Les Maîtres de l'ombre
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Magnifique pavé qui comblera les fans de Michel Jeury, La Vallée du temps profond fait assurément partie des livres qui durent. Format carré, épaisseur de bon aloi, maquette impeccable et illustration soignée font de ce recueil de nouvelles un objet aussi superbe qu'alléchant, d'autant que les Moutons électriques inaugurent avec lui une toute nouvelle collection, « La Bibliothèque voltaïque », qui démarre clairement sous les meilleurs auspices (avec un Colin en approche, notamment, ce dont personne ne se plaindra). Dire que de nombreux lecteurs attendaient avec impatience le retour de Michel Jeury est un doux euphémisme. Parti depuis vingt ans sous d'autres latitudes littéraires (le roman paysan), Jeury nous revient en grande forme et choisit le moment où (hasard ou perversité ?) Alain Robbe-Grillet décide, lui, de partir définitivement. Le rapprochement entre Jeury et le Nouveau Roman n'est pas aussi saugrenu qu'il y paraît, tant les techniques littéraires de certains textes (Le Temps incertain, pour ne pas le nommer) ressemblent aux exigences esthétiques de ce courant intellectuel qui mérite le détour. Jeury nous revient, certes, mais les textes rassemblés ici n'ont rien de récents (quasiment tous ont déjà été publiés ici ou là), et si deux sont inédits, le lecteur curieux cherchera plutôt ici une sorte de recueil raisonné couvrant l'essentiel d'une œuvre en quelques textes essentiels. Des textes qui, on s'en doute, abordent le décidément très joli concept de la Chronolyse, trouvaille narrative qui rejoint l'esthétique dans la répétition déviante d'une boucle temporelle se dégradant peu à peu. Ailleurs, c'est le sexe qui prédomine, les relations hommes/femmes et d'autres thèmes profondément ancrés dans l'imaginaire des années soixante-dix. Cette datation ne manque certes pas de charme, mais les lecteurs modernes (entendre « nouveaux ») de Jeury risquent d'être déroutés par une plume de haute tenue, bien sûr, mais passablement vieillotte. Si la prose de Jeury ne manque pas de charme, elle risque de lasser ceux qui ont « commencé à lire » un peu plus tard et qui ont totalement intégré les nouveaux codes narratifs (en S-F ou ailleurs). D'où la tentation de réserver La Vallée du temps profond aux inconditionnels, même si on a tout de même tendance à le recommander à tout le monde, notamment pour son aspect historique, son intelligence, sa profonde humanité et son indéniable beauté. Car Jeury cisèle ses phrases et peaufine ses scénarios. Ici, pas de roue libre, mais l'œuvre habile d'un artisan du verbe qui sait pertinemment où il va et — surtout — où il emmène son lecteur… Quant au voyage, il est déroutant par endroits, mais il vaut largement le détour. Pour accompagner le novice comme l'habitué, les Moutons électriques ne font pas les choses à moitié : préface de Serge Lehman, analyse d'André-François Ruaud, préface à l'édition américaine du Temps incertain par Theodore Sturgeon himself, sans oublier la cerise sur le gâteau, une courte (ou moins courte, d'ailleurs) notice de Jeury en fin de volume expliquant le contexte (créatif, biographique, éditorial etc.) de chaque nouvelle. Une véritable mine.
Au final, La Vallée du temps profond est un recueil important, dont l'ampleur et la densité permettent au lecteur d'y revenir régulièrement, tout heureux d'y trouver à chaque fois de nouveaux niveaux de lecture. Un recueil qui fait date, un recueil qui dure, c'est exactement la définition de « La Bibliothèque voltaïque ». Longue vie.
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[Critique de la VO parue chez Orbit en janvier 2008]
Dernier roman de Iain M. Banks intégré au formidable cycle de la Culture, Matter fait partie de ces livres attendus au tournant par toute une génération de lecteurs ayant repris goût à la S-F grâce au talent de cet écrivain écossais hors normes. Et il y avait fort à faire, tant Le Sens du vent, paru en France en 2002, semblait constituer une sorte de point final à une série aussi flamboyante qu'incorrecte, aussi drôle qu'intelligente, et finalement aussi pro-SF qu'anti-SF. Avec une plume d'une rare acuité et un sens de l'humour à la fois nostalgique et absurde, Iain M. Banks a tout simplement rénové l'un des plus vieux sous-genres de la S-F, le sacro-saint space opera, dont les lourdeurs (parfois) et le ridicule (souvent) n'en faisaient pas le mets préféré des esthètes. Chez Banks, rien d'impossible, surtout pas les clichés. Empires galactiques, guerres meurtrières, vaisseaux spatiaux intelligents, extraterrestres de toutes sortes — tout y passe. Pourtant, avec un certain respect rigolard et distancié vis-à-vis d'un genre poussiéreux, Banks explose tous les stéréotypes du genre en les utilisant jusqu'au bout, entendre en les poussant au maximum. Empire galactique, d'accord. Mais alors une société égalitaire à tendance anarchisante, sans valeurs capitalistes et intégralement vouée au plaisir et à l'altruisme. Des guerres meurtrières, ok, mais alors réalistes, avec des morts, des victimes, des destructions insupportables, et des vétérans de guerre (de chair ou d'acier) traumatisés par ce qu'ils ont vécu. Des intelligences artificielles, soit, mais sans anthropocentrisme. Des vaisseaux intelligents, des habitats titanesques intelligents, des missiles intelligents, bref, quantité de personnages souvent plus intéressants que ces pathétiques humains et dont la marotte consiste à se donner des noms ridicules (Service Couchette et quelques autres dont le très joli It's my party and I'll sing if I want to dans le présent roman). Bref, coup de maître, Iain M. Banks détruit la S-F avec les armes de la S-F… Et fait naître une sorte de nouvelle S-F débarrassée de ses défauts de jeunesse. Résultat : des romans passionnants, drôles, sérieux et divertissants, tout en restant extraordinairement crédibles.
Avec Matter, l'auteur pousse son envie encore plus loin en synthétisant fantasy et S-F débridée dans un seul et même texte. Une fois de plus, le décor vaut le détour. Sur Sursamen, un monde creux comme il en existe encore quelques-uns disséminés à travers toute la galaxie (une sorte de planète artificielle gigantesque et creuse, avec plusieurs niveaux, chacun dédié à une espèce particulière), les niveaux 8 et 9 se font la guerre. Sociétés barbares (mais raffinées, en un sens) comparables à notre époque médiévale (une constante, chez Banks), les deux niveaux sont en quelque sorte des royautés de droit divin (ou presque, voir plus bas), avec châteaux, soldats, épées, poudre à canons et fusils (deux petites nouveautés pas totalement indépendantes des célèbres Circonstances Spéciales), sauf que tout le monde a bien conscience de vivre dans un monde totalement artificiel créé il y a des millions d'années par de mystérieuses entités volatilisées depuis, et que les espèces « supérieures » (plus évoluées techniquement) qui habitent au-dessus, et plus loin encore, dans la galaxie, sont connues des habitants, à défaut d'être totalement familières et acceptées. Quant au centre du monde creux, c'est le domaine du Dieu-Monde, là encore créature de chair et de sang (et admise comme telle, d'où une construction religieuse légèrement déviante par rapport à notre imaginaire judéo-chrétien), sorte d'alien en phase de sublimation et dont les voix sont aussi impénétrables que celles de nos dieux à nous. Bref, on le voit, Sursamen est quelque chose d'assez particulier dans une galaxie pourtant peu avare en merveilles. D'autant que plusieurs civilisations (dont la Culture) s'intéressent de près à ces mondes creux et aimeraient bien percer leurs mystères. D'où viennent-ils ? Qui sont les créatures qui les ont assemblés et disséminés un peu partout ? Pourquoi une autre espèce, apparue plus tard et disparue depuis, a-t-elle voué son existence entière à leur destruction (et a bien failli y arriver, d'ailleurs) ? Autant de questions auxquelles Iain M. Banks n'apporte évidemment pas le moindre semblant de réponse. Les faits sont là, et il n'y a pas de raisons que le lecteur lambda en sache plus que les Mentaux de la Culture. D'autant qu'il ne s'agit là que d'un décor. Certes formidable dans sa démesure et dans son délire, mais décor quand même. Banks, lui, c'est une habitude, s'intéresse avant tout à ses personnages. Et ça tombe bien, Matter n'en manque pas. Au premier rang desquels vient le roi Hausk du huitième niveau, lâchement assassiné en pleine bataille dès les premières pages du livre par Tyl Loesp, l'éminence grise dont la loyauté ne faisait pourtant aucun doute. Unique témoin du drame, Ferbin, l'un des fils du roi, choisit la fuite car il sait qu'une fois Tyl Loesp installé aux commandes, sa vie ne tiendra plus qu'à un fil. Accompagné de Holse, son serviteur, Ferbin décide de gagner les niveaux supérieurs pour trouver de l'aide où il peut. Notamment en contactant sa sœur, ancienne fille du royaume et désormais membre des Circonstances Spéciales de la très ambiguë section Contact. Et pendant ce temps, Oramen, le plus jeune fils du roi, se découvre le titre de prince-régent (en attendant son couronnement officiel par Tyl Loesp lui-même dès qu'il sera en âge de gouverner) tout en réalisant assez vite que l'intrigue de cour est un sport particulièrement mortel et qu'il a tout intérêt à faire très attention s'il veut voir le soleil (en l'occurrence, des étoiles mobiles accrochées au plafond) se coucher.
De ce scénario archi classique en fantasy, Banks tire un roman de S-F impeccable, prenant et passionnant, mais, hélas, malheur, désolation, s'enlise complètement dans son propos et — à l'instar de L'Algébriste (cf. critique dans Bifrost n°37), qui souffre très exactement des mêmes défauts — au final, très inégal. D'une rare lenteur (faste et splendide, pourrait-on dire) au début, avec quantité de descriptions plus ou moins nécessaires, Matter s'accélère au fur et à mesure que les complots se dévoilent les uns après les autres et passe en vitesse lumière dans les soixante dernières pages (dont on ne dira rien ici, si ce n'est qu'elles sont… déroutantes) pour achever son récit à la hâte devant un lecteur incrédule. Pourquoi ? L'éditeur le menaçait avec une hache s'il ne finissait pas son texte sur le champ ? Mystère. Reste que si Matter s'offre quelques passages extraordinaires et plane à quelques kilomètres au-dessus de la production S-F habituelle, force est de constater qu'il s'agit malgré tout d'un roman raté, d'un roman bancal, d'un roman qui aurait mérité un sérieux recadrage. Personnages décrits pendant des pages et des pages qui, pouf, meurent comme ça ; motivations curieuses et jamais clairement dites dont on ne sait rien et qui finissent par tomber à plat — autant de défauts qui laissent supposer que Matter était trop gros, Matter était trop ambitieux, Matter était trop monstrueux, même pour un auteur de l'envergure de Iain M. Banks.
Ne boudons toutefois pas trop notre plaisir, c'est toujours un vrai bonheur que de s'aventurer plus profondément dans les recoins les plus sombres de la Culture, même si ce roman-là laisse le lecteur beaucoup plus perplexe et déçu que satisfait. Une suite ? Pas au programme, non. Iain M. Banks reprend d'abord du service en tant que Iain Banks. Du mainstream. On l'aime aussi pour ça.
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Sans en vouloir personnellement aux éditions Glyphe (à qui nous souhaitons une vie longue et heureuse) où à Jean-Michel Calvez lui-même (à qui nous souhaitons la même chose), force est de reconnaître que STYx est un roman qui fâche. Non quant à sa supposée nullité (qui interdirait tout bêtement d'en parler — encore que…), mais plutôt à son côté « raté » dans les grandes largeurs, malgré l'évidente sincérité de l'auteur, son style intriguant et ses développements inattendus. Trop long, mal découpé, parfois ridicule (quand les amants s'embrassent, on entend la musique des sphères et il y a du vent), fatiguant et passablement ennuyeux, STYx n'est pas vraiment une expérience littéraire inoubliable. Pourtant, son thème a de quoi séduire : le Sida. Transposé sur une planète lointaine colonisée depuis une dizaine d'années par l'humanité et dont les habitants souffrent parfois du STYx, Syndrome Transmissible par les Yeux, maladie mortelle qui aurait la pitié comme catalyseur. Jolie trouvaille, d'ailleurs, mais hélas, question Sida, il est difficile de s'affranchir du magnifique Rivage des Intouchables de Francis Berthelot qui plane quand même à quelques kilomètres au-dessus… Bref, le pari n'était pas gagné au départ, et Jean-Michel Calvez va droit dans le mur en négligeant un aspect fondamental dans la littérature (quelle qu'elle soit, d'ailleurs) : la crédibilité. S'il fallait résumer STYx en un seul mot, on pourrait dire qu'il est incroyable. Au sens le plus strict. On n'y croit pas. Pas une seconde. Jamais. Amer constat qui fait vite basculer le roman dans le ridicule et, hélas, l'agaçant. Comment croire à l'histoire d'Orfeu, journaliste un peu miteux traumatisé par un amour perdu qui cherche à comprendre la nature du STYx sur une planète à peine colonisée depuis dix ans, avec des indigènes (les « lutins ») qui respirent de l'oxygène (pratique), qui sont humanoïdes (pratique), qui servent parfois d'objets sexuels (pratique), qui s'expriment correctement en français (pratique) et dont les humains ne savent à peu près rien ? C'est simple, on ne la croit pas. Et ce n'est pas en cumulant l'histoire (trop ressemblante, qui plus est) d'Orfeu et celle de son frère Lucio, que Jean-Michel Calvez réussit à nous intéresser. Au contraire, même. On a plus l'impression d'avoir affaire à un roman bricolé à la hâte qu'à une œuvre construite, ambitieuse et au propos douloureux. Raté pour cette fois, donc, mais la plume de Calvez est suffisamment étonnante et intelligente pour nous donner envie d'en savoir plus.
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Quatrième et dernier volume d'une œuvre inclassable qui accumule les superlatifs, Les Murailles de Jéricho prolonge et développe les thèmes abordés lors du roman précédent (Ombres sur le Nil), procédé somme toute logique, car axé sur la seconde partie du vingtième siècle avec son cortège d'horreurs indicibles. Mort, destruction, lassitude, nostalgie de ce qui aurait pu être, tristesse quant au sentiment général d'avoir gâché sa vie, mais aussi espoir, joie, amitié et amour, autant d'ingrédients qui font de ce quatrième tome une sorte de roman total, indescriptible, fourmillant et, au final, tout simplement magnifique. Œuvre monstre aussi folle qu'incomparable, Le Quatuor de Jérusalem fait partie de ces textes qui transcendent tous les genres et méritent le titre de chef-d'œuvre. Au sens le plus strict. Avec pour parrains les fantômes de Conrad, de Borges, de Joyce, de Peake et de quelques autres tout aussi prestigieux. Une entrée en matière qui ne doit surtout pas effrayer le lecteur, tant la plume de Whittemore se montre tour à tour enjouée, légère, sombre, grave, hilarante ou tragique. Comment résumer la vie en quelques adjectifs ? Whittemore s'y emploie avec talent, et on se prend à rêver d'une littérature française qui possède ce souffle, ce talent, cette humilité et cette douceur parfois stupéfiante qui font du Quatuor de Jérusalem une expérience de lecture sans pareil, et des Murailles de Jéricho un intense moment d'angoisse existentielle jubilatoire. Certes, Whittemore ne s'adresse pas à tout le monde. Il faut sans doute une certaine expérience de la vie et une tournure d'esprit bien particulière (deux aspects à ne surtout pas prendre d'un point de vue péjoratif) pour apprécier les tourments et les affres dans lesquels l'auteur plonge ses nombreux personnages. Car c'est bien de ça qu'il s'agit, de personnages aussi immenses que tout petits, dépassés par une Histoire qui les englobe, les dévore, les transfigure parfois, mais n'oublie jamais de les tuer. En l'occurrence, celle d'Israël après sa fondation en 1948, jusqu'à la guerre civile libanaise au début des années 80 et à la désastreuse intervention de l'état Hébreu, scellant d'une pierre funeste le temps des idéaux pour s'engluer dans le pragmatisme le plus cynique et le plus violent. Malgré ce contexte éminemment casse-gueule, Whittemore (et on peut parler ici de véritable tour de magie) réussit la prouesse de rester à l'écart du monde tout en touchant d'un doigt très sûr ses plaies les plus purulentes. Evoquer l'histoire d'Israël par l'intermédiaire d'un agent du Mossad infiltré en Syrie sans jamais prendre parti tout en démontrant par là même un amour immense à l'égard du Moyen-Orient dans son ensemble, il fallait le faire, et Whittemore le fait sans problème, l'air de ne pas y toucher. Pour un peu, on ne le remarquerait presque pas, tant la splendeur du paysage, le poids de l'Histoire, l'intensité des sentiments et l'âpreté de la vie dans ces contrées rocailleuses, minuscules et immenses nous coupent le souffle. Axé autour (largement autour, même) de la vie de Yossi, infiltré à Damas sous le nom d'Halim et qui, grâce à sa réputation d'incorruptible, devient peu à peu la conscience idéaliste Arabe, Les Murailles de Jéricho est de ces romans qui rendent littéralement meilleur. De la fondation d'Israël au bourbier libanais en passant par la Guerre des Six Jours et la Guerre du Kippour, le roman navigue de décennies en décennies, de personnages en personnages et d'histoires personnelles en anecdotes, toujours tragiques, toujours désastreuses, souvent belles et profondément humaines. Jeune parachutiste israélien traumatisé par les affrontements sanglants au cœur de Jérusalem en 1967, journaliste libanais terrorisé par une existence ratée, responsable du Mossad éclopé aux motivations d'une rare (et crédible) noblesse, sans oublier la figure des trois rois mages, ici-bas décalée comme sait si bien le faire Whittemore, dont l'heureuse contemplation du monde fait partie des pages les plus inoubliables du roman, autant de personnages qui hantent longtemps l'imaginaire du lecteur, et ce bien après en avoir fini avec ce quatrième tome.
On l'aura compris, Le Quatuor de Jérusalem est une œuvre qui a quelque chose de terrifiant… Œuvre monstrueuse, soit, mais surtout œuvre monstre, magnifique, simplement indispensable.
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Nous sommes dans la première moitié du XXIIe siècle, dans une société dominée par la nanotechnologie. Samson Harger, artiste reconnu depuis le XXe siècle, tombe amoureux d'Eleanor Starke, une puissante femme d'affaires et politicienne âgée de deux cents ans, à la tête d'un Cabinet dont l'aura ne cesse d'augmenter. Tous deux restent jeunes et séduisants grâce aux nano-agents des bains de jouvence, lesquels évitent également d'avoir une haleine fétide, une odeur corporelle, et autres inconvénients physiques mineurs. Ils ne se sont d'ailleurs rencontrés que sous forme d'hologrammes, Sam étant utilement conseillé par Henry, son valet de ceinture, intelligence artificielle capable de communiquer par la pensée avec lui. Elle l'étouffe en voulant protéger leur liaison de ses ennemis politiques, il tient à sa liberté mais finit par tout abdiquer pour elle. Ils se marient. Nommée gouverneur, Eleanor est désignée pour avoir un enfant, rare privilège accordé par le ministère de la Santé et des Affaires Humaines dans une société où la longévité est sans pareille ; il se fabrique à l'orphelinat national à partir de leurs ADN combinés.
On reconnaît sans peine la trame de L'enfance attribuée publiée au Bélial il y a près de dix ans, court roman qui présentait les stupéfiantes réalisations d'une société très avancée autour d'une brève histoire d'amour. Mais Marusek est allé beaucoup plus loin avec le roman final qui prolonge le récit d'une vie ordinaire en polar foisonnant de personnages. Sam et Eleanor deviennent vite des personnages secondaires tandis que l'action se déporte sur ceux qui enquêtent sur les ennemis de Starke et sur la récupération de la tête de sa fille, Ellen : après que le corps fut pulvérisé dans un attentat, on cherche à la régénérer à partir du casque renfermant sa tête congelée.
La société quasi idyllique de la première partie dévoile progressivement l'envers du décor, nettement moins folichon : racisme ou mépris envers les inférieurs, intelligences artificielles, et individus clonés en fonction de leurs aptitudes à remplir les tâches auxquelles on les affecte, identifiables à partir de leur prénom : un russ, une jenny, une evangeline ; cherté de la vie, qui voit des individus vieillir car ils ne peuvent se payer les traitements réjuvénants, loger dans le compartiment moteur de la cage d'ascenseur et vivre en « charteries » où les maigres revenus de chacun sont mis en commun ; pollution nanotechnologique (les NASTIEs, armes nanotechnologiques, dérivent indéfiniment dans l'air et l'eau) imposant aux cités de vivre sous une bulle isolante, la canopée, ce qui a justifié l'emploi des limaces, lecteurs autonomes de marqueurs génétiques contrôlant au hasard des déplacements l'identité des citoyens, éliminant sans délai tout intrus ou réfractaire, limaces qui permettent aux autorités de surveiller la population (abeilles, guêpes et scarabées de combat complètent la panoplie). Il existe d'ailleurs des individus cautérisés, c'est-à-dire redevenus normaux selon un procédé empêchant toute altération ou prise de possession de leurs cellules sous peine d'entraîner leur auto-immolation. Conséquence : ses cellules reprennent leur processus de vieillissement et l'odeur qu'ils dégagent est pestilentielle pour leurs semblables, les squames s'enflamment en tombant et certains désespérés se transforment en bombe humaine pour protester contre le sort qui leur est réservé. Après nous avoir émerveillés avec les prouesses technologiques, Marusek se penche d'avantage sur leur impact humain, faisant preuve, sur le plan social, de la même inventivité à tous les niveaux. On utilise par exemple les odeurs comme horloges : une odeur de pain frais peut stimuler les travailleurs si elle annonce une pause…
Ce festival d'idées a ses contreparties : pour mieux décrire les innovations sur tous les plans, le récit suit au quotidien de nombreux personnages, de sorte qu'on se perd parfois dans un livre d'une telle densité. Il n'empêche : ce pavé est un très grand roman qui parvient à camper de façon crédible une impressionnante société post-humaine. Chapeau bas !
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Ce recueil de nouvelles est, à l'instar de Serpentine, initialement publié aux défuntes éditions de l'Oxymore et réédité dans cette même collection, un petit bijou d'intelligence et de sensibilité. À travers douze récits, Mélanie Fazi parle, de façon détournée, de ses angoisses, qui sont aussi les nôtres, et porte son regard si particulier sur le monde et les gens, invitant son lecteur à regarder autrement, à voir vraiment ce que son œil ne fait qu'effleurer. « La Cité travestie » présente une Venise sombre, voire cauchemardesque, qui a avalé tant d'âmes dans ses canaux ; « Mardi-Gras » se penche sur une autre ville fascinante, La Nouvelle-Orléans, qui abrite elle aussi ses fantômes derrière les cicatrices causées par l'ouragan Katrina. Si les fantômes se manifestent ainsi aux narratrices (tous les textes sont à la première personne et un seul est au masculin, « Le Nœud cajun », qui fut repris dans le prestigieux Year's Best of Fantasy and Horror 2004), c'est parce qu'elles cherchent avant tout à comprendre ; il en va ainsi de la nouvelle occupante de la « Villa Rosalie », de la pourtant réticente jeune fille assistant à « La Danse au bord du fleuve » d'une créature liquide, et même de la farouche épouse décidée à récupérer son mari ayant célébré des « Noces d'écume » avec l'océan : elle tient avant tout à comprendre ce qui l'attire dans ces flots. Chaque nouvelle demande qu'on fasse un effort de compréhension : pourquoi ce lion vient-il se planter chaque soir devant la véranda (« Les Cinq soirs du lion ») ? Même en ravaudant le thème classique du train de nuit répertorié nulle part emportant ses passagers pour une destination inconnue, Mélanie Fazi parvient à nous surprendre car elle introduit ici aussi la nécessité de comprendre la raison de sa présence. La relation ne s'établit pas seulement avec des vies disparues, mais avec des objets : voici une musique dispensatrice d'inspiration (« En forme de dragon »), une statue qui absorbe le cancer d'une jeune femme (« Notre-Dame-aux-Ecailles ») et une poupée de chiffon opérant de même avec les chagrins d'une enfant (« Fantômes d'épingles ») — mais on ne donne jamais un supplément d'âme aux objets sans y perdre un peu de soi en retour.
Il est frappant de constater combien Mélanie Fazi considère le monde et les objets qui l'entourent comme un langage qui n'attend que d'être traduit : la fréquentation assidue est promesse de révélation. C'est ainsi qu'est considérée Venise ou que la fillette parvient à comprendre mieux que le père la nature de la musique qu'il écoute, que les protagonistes « apprennent » le fonctionnement de la poupée, de la sculpture, du train. Le seul titre de « Langage de la peau » est éclairant sur cette fonction de décryptage que Mélanie Fazi mettait déjà à l'œuvre quand elle prenait des cours de traduction littéraire et qu'elle observait les marquages de territoire que constituaient les graffitis sur les tables, jusqu'à reconnaître les manies de chacun. Evidemment, œuvrant dans le fantastique, ses sujets de traduction ont souvent la mort pour objet, ou l'appréhension de la mort : décrypter ces peurs-là revient à les dompter, pour mieux se familiariser avec cette dernière. Ce sont ces affrontements très lucides qu'elle offre au lecteur, le ton grave et sensible de son propos étant sublimé par son écriture, magnifique, comme toujours.
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Daniel Walther, qui, il y a peu, fit l'objet d'un dossier Bifrost, est à l'honneur dans ce numéro spécial de Lunatique, le second après celui dédié au regretté Michel Demuth. Au sommaire quatorze nouvelles, dont quatre inédites, cinq articles, le tout accompagné d'un entretien avec Richard Comballot.
Comme ce dernier le signale, pour réunir une anthologie de Daniel Walther, il n'y a qu'à se baisser : le choix ne manque pas avec près de 160 nouvelles au compteur, souvent parues dans des supports confidentiels, partagées entre science-fiction, fantastique et fantasy, toutes plus ou moins fortement dopées à la testostérone. Car la sexualité est une constante chez l'auteur alsacien, qui est tout simplement incapable de se passer de cette dimension dans ces textes. Le recueil s'ouvre sur une belle et sombre nouvelle d'un narrateur confronté à l'Apocalypse et à sa propre mort, torturé par la question de : combien de temps encore ? Toujours dans les années 70, « Les Guêpes géantes de Fessenheim » traite de mutations dues au nucléaire, bien dans l'air du temps, alors que le vent de liberté et de révolte d'inspiration dadaïste qui souffle dans « Les 100 millions de chevaux de la planète Dada » connaît, sur fond de sexualité mortifère, une conclusion pessimiste. La sexualité dévorante, exigeante, de la femme, angoissante pour l'homme qui doute de ne pouvoir la satisfaire, se retrouve dans nombre de textes, fantasmatique avec le beau « Cantilène dans une flaque d'encre » qui évoque aussi la descente dans l'enfer de la dépression d'un écrivain qui se croyait « arrivé », fantastique dans « Caguefoutre » où s'immisce un fantôme lubrique, entre space opera et fantasy dans « Otages de l'hiver », et finalement menaçante dans « Lames de fond », où rôde la hantise de la castration. Alain Dartevelle se livre d'ailleurs à une intéressante étude sur le rôle et la place du sexe dans l'œuvre de Daniel Walther, lequel, dans ses articles, ne manque pas d'adresser un hommage à André Hardellet.
L'érotisme est une musique obsédante, les deux font d'ailleurs bon ménage comme il est démontré dans le « Manuscrit trouvé dans un étui à cigare », nouvelle qui rappelle que Daniel Walther est aussi un érudit impressionnant, qui truffe ses textes de références à l'art ou à l'histoire avec un naturel déconcertant. Ici, il évoque Joyce de façon étonnante, sous la forme d'un extraterrestre (« Hommage à Janus »), et dans « Traque à New Bornéo », écrit en collaboration avec Richard Comballot, il rend hommage à Conrad et Coppola. De fait, il ne craint pas de s'aventurer sur le terrain de l'uchronie avec une évasion réussie de Bonaparte dans « La Reconquête du Brésil ».
Journaliste et fantastiqueur accompli, Daniel Walther a aussi développé sur le genre des opinions qu'il délivre à travers des articles dénonçant l'omniprésence sanglante de l'horreur made in USA façon Stephen King et rendant hommage à des modèles comme Villiers de l'Isle-Adam et Gustav Meyrinck. Ses commentaires sur la science-fiction en passe de redevenir une littérature facile déclinant le space op' sont aussi à méditer.
Ce qui frappe à la lecture du recueil, c'est la dimension onirique dans laquelle baignent tous les textes. Daniel Walther écrit sur le principe du rêve éveillé, se lançant sans plan préétabli, et cela se voit : quand la fusion entre le rêve et le récit n'est pas totale ou immédiate, on voit le texte hésiter entre plusieurs directions, chercher un équilibre. Mais c'est aussi l'intérêt de ce type d'écriture que de donner à lire l'histoire à l'état brut, des impressions qui, visiblement, bataillent pour émerger jusqu'à ce que la nouvelle finisse par se centrer sur son propos et trouve sa cohérence.
Celle, en tout cas, de ce Lunatique est limpide : elle célèbre un auteur qui ne cède à aucune mode, et qu'on a trop souvent tendance à oublier — à preuve : il n'a pas d'entrée à son nom dans Wikipedia. Ce qui rend d'autant plus essentielle la lecture de cette anthologie.
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Un conseil : mieux vaut commencer par lire les annexes et le glossaire en fin de volume afin de se familiariser avec ce concept, assez ébouriffant, de « collapsium », à savoir un cristal contenant des trous noirs miniatures (lesquels sont ici considérés comme des particules élémentaires massives), ce qui permet nombre d'applications extraordinaires — dont la téléportation instantanée (les humains se faxent). L'inventeur en est Bruno de Towaji, qui, devenu richissime, s'est isolé sur une planète artificielle de très petite taille réalisée avec son collapsium pour lui donner une gravité terrestre. Tout cela afin de poursuivre ses recherches sur l' « arc de fin » capable d'arracher des photons à l'extrémité du temps lui-même, et découvrir par la même occasion à quoi ressemble ladite extrémité du temps !
On l'a compris, ce récit se situe dans un futur lointain où l'homme a accompli des progrès considérables — il est ainsi capable de programmer la matière : les portes apparaissent à l'endroit où on désire franchir une cloison. D'ailleurs, Bruno de Towaji est immortel, comme ses semblables, ce qui ne l'empêche pas d'être sans cesse dérangé dans ses travaux, tous les dix ans environ, pour sauver le monde à la demande de la reine de Sol, Tamra, que Bruno appelle affectueusement Tam, pour avoir été son premier amant (lesquels sont tous appelés Déclarants). En effet, son rival, Marlon Sykes, autre Déclarant, a construit un Anneau collapsial autour du soleil afin de permettre aux informations et aux personnes de voyager plus vite que la lumière. Mais l'Anneau est instable et sa destruction provoquerait la mort de toute l'humanité… Un problème que notre héros génial règle avec désinvolture. Mais lorsqu'un autre incident se produit, il est clair que quelqu'un cherche à saboter l'Anneau.
Composé de trois novellas réunies en roman (sans que l'auteur ne prenne la peine de gommer les rappels d'un récit à l'autre), ce space opera ne déménage guère, une fois assimilés les concepts de hard science que McCarthy, par ailleurs scientifique de haute volée, a emprunté à d'autres. Les idées sont séduisantes et présentées avec une solide couche d'explications scientifiques les rendant plausibles le temps de la lecture, mais le reste du roman ne suit pas. On reste pantois devant la facilité avec laquelle le héros prend la mesure du problème puis, au hasard d'un rebondissement, entrevoit la solution qu'il met en place sans délai ni grande difficulté. La psychologie des personnages, la construction même de l'intrigue, sont d'une naïveté qui n'a même plus cours dans la littérature pour la jeunesse des moins de huit ans. C'est dommage, car on imagine quel récit passionnant on aurait pu tirer avec un écrivain sachant exploiter ces idées. La première partie a pourtant été finaliste au Nebula, et le roman, sélectionné pour le prix Sturgeon, a été élu meilleur livre de l'année sur Amazon — mais les Etats-uniens sont de grands enfants, n'est-ce pas ?
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[Critique commune à Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme et La Route.]
Cormac McCarthy est né le 20 juillet 1933 dans « l'Etat de Rhode Island et les plantations de Providence », le plus petit des états des USA dont la capitale, Providence, est connue de tous les amateurs d'Imaginaire au monde. Auteur discret, qui ne voit guère d'intérêt à parler de son travail d'écrivain, il a attendu son Prix Pulitzer récompensant La Route, pour enfin passer à la télé, le 5 juin 2007, dans l'émission d'Oprah Winfrey. Dix romans seulement jalonnent sa carrière, déjà longue d'une bonne quarantaine d'années : Le Gardien du verger (1965), L'Obscurité du dehors (1968), Un enfant de Dieu (1974), Suttree (1979), Méridien de sang (1985), De si jolis chevaux (1992), Le Grand passage (1994), Des villes dans la plaine (1998), Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (2005), La Route (2006).
Considéré par le célèbre critique Harold Bloom comme l'un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (avec Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo), McCarthy est à mon sens le plus impressionnant de ce formidable quatuor. Ce dont on peut douter, à raison, en lisant Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, roman noir, très noir, où un tueur professionnel (qui pourrait bien être le Diable, comme l'a si joliment proposé l'éditrice Bénédicte Lombardo) part à la recherche d'un magot et des hommes (et femmes) qui ont trempé, de près ou de loin, dans sa disparition. Ce tueur (dont le portrait n'est pas exempt de clichés, fait rarissime chez McCarthy et qu'il convient donc de noter), c'est Anton Chigurh. Un tueur ultra professionnel, un peu comme il existe des dentifrices ultrabright, qui prend la vie de ses victimes avec un pistolet pneumatique d'abattoir modifié, un tueur génialement incarné à l'écran par Javier Bardem coiffé comme Mireille Matthieu — décidément, les frères Coen sont les rois du casting (et un Oscar pour Bardem ! son premier). L'acteur espagnol, qui a toujours rechigné à tourner dans les films violents, disait récemment dans une interview : « Un acteur se demande toujours d'où vient un personnage, où il va. Là, on ne sait rien de Chigurh, qui a tout du fantôme. Je l'ai donc imaginé comme une figure symbolique, plutôt que comme un être humain : il représente la violence à l'état pur. » Chigurh tue en silence (ou en chuintements, si vous préférez) et parle beaucoup, donnant ainsi plus de poids à sa philosophie qu'à la mort qu'il offre bien volontiers à ceux qui ont commis une erreur. Même infinitésimale.
Comme dans l'univers de Quentin Tarantino, ici c'est le mot qui est capital, pas la peine.
Dans l'œuvre de McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme est le maillon faible, car œuvre de commande ; c'est sans aucun doute un très bon roman, mais on y retrouve que très brièvement la violence baroque de Méridien de sang, les entrailles de la folie exposés à tous les regards d'Un enfant de dieu et le style flamboyant, brûlant comme la lave, de De si jolis chevaux. Sans parler de la pertinence psychologique de Suttree — ce livre-monstre, faulknérien en diable, que McCarthy a mis vingt ans à écrire et qui est à son œuvre ce qu'Ulysses est à celle de James Joyce.
Au-delà du voile de la déception, il y a toutefois quelque chose de fascinant, car dérangeant, dans Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme : le constat que fait le shérif Bell (incarné à l'écran par un Tommy Lee Jones parfait), qui dissèque l'évolution de la société américaine depuis son début de carrière. Profondément réactionnaire, son discours fait mal tant il se base sur du vécu, des faits, de la matière humaine. Ici le matériau est de chair, d'os, de nerfs et de sang, et dans son inexorable déconnexion d'avec la nature on voit bien que c'est la moelle (l'âme) qui a été rongée, donc perdue. Quand il était jeune, il arrivait à ce shérif Bell d'aller dans un lycée pour y « calmer » un jeune un peu trop dissipé ; maintenant qu'il est vieux, les lycées du Texas sont des endroits où on se tue à coups de couteau, où la drogue dure remplace les bonbons et où il est difficile d'empêcher profs et élèves de s'armer lourdement. C'est un monde entier qui sombre dans les ténèbres. Comment sauver l'arbre si les racines sont pourries ? La société américaine, pourtant très violente dès sa naissance, a changé, qu'on le veuille ou non, voilà ce que nous rappelle McCarthy (dont le shérif Bell n'est rien moins que l'alter ego). Je voudrais être plus humaniste, mais les faits m'en empêchent, semble-t-il nous murmurer à l'oreille, du haut de ses 74 ans, et les changements sociétaux sur la sellette sont terribles, profonds, et trouvent à bien y réfléchir leur conclusion logique (ou destination finale) dans La Route.
Si j'associe ici autant le livre de Cormac McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, et l'excellent film des frères Coen, No country for old men (oscar du meilleur film), c'est parce qu'ils fonctionnent comme 2001, l'odyssée de l'espace (le livre d'Arthur C. Clarke/le film de Stanley Kubrick) ; il faut considérer les deux médias comme un ensemble pour vraiment apprécier ce qu'ils offrent : un dialogue cruel, du tac au tac, qui continue même après la dernière page tournée, même une fois que le générique de fin a produit ses derniers logos.
Changement de décor. Changement d'époque. Mais pas de destination terminale.
Dans La Route, on suit l'odyssée amère comme la cendre d'un père et de son fils, prisonniers d'un monde post-apocalyptique, dévasté, qui confine à l'allégorie, où la nature a tellement cédé de terrain qu'il n'en reste que les dangers — notamment ceux du froid et des précipitations. L'histoire étant simple, tracée en ligne droite et définitive comme la trajectoire d'une balle de .45 qu'on se tirerait dans le palais, passons volontairement à côté…
Ce qui surprend dans ce livre, avant tout, c'est l'écriture protéiforme, qui passe du sec comme un coup de trique au baroque flamboyant, qui refroidit et qui réchauffe, parfois dans la même page. McCarthy louvoie de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'humain à l'inhumain, du cannibalisme de survie au cannibalisme religieux (hostie), de la description scientifique à l'allusion poétique, les liant parfois en deux mots, décrivant le gris des cendres sur un objet devenu inutile pour ensuite se demander où Dieu trouve sa place dans un tel décor. Ce style, sans doute atrocement difficile à rendre en français, suscite avec une facilité déconcertante des émotions violentes, des images et un vertige qui culmine sur les dernières pages (que je n'ai pas pu m'empêcher de lire comme le chuchotement déchiré, douloureux, d'un père, celui du livre, à un autre père, moi en l'occurrence — on n'a pas d'enfants impunément).
Ici, sur La Route, le Diable est aussi dans les détails, et ces détails qui s'accumulent — comme de la cendre volatile, de la neige ou même le sable d'une tempête — n'ont de cesse d'épaissir le destin des personnages de ce livre, de l' « enmélasser » jusqu'à l'étouffement pur et simple alors que le monde est grand ouvert, du gris consumé de la terre aux noirceurs à jamais inaccessibles de l'espace. Sans oublier la mer, décrite avec un tel sens du funeste qu'on s'attend à chaque page à voir s'échouer les cadavres vêtus d'algues de Joseph Conrad, Herman Melville et Bjorn Larsson.
On a beaucoup glosé sur le genre présumé de ce roman (science-fiction, pas science-fiction) ; la question ne me semble avoir guère d'intérêt, voire aucun, mais quitte à la poser, ma réponse sera simple : La Route n'est pas un livre de science-fiction, non pas parce que c'est trop bien écrit pour en être (argument pour le moins stupide), mais tout simplement parce que le futur, la prospective, la mise en garde n'intéressent pas McCarthy. Pas plus que le cheminement sociétal qui aboutit à l'Apocalypse et au monde d'après. Ce qui intéresse l'auteur de ce livre, c'est la dimension allégorique de l'impossible survie de ses personnages. L'Humain confronté à la mort de la Nature. Un meurtre dont il est coupable, bien évidemment, ce qui fait de La Route une image inversée des œuvres précédentes de Cormac McCarthy, où l'Humain était quasiment toujours confronté à la Nature, cruelle certes, mais magnifique avant tout (thématique qui culmine dans la Trilogie des confins, et tout particulièrement dans De si jolis chevaux, le chef-d'œuvre de l'auteur, médiocrement adapté au cinéma par un Billy Bob Thornton sincère mais dépassé).
Même si McCarthy, conscient qu'il meurt avec la nature qu'il aime tant, écrit un autre livre, ne nous voilons pas la face, La Route (dédié à son fils) est son testament — des pages griffonnées à la cendre qui s'achèvent dans le sang et les larmes. J'y vois le livre d'un père qui ne se connaît que trop bien et qui adresse à des pères, qu'il ne connaît pas, ne connaîtra jamais, un long message d'incompréhension et de désespoir. C'était mieux avant ; comment en est-on arrivé là ? Réactionnaire ? Lucide, tout simplement.
Il y a une progression dans l'œuvre de McCarthy et elle désormais lisible, visible : l'Humain (Le Gardien du verger, 1965), la Nature (De si Jolis chevaux, 1992), le recul de la Nature (Des villes dans la plaine, 1998), la mort de la Nature (La Route, 2005). Ne reste plus que la mort de l'Humain ? Non, car la mort de la Nature l'inclut.
Au final, un grand livre.