein de la flottille de dirigeables. C’est aussi là que se dévoile le fonctionnement de cet univers étrange. À tra­vers le personnage de Ricasso, qui semble sortir d’un roman de Jules Verne, Reynolds plaide pour une science au service de la compréhension du monde dans une société obnubilée par les applications techniques. L’action revient dans le dernier tiers, en par­ticulier lors d’une bataille aérienne apothéo­tique.

L’originalité de l’univers et l’action trépi­dante sont les deux points forts du roman. Mais Terminal World convainc aussi par ses personnages. Quillon est un tacticien qui pense plusieurs coups à l’avance mais se retrouve ballotté par les événements ; d’abord calcu­lateur et sarcastique, il se révèle ensuite héroïque et généreux alors que l’intrigue s’élargit jusqu’à concerner l’Humanité entière.

On peut regretter que les explications sur la nature du monde soient un peu courtes. L’auteur ne dit jamais clairement ce que sont les zones et « l’œil de Dieu » vers lequel elles con­vergent ; il reste tout aussi flou quant à la planète où se déroule l’action : bien qu’appelée « Earth », on y trouve une Lune coupée en deux et des années qui durent plus de six cents jours. Ce flou pourra frustrer certains lecteurs, mais, comme dans le ro­man plus tardif Vengeresse, il permet de centrer le récit sur l’aventure et d’éviter de longs passages explicatifs. Mieux encore, les curieux peuvent jouer à glaner des indices au fil du texte pour deviner la logique de cet univers étrange.

On regrettera surtout que Reynolds n’ait pas l’intention de développer son univers dans d’autres textes, car il subsiste un goût d’inachevé : les compagnons de Quillon, hauts en couleur, mériteraient d’être plus dé­veloppés, et certaines intrigues secondaires demeurent irrésolues. Mais ces menus dé­fauts s’effacent devant le brio de la narration, le souffle de l’aventure, la richesse de l’univers. In fine ne reste qu’une véritable énigme : pourquoi aucun éditeur français n’a encore traduit ce roman ?

Les Enfants de Poséidon

Heureuse qui, comme Eunice, a fait un long voyage…

Pionnière de l’exploration spatiale, Eunice Akinya est allée loin pour construire le vaste empire industriel dont ses enfants et petits-enfants viennent d’héritier. Cet héritage, Sunday et Geoffrey s’en moquent. La première vit sa vie d’artiste sur la face cachée de la Lune, loin de l’influence du Mécanisme qui régit les Terriens. Le deuxième passe ses journées en Afrique, auprès d’un troupeau d’éléphants avec lequel il espère, un jour, pouvoir communiquer avec des mots. Mais au décès de leur grand-mère, frère et sœur découvrent un secret. Commence alors la saga des Akinya.

D’un bout à l’autre de la trilogie, on suit les héritiers d’Eunice, cette femme sévère, égoïste et peu présente, dont ils ne cesseront de cher­cher des traces à travers le Système solaire, et surtout au-delà. Eunice s’amuse à pousser ses descendants à aller là où personne, pas même elle, la vraie, n’est allé. Repousser les limites géographiques, spatiales, physiques, technologiques, mécaniques, humaines. Qu’ils soient indifférents ou curieux, ils iront : ce sont des Akinya.

Détaillons. L’époque de La Terre bleue de nos souvenirs n’est pas si lointaine de la nôtre. L’Afrique est un leader économique et politique incontesté ; la colonisation de l’espace connu est en bonne voie ; chaque individu est implanté et vit sous le contrôle du Mécanisme (un contrôle relatif bien loin du « Big Brother vous regarde » de 1984) ; les nanotechnologies accompagnent tous les gestes et communications du quotient ; les ascenseurs spatiaux rendent les trajets plus simples ; les connaissances en biotechnologies sont suffisantes pour allonger la vie des hu­mains et les modifier pour qu’ils puissent vivre notamment sous l’eau. Ce décor semble fa­milier, et c’est cette familiarité qui perturbe, ou révèle au contraire l’art de Reynolds à intégrer des concepts classiques et connus pour plon­ger son lecteur dans une réalité palpable et immersive, sans tomber dans le simple hom­mage à ses pairs. Car dans ce monde de tous les possibles, le lecteur, tout comme Sunday et Geoffrey, se demande si Eunice ne serait pas encore… en vie ?

Sous le vent d’acier nous propulse deux cents ans plus tard. Chiku, la fille de Sunday, a eu recours au clonage pour mener plusieurs projets. La première clone est à bord d’un holovaisseau parti coloniser une exoplanète, Creuset. La deuxième s’est lancée à la recher­che d’Eunice. Quant à la troisième, elle con­- tinue sa vie sur Terre où elle mène une exis­tence simple. Mais simple, la vie d’une Akinya ne peut pas l’être. L’appel de l’espace, la nécessité de savoir, encore et toujours plus, de repousser les limites, encore, et encore, et encore… Tout comme le premier volume, la mise en place est longuette et seuls les événements à bord de l’holovaisseau attisent l’intérêt. Quant au plaisir de se sentir en terrain connu, il est passé, ne restent plus que les fils narratifs qui s’emmêlent, qu’on perd, puis qu’on retrouve plus tard après un saut dans le temps, et qui se terminent de façon peu satisfaisante…

Encore deux cents ans plus tard, Dans le sillage de Poséidon suit le même schéma d’ennui scénaristique, mais est sauvé par des personnages principaux et secondaires plus attachants que dans les tomes précédents. Des personnages qui, néanmoins, parlent encore beaucoup, et trop. Depuis la chute du Mécanisme, le système solaire vit sous le contrôle des Gardiens, des intelligences extraterrestres dont on ne sait rien. Kanu, le fils d’une des clones de Chiku, est un ancien ambassadeur. Humain, puis Aquatique, il est désormais considéré comme un paria, lui qui a été sauvé de la mort par des machines martiennes autonomes et intelligentes qui se nourrissent, se reproduisent, et dont l’humanité se méfie. Il fait corps avec Swift, une IA im­plantée par les machines, et décide de suivre un mystérieux signal en provenance d’un système solaire inconnu. Parallèlement, sur Creuset, Goma, la fille de Ndege, fille de Chiku, elle-même fille de Sunday (vous suivez ?) re­cherche elle aussi un mystérieux signal émis depuis une région non explorée de l’espace. Le final sauve l’ensemble, car il arrive enfin. Reynolds répond à toutes les questions, ou presque, et rappelle à son lecteur que s’il fut indéniablement trop long, le voyage fut égale­ment beau.

Les Chronique de Méduse

Quand deux écrivains britanniques revendi­­quant l’influence d’Arthur C. Clarke se rencon­trent, que cela donne-t-il ?

Au départ, il y a une splendide novella de Clarke, « Rendez-vous avec Méduse » (prix Nebula 1972), qui ne déparerait pas la col­lection « UHL » de votre édi­teur préféré, récit dans lequel Howard Falcon, gravement blessé, réussit néanmoins à aller visiter l’atmosphère de Jupiter au prix d’interventions qui le transforment en cyborg.

Stephen Baxter et Alastair Reynolds livrent ici une suite en centrant leur intrigue sur Falcon, passeur malgré lui entre l’Humain et la Machine. Découpé sous forme de fenê­tres temporelles – les Chroni­ques du titre —, ce roman dresse une manière d’histoire du futur, sur les huit cents pro­­chaines années, près d’un millénaire lors duquel on va assister à l’éclosion de l’Intelligence Artificielle, son émancipation, et finalement son opposition à l’Homme qui lui a donné naissance, tandis que ce dernier réussit à essaimer dans le Système solaire. L’histoire est vue par les yeux de Falcon qui, en raison de sa nature mi-organique mi-métallique, ne veut pas prendre parti pour un camp ou l’autre, et fait donc régulièrement office d’am­bassadeur humain, à plus forte raison parce que le représentant côté machines est Adam, l’IA à l’avènement de laquelle il a contribué.

Les deux auteurs excellent ici à prendre la suite de Clarke, auquel ils rendent du reste de multiples hommages (ainsi qu’à 2001), en multipliant les inventions ébouriffantes, très sense of wonder, dans de nombreux domaines technolo­giques, astronomiques ou infor­matiques, sans pour autant passer par de laborieuses explica­tions : tout est ici agencé pour que le lecteur en prenne plein les mirettes, qu’il descende dans les plus basses couches de la géante rouge, regarde bien plus loin ou se retourne vers le Soleil. Et comme si cela ne suffisait pas, les auteurs se per­mettent aussi de situer leur action en pleine uchronie, alors qu’une menace de météorite – supposée entrer en colli­sion avec la Terre – sert de catalyseur à l’exploration spa­tiale, rendant possible une arrivée sur Mars dans les années 1990. À vrai dire, ces passages prenant place au XXe siècle, s’ils restent passionnants, sem­blent un peu déconnectés du reste du roman, et de ce fait un brin superflus. Mais, pour les visions dantesques que nous offre ce livre, pour les réflexions sur la nature hu­maine, l’avenir de l’humanité, pour l’hommage / héritage clarkien respectueux et opti­miste, ces Chroniques de Méduse sont une pièce de choix dans les bibliographies respectives de Reynolds et Baxter.

Janus

Cinq ans à peine après L’Espace de la révélation, Alastair Reynolds publie son sixième roman, Pushing Ice. Traduit en français sous le titre Janus, il possède tous les traits caractéristiques, qualités et défauts, qui marquent l’œuvre de l’auteur dans les débuts de sa carrière littéraire. Il y fait ce qu’il sait alors le mieux faire : reprendre à son compte les tropes du space opera et pous­ser plus loin que ses prédéces­seurs l’aventure humaine à tra­vers l’espace.

Nous sommes dans le Systè­me solaire, aux premiers jours de son exploration minière par l’humanité. La petite lune Janus, qui jusqu’alors orbitait paisi­blement autour de Jupiter, surprend tout le monde en déci­dant sans prévenir de prendre la tangente, et fonce en di­rection de la constellation de la Vierge. Vaguement aba­sourdie, l’humanité décide de se lancer à sa poursuite pour l’étudier. Le seul astro­nef suffisamment proche pour accomplir la mission est le Rockhopper, un pousseur de glace, autrement dit un engin minier qui habituellement récolte des comètes gelées. Il n’a que quelques semaines pour rattraper Janus, l’étudier de près, puis rentrer à la maison avant qu’il ne soit trop tard. Janus, qui se révèle être un vaisseau extraterrestre en apparence inhabité. La première partie du roman fait le récit d’une aventure scientifi­que qui n’est pas sans rappeler le Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, avec ses meilleurs atours de hard SF. Mais Alastair Reynolds pousse, et embarque ses person­nages dans un voyage qui changera l’humanité. Le Rockhopper est happé par le champ de la lune et se voit embarqué avec elle vers sa lointaine destination. À bord, les tensions déchirent rapidement l’équipage et différents clans s’affrontent autour de l’opposition entre le capitaine du vaisseau, Bella Lind, et l’ingé­nieure Svetlana Barseghian, qui soupçonne la compagnie propriétaire du Rockhopper de les avoir sacrifiés. Une mutinerie éclate, le vaisseau se pose sur Janus, et une colonie s’y établit dans l’espoir de survivre au long voyage involontaire. Commence alors la chronique d’une petite communauté humaine à la dérive, à la manière de tant de récits d’arches interstellaires qui ont fait l’histoire du genre. Mais Alastair Reynolds pousse en­core, et mène ses personnages à destination. Dans la troisième partie, l’humanité va se confronter à l’altérité d’autres formes de vie intelligentes, mais pas toujours amicales.

Avec Janus, Alastair Reynolds donne à lire une aventure scien­tifique et spatiale de haute vo­- lée qui ne peut que ravir les amateurs de space opera mâ­tiné de hard SF. Si le roman se montre très linéaire dans son déroulement et assez pauvre dans le développement psy­chologique de ses protago­nistes, il met le paquet sur le sense of wonder, qualité que l’on attend dans ce type de récits. Surtout, il embarque de tout à son bord. De l’action, de la science, des drames humains et des formes de vie exotiques et originales. On aurait tort de bouder son plaisir.

Revenger

Dans un futur très distant, les adolescentes restent des adolescentes. Adrana et Arafura (dite Fura) Ness faussent compagnie à leur père et à Paladin, leur robot-tueur, et embar­quent comme « lectrices d’os » sur le vais­seau spatial d’un chasseur de reliques. Las, leurs chemins croiseront celui de la redoutable Bose Sennen. Séparées, les deux sœurs vont tout faire pour se retrouver, entrer dans l’âge adulte et, au fil du temps, découvrir la vérité derrière les différentes Occupations humaines qui se sont succédées. Avec la trilogie « Re­ven­ger », dont seul le premier volume, Ven­geresse, a été traduit à ce jour, Alastair Reynolds s’essaye à un genre étonnant pour lui : la littérature jeunesse, et plus particulièrement celle qui vise le lectorat adolescent. Et il trans­forme avec brio l’essai pour donner à lire un space opera particulièrement enlevé.

Nous restons tout de même dans un univers de hard SF. Les vaisseaux spatiaux sont des voiliers solaires qui se déplacent entre les milliers de mondes de la Congrégation (ce qui reste, nous apprennent les volumes suivants, de notre Système solaire largement remanié et reconfiguré), mais où aucun n’est éloigné des autres de plus de 18 minutes/lumière, soit quelques semaines ou mois de voyage pous­sés par les vents solaires. Les éléments les plus surprenants, comme les Spectres ou les crânes utilisés pour la communication, s’expli­quent soit par un décalage optique, soit par l’ex­ploitation naturelle de certaines possibilités quantiques. Mais l’auteur s’y appesantit moins qu’à son habitude et laisse place à l’action.

Et il faut dire qu’au fil de trois beaux pavés oscillant entre 400 et 600 pages, les sœurs Ness ne vont pas s’ennuyer. Vengeresse consiste surtout en un récit de passage à l’âge adulte où Fura va devoir faire des choix difficiles pour retrouver sa sœur et subir les conséquences de ses décisions impulsives. Shadow Captain, raconté du point de vue d’Adrana, est une histoire de quête au trésor qui place Fura dans un rôle proche du capitaine Achab de Moby Dick. Quant au conclusif Bone Silence, il élargit encore les enjeux en ne proposant rien moins que la survie de l’espèce humaine et sa quête des origines. C’est d’ailleurs, malgré sa longueur, le tome le moins abouti des trois : l’alternance de point de vue entre les deux sœurs dilue l’action, notamment lors d’un abordage se voulant dramatique, mais qui tire à la ligne. Résultat, la résolution du mystère des qucoins et de l’origine des espèces extraterrestres est trop vite expédiée. On apprend qu’il se passe des choses au-delà de la Congrégation, et que les humains ne représentent qu’une valeur négligeable, puis on passe à la suite. Un peu court, jeune homme !

Malgré cette frustration, si vous aimez les récits de pirates avec des personnages hauts en couleur, si vous voulez rêver en découvrant une multitude d’habitats différents – comme les mondes-dentelles ! – bref, si vous avez soif d’un bon récit d’action, foncez sur «  Revenger ». C’est une excellente introduction à l’univers d’Alastair Reynolds.

La Moisson du temps

Vous aimez la prose d’Alastair Reynolds ? Vous aimez Doctor Who ? Alors épargnez-vous toute souffrance et reposez immédiatement ce livre. Ne l’achetez pas, ne l’empruntez pas… sauf si vous avez besoin d’un somnifère puissant et que la pharmacie la plus proche est fermée. La Mois­son du temps est la preuve que deux fleurons de la SF britannique ensemble ne font pas forcément un mélange suppor­table à la lecture. La fantaisie du Docteur (surtout dans cette incarnation, la troisième, peu connue des lecteurs franco­phones les plus jeunes qui ont découvert la série avec sa relance en 2005) et les invraisemblances de son univers ne correspondent pas au style d’écriture d’Ala­­stair Reynolds, plus précis, ni à son lectorat habituel plus féru de hard SF. D’autant que l’histoire en soi n’est pas particulièrement originale pour un épisode de Doctor Who, ni assez rythmée pour donner envie de tourner les pages et de découvrir la suite. Même la résolution finale s’avère ultra-clas­sique, et la révélation de l’identité de la Reine rouge n’en est pas franchement une. Et du côté de l’univers du Docteur ? Nous retrou­vons dans une histoire écrite au XXIe siècle un personnage dont la dernière apparition à la télévision date de juin 1974, avec une des compagnes les moins palpitantes qui soient. En effet, si la candeur de Jo Grant fonctionnait à merveille à l’écran pour que le spectateur découvre l’univers du Docteur, en livre, elle se révèle plutôt laborieuse et ressemble à une énorme note de bas de page ambulante. D’autant plus que les événements obligent par ailleurs à rappeler sans cesse qui est le Maître, ce que sont les Seigneurs du Temps, comment fonctionne le voyage temporel, etc. Au bout du compte, ce n’est plus un roman ludique, mais un manuel scolaire ! Et quitte à créer une nouvelle race extraterrestre pour l’occasion, Alastair Reynolds aurait certaine­ment pu faire plus original que la version marine lilliputienne des Daleks. Vous l’aurez compris, hormis l’envie de faire une recension complète des œuvres d’Alastair Reynolds ou des produits dérivés de Doctor Who, la lec­ture de ce bouquin n’a rien de nécessaire.

La Pluie du siècle

Uchronie ou space opera ? De toute évidence, pour ce premier roman hors-cycle des « Inhi­biteurs », Alastair Reynolds avait envie de parler autant d’un Paris des années 50 qui n’a jamais existé que d’un démentiel et in­compréhensible projet d’ingénierie extra­- ­terrestre : il a donc fait les deux, et engendré un roman hybride auquel on peut coller cha­cune des deux étiquettes sus-citées, voire lui en adjoindre quelques-unes de plus, tout en lui assignant un titre énigmatique.

Force est de constater à la lecture que les deux dimen­sions de La Pluie du siècle se répondent avec une effica­cité certaine. D’un côté le réa­lisme poétique de l’intrigue uchro-parisienne, à l’ambian­ce interlope, où il est question d’une enquête menée par un détective privé américain nommé Floyd ; de l’autre une énigme extraterrestre, sous la forme d’objets massifs reliés par un réseau de trous de ver… à l’intérieur desquels se nichent peut-être des versions alterna­tives de la Terre. D’une part l’illusion d’une vie normale – les habitants de la Terre où vit Floyd n’ont pas conscience d’être encapsulés dans une sphère artificiel­le… et encore moins d’être des copies ayant divergé de leurs originaux morts depuis des siècles –, d’autre part la vie quotidienne que peuvent mener des êtres humains du XXIVe siècle dans un contexte où la vraie Terre est devenue hostile suite à un désastre nanotech­nologique.

Auger, archéologue reconnue pour sa connaissance du Paris pré-cataclysme, va servir de trait d’union entre ces deux pans de l’intrigue : il se trouve qu’au moins une faction humaine a découvert une façon de s’introduire à l’intérieur de la copie altérée où vit Floyd… et qu’une série d’événements préoccupants va nécessiter d’envoyer la scientifique de l’autre côté du trou de ver. Une enquête digne d’un roman « noir » à laquelle répond un conflit interstellaire promettant de redéfinir, une bonne fois pour toutes, le rapport de l’être humain à sa mémoire collective, il fallait y penser mais aussi l’oser : La Pluie du siècle de­vra donc s’entendre comme un excellent témoin de l’ambi­tion littéraire de son auteur. Le reste, ce sont des thèmes et des arguments typiques de chaque genre abordé ici : citation histo­rique (on croisera dans ce Paris alternatif un certain dictateur allemand captif et réduit à la décrépitude)  ; conflictualité entre factions humaines ou post-humaines ; truculence et niveaux de gris des protagonistes de l’en­quête ; enjeux globaux plus vastes que la somme des intérêts individuels. À ce schéma l’auteur n’oublie pas d’ajouter quelques idées originales, en forme de fausses pistes qui ne le sont pas toujours, à commencer par l’existence d’un virus rendant une bonne partie des êtres humains du XXIVe siècle (dont Auger) insensibles à la musique – alors que Floyd est avant tout un musicien de jazz.

Nul ne contestera la sa­veur des ingrédients ras­sem­blés pour construire La Pluie du siècle : comme il nous le signale dans sa post­face, l’auteur a pris soin de se baser sur une documentation aussi pluridisciplinaire que possible – ce qui se sent d’ail­leurs à la lecture — et leur in­tégration est aussi minutieuse que voulu. L’association hybride avait toutefois ses risques in­trinsèques, et La Pluie du siècle ne parvient – ou ne veut – pas échapper à certains d’entre eux. Le premier bien sûr n’est autre que la nécessité d’un temps d’exposition doublé, qu’une astucieuse alternance des points de vue entre Floyd et Auger ne parvient pas tout à fait à limiter : le texte pâtit donc d’un début assez lent. Le second sera lié à la nécessité de faire coopérer l’archéo­logue et le détective pour tirer toute l’affaire au clair : la convergence cosmique entre eux se double peu à peu d’une attirance bizar­roïde sans réelle justification interne, et se conclut de la façon que le lecteur studieux aura devinée compte tenu des concepts sur lesquels repose le livre.

Non létaux, ces défauts ne remettent pas en question l’intérêt de l’œuvre à tous points de vue : La Pluie du siècle est un bon Rey­nolds, et un bon roman de SF.

Mémoire de métal

Le space opera, c’est très souvent le conflit : passé, en cours ou à venir ; entre individus, entre factions ou entre civilisations ; pour des ressources, pour des idées ou pour la sur­vie. Or, les conflits génèrent leur propre mé­moire à plusieurs facettes : littéraire, bien sûr, le lieu com­mun consistant à comparer toute épopée à L’Iliade ou au Mahabharata… mais aussi, et surtout, traumatique, puis­que les soldats portent souvent dans leur chair et leurs souve­nirs les cicatrices de ce qu’ils ont vécu.

Mémoire de métal est une histoire de conflits multiples dont l’articulation se dévoile peu à peu. En arrière-plan, le conflit entre deux civilisations humaines : d’un côté, les Mon­des Centraux, ­et de l’autre les Périphériques. Leur héritage en partie commun souligne à quel point cette confrontation est aussi absurde que cruelle. Cet arrière-plan détermine la rencontre séminale entre la narratrice nommée Scur et son ennemi Orvin, criminel de guerre dési­reux de saisir jusqu’au bout les opportunités de raffiner son sadisme. Cette rencontre, à l’origine de la mémoire traumatique de Scur, la met dans la position unique de compren­dre et de résoudre le problème qui lui est posé quand – un laps de temps indéterminé après qu’elle a pratiqué sur elle-même une opération sommaire pour se défaire du dispositif mortel implanté par Orvin – elle se réveille à bord d’un vaisseau de croisière endommagé où se trouvent des soldats des deux camps mais aussi des civils. Que s’est-il joué pendant son inconscience ?

La mémoire des événements conditionne la continuité de la civilisation : que faire quand les instruments ordinaires de cette continuité deviennent peu fiables ? En effet, les mémoires du vaisseau sont corrompues et il devient urgent d’en sauvegarder le contenu avant qu’elles ne défaillent tout à fait. La durée de vie de l’information ayant une relation de proportionnalité inverse à la surface où elle est stockée, une solution consistera donc bel et bien à passer de l’informatique… à l’écriture, donnant une belle justification au titre français du texte. La survenue pendant l’hibernation de Scur d’un nouveau conflit – d’une tout autre nature que celui où elle s’était trouvée engagée – explique en effet l’isolement du vaisseau, et montre que ses occupants sont, malgré leur position précaire, bien placés pour assurer un nouveau départ aux rameaux dispersés d’une civilisation humaine à présent effondrée.

Ce texte réalise donc une synthèse qu’il est difficile de ne pas trouver parfaite entre ses différentes dimensions. Il s’agit d’un space opera récréatif, aux énigmes non triviales mais dont la résolution réjouit, et qui ne man­que pas de gimmicks du genre – il serait trop long de dresser la liste des péripéties pouvant affecter les passagers d’un vaisseau perdu dans l’espace ! Il s’agit aussi, et sur­tout, d’une belle illustration des principes et des limites de la mémoire, qu’elle soit humaine ou artificielle : l’outil parfois s’émousse… et il arrive même qu’il se détériore au point qu’il soit nécessaire de le remplacer. L’ingéniosité humaine permet à la fois de résoudre les énigmes et les incidents techniques : c’est aussi ce que nous rappelle Mémoire de métal, et au fond… jusque depuis son titre.

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