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Pam Pam au pays des merveilles

Ouvrir un roman de Karim Berrouka, c’est souvent partir pour une aventure délirante. Autant le dire tout de suite, avec Pam Pam au pays des merveilles, on n’est pas déçu côté déjantage, qu’il s’agisse du texte ou des illustrations de Zariel. Inutile, avec un tel titre, de préciser que le tout est bourré de références.

Insulté en plein début de sieste par une gamine vulgaire (que ceux qui n’aiment que le langage châtié passent leur chemin), Pam Pam, lapin de son état, part à sa poursuite en traversant un peu trop vite le tronc d’un tilleul. À partir de là, tout devient possible. Voilà notre lapin contraint et forcé d’affronter sans relâche des situations loufoques dans lesquelles il risque sa peau. Pas d’autre choix s’il veut quitter ce pays merveilleux où Karim Berrouka fait joyeusement régner un absurde qui doit beaucoup à notre quotidien. Râleur et prêt à en découdre – d’ailleurs, Zariel, depuis quand les lapins ont-ils des canines acérées ? –, Pam Pam fait preuve d’un (mauvais) esprit à toute épreuve pour se sortir des situations les plus improbables.

Comment feriez-vous si vous deviez gober une bulle (la bonne) pour espérer quitter un monde aussi étrange ? Si vous découvriez après deux essais malheureux que vos guides ignorent quelle est la bonne bulle ? Ils connaissent en fait les mauvaises mais sont trop effrayés par la déduction (« Nous préférons le cinéma soviétique. Et Peter Pan ») pour vous aider autrement que par des conseils du type : «Sois ton véritable toi-même, pense Normale Sup, Hypokhâgnise tes space opéras… » Et ce n’est que le niveau 1, car les énigmes du sphynx du Cheshire (hé oui !) vous attendent au tournant si vous voulez atteindre l’hypercentre (« C’est joli comme formulation, on dirait une citation de Damasio… »).

Au delà des jeux avec la logique et les mots, les mésaventures de Pam Pam offrent à Karim Berrouka et à ses lecteurs, un merveilleux défouloir. Elles sont autant d’occasions de cibler les travers de notre société, de ses entreprises et des individus qui la composent, avec le pas de côté nécessaire pour en ricaner gentiment. L’auteur est généreux et distribue des coups de griffes drolatiques à tout va (« On n’est pas des enfants, on est des achepéhis »), mais les transports ferroviaires, les médias, les sites d’achat, la très grande distribution, le capitalisme, le milieu de l’édition, de la chasse, la Justice bénéficient d’un traitement de faveur.

Tout cela — j’en passe et des meilleurs – fait de Pam Pam au pays des merveilles le roman illustré idéal pour décompresser et rire un peu en ces temps plutôt moroses.

Deux vertiges (et autres malaises)

On a souvent qualifié Dominique Douay d’auteur dickien, et il est vrai que l’ombre de PKD plane sur nombre de ses récits, comme dans la nouvelle « Thomas », qui a obtenu en 1977 le Grand Prix de la Science-Fiction Française (futur Grand Prix de l’Imaginaire) ; cela est moins vrai pour le roman phare de cette compilation, La Vie comme une course de chars à voile, qui serait plutôt à rapprocher de l’univers de Christopher Priest.

Dans « Thomas », le rêve schizophrénique d’Alduce est parasité par une entité qu’il n’a pas lui-même créée, et qui va peu à peu dominer l’univers onirique du patient, puis Psychan, l’ordinateur psychanaliste, Georges, le médecin humain, et peut-être un jour la planète entière, tel le Palmer Eldritch du Dieu venu du Centaure.

La Vie comme une course de chars à voiles, probablement le roman le plus ambitieux de l’auteur, jongle certes avec la perception de la réalité, mais le héros, François Rossac, cherche à comprendre le délitement du monde qui l’entoure, comme la plupart des héros priestiens. Il ne plonge pas dans une spirale paranoïaque qui emporte la raison dans un maelstrom lysergique, comme souvent chez Dick. Il y a bien sûr l’élan insensé qui incite à ordonner le monde selon ses propres fantasmes, mais ceux de Rossac se dressent contre les sectes millénaristes, les multinationales et les généraux qui manipulent le monde, et finissent par imposer son propre univers, celui des îles anglo-normandes, qu’un dôme protège d’obscures menaces extérieures, et où Rossac mène une existence privilégiée de champion de chars à voile. L’Archipel du rêve n’est pas loin, mais c’est surtout au Wessex de Futur intérieur que le roman de Douay fait écho.

L’autre roman du volume, Car les temps changent, est le développement d’une nouvelle parue dans le recueil Cinq solutions pour en finir. Il ne s’agit plus là de faire seulement le tri entre l’illusion et la réalité, si tant est qu’elle existe, mais de savoir jusqu’à quel point cette dernière est mise en scène. Le roman flirte avec l’absurde, voire le grotesque, et évoque pour le coup Kafka ou Lem. Chaque 31 décembre a lieu le changement. Vous vous endormez garçon boucher, et le lendemain matin vous êtes président, ou mieux, présidente de la république. Le sexe et l’âge importent peu, seuls comptent l’apparence, le rôle qui vous a été attribué dans un monde où le mot est la chose qu’il exprime, et où la carte devient le territoire. Reste à découvrir qui en est le grand organisateur… Ayant été mystérieusement épargné par le dernier changement, Léo le Lion part en quête de son identité dans une ville en vase clos, un Paris qui s’étage sur une infinité de niveaux, comme la maison aux mille étages de Jean Weiss, et que traversent les canalisations de la Seine et les toboggans du métro. En écho aux slogans de nos dirigeants historiques, du « changement dans la continuité » à la « rupture tranquille » en passant par la nécessité de « mettre un frein à l’immobilisme », Léo découvrira que le changement organisé c’est finalement la continuité assurée, pour que le libéralisme poursuive tranquillement sa route.

En complément de ces deux « vertiges », figurent cinq « malaises », dont l’excellent « Thomas » déjà cité, ainsi que « Froide est ta peau, Sytia. Morne mon désir », et « Le Rêve amoureux », d’une facture plus poétique qui expriment merveilleusement l’art de la concision du novelliste.

Signalons enfin l’interview fleuve de l’auteur par Richard Comballot, qui permet de mieux découvrir et apprécier un écrivain essentiel des années 1970/80, toujours en activité, pour le meilleur… et pour le meilleur.

Ou ce que vous voudrez

Été 2018. Sylvia Harrison est venue à Florence pour écrire son prochain livre. C’est une romancière et une poétesse reconnue, récompensée par un World Fantasy Award. Sa mère ne l’a jamais aimée, mais la littérature l’a aidée à grandir et s’émanciper, l’a sauvée. Elle apprécie les livres, les voyages et la bonne chère. Elle se prépare à participer à la Convention mondiale de science-fiction de San José. Jusque-là, il pourrait s’agir d’un portrait de Jo Walton. Mais Sylvia a 74 ans et, minée par la maladie, elle est consciente d’entamer son dernier livre.

Le narrateur est sa muse, l’ami imaginaire qui s’est incarné dans tous ses textes mais qui reste prisonnier de son crâne (sa « caverne d’os »). Il ne veut pas disparaître avec elle. Il va chercher l’immortalité pour sa créatrice et pour lui-même dans une Renaissance fictive, issue d’un cycle de romans que Sylvia a décidé de revisiter. À la recherche d’une porte sur un éternel été, il invoque avec son accord des souvenirs enfouis de la romancière, dévoilant progressivement les traumatismes de sa vie.

Ou ce que vous voudrez est un roman complexe, qui mêle les trames temporelles et spatiales, et les incises du narrateur en conversation avec Sylvia et avec un futur lecteur. Sa ville de fantasy, Thalia, est le miroir de Florence dans un monde de magie où l’on ne meurt plus de vieillesse, et où le Progrès n’est jamais advenu, où Marcile Ficin et Pic de la Mirandole, mais aussi Miranda et Prospero, sont des mages puissants.

La couverture d’Aurélien Police est une réussite, qui nous fait entrer dans le tableau, en mélangeant les époques et les mondes, et en attirant notre regard fasciné par le dôme de Brunelleschi, la clef d’entrée dans l’histoire.

Jo Walton mobilise les références littéraires de la science-fiction, de la littérature anglaise du XIXe siècle, des humanistes de la Renaissance italienne et des auteurs antiques. Comme dans Morwenna, ses personnages se nourrissent de vrais ouvrages en suscitant des désirs de lecture : Chelsea Quinn Yasbro (avec un clin d’œil appuyé à son Ariosto Furioso), Kim Stanley Robinson, Sofia Samatar… Ou ce que vous voudrez est donc avant tout une ode à la littérature, mais aussi à la culture et à la langue, sous une influence prégnante et revendiquée de Shakespeare et de son Italie imaginaire, avec une érudition gourmande et explicite. C’est aussi une déclaration d’amour à Florence, dont l’autrice nous dévoile les petits plaisirs au quotidien, du glacier de quartier au restaurant gastronomique associatif, et ses coups de cœur parmi les nombreux chefs-d’œuvre de la cité.

Seuls regrets : une fin qui semble un peu précipitée, et le ton distancié, inhérent à la construction du roman, qui freine une lecture immersive. SiMorwenna était un roman par et pour le fan, Ou ce que vous voudrez est un ouvrage d’auteur, un tour de force intimiste qui guide le lecteur dans les rouages de l’écriture : comment sont construites les intrigues, comment naissent et se développent les personnages… Pour ceux qui oseront entrer dans le tableau, soulever le voile, entrer dans la brume de la création !

Vampirologie

Pour qui anime pendant quinze ans < vampirisme.com >, publier tôt ou tard une monographie vouée au sujet est quasiment une évidence. Vu le nombre d’essais consacrés aux vampires, l’ouvrage n’a pas l’ambition d’apporter du sang neuf, mais plutôt celle d’être exhaustif, de montrer le métissage entre les œuvres et le fait que la créature est un miroir du réel, des angoisses de son époque (SIDA, changements de mœurs, etc.) et de ses tabous. Sur ce plan, la tâche est accomplie avec brio. Après avoir posé les bases (mythologie, folklore, Histoire, et la trinité Polidori/Le Fanu/ Stoker), Adrien Party (parfois assisté par des rédacteurs invités) va méticuleusement décliner l’utilisation du vampire sur tous les supports imaginables (littérature ultérieure, cinéma, séries TV, etc.), et selon divers angles (transgression, subversion, etc.), sur un modèle quasi-constant (article introductif, puis liste de dix incontournables, puis interview d’un acteur/expert éminent du domaine concerné), à quelques exceptions près. L’ensemble est bien organisé (quoique de façon assez scolaire), et permet de ne lire que ce qui intéresse le plus l’amateur (une lecture linéaire des 736 pages laissant par contre assez vite l’honnête homme exsangue, pendant négatif de l’exhaustivité du livre). En parallèle, au fil des différents textes, est tiré un bilan de l’évolution de la thématique vampirique, notamment de l’état de monstre bestial antagoniste vivant retiré du monde, vers celui de co-protagoniste tourmenté entre ses natures vampirique et humaine, intégré à la société urbaine et moderne, ainsi qu’à une vraie communauté vampirique. Les jalons les plus capitaux (Anne Rice, Buffy, Twilight, Vampire — La Mascarade, etc.) sont aussi détaillés, et la raison de leur importance disséquée.

L’ouvrage est fort recommandable pour l’amateur de vampires (d’autant qu’il ne cherche pas à vous sucer le sang financièrement parlant), à quelques bémols près : la présentation génère des redites (entre l’article et les dix incontournables, surtout, mais aussi d’une partie à l’autre, particulièrement avec les rédacteurs invités, mais pas que), et ce pavé aurait de fait pu être vampirisé de plusieurs centaines de pages ; elle a aussi pour défaut de noyer l’examen des évolutions dans la masse, et, à notre sens, c’est ce dernier qui aurait dû servir de fil rouge, pas le media d’expression (livre, ciné, etc.). Par ailleurs, l’ouvrage s’étend sur certains points accessoires, mais s’avère mutique sur d’autres : Élisabeth Báthory et son importance sont mentionnées à d’innombrables reprises en quelques mots, mais il faut attendre quasiment la fin du livre pour avoir une vague explication quant à la seconde… Enfin, ultime pinaillage : on aurait apprécié davantage de neutralité dans le propos, certains termes idéologiquement orientés étant acceptables dans un article de blog, moins dans une monographie.

Neuro-Science-Fiction

L’ambition de la collection « Parallaxe » est de proposer des essais de vulgarisation scientifique sous un prisme culturel ludique ; celle de Neuro-Science-Fiction est encore plus grande : fusionner SF et neurologie en un véritable domaine hybride appelé Neuro-SF. Affirmons-le d’emblée : l’entreprise est une franche réussite, tant sur le plan de la vulgarisation (l’auteur emploie des concepts pointus tout en restant toujours compréhensible et agréable à lire) que de l’alliage de ces deux domaines, l’un culturel, l’autre scientifique, à condition d’adhérer au postulat de départ qui est qu’outre les deux domaines divisant traditionnellement la science-fiction (technique et politique), il y en aurait un autre, spécifiquement centré sur le cerveau (vue à laquelle votre serviteur n’adhère pas vraiment, tant les textes relevant du troisième domaine peuvent facilement trouver place dans les deux autres, mais admettons). Précisons toutefois (ce que l’on pourra regretter) que Laurent Vercueil ne se consacre qu’au cerveau organique, laissant donc totalement de côté tout ce qui est améliorations cybernétiques et (plus dommage encore) Intelligences Artificielles.

Dans sa fusion entre ces deux domaines, l’auteur fait évidemment preuve d’une grande compétence dans le premier (la neurologie), puisqu’il est médecin et chercheur dans ce champ scientifique. Sans grande surprise, c’est aussi un fin connaisseur du champ SF, prérequis indispensable à la rédaction de tout essai dans ce domaine culturel. On reste toutefois admiratif devant l’ampleur de ladite érudition, puisque loin de se contenter des exemples les plus évidents d’exploitation du cerveau en SF, il mentionne des textes moins connus, étant dès lors d’une grande pertinence. L’essai est structuré en deux parties : la première part des trois caractéristiques le plus souvent prêtées aux cerveaux extraterrestres en SF (vaste intelligence, contrôle des émotions et agressivité/ défaut d’empathie) et explique comment nos connaissances en neurologie peuvent les rendre crédibles/possibles ; la seconde partie, deux fois plus longue, fait plutôt l’inverse, partant donc du cerveau humain, passant en revue les connaissances actuelles dans divers domaines (sommeil, mémoire, intelligence, etc.), et examinant ce que la SF en a fait à grand renfort d’exemples. Certains clichés sont aussi examinés et démystifiés.

Essai très convaincant forgeant un véritable domaine hybride à partir d’un champ scientifique (la neurologie) et d’un champ culturel (la SF), au style fluide et au ton agréable, vulgarisé de main de maître, voilà un ajout de poids à la collection « Parallaxe ». Espérons que l’auteur en proposera une suite centrée sur les IA et la neuro-cybernétique !

L'Éclat d'étoiles impossibles

Des « dragons » redoutables rodent dans l’hyperespace : pour éviter d’attirer leur attention, la toute-puissante armada de Marbre veut empêcher l’Humanité de faire la guerre en détruisant toutes ses installations et appareils militaires. Donc, en lui faisant la guerre. Oui, c’est d’une folle logique. Et évidemment, l’ampleur des destructions provoquées provoque ce que l’on voulait précisément éviter. Pris entre le marteau et l’enclume, l’équipage hétéroclite du Chien à problèmes n’entrevoit qu’un mince espoir : les deux belligérants semblent redouter au plus haut point l’Intrusion, sorte de portail entre notre univers et un autre. Peut-être la solution s’y trouve-t-elle. Mais pour cela, l’aide d’un autre équipage, celui du capitaine Cordelia Pa, sera nécessaire. La jeune femme, qui a grandi sur les Plaques, escadrille de mégastructures stationnant à proximité immédiate de l’Intrusion, semble avoir un curieux lien avec cette anomalie spatiale, où les lois de la physique sont altérées.

Il est inhabituel, pour ne pas dire bizarre, voire littérairement suicidaire, d’introduire tout un nouveau pan de l’univers, ainsi qu’un groupe de personnages inédit, dans l’ultime tome d’une trilogie. Classiquement, ce dernier est celui de la chute des dominos, pas celui où on continue à les mettre en place. Le roman aurait donc pu imploser, tel un trou noir, sous le poids de sa propre balourdise. Or, pourtant, de façon étonnante, il n’en est rien, et l’auteur s’en tire même plutôt bien. De là à considérer L’Éclat d’étoiles impossibles comme digne d’éloges, il y a un pas : toujours aussi inspiré par les Grands Maîtres récents du (New) Space Opera, il emprunte la solution « coup de baguette magique, pouf y’a plus d’ennemis » de Le Dieu nu : Révélation, de Peter Hamilton, et parvient à faire encore plus cryptique / frustrant, à propos de l’Intrusion, que Iain M. Banks dans Excession. La page 339 a aussi un fort parfum de Babylon 5, dans la façon de ne pas choisir entre Ordre et Chaos lorsqu’ils dévastent la Voie Lactée. Et que dire du recyclage du trope fantasy de l’élu dans un contexte de space opera, en la personne de Cordelia ?

Reste un cycle, « Braises de guerre », qui, malgré ses maladresses, s’en tire non sans honneur, surtout si l’on considère l’énorme masse de space op’ produite par le monde anglo-saxon, une noria globalement des plus médiocres : le propos demeure lisible, fluide, agréable, voire même traversé par quelques fulgurances stylistiques ou conceptuelles tout à fait impressionnantes. Sans doute ne laissera-il pas un souvenir impérissable (à moins de n’avoir jamais lu Banks), mais sa lecture globale n’a rien d’un calvaire.

Patternist

Octavia Butler a 29 ans lorsqu’elle publie en 1976 son premier roman, Le Maître du réseau, qui inaugure l’ambitieuse fresque connue sous le nom de « Patternist », qu’elle peindra de 1976 à 1984. Suivrons, Le Motif (1977), La Survivante (1978, renié par l’autrice), Wild Seed (1980, inédit en français) et enfin Humains, plus qu’humains (1984).

Wild Seed, chronologiquement le premier roman du cycle, retrace la rencontre au xviie siècle de deux êtres hors du commun. Doro le Nubien ne doit son immortalité qu’à sa capacité à transférer son âme dans le corps des humains qu’il tue sans remord. Quant à Anyanwu, qui vient du Bénin, elle est reconnue pour ses incroyables capacités de guérisseuse, mais elle cache en revanche ses pouvoirs de métamorphe et son immortalité qui lui fait traverser les âges depuis quelques centaines d’années. Anyanwu voit en Doro le mari dont elle a toujours rêvé, celui avec lequel elle pourra vivre sans avoir à subir la perte de l’être aimé, mais Doro, s’il n’est pas insensible aux charmes de la déesse, la considère surtout comme un atout pour son grand projet : créer un peuple de mutants surpuissants. Prise dans les mailles du filet de Doro, qui inspire la terreur chez tous ceux qu’il croise, Anyanwu n’a d’autre choix que de lui obéir. Sur ses ordres, elle embarque alors sur un bateau, direction les USA, où elle épouse son fils Isaac, dont les puissants pouvoirs télépathiques font de lui un étalon reproducteur de premier choix. Nul doute qu’à eux deux, ils engendreront des enfants dignes d’élever le peuple des mutants au-dessus de tous les autres et d’assurer ainsi la survie de l’espèce. Mais tout ne se déroule pas comme prévu : la transition, passage de la phase passive à la phase active des pouvoirs, est une épreuve difficile que seuls les esprits forts parviennent à traverser… Avec Le Motif, nous voici dans les années 1970, où Butler dépeint la vie à Forsyth, la ville californienne où Doro continue son élevage de mutants. Il place tous ses espoirs en sa fille Mary, dont il désire faire la plus puissante télépathe de la communauté, celle qui permettra aux télépathes Actifs (ceux qui ont réussi l’épreuve de la transition) de vivre ensemble. La survie de l’espèce, encore et toujours. Lors de sa difficile et douloureuse transition, Mary emprisonne dans son esprit six Actifs et s’avère incapable de les libérer sans risquer de les tuer. Peu à peu les prisonniers, résignés, acceptent de vivre dans le giron de la puissante télépathe dont ils deviennent dépendants. Mais Mary ne compte pas s’arrêter là, et continue d’attirer dans son Motif de nombreux Latents (aux pouvoirs en sommeil) pour les aider à survivre à leur transition. En agrandissant son Motif, elle attire l’attention de Doro qui voit poindre en sa progéniture son nouvel ennemi…

Wild Seed revient sur les origines mythologiques des Patternists, tandis que Le Motif conclut l’ère des fondateurs, Doro et Anyanwu, qui laissent place à une nouvelle génération, celle des Patternists. Ces deux romans sont particulièrement longs et bavards, plus portés sur des joutes verbales que sur l’action. La conclusion est simple, un être aux pouvoirs illimités ne les utilisera que pour soumettre : sexuellement, racialement, socialement, physiquement. Pour Doro ou Mary, qui ont soif de pouvoirs télépathiques, la soumission est une source d’énergie pour assurer leur survie, combattre la solitude, fonder un peuple et faire en sorte que ce dernier survive aux autres, quoi qu’il en coûte. Et c’est là que le propos déconcerte. Si le discours sur l’asservissement des femmes, sur leur nécessaire soumission physique et mentale, avant leur revanche et leur libération, est profondément inscrit dans chacun des deux romans, tout comme le remaniement des cartes raciales, le fait que Butler place l’eugénisme comme seule solution pour la survie d’une espèce interpelle. Par ailleurs, ici pas de laboratoire, ni de pipette, ni de manipulation génétique contrôlée : telles des bêtes, Doro met dans le même lit des hommes et des femmes, contraints par le pouvoir télépathique à se reproduire. Doro, maître tout puissant, esclavagiste de son propre peuple, père incestueux, nous fait oublier par ses pratiques bestiales le but louable de son dessein : la survie.

Humains, plus qu’humains prend place dans un futur post-apocalyptique pas si loin de nous à l’époque de son écriture – en 2017. Eli Doyle est le seul survivant de l’Arche de Clay, un vaisseau spatial qui s’est écrasé dans le désert au retour de la première mission humaine vers une autre planète. Eli porte en lui un virus extraterrestre qui décuple ses appétits nutritifs et… sexuels (tiens donc). Les débuts sont difficiles, les hommes infectés par Eli meurent, tandis que les femmes engrossées par cet astronaute donnent naissance à des êtres hybrides à la frontière entre l’humain et le chat. Survivre, encore et toujours, le virus ne demande que ça, poussant Eli à chasser de nouveaux membres pour agrandir la communauté, jusqu’à ce qu’il croise la route de Blake Maslin et de ses jumelles de seize ans, Rane et Keira…

On retrouve dans ce roman les mêmes thèmes que dans Wild Seed et Le Motif, à ceci près que la nécessité de la survie est soumise à la volonté d’un virus alien dont les humains se retrouvent esclaves, incapables de résister à leurs instincts primaires. Eli serait-il donc moins condamnable que Doro ? Le résultat est pourtant le même : les femmes se jettent dans son lit, incapables de résister à son charisme de mâle dominant. Autres communautés, mêmes mœurs… La lecture de ce roman est supportable grâce à sa structure narrative qui a le mérite d’entretenir le suspense, alternant passé et présent, mais les intentions se répètent et suscitent un certain ennui. Humains, plus qu’humains justifie l’introduction d’une nouvelle mutation, une nouvelle espèce, les Clayarks, qui voudra, comme les Patternists, assurer sa pérennité en se nourrissant des autres, et ouvre la voie vers leur affrontement dans le dernier tome, Le Maître du réseau.

Le Maître du Réseau est une sorte de Patternist suprême, celui dont le Motif est en connexion avec tous les autres. Alors, quand celui-ci se meurt, la guerre de succession fait rage entre ses deux fils légitimes, Teray et Coranseen. Teray n’a que faire du titre, mais refuse de se soumettre télépathiquement à son frère aîné qui exige d’avoir sur lui un contrôle total de ses pensées pour sécuriser son trône. Teray s’enfuit pour rejoindre Forsyth et son père mourant, mais le chemin est long et semé d’obstacles, entre les télépathes envoyés par Coranseen et les raids des Clayarks qui n’aspirent qu’à une chose, contaminer tous ceux qu’ils croiseront sur leur route.

Les femmes passent au second plan dans ce dernier volet : on ne les voit plus se faire engrosser à tour de bras, même si on n’ignore pas leur condition dans cette société ultra-hiérarchisée et patriarcale. Seule Amber, une guérisseuse très puissante, clame et conserve son indépendance, refusant elle aussi de se plier aux volontés de Coranseen. La course au pouvoir n’est qu’un prétexte pour dépeindre un monde où les Patternists ont pris les rênes sur Terre et se sont installés comme une véritable civilisation ; les muets (les humains normaux) sont réduits au rang d’esclaves entièrement contrôlés par télépathie. Quant aux Clayarks, les voici animalisés, leur mutation étant totale. Les manipulations génétiques n’ont plus lieu d’être, seuls le pouvoir et la soumission des minorités comptent désormais.

On ne fera pas ici l’économie de quelques mots sur La Survivante, le quatrième roman d’un point de vue chronologique, volontairement isolé de la critique car renié par son autrice. On y suit les pas d’Alanna, fille adoptive d’un couple de missionnaires ultrareligieux partis sur une autre planète dans l’espoir de sauver l’espèce humaine menacée par les Clayarks. Peu après leur arrivée, les missionnaires rencontrent les Garkohn, une tribu locale, qui les aide à développer leur colonie. Tout va pour le mieux jusqu’à ce qu’ils subissent une attaque des Tehkohns, un groupe rival qui enlève des Garkohn et des missionnaires, dont Alanna, qui va bientôt faire la connaissance de Diut, le charismatique chef du peuple Tehkohn.

Ce texte, que Butler considérait comme son « roman Star Trek », et dont elle a interdit la republication, n’est pas à rejeter en bloc. Car si on peut lui reprocher d’aborder de façon simpliste la rencontre entre deux peuples, et des liens avec les Patternists si ténus qu’on les oublie, le caractère dépaysant du roman est indéniable. Une réécriture du mythe de l’enfant sauvage à travers le personnage d’Alanna, jeune femme attachante, profondément humaine, qui va tomber amoureuse de son ravisseur aux poils bleus… Un peu de romantisme, voire de sentimentalisme, loin de l’esclavagiste Doro et son peuple de mutants.

Si on replace « Patternist » dans son contexte de publication, et au regard de la carrière d’Octavia E. Butler, on lui reconnaîtra l’intérêt d’installer une femme afro-américaine parmi les auteurs de science-fiction des années 70 et 80, très majoritairement blancs et masculins. Mais l’œuvre aurait certainement gagné en saveur et en pertinence si elle avait été condensée en une simple trilogie.

Bloodchild

« La vérité est que je déteste écrire des nouvelles. » Cette phrase d’Octavia Butler ouvre le recueil Bloodchild. Dans cette même préface, elle se définit comme essentiellement romancière, peu adepte d’une forme courte qui lui « aurait appris plus qu’elle n’aurait voulu savoir sur la frustration et le désespoir ». Le recueil Bloodchild existe néanmoins, composé de cinq nouvelles écrites dans les années 70 et 80, de deux très courts essais, et de deux nouvelles supplémentaires écrites en 2003 et ajoutées dans la réédition de 2005. Existe aussi le recueil Unexpected Stories, publié en 2014, qui contient deux récits posthumes retrouvés par Merrilee Heifetz, l’agente de Butler. Il est temps maintenant d’examiner ces nouvelles de fort bonne qualité, et que Butler n’aimait pas écrire.

« Enfants de sang », un chef d’œuvre primé Nebula, Hugo, Locus et SF Chronicle, inaugure d’une certaine manière la trilogie « Xenogenesis ». Butler y crée une société humaine « captive » d’une autre espèce sur une planète où des humains fuyant leur monde avaient imprudemment débarqué. Parqués dans des réserves, absolument infériorisés, les humains de ce monde – volontairement ou non – ont pourtant développé avec certains des autochtones insectoïdes une relation ambiguë qui interroge les questions de genre et complexifie la dialectique de la haine, du ressentiment et de l’amour qui se développe dans toute relation, fût-elle de domination. Un texte d’une grande subtilité, comme tous ceux de Butler dans ces recueils. Car, quels que soient les thèmes abordés, l’autrice est toujours fine et complexe, jamais manichéenne.

Les nouvelles de Butler, c’est d’abord un vrai world-building qui, en quelques phrases, réussit à rendre évident le décalage entre notre monde et celui qu’elle décrit dans son récit, jusqu’au malaise parfois. C’est vrai dans « Enfants de sang », ça l’est aussi dans « The Evening and the Morning and the Night », lauréate du prix SF Chronicle, où une maladie émergente détruit sans pitié des vies humaines, ou dans « Amnesty », dans laquelle le contact désastreux entre aliens et humains se passe sur Terre à l’issue d’une courte et secrète guerre perdue par l’humanité.

C’est aussi souvent le récit de corps mis à rude épreuve. Non seulement dans les deux non SFFF « Crossover » et la très délicate « Near of Kin », mais encore dans les trois nouvelles citées au-dessus, ou dans « Speech Sounds », lauréate du Hugo, où une maladie inconnue endommage, voire détruit, la capacité de parler, provoquant un effondrement social où la barbarie des gestes remplace la médiation des paroles, « Childfinder », où une génération de télépathes découvre qu’un don peut aussi être une malédiction, et encore « A Necessary Being », texte à la saveur asiatique dans lequel on mutile les héros/ surhumains pour les contraindre à accepter les fonctions de leader qui sont de leur responsabilité afin d’assurer la cohésion de groupes très (trop ?) fortement hiérarchisés.

La notion de responsabilité revient souvent dans les écrits de cette fille d’une mère veuve qui faisait des ménages pour la nourrir. C’est le cas dans pratiquement tous les textes. Et cette prise de responsabilité, qui peut aller jusqu’à la perte de ce qui est le plus précieux pour qui se sacrifie, est le plus souvent le fait de femmes, ces héroïnes de Butler qui lui ressemblent, noires et éduquées. Courageuses aussi, comme sa mère. C’est ce que Butler appelait « writing myself in ».

Les nouvelles de Butler, c’est enfin le récit de contacts intenses entre humains et aliens ou entre humains de nature différente, et elle y déploie une grande subtilité pour montrer que tout individu est complexe, que toute interaction l’est aussi, et qu’il est présomptueux de prétendre classer les uns ou les autres dans des cases morales d’où ils débordent toujours, les anges faisant parfois les bêtes et les bêtes les anges.

Même si certains textes se concluent sur une note optimiste et sur l’idée qu’une communication enfin réussie est la base de l’harmonie, il ressort néanmoins de la lecture des deux recueils un pessimisme global sur la nature humaine et sa capacité à surmonter les conflits ou à se lancer dans une coopération sincère en son sein, au point qu’il apparaît dans « The Book of Martha » que l’amélioration de l’humanité ne pourra se faire qu’à partir des rêves et au prix, encore, d’un sacrifice. Mais c’est un pessimisme collectif, un pessimisme d’espèce, rien n’est jamais prévisible en ce qui concerne les actes individuels. Le meilleur peut toujours advenir quand quelqu’un décide d’aller par-delà les préjugés et de prendre ses responsabilités, si coûteux que ce puisse être.

Un mot de fin sur les deux courts essais. Si « Furor Scribendi » pointe pour les écrivains l’importance du travail et de l’écoute des pairs, « Positive Obsession », plus biographique, développe l’amour des livres et de l’écriture ressentie comme une compulsion par cette grande fille pataude et timide à qui sa tante, voulant son bien, avait dit : « Negroes can’t be writers. » Heureusement, elle avait tort.

Liens de sang

Il est des livres marquants et indispensables… Liens de sang en est un. En 1979, Octavia E. Butler livre un roman intense sur la condition des Noirs et, surtout, des femmes noires à travers une évocation du passé esclavagiste des États-Unis. Kevin et Dana sont deux jeunes amoureux qui s’installent ensemble. Nous sommes dans les années 70 ; Dana est Noire, Kevin est Blanc. Les couples mixtes sont possibles alors, même si les belles-familles respectives trouvent à y redire : racisme encore latent de part et d’autre. Mais soudain, le 9 juin 1976, Dana se sent mal et se trouve transportée devant une rivière en campagne : un enfant se noie. Elle le sauve. Mais les parents, au lieu de la remercier, la frappent et la menacent d’un fusil. Aussitôt, et sans rien comprendre, elle voyage à nouveau pour retrouver son quotidien. À peine le temps de se remettre de ses émotions et d’essayer d’appréhender la situation que cela recommence. Cette fois, le jeune garçon met le feu à des rideaux, risquant à nouveau sa vie. Dana le sauve une fois de plus, mais ne repart pas aussitôt. Elle en profite pour tenter de saisir le fin mot de cette histoire. Et comprend qu’elle a voyagé dans le temps jusqu’en 1815. Sans doute pour venir sauver son ancêtre lointain, Rufus. Un Blanc. La voilà piégée dans un état esclavagiste alors qu’elle est Noire. Le choc est terrible pour Dana, habituée à vivre comme une femme libre et émancipée. Elle est rabaissée à la condition de Noire et de femme. Le coup est d’une violence incroyable.

Choc pour Dana, mais aussi pour le lecteur. Le contraste entre les deux époques, entre les deux conditions, est si fort, si vertigineux, qu’on ne peut qu’être saisi. D’autant qu’Octavia E. Butler fait montre d’une grande intelligence dans la construction de son texte. Les incursions dans le passé se font progressivement plus longues, permettant à son personnage, en même temps qu’à son lecteur, de comprendre les tenants et aboutissants, de voir évoluer les liens réels entre Rufus et Dana malgré toutes les différences ; mais aussi de s’habituer à l’organisation de cette société et aux traitements inhumains imposés aux esclaves. Car c’est une chose de savoir les mauvais traitements, de savoir le fouet, de savoir le viol. C’en est une autre de les vivre. Ici, grâce à la puissance de l’écriture d’Octavia E. Butler, on est Dana, on subit, avec une révolte saine mais vaine, le poids de l’habitude. On comprend comment des centaines de milliers de personnes ont accepté de souffrir ainsi. Combien il était difficile, voire impossible, de faire autre chose, au quotidien, que d’obéir en courbant les épaules et en espérant éviter la colère des maitres imbus d’eux-mêmes et de leur importance.

Liens de sang est un livre indispensable et beau. Face à l’intolérance et au racisme, il ne se veut pas moralisateur ni ne donne de solution miracle. Mais il offre une réponse évidente, qui prend aux tripes et oblige à garder les yeux ouverts.

La série des paraboles

Publiées respectivement en 1993 et 1998, La Parabole du semeur et La Parabole des talents sont les deux premiers tomes d’une série qu’Octavia E. Butler avait imaginée comme une hexalogie. L’autrice se lança dans l’écriture du troisième volume mais, traversant pendant plusieurs années une période anxieuse et dans l’incapacité d’écrire, elle laissa la série inachevée à son décès en 2006. Pour autant, ces deux romans témoignent de sa puissance créative et se sont imposés comme des œuvres majeures au cœur de ses thèmes de prédilection.

Au début des années 2020, la conjonction de trois crises, climatique, politique et sociale, plonge les États-Unis d’Amérique dans le chaos. La misère et la violence qui en découlent se propagent de manière incontrôlée dans les villes et ce qui sera nommé plus tard l’Épidémie gagne l’ensemble du pays. De grandes entreprises privatisent des villes, aliénant financièrement leur population contre la promesse d’une sécurité qui disparait progressivement partout ailleurs. L’exploration spatiale a mené l’humanité sur Mars, mais est abandonnée car trop onéreuse et éloignée des préoccupations légitimes en ces temps de cataclysme. La nation s’effondre, emportant avec elle les derniers lambeaux du grand rêve américain.

La Parabole du semeur est le journal, écrit au jour le jour, de Lauren Olamina. Lauren a quinze ans. Elle est hyperempathe et partage physiquement la douleur d’autrui. Ce qui, pour son entourage, constitue un handicap, lui a permis de se faire une idée précise de la nature humaine. Cet effondrement de la société qui l’entoure, elle l’a anticipé et elle s’y prépare. Son père est enseignant et pasteur baptiste dans la ville de Robledo, bourgade fictive située dans la banlieue de Los Angeles. Il dirige sa famille et la petite communauté, constituée de quelques familles principalement d’origines africaines et hispaniques, qui se protège des pillards, des drogués et des plus pauvres qu’eux derrière le mur qui enferme leur quartier. Mais ni leurs armes ni leur volonté d’entraide ne suffisent et la communauté est attaquée, ses membres assassinés et leurs maisons brûlées. Le massacre jette Lauren et une paire de survivants sur les routes. Ne partageant pas la foi chrétienne de son père, elle a développé une nouvelle croyance, qu’elle nomme la Semence de la Terre, sans dieu personnifié, bon ou mauvais, mais centrée autour du concept de Changement, appelant à façonner le monde tel qu’il doit être. Pour elle, l’humanité doit viser les étoiles. Cette idée va lui permettre de survivre sur les routes, en échappant aux meurtres, aux viols, et aux pillages qui rythment la vie de ceux qui sont soumis à l’errance forcée. Elle va aussi porter son désir utopique de reconstituer une communauté autour de ces nouveaux préceptes en réponse à l’effondrement. En route, Lauren agrège autour d’elle quelques personnes qui constitueront le noyau de la communauté autonome de la Chênaie, qui sera la première expression de la Semence de la Terre.

La Parabole des talents reprend le récit quelques années plus tard, mais donne la parole à Asha, la fille de Lauren et de son mari Taylor Bankole. Par ce changement de perspective, Octavie E. Butler donne à lire un autre récit, critique du premier mais tout aussi sombre et violent. La communauté de la Chênaie a vécu selon les préceptes humanistes de Lauren, basée sur l’entraide et la tolérance, accueillant une population multiethnique, sans regard sur l’orientation sexuelle, l’âge, l’état physique ou les croyances de chacun. Mais la période de chaos a été suivie de l’élection à la présidence des USA d’un chrétien fondamentaliste qui jure de rendre sa grandeur à la nation et dont les milices vont semer, une fois encore, la terreur. La Chênaie est démantelée et transformée en camps de rééducation, les adultes tués ou réduits en esclavage, les enfants séparés de leurs parents pour être envoyés dans de bonnes familles chrétiennes. C’est ainsi qu’Asha, trop jeune, n’a connu ni sa mère ni son père. Désormais âgée d’une trentaine d’années, Asha reprend le récit cruel de la vie de Lauren à travers celui de sa propre existence, des extraits des journaux de son père et de sa mère. Malgré – ou grâce à – ses quelques longueurs, ce second roman fournit un nouvel éclairage et offre un contexte plus élaboré que le premier, en explicitant la situation géopolitique du pays et du monde dans cet avenir proche et terriblement prophétique. Lauren subira à nouveau la violence, les sévices, l’esclavage, puis une nouvelle errance durant laquelle elle recrute et rebâtit infatigablement la Semence de la Terre. Asha ne pardonnera pas à sa mère d’avoir consacré sa vie à ce culte tourné vers un destin inaccessible, et lorsqu’elle la rencontre enfin, les deux femmes ne se comprennent pas.

Violente, cruelle, et engagée, la série des paraboles propose une critique acerbe de la société américaine et explore les thèmes communs aux romans d’Octavia E. Butler : l’effondrement de la société, l’asservissement et la négation de la personne, l’échec de la structure patriarcale et de la famille conventionnelle, la dogmatisme religieux et politique, mais aussi la recherche d’une utopie qui place au centre du récit un héros d’ascendance africaine, des communautés multiethniques, la diversité et le féminisme. Les deux romans forment une très marquante saga familiale et humaniste au cœur de laquelle se trouve une quête de sens et de spiritualité comme moyen de survie dans la grande Histoire dont les soubresauts erratiques n’en finissent pas de briser les individus et les peuples.

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