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Fiction T2

On l'attendait de pied ferme, le voici. Fiction n°2 est désormais disponible et maintient allègrement le cap vers le très haut niveau. Quelques esprits chagrins ne manqueront pas de signaler, çà et là, les nombreuses coquilles qui agrémentent l'ensemble. Mais on pardonnera aisément à l'équipe rédactionnelle, tant les textes proposés ici ont une forte tendance à calmer tout le monde. Fiction, c'est avant tout des nouvelles de haute tenue, mais aussi des essais, des chroniques et toutes sortes de choses dans un format aussi joli qu'élégant. Si la couverture du numéro 1 en avait fait ricaner plus d'un, nombreux étaient ceux qui, au contraire, l'appréciaient vraiment, ne serait-ce que pour son éloignement assumé des vaisseaux spatiaux à la con et des barbares velus (on nous pardonnera l'expression). Passons donc rapidement sur la couverture de ce numéro deux, illustrée par un bon parmi les bons (F'murr, dont il n'est évidemment pas question ici de remettre en cause le talent), mais qui passe totalement à côté du sujet et nous laisse plus que sceptiques… Pas grave, tout comme pour Bifrost, l'essentiel est à l'intérieur, et justement, Fiction ne se fout pas de la gueule du monde en termes d'intérieur.

Ainsi, les nouvelles sont toutes au mieux formidables, au pire surprenantes. On ne saurait trop insister sur l'incroyable texte de Loyche (« Ce qu'il y a de bien dans la vie »), dont l'absurde et le comique masquent un tragique aussi poignant qu'effrayant (une course de vélo qui voit disparaître son favori, dans un monde où les humains peuvent se déconnecter de la réalité et de ses nombreuses émotions en se mettant en Pilote Automatique). En quelques pages, qui vont droit au but et qui laissent le lecteur aussi raide qu'emballé, Loyche réussit la prouesse d'être aussi drôle qu'affreux, via la peinture d'un monde épouvantable qui hante longtemps après le coup de marteau final. Une vraie découverte et un auteur à suivre de très près, suivant la formule consacrée.

Sans résumer l'ensemble du sommaire, on notera également l'excellente nouvelle de Ian R. MacLeod (« Le Temps du retour »), qui donne dans le classicisme extrême tout en étant d'une originalité proprement furieuse : en marge de la désastreuse expédition polaire de Scott, une machine à voyager dans le temps, pilotée par des scientifiques aussi hagards que fatigués, tente l'expérience ultime : ramener un élément du passé vers le futur, et accessoirement faire mentir la théorie qui certifie l'impossibilité d'une telle tentative. On pensait avoir tout lu sur le voyage dans le temps et maîtriser comme des princes les grands principes du paradoxe temporel. On avait tort…

Au final, la renaissance de Fiction, sous la forme d'une anthologie périodique, fait partie de ces initiatives aussi casse-gueule que formidables, et le résultat correspond à nos attentes. La ligne éditoriale est impeccable, les textes exigeants et originaux. Un vrai souffle et un vrai bonheur de lecture en perspective. Souhaitons longue vie à la chose et réjouissons-nous en attendant Fiction n°3.

La Cité des crânes

Avec La Cité des crânes, auto-fiction à mi-chemin entre le carnet de route et le roman stricto sensu, Thomas Day se livre tel qu'en lui-même, à poil, en sueur et les pieds sales, toute perversion mise à part. Sur la base d'un certain Thomas Daezzler, agent d'une organisation pseudo libertaire en mal d'aventures et dégoûté par un innommable pays hexagonal, l'histoire commence en Thaïlande pour se clore en longues sodomies, et accessoirement au Laos. Si La Cité des crânes peut plaire ou profondément ennuyer son lecteur (en fonction des expériences de voyage de tout un chacun), on ne pourra enlever à son auteur une évidente sincérité, un vrai talent de conteur et une efficacité définitivement diabolique pour attraper son lecteur par le col et lui plonger le nez contre l'encre fraîche du livre. Le vrai souci est en fait bien plus fondamental et tient à la nature même du genre : l'auto-fiction a ses limites et il est beaucoup trop difficile de faire la part des choses entre le vrai et le fantasmé pour ne pas parasiter la lecture de chapitre en chapitre. Résumons. Thomas Daezzler quitte son pays et atterrit en Thaïlande pour y retrouver une fille qui ne fera évidemment pas autre chose que lui claquer entre les doigts (moites, les doigts, il fait chaud par là-bas). Dès lors, la mécanique s'emballe et embarque le Thomas au Laos, le temps d'y travailler comme gérant de bar à putes et d'y rencontrer moult personnages exotiques. Jusqu'ici, tout va bien, mais le fantastique n'est jamais loin : suite à la disparition du propriétaire du bar en quête d'un frangin disparu en pleine jungle, Thomas va bien devoir se coltiner au réel et se mettre lui aussi en marche vers la Cité des crânes, lieu fantasmatique et violent où le Colonel Kurz rejoint Conrad et Garland pour un voyage au bout de la nuit aussi glauque qu'humide. Nous ne sommes évidemment pas loin d'Au coeur des ténèbres, après un détour par Michel Houellebecq auquel Thomas Day avait envie de répondre (Plateforme s'intéressant uniquement aux clients et jamais aux putes). Reste que dans sa tentative de carnet de route à mi-chemin entre la folie intérieure et la froide description d'une Asie du Sud-est nettoyée de tout cliché, Thomas Day ne peut s'empêcher de produire lui aussi nombre de lieux communs propres à la littérature de voyage qui s'intéresse trop souvent au voyageur et pas assez au voyagé. Considérations sur le tourisme, dédain des voyageurs-qui-ne-voyagent-pas-vraiment, confrontation au réel qui a tout du fantasme indianajonesque et vague intérêt pour les autres qui masque mal le seul truc intéressant pour l'auteur, à savoir lui-même (ou du moins son héros). On voit que La Cité des crânes peut agacer et laisser sur leur faim ceux qui espéraient plus d'un voyage au bout de l'enfer revu par Thomas Day. Au-delà de ces défauts qui sont plus ou moins évidents en fonction du goût et de l'expérience du lecteur, le livre se dévore et s'offre quelques morceaux de bravoure plus que réussis. Les tripes de l'auteur étalées sur une table forment un spectacle peu ragoûtant, mais c'est justement ça qui rend la littérature intéressante. Ceux qui désirent un récit lisse et propre peuvent passer leur chemin, avec Thomas Day, on se prend le réel dans la gueule et ça ne fait jamais de mal. Qu'importe si on est d'accord ou pas avec ce type de réel très personnel. L'important, c'est qu'il appartient à l'auteur.

Blind Lake

Avec Blind Lake, et après le coup de maître des Chronolithes, Robert Charles Wilson livre un excellent roman de science-fiction, sans toutefois jamais décoller vraiment. Tous les thèmes chers à l'auteur sont présents : une situation incompréhensible qui échappe à la plupart des protagonistes, des personnages complètement perdus dans une vie qu'ils subissent plus qu'autre chose, sans oublier un mystère d'envergure cosmique magnifiquement bien amené. Dès lors, pourquoi songer à se plaindre, dans la mesure où Blind Lake plane déjà très au-dessus des habituelles productions S-F ? Peut-être qu'on attendait tout simplement plus d'un auteur de cette trempe. Pas de panique, on ne se plaint pas vraiment, mais on pointe quand même une ressemblance assez immédiate avec d'autres romans de Wilson, ressemblance qui évoque souvent un système. Le système Robert Charles Wilson, donc, c'est un savant cocktail de tendresse, d'humanisme et de vision qui dépasse de loin l'espèce humaine. À ce titre, Blind Lake est un modèle du genre : station d'observation spatiale sous haute surveillance basée en plein Minnesota, le complexe de Blind Lake est un observatoire d'un type nouveau. Avec un système de télescopes quantiques auto-évolutifs (et donc intelligents ?) parfaitement ingérable par des scientifiques qui courent après les données sans jamais comprendre vraiment comment ils les récupèrent, il est désormais possible de recevoir des images de mondes extraterrestres avec une clarté et une résolution hallucinante. Encore plus fort, la « caméra virtuelle » peut même suivre les actions radicalement étrangères d'un indigène du cru, sobrement baptisé « le Sujet ». Postulat difficilement crédible, donc, mais le talent de Robert Charles Wilson fait le reste. Dès le début, le lecteur est happé par une histoire rocambolesque qui va suivre l'itinéraire de trois journalistes coincés dans la station au moment même où les portes se ferment et qu'une quarantaine inexpliquée s'applique avec la plus grande rigueur (ceux qui tentent de s'échapper sont froidement descendus par des drones militaires globalement dénués de sens de l'humour). Alors que la vie continue comme elle peut et que les enfermés se résignent à une situation parfaitement bloquée, le Sujet change radicalement ses habitudes en abandonnant sa vie morne (suivant les standards terriens) et en partant dans le désert pour un pèlerinage sans but apparent. Pourquoi un tel changement ? Est-ce à mettre en rapport avec le blocus qui se compte maintenant en mois ? Quel est donc le danger que Blind Lake représente pour le monde extérieur au point de justifier un tel isolement forcé ? Autant de questions que distille Robert Charles Wilson avec une intelligence narrative très professionnelle, sans jamais donner de réponses vraiment définitives (fort heureusement). De fait, Blind Lake se lit comme un excellent thriller et mérite sans aucun doute d'être qualifié de genuine page turner. Avec des personnages crédibles, intelligents et suffisamment dépressifs pour que les lecteurs s'y identifient rapidement, Wilson trouve le vrai moyen de faire une S-F différente qui n'appartient qu'à lui : s'intéresser avant tout à l'humain et décrire les événements à son échelle, postulat qui rend chaque protagoniste fondamentalement attachant car mis au même niveau que le lecteur. Au final, si Blind Lake ne révolutionne rien, le livre n'en reste pas moins excitant et subtil, intelligent et parfois même vertigineux quant aux implications à peine esquissées par un auteur dont on imagine sans peine le clin d'œil une fois la dernière page tournée. Autant dire qu'on attend son prochain opus, Spin (toujours en « Lunes d'encre »), avec une impatience difficilement contenue.

L'avis de Philippe Curval sur Zendegi

« Par ce joli printemps ensoleillé, j’ai failli perdre mon latin en lisant Zendegi. Troublé sans doute par son climat, son ambiance qui diffèrent en grande partie des œuvres précédentes. Malgré tout, j’ai persisté ! Effort récompensé qui m’a permis, après avoir tourné la page 366 et dernière, de prononcer avec un léger soulagement : amo, amas, amat, amamus, amatis, amant Greg Egan. Un roman profus, déconstruit, attachant, qui révèle la part secrète de Greg Egan, son quotient d’humanité. »

Philippe Curval (Carnet particulier)

Bibliothèque de l'entre-mondes

[Chronique commune à Bibliothèque de l'entre-mondes et à Hadès Palace]

Noël 2005, c'est deux Berthelot pour le prix d'un. Le genre de promotion impossible à refuser, d'autant que le produit répond à toutes les attentes. D'un côté, un roman, Hadès Palace, sixième variation (ou déviation) inscrite dans le grand œuvre Le Rêve du démiurge cher à l'auteur. De l'autre, Bibliothèque de l'entre-mondes, un travail de recherche beaucoup plus universitaire autour du thème des transfictions. Indispensable guide de lecture qui complétera en beauté les trois guides Folio « SF » précédents (Passeport pour les étoiles, de Valéry, Atlas des brumes et des ombres, de Marcel, et Cartographie du merveilleux de Ruaud), le guide de Francis Berthelot définit enfin (et avec élégance) l'indéfinissable : les romans et textes qui relèvent de l'imaginaire sans y appartenir vraiment, les histoires bizarres, tordues, vicieuses et si personnelles que la grande famille de la S-F ne pouvait qu'y retrouver ses petits. Dès lors, après une introduction qui explique avec à propos les raisons qui font basculer un roman mainstream dans la transfiction (processus détaillé allègrement et que l'on pourra résumer en un seul mot lourd de sens : transgression), Francis Berthelot convoque son lecteur et le promène agréablement au milieu d'œuvres aussi classiques que Le Rivage des syrtes, Le K ou Gormenghast, tout en s'autorisant quelques pas de côté (c'est là tout le sel du livre) en évoquant des œuvres beaucoup plus singulières, voire méconnues (dont on pourra citer Lanark, de Gray, ou encore L'Autre côté, de Kubin). Au final, la Bibliothèque de l'entre-mondes rassemble cent fiches de lecture, mais c'est plutôt mille qu'il faudrait, tant le voyage est inépuisable. Reste que Berthelot livre ici un travail de pionnier qui fera date et ouvre un chemin que l'on espère royal. Aux autres de prendre la relève et d'augmenter un corpus qui réconcilie enfin les genres tout en les séparant. Paradoxe ultime, sans doute, mais vrai plaisir de lecture, vraie balade riche en découvertes et chemins de traverses, avec le gai savoir pour seule récompense, ce qui n'est pas mal quand même 1.

Retour à la fiction (légèrement transgressive, cette fois) avec Hadès Palace, roman sombre et angoissé qui raconte la descente aux enfers (au sens le plus littéral) de Maxime, jeune mime séduit par les sirènes de l'Hadès Palace, temple de la création à la mode et ticket d'entrée assuré pour le succès. Une fois accepté au saint du saint, le jeune homme ne tarde toutefois pas à déchanter : ici, l'art est vivant. Pour plaire à un public aussi voyeur qu'exigeant, l'artiste doit se sacrifier, faire don de ses propres tripes et atteindre la grâce en crevant de beauté. Asile de fous, mais aussi métaphore des paillettes et du strass qui séduisent trop vite et qui finissent par brûler, l'Hadès Palace est dirigé par un homme qu'on dit immortel, protégé par des vigiles tout droit sortis d'un film de Pasolini. Pour Maxime, la visite au pays des morts commence. Premier cercle où tout semble aller de soi, deuxième cercle où l'on rééduque les artistes avec des méthodes nazies, puis troisième encore plus inquiétant et dont on ne pipera mot. Maxime connaîtra-t-il le destin de tous ces artistes sacrifiés sur l'autel d'une passion aussi cruelle qu'exigeante ?

Evidemment écrit de façon magistrale (une habitude, chez Berthelot), Hadès Palace est au final un roman d'une grande limpidité, en totale opposition avec Nuit de colère (son roman précédent, chez Flammarion). La narration est fluide, les rebondissements bien agencés et la morale de l'histoire claire et nette. On décèle même une certaine note d'optimisme dans ce qu'il faut bien appeler un happy-end. Autant dire que le plaisir de lecture est bien réel et parfaitement accessible. Hadès Palace, roman idéal pour découvrir Francis Berthelot ? Sans doute. La langue est déliée, les thèmes tous présents et l'ensemble fonctionne remarquablement bien.

Résumons. Nous avons le Berthelot romancier et le Berthelot chercheur. Miracle, les deux se complètent harmonieusement et nous passionnent toujours autant. Chapeau, monsieur. Beau travail, comme on dit à la Légion.

Notes :
1. Précisons que nous consacrerons, dans notre prochain numéro, une étude plus détaillée, signée Jacques Goimard, à cet essai de Francis Berthelot. [NDRC].

Aztechs

Ouvrir un recueil de Shepard, c'est plonger dans un univers aussi personnel qu'original, un univers qui se contrefiche du genre, de ses limites, codes, règles et autres entraves. Ouvrir un recueil de Shepard, c'est découvrir un auteur qui avance tout seul, sans béquilles, sans aide, sur le chemin de ses propres délires, fantasmes et hallucinations. C'est emprunter un bout d'autoroute abandonnée qui se transforme peu à peu en chemin boueux et piégé. Si l'actualité littéraire de cette fin d'année tourne beaucoup autour de la notion de transfiction, autant y (dé)classer Shepard sans arrière-pensée, sachant que ses textes toujours exigeants, jamais faciles et bien souvent passionnants, échappent à toutes les boîtes littéraires déjà explorées par d'autres. D'où une méfiance légitime d'un public habitué à sa routine, à ses styles, à ses déroulements narratifs dont le classicisme n'enlève parfois rien au génie, mais qui restent néanmoins bien cantonnés dans des limites aussi évidentes qu'infranchissables.

Franc-tireur à la langue étonnamment travaillée (et remarquablement traduite par Jean-Daniel Brèque), Lucius Shepard fait partie de ces auteurs capables d'accoucher de textes qui hantent le lecteur pour de nombreuses années. D'un abord évident, voire simpliste, l'histoire coule tranquillement le long d'une rive calme, mais c'est pour mieux noyer son lecteur au moment où il s'y attend le moins. Car chez Lucius Shepard, rien n'est jamais acquis, rien n'est évident. Tout se multiplie, bifurque, se décale avec une telle rapidité et une telle facilité qu'il est parfois intéressant de revenir quelques pages en arrière pour savoir où exactement on s'est fait avoir. Mélange de réalisme onirique et de merveilleux noir, les textes réunis au sein d'Aztechs sont en quelque sorte la quintessence d'un auteur qui manquait depuis déjà quelques années. Rêve, réalité, fantasme… Difficile de dire ce que vivent les protagonistes généralement malheureux qui traversent plus qu'ils n'habitent des scénarios tissés comme autant de toiles visqueuses et collantes, dans lesquels il est si facile de se laisser piéger (voire dévorer vivant, mais c'est une autre histoire). « Ariel » mis à part, qui relève très nettement de la plus pure S-F et qui finalement reste le texte le moins intéressant du recueil, les nouvelles proposées ici explorent des voix aussi moites qu'inquiétantes. Aussi curieux que ça puisse paraître, le sublime « L'Eternité et après » n'est pas sans rappeler un certain Christopher Priest. Même approche résolument intérieure d'une histoire pourtant décrite de l'extérieur, même dérapage progressif vers la transgression, même fascination pour les situations qui se répètent, se nient, s'opposent et se rejoignent, autant de points communs qui explorent les pièges de la conscience avec une saveur inédite. Mais là où le héros priestien est en quelque sorte l'archétype du personnage étanche au monde et désincarné, le héros shepardien sue, saigne, éjacule et bave avec un réalisme parfois éprouvant. Le héros priestien subit et accepte, là où le héros shepardien subit et se bat… Au final, la route est la même et le sort souvent funeste. Ainsi, non seulement le personnage principal de « L'Eternité et après » se perd physiquement dans le labyrinthe d'une boîte de nuit moscovite appartenant à un parrain légendaire, mais il s'y perd mentalement. Dans ce parcours initiatique qui a tout de l'épopée, le jeune voyou bien placé dans la hiérarchie affronte une série d'épreuves dont il ne peut que sortir perdant. Car sa prétention est immense : racheter au parrain une prostituée dont il est tombé amoureux. Autant demander l'impossible. Et l'impossible, ça tombe bien, Lucius Shepard excelle à le décrire.

Dans le même ordre d'idée, malgré une thématique a priori éloignée, « Le Rocher aux crocodiles » plonge son lecteur dans un Zaïre fantasmé, sombre, dangereux, cruel et bien évidemment magique. Une magie qui n'a vraiment rien de joyeux, le vieil animisme africain s'exprimant ici par la présence d'hommes crocodiles responsables de plusieurs tueries. Et si leur sorcier est en prison en attendant son interrogatoire, l'homme qui discute avec lui pour tenter d'y voir plus clair n'échappe évidemment pas à ce curieux magnétisme. Là encore, Shepard nous promène sur des terrains convenus, mais pour mieux nous perdre en chemin et nous abandonner nus, impuissants, face à des crocodiles aussi énormes qu'affamés.

Et comme nous avons commencé par la fin, autant finir par le début avec la nouvelle « Aztechs », qui décrit froidement un Mexique pourri jusqu'à la moelle, où des IA démiurges utilisent les pauvres humains comme pions dans leurs guerres internes sans merci. Une fois de plus, le contexte futur proche à tendance cyberpunk rassure le lecteur, bien content d'y retrouver ses marques, mais les choses se corsent quand les personnages principaux traversent un désert au sens propre comme au figuré. Exit cyberpunk, exit futur proche, bienvenue à Lucius Shepard qui prend son temps avant d'assommer ses lecteurs en quelques paragraphes bien sentis…

Si Aztechs n'est sans doute pas un chef-d'œuvre absolu de la littérature, sa densité, son intelligence et son évidente envergure en font un recueil tout simplement exceptionnel, ce qui n'est déjà pas si mal… On pourra, à juste titre, détester une couverture aussi piètrement réalisée que ridicule (l'amateur de cavaliers noirs à yeux rouges n'aimera pas Shepard, quant à ceux et celles qui sont susceptibles d'apprécier cette approche résolument décalée de la littérature, il y a fort à parier qu'ils n'accorderont pas l'ombre d'une chance au livre), mais c'est fort heureusement le contenu qui compte, et le Bélial' n'a pas à rougir. Ici, on ne se moque pas du client. Originalité qui détonne dans une S-F de plus en plus formatée, univers intérieur aussi riche qu'inquiétant, l'œuvre de Shepard cumule bien des superlatifs. À ce titre, Aztechs est une excellente manière de se frotter à une S-F radicalement différente, formellement magnifique et résolument adulte.

Lunar Park

Il est difficile d'échapper aux clichés dès que l'on s'attaque au cas Bret Easton Ellis, « l'enfant terrible des lettres américaines », dixit la quatrième de couverture. Encensé par ses fans, quoi qu'il écrive, voué au bûcher par ses détracteurs, qui peuvent ne l'avoir jamais lu, il ne laisse pas indifférent et a réussi à faire un événement de la parution de tout nouveau roman. Ce cinquième opus, après Moins que zéro, Les Lois de l'attraction, American Psycho, Glamorama et en ne comptant pas un recueil de nouvelles intitulé Zombies, n'échappe pas à la règle.

Le narrateur de Lunar Park — dont il prétend que ce sera son dernier roman — est un certain Bret Easton Ellis, auteur à succès passablement névrosé, incapable de tenir debout plus d'une heure sans l'aide d'une bonne dose d'alcool assaisonnée de pilules ou poudres diverses et variées. Après avoir comparé le style des premières phrases de ses précédents livres et être revenu, non sans autodérision, sur la spirale du succès qui s'en est suivi, le narrateur (l'auteur ?) entre, au chapitre 2, dans le vif du sujet. Alors qu'il essaye de recoller les morceaux avec son ex-femme, son fils et sa belle-fille, d'échapper à la drogue et d'attaquer, enfin, l'écriture de son prochain roman, la réalité va sérieusement déraper. Quelqu'un semble reproduire un à un les crimes atroces commis par Patrick Bateman dans American Psycho. Se pourrait-il que ce soit le mystérieux jeune homme ressemblant étrangement au tueur en série du roman, qu'il a croisé sur le campus de l'université où il fait mine d'enseigner ? À moins que ce ne soit la mystérieuse entité qui hante sa maison ? Est-il possible, comme Ellis en est convaincu, que Terby, l'étrange peluche de sa belle-fille, soit vivante et plante ses griffes démesurées dans les portes des chambres ? Et quel est le rapport avec les mystérieuses disparitions d'adolescents dans la région ?

Si j'abordais la lecture de Lunar Park avec quelques craintes, après la déception qu'avait été Glamorama (mais comment succéder à un roman tel qu'American Psycho ?), le talent de Bret Easton Ellis les a vite dissipées. En rupture avec le ton de ses précédents ouvrages, il mêle avec brio éléments autobiographiques et fiction, brouillant savamment les pistes, usant et abusant d'une ironie envers lui-même qui rend certaines scènes absolument hilarantes. Si j'étais peut-être le seul à voir en son précédent roman un hommage à Philip K. Dick, ici pas de doute possible : c'est du côté de Stephen King et des pires (meilleurs) films d'horreur que lorgne l'auteur. C'est également pour lui l'occasion de faire le point sur ses (non-)relations avec son père décédé, dont il prétend s'être inspiré pour l'écriture d'American Psycho, et de nous offrir de superbes pages, chargées d'émotion, sur la paternité. (Grosse parenthèse pour souligner combien ce dernier sujet est au cœur de la fiction anglophone récente : Anansi boys de Neil Gaiman, à paraître en France au Diable Vauvert, autre franche réussite ; Broken flowers, beau film de Jim Jarmusch…) Humour, introspection, émotions… autant de mots que l'on n'aurait sans doute jamais imaginé employer à propos de Breat Easton Ellis. C'est en tout cas un roman prodigieux qu'il nous livre cette fois, probablement le meilleur que j'aie lu en 2005, et qui laisse espérer de grandes œuvres pour l'avenir.

Une vie ailleurs

Y a-t-il quelque chose de plus stupide que mourir dans un accident de vélo à quinze ans ? C'est ce que se demande Liz Hall lorsqu'un bateau étrange l'emmène loin des siens, jusqu'à un territoire qui ressemble à la Terre mais que l'on nomme Ailleurs. Fi du Paradis, de l'Enfer, de tous leurs avatars ! Quand on meurt, on doit « vivre » sa mort à l'envers, sur Ailleurs ! Quel est le sens de tout ça ? Et pourquoi accepter un sort aussi ridicule ?

Pas simple d'évoquer la mort, l'au-delà, le grand saut, voire le grand rien. Qu'y a-t-il après ? Telle est la question existentielle posée par Gabrielle Zevin dans ce roman véritablement étonnant. En choisissant un personnage d'adolescente, l'auteur expose la mort comme une grande injustice. De quel droit peut-on mourir aussi jeune, sans avoir rien vécu de la vie, la vraie ? Le personnage de Liz nous paraît d'ailleurs au départ comme fondamentalement égoïste, agaçante, une adolescente, quoi. On compatit, mais après tout, pourquoi pas elle ? Attention, terrain glissant !

Mais l'auteur a construit son « après-vie » avec talent. Ailleurs est un monde identique au nôtre, où chacun doit trouver sa place, où chacun doit apprendre à exister, supporter son propre destin. De plus, l'avenir est forcément souriant puisque la fin de la mort signifie un retour sur Terre, réincarné en quelqu'un d'autre (ah, la voilà la touche religieuse lorgnant du côté karmique !). Que d'optimisme !

Voici un roman en forme d'hymne à la vie qui redonne le sourire. Au fil des pages, on apprend à ne plus avoir peur de ce que pourrait être la mort. Et même si on doute de ce futur inexorable, on est bien tenté d'adhérer à la vision de Gabrielle Zevin : la vie et la mort sont liées et forment un cercle infini. Quelque part, nous ne disparaissons jamais. N'est-ce pas encourageant, comme vision du futur ?

Rio Diablo

Martin Pawley, délégué aux affaires indiennes, doit escorter jusqu'à un fort de l'armée américaine un chaman qui semble être la dernière solution face à d'étranges événements. Mais en route, la nuit tombant, le duo doit faire halte à Rio Diablo, un village où l'accueil n'est pas une tradition, surtout envers les peaux-rouges. Le shérif le leur rappelle d'ailleurs bien vite, en emprisonnant le duo suite à une altercation un peu trop organisée. Derrière les barreaux, l'Indien n'a d'autre choix que tenter de s'échapper. Il organise alors un rite magique et nécromantique. Mais les incantations se trouvent brusquement interrompues et les morts décident de ne plus se cantonner aux rôles de figurants : Rio Diablo devient leur nouveau terrain de chasse…

Rio Bravo est le western préféré de Christophe Lambert, aussi suffisait-il que l'esprit tordu du romancier croise une autre de ses admirations, celle qu'il porte à Romero, pour que germe ce livre déjanté. Débutant comme tout bon western, avec son défilé de tronches, son racisme ambiant, ses buissons poussés par le vent courant sur le sable et ses saloons dégueus, le bouquin nous embarque sans tarder sur le chemin poussiéreux de la série B bien gore, toute proportion gardée s'entend, littérature jeunesse oblige. Ce qui n'empêche pas Christophe Lambert de tout y mettre ou presque, jouant sur les codes du genre à plein régime : l'ambiance moite et malsaine s'installe peu à peu. Les personnages se dévoilent au fil des lignes, amitiés et inimitiés se créent, et le grand huit peut être lancé ! Le jeune héros est véritablement l'archétype de l'idéaliste contraint de raccrocher ses principes au vestiaire pour faire face à la horde démantibulée de zombies affamés. De la candeur et l'innocence, il va vite plonger dans le dézingage sans pitié. Sans oublier la découverte de l'amour, celui des vrais héros, celui qui naît dans l'action, quand le seul lien entre homme et femme est l'adrénaline de l'instant présent. Mais tout le monde court, charcle, saigne, et c'est finalement fort jouissif.

Bref, un cocktail cow-boys/zombies qui s'avère aussi savoureux qu'énergique et assure une dose massive d'adrénaline, pour un bouquin qui ne se prend pas au sérieux et divertit avec talent. Un roman populaire dans le sens le plus noble du terme, et un bel hommage à Romero et autre John Carpenter.

Le Journal interdit de Pelly D.

Lors de la réhabilitation de la Plaza, Toni V. trouve le journal intime d'une adolescente, Pelly D. Cette dernière raconte les derniers temps qui ont précédé les émeutes, sa vie si sympathique et branchée, puis le grand changement, lorsque les tests ADN ont été adoptés pour déterminer les classes sociales et l'avenir de chacun. D'un côté, les Atsumisis, capables en affaires et utiles au bon fonctionnement de la société, de l'autre, les Galrezis, des artistes volages qui n'ont que peu d'importance, des parias qu'on abandonne à leur plus grand dénuement. Un sort que Pelly D., issue d'une famille riche, subit de plein fouet. Pour elle, la descente aux enfers débute maintenant…

La construction de ce roman est parfaite dans sa montée dramatique. L'auteur commence par une véritable plongée dans l'univers futile et perturbé d'une ado, riche et gâtée de surcroît. On a le droit à ses difficultés à se fringuer, à trouver des amis ou amies, à s'exprimer autrement que par le mépris et une colère bien souvent injustifiée. Puis le grain de sable se glisse dans l'engrenage. Pour Pelly, toutes ces lois sur l'eugénisme sont de la foutaise et n'ont pas grande importance face à la tenue que portera untel ou unetelle pour la fête donnée dans la boîte branchée du moment. Pourtant, lorsque la politique s'insinue dans son quotidien d'ado exaspérante, qu'elle devient à son tour victime de l'injustice, il lui faut ouvrir les yeux. Lentement, doucement car tout est si sournois dans le monde des adultes. Sa vie se modifie sans qu'elle le réalise vraiment. Mais la déchéance approche inexorablement. Et il faudra attendre le trop-plein pour qu'enfin elle réagisse à la situation générale.

Certes influencé par Le Journal d'Anne Franck, une filiation dont l'auteur ne fait aucun mystère (et évoquant parfois l'excellent Journal de nuit de Jack Womack), l'intérêt premier de ce texte est d'adopter la vision d'un personnage résolument contemporain chez lequel l'ignorance des souffrances d'autrui est quasi totale du fait de sa vision d'un monde édulcorée par son entourage et les médias, la perception d'une adolescence d'aujourd'hui, habitée par des problèmes futiles, un personnage autocentré en tout. Le choc en est d'autant plus fort.

Ce roman, une vraie tragédie, nous rappelle que l'Histoire se répète sans cesse. On se doit de rester vigilant face à un monde en quête de repères de plus en plus ténus. Un livre en guise de mémo essentiel.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

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Bifrost n° 116
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