Orson Malaverne habite le Pli du Songe, un lieu de pèlerinage où « une armée de poètes et de chamans perpétue la mémoire d'un premier cosmos, archaïque et violent, où toute vie est en guerre contre un non-être appelé Avatar ». Devenu scribe dans un monde où l'histoire orale prévaut, le voilà arpentant la route des cités et villages pour recueillir les histoires qui constituent Le Livre des ombres, vingt-cinq fragments d'une guerre aux origines plus anciennes que l'extinction des dinosaures sur Terre, vingt-cinq aventures ou vignettes traversées par la menace Hifiss et des personnages (ou entités) aussi fascinants que Conrath, Hal Garner, Charles Merser, Paul Coray, Delfirio dit « Le Picte », Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps…
Entre 1992, « Sur l'échine de la grande ourse », et 2000, « Le Temps des olympiens », Serge Lehman a publié — en France et en Suisse — une grosse quinzaine de nouvelles inscrites dans une vaste histoire du futur (et accessoirement du passé et présent), une fresque dont il avait posé une partie des bases romanesques par l'entremise de deux autres de ses pseudonymes/incarnations précédentes : Don Hérial (La Guerre des sept minutes) & Karel Dekk (L'Espion de l'étrange — étonnante œuvre de S-F sur la S-F, comme disait il y a quelques années Pascal J. Thomas). Cette histoire du futur mâtinée d'histoire secrète (le tout étant décliné en nouvelles, mais aussi en romans — Wonderland, F.A.U.S.T, Aucune étoile aussi lointaine, L'Ange des profondeurs) a, et je pèse mes mots, marqué à jamais la science-fiction d'expression française (récoltant au passage une kyrielle de prix littéraires, suscitant des vocations, attisant bien des jalousies). Pourquoi un tel engouement ? Tout simplement parce que Serge Lehman s'inscrivait alors, et continue de s'inscrire, dans la grande tradition des bâtisseurs de futur ; emboîtant les pas cosmiques de Michel Demuth (Les Galaxiales), Cordwainer Smith (Les Seigneurs de l'Instrumentalité), Frank Herbert (Dune), Robert Heinlein (Histoire du futur), non sans livrer un corpus bien plus moderne, bien plus en phase avec les lecteurs de Neil Gaiman, Wolverine et Dan Simmons.
En lisant ces textes au moment précis de leur parution (et non aujourd'hui, cinq à dix ans plus tard ), on ne pouvait se rendre compte que d'une chose : Lehman avait tout lu dans son domaine de prédilection (S-F, comics, thriller, sciences…), connaissait tous les auteurs et penseurs, était capable d'analyser leurs forces et faiblesses et possédait surtout les capacités intellectuelles nécessaires au syncrétisme, du moins en nouvelles et novellae, ses romans étant nettement moins convaincants, presque pathétiques, si on avait le malheur de les comparer à, par exemple, « Nulle part à Liverion ». En un sens (et sur une certaine distance, cent cinquante feuillets maxi) : « il avait tout compris », mêlant héroïsme bigger than life, régionalisme cosmique et sense of wonder dans la même tapisserie, celle d'un futur fascinant et dangereux plongeant nombre de ses racines dans l'histoire secrète du monde humain.
Après cinq années de silence (au cours desquelles Serge Lehman a commis le scénario du très dispensable Immortel d'Enki Bilal, puis s'est violemment remis en question — réécrit, diront certains), l'Atalante publie un énorme livre, 700 pages !, qui regroupe les meilleurs textes lehmaniens (« Dans l'abîme », « Nulle part à Liverion », « La Sidération », « Le Vide, le silence, l'obscur », « L'Inversion de Polyphème », « Cinq tuniques blanches », « Le Chasseur dans l'escalier »…) et d'autres, dont personnellement je me serais bien passé (« Un songe héliotrope », relecture orbitale et assez absconse du mythe de Faust ; « Sur l'échine de la grande ourse », spin off potache, voire super potache d'Espion de l'étrange ; et « La Route du grand dehors », raté, écrasé par une paternité lacrymatoire). Quant aux deux inédits, las, je n'ai rien de positif à en dire, sauf qu'ils sont « bien écrits », ce qui, déformation professionnelle oblige, ne m'évoque guère qu'un manuscrit « bien présenté ». Si je devais montrer du doigt le problème de ce faux-roman, de ce vrai-fourre-tout, je dirais que l'auteur n'a pas su choisir, n'a pas su construire l'objet, le recentrer autour de la menace Hifiss, autour du Picte ou autour de Hal Garner. Il a choisi de n'élaguer et de ne réécrire que le minimum, ce qui veut dire qu'il n'a (presque) rien choisi ; il a rempli le saladier jusqu'à la gueule et a ligoté son orgie avec une sauce artificielle (l'histoire d'Orson Malaverne) qui, mystique à deux balles, 100% convenue, 200% prétentieuse, n'apporte pas grand-chose à l'ensemble et a surtout tendance à le rendre indigeste (on aurait préféré une bête chronologie en fin d'ouvrage). Si on va plus loin, on pourrait même dire que les deux grandes failles scénaristiques de ce recueil (crispantes, à défaut d'être fatales) sont : petit 1/ le retour de l'Avatar — le Sauron des étoiles, ou Gritche lehmanien — qui plombait grandement Aucune étoile aussi lointaine et plombe, bis repetita, Le Livre des ombres ; petit 2/ la volonté naïve de l'auteur qui voudrait nous faire croire que le département de l'Essonne (196 communes) est en quelque sorte un des centres de l'univers visible et invisible, alors qu'il s'agit surtout du territoire, forcément magique, sur lequel Serge Lehman a passé son enfance.
La surabondance de thèmes et de menaces (parfois contradictoires, l'Instance, les Hifiss, l'Avatar…) en œuvre ici n'a en fin de compte guère d'importance et peut-être même aucune importance, tant la puissance évocatrice des meilleurs textes de ce recueil a tendance à souffler tous les défauts de l'ensemble, comme pailles au vent.
Ceux qui connaissent bien les textes de Serge Lehman, suivent l'auteur depuis presque quinze ans (déjà !) et ont lu son recueil La Sidération (chez Encrage), risquent d'être fort déçus, car Le Livre des ombres n'apporte quasiment rien (« Katoptron », « Un clou chasse l'autre ») au corpus. Par contre, ceux qui n'ont lu aucune des nouvelles réunies ici (ah, comme je les envie !), ou juste une ou deux, au détour d'une revue ou anthologie, sur un malentendu, risquent fort de recevoir un coup de poing dans l'estomac et quelques coups de pied dans le cerveau, car aussi mal branlé/pensé soit ce Livre des ombres, sa parution est un événement comparable à celle d'Hypérion à la fin des années 80.
Ce livre aurait pu être le meilleur de la décennie 1996-2005, mais, fort ankylosé par son ambition grandiloquente qui le rend difforme et touchant, en un sens, il se contente d'être l'incontournable de ce début d'année 2006. Ne cherchez pas, vous ne pouvez pas passer à côté, ou alors c'est que vous lisez Bifrost par erreur…
« Une bibliothèque qui n'inclurait pas Le Livre des ombres n'est pas digne d'un regard, car elle écarte le seul livre de science-fiction auquel l'humanité sans cesse aborde. » Oscar Wilde, ou son fantôme, qui sait…