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Zendegi en précommande

Zendegi, roman de Greg Egan à paraître le 15 mars, est disponible dès aujourd'hui à la précommande !

La Cité du gouffre

[Critique réalisée d'après la VO.]

Tanner Mirabel est responsable de la sécurité d'un homme important. Foin des euphémismes. Tanner Mirabel est un tueur, au service du trafiquant Cahuella. Ou plutôt, il l'était. Cahuella est mort désormais, et Tanner n'a plus qu'un but : pourchasser et assassiner Argent Reivich, le responsable de la mort de Cahuella, et surtout de celle de Gitta, sa compagne. Avec d'autant plus de hargne que Tanner était amoureux de la femme du patron.

Jusque-là, rien qui ne pourrait relever du roman noir, ou d'un film de Tarantino. Mais nous sommes sur Sky's Edge, planète colonisée quelques siècles auparavant par des arches stellaires, arrivées de la Terre au terme d'un voyage de plusieurs générations. Et quand Reivich s'échappe vers un système voisin, c'est l'occasion de l'inimaginable destruction d'un ascenseur orbital. Tanner va suivre sa proie, et l'essentiel de l'action se passera sur Chasm City, capitale autrefois incroyablement prospère de Yellowstone, aujourd'hui défigurée par la Peste. L'épidémie a rendu folles les nanomachines qui étaient la clé aussi bien de l'architecture que de la santé publique de la cité. Désormais, les riches vivent réfugiés dans les étages supérieurs du Dais, tandis que les pauvres pataugent au niveau du sol, dans la Mouise. Quand ils ne sont pas victimes de parties de chasses sadiques. Tour à tour chasseur et gibier, Tanner ne perd jamais ses étonnants talents de combattant, et de séducteur.

Si le livre en restait là, il ne se détacherait guère, aussi distrayant qu'il soit. Reynolds a beau faire un clin d'œil discret à Iain M. Banks, il est loin de l'égaler en virtuosité narrative ou en profondeur morale. Un élément plus intéressant corse le cocktail : les flash-backs qui entrecoupent le récit. En avançant, le livre acquiert trois protagonistes plutôt qu'un ; à Tanner s'ajoutent Sky Haussman, figure de l'histoire de la Flottille des colons avant son arrivée sur Sky's Edge, et Cahuella lui-même, pendant les événements à l'origine de la course-poursuite. J'ai froid dans le dos : chacun des trois est aussi cruel et amoral que les autres. Amoral ? Pas totalement. Le Mal a ses règles et introduit ses doutes. Sur l'identité même de Tanner, qui prend place dans la grande tradition des héros amnésiques de la S-F.

Des failles dans les certitudes qui redonnent de l'intérêt à un livre bien mené, spectaculaire, mais qui s'attarde sans doute trop sur sa partie purement « roman noir » (à moins que vous ne pensiez qu'un livre doive passer trois cents pages pour vous mettre dans le bain avant d'entamer le vif du sujet).

Le Chevalier

Il aura fallu près de quarante ans pour que la tétralogie de T. H. White, « The Once and Future King », écrite entre 1939 et 1958, arrive en traduction française, sous le titre plus banal (et sans doute plus commercial) de « La Quête du Roi Arthur ». Le premier volume, Excalibur : l'épée dans la pierre est sorti en 1997, le deuxième, La Sorcière de la forêt, en 1998… et cinq ans après, voici le troisième, et sans doute le plus romanesque de la série. Longue attente ! Sans doute parce que ce n'est pas une mince affaire que de rendre la langue de White, à la fois érudite, archaïque, anachronique, truffée d'accents régionaux (cockney, écossais…), et pince-sans-rire. Les traducteurs ont réalisé un admirable travail, de linguistique et d'érudition (vous apprécierez leurs notes de bas de page sur l'histoire médiévale… et sur le cricket : je vous ai dit que T. H. White ne répugnait pas à l'anachronisme impertinent).

Contexte : la référence arthurienne, c'est Le Morte d'Arthur, écrit au XVe siècle (en anglais, malgré le titre et les références françaises sans doute fantaisistes !) par Sir Thomas Malory (réédité en son temps aux éditions l'Atalante). T. H. White en reprend personnages et péripéties, pour leur appliquer un point de vue moderne. Et n'hésite pas à renvoyer, en souriant, le lecteur à l'œuvre de Malory pour plus de détails sur les événements qu'il passe sous silence.

Résumé des épisodes précédents : The Sword in the Stone, tout le monde connaît d'une certaine façon, par le dessin animé du même titre, sorti par Disney dans les années 60 (la version française fut baptisée Merlin l'Enchanteur). L'enfance et l'éducation d'Arthur en compagnie de Kay et Ector y sont imaginées de façon décalée, avec déjà beaucoup de distanciation par rapport au mythe chevaleresque (en particulier de la part de Merlin, tuteur bougon). The Queen of Air and Darkness est un bref second tome qui a pour principale vertu d'introduire le clan Orkney, c'est-à-dire Gauvain et ses frères (la sorcière du titre français est leur mère), tandis que le jeune roi Arthur commence à concevoir l'idée d'une Table où se rassembleraient des chevaliers pour combattre pour le bien, sans qu'aucun ne soit au-dessus des autres.

Avec The Ill-Made Knight, c'est Lancelot qui entre en scène. Et Lancelot est un homme dont le visage est tellement laid qu'il est surnommé « Le Chevalier Mal Fet » (en français d'époque dans le texte… une fois de plus, le titre choisi par l'éditeur hexagonal édulcore celui de l'auteur, alors même que l'équivalent français figurait explicitement dans l'œuvre originale). Mais surtout, Lancelot est sans cesse accablé par le sentiment de sa propre imperfection et par le péché permanent qu'il ressent en lui-même : péché que ses instincts de sauvagerie qu'il réprime en étant le plus miséricordieux des chevaliers, et péché que son amour pour la femme du roi Arthur, qu'il admire plus que tout homme au monde.

C'est le ménage à trois qui retient l'attention de T. H. White. Bien sûr, il y a les quêtes, il y a le Graal ; mais, détail que tout cela, en fin de compte, si Lancelot quitte Camaalot, c'est toujours à cause de Guenièvre, qui n'est pas une femme commode — au début, il s'exile pour lutter contre la tentation d'un amour interdit, par la suite, c'est Guenièvre qui le congédie et lui fait perdre la raison, maladivement jalouse qu'elle est de l'unique nuit d'amour de son chevalier servant avec la perfide Elaine (qui en concevra quand même Galaad). Un homme moins exceptionnel que Lancelot ne s'en relèverait pas, mais le Chevalier Mal Fait reviendra, et vivra des années d'un amour paisible tandis qu'Arthur, cocu généreux, fera, tant qu'il pourra, semblant de ne rien voir (les choses ne se gâteront que dans le quatrième volume, The Candle in the Wind, plus court et moins intéressant, mais dont on espère ne pas attendre aussi longtemps la traduction française).

The Sword in the Stone manifestait déjà l'inquiétude de T. H. White devant la montée du nazisme ; lors des volumes suivants, ses peurs s'étaient confirmées, et le ton, parfois léger quand il brocarde l'habitude moderne du divorce, ou les stars de cinéma, est plus souvent attristé. Le nationalisme est régulièrement dénoncé, ainsi que la fascination de la Celtitude — n'oublions pas que White retarde délibérément l'époque arthurienne de huit siècles, et fait d'Arthur et ses compagnons des seigneurs normands, auxquels s'opposent les Gael des Orkneys. Mais, hors du temps, Le Chevalier est un grand livre, parce que, tout en s'inscrivant dans un mythe séculaire, ses personnages sont vivants et attachants, et son style sans cesse surprenant. Souvent imité, jamais égalé !

Panique à l'université

Alors, comme ça, l'année prochaine, tu vas à la fac ? Ben mon gars, qu'est-ce que tu veux que je te dise, c'est bien, mais pas tout de même comme si tu avais conquis l'empire de Moctezuma à la tête de cent cojonudos. Et puis, tu devrais lâcher ton Bifrost pour réviser tes Maths, hmm ? Quoi ? Tu veux pas qu'on te donne des ordres ? Dans ce cas, tu me sembles paré à lire le dernier Stephenson. Son premier roman en solo, en fait. Alors oublie l'avis de ta conseillère d'orientation et les campagnes universitaires de ton paternel qui croit encore que tu fais la bringue en sifflant du Champony. Ça va chunker !

À la Mégaversité, un complexe de tours, couloirs labyrinthiques et réseau en sous-sol qui fait passer les prisons du Piranèse pour ta tente de camping, la multiplicité des orientations finit par désorienter, aussi bien les corps que les esprits. Au point que les étudiants retrouvent un semblant de vie policée en multipliant les confréries nomades. Pas d'Alpha Beta Pha Phe Phi Pho Phu, mais de véritables tribus qui portent le nom de TRUC, Terroristes, Pires Pyromanes, BUS (Bataillon Underground Stalinien), Défoncés Déjantés, et les greluches Têtes en l'Air qui couinent comme dans un épisode de Beverly Hills, période Brandon Walsh. Rajoute les rôlistes de Shekondar avant d'abandonner la surface. Au sous-sol, les techs de surf, agents de maintenance recrutés dans la communauté crotobaltislavoniaque, descendants des Scythes qui persécutent les rats géants lorsqu'ils ne passent pas la serpillière. Et, au sommet, le conseil de la fac présidé par Septime Severe Krupp, recteur qui détient un pouvoir non exercé, ce qui le rend infaillible. Rajoute quelques électrons libres comme Sarah, l'apprentie lesbienne, Casimir et son air gun, deux étudiants qui se livrent une lutte darwiniste à coups d'AC/DC ou de Pasacaille et thème fugué en ut mineur, et tu obtiens une bombe aux hormones et à la bière Schlitz. Ça le fait, je te prie de le croire, mieux que les zinzins de ton benêt de grand frère qui de toute façon te ment quand il prétend bourriquer trois étudiantes par semaine. Non, mais, t'as vu sa tronche de cratères, on dirait une pizza aux câpres ! Je m'égare ? C'est le but, compadre, le chaos total, à grandes rafales d'AK 47 contre les barricades de cannelloni froids, car telle est la volonté de la Grande Roue, l'une des plus grosses enseignes en néon de l'humanité qui tient lieu de divinité à une université sans repères. Et le ventilo est son prophète. Chunka, chunka !

Platon avait écrit La République, société idéale reposant sur la bonne entente de trois castes : magistrats, gardiens et travailleurs. En glissant toutefois cet avertissement : « Qui gardera les Gardiens ? », Neal Stephenson s'engouffre dans la brèche, rétablit la tripartition en structure close et propose une déréliction totale du savoir, doublée d'une perdition lente des connaissances à travers le symbole du Ver, virus informatique qui vide l'intelligence tandis que la population estudiantine recouvre son instinct. On se souvient du Kampus de James E. Gunn, qui décrivait une université policière. Ici, l'on pense davantage au Catch 22 de Joseph Heller, dans la capacité qu'a l'institution de composer avec le chaos. Pour le reste, en tenant compte des longueurs (marque de fabrique chez Stephenson, consubstantielles au style, on doit l'accepter), il s'agit d'un roman hilarant qui révèle une face inattendue de cet auteur janséniste que l'on ne cesse d'admirer.

Le Dernier magicien

Seattle, milieu des années 80. Le Magicien se déplace dans les rues en suivant un parcours invariable. Il a dans ses poches un sac de pop-corn destiné aux pigeons, et juste assez de monnaie pour se payer une tasse de café. Pas plus, jamais. Donner plus qu'on ne reçoit est la première règle de la Magie. Pour le reste, Seattle nourrit et abrite celui qui la respecte. Et le Magicien connaît chaque détail de son histoire. Un excès de mémoire par défaut, car il est amnésique. Le Viet vet ne peut, ou ne souhaite plus, se rappeler du napalm et des hélicoptères, de tous ces actes ignobles commis alors qu'il n'était qu'une machine à tuer. Depuis, il poursuit sa rédemption en absorbant la peine des inconnus croisés dans le bus ou rencontrés sur un banc. Car il détient la Connaissance, ce pouvoir de dire la Vérité révélée par la communauté des enchanteurs. Pour l'essentiel, Raspoutine, un géant d'ébène qui danse au rythme des pulsations urbaines, et Cassie, étrange femme au physique changeant, élève du légendaire Merlin. Le Don est affaire de rituels pratiqués au quotidien, à condition de ne jamais prendre ce que l'on désire le plus. Comme une femme. En l'espace d'une nuit, le Magicien va devoir affronter Linda, qui déploie les séductions de sa vie précédente : sexe, drogue, alcool et violence. Au moindre faux-pas, Mir le démon se répandra dans la ville, mais la tentation est grande de retrouver une existence normale. On survit à l'enfer, pas à la réalité…

Ce livre est un tour de force. Concentrant les éléments propres à la fantasy dans l'espace urbain, il parvient à les purifier en revenant à l'essentiel. L'objet de la quête est un hamburger jeté, l'armure resplendissante un pardessus douteux, et le prince charmant un sans-abri qui se décrasse dans les toilettes publiques pour ne pas ressembler à un fouilleur de poubelles. La Magie consiste à résister au froid, ou à réconforter l'autre d'une parole. Vivre un jour de plus, et c'est déjà pas mal. Graffiti du métro ou comptines entendues au coin de la rue sont des formules d'invocations pour qui sait les identifier, en l'occurrence une bande de clodos formant la dernière Table Ronde. On pense au personnage du Wizard dans Taxi Driver, le vétéran des cabs qui détient la mémoire de la nuit. Les héritiers d'Arthur ont toujours été à part. Supérieurs au commun, ils sont tombés bien bas, d'une terrifiante hauteur de trottoir. Le regard des autres interdit de se relever. Et bien plus qu'à l'habituelle ménagerie d'elfes ou de nains, l'étrange appartient aux sans-abri, à cette communauté des marginaux confinés par force dans l'étrangeté. Sans misérabilisme, déployant un style remarquablement sobre, Megan Lindholm marque la différence entre être une personne et n'être personne. Un roman que l'on rangera à côté du Neverwhere de Neil Gaiman. Excusez du peu.

La Villa des mystères

Repris en poche après une première édition chez Métailié (dont on ne se lasse pas de vanter la justesse de vue éditoriale), La Villa des mystères est une œuvre courte, issue de l'imagination délirante et débridée d'un auteur argentin inconnu sous nos longitudes. C'est l'occasion pour le lecteur francophone de faire une incursion jubilatoire du côté du fantastique « Rio de la Platesque », genre très particulier dont les plus illustres représentants s'appellent Borges, Cortazar ou Quiroga. C'est qu'à l'instar des anglais (et au contraire des français, décidément irrécupérables), les sud-américains n'ont pas de problèmes de conscience post-idéologique à l'idée d'écrire (et à fortiori, de lire) du fantastique, allant même (quelle impudence) jusqu'à classer parmi leurs classiques des œuvres qui relèvent purement et simplement de ce genre si décrié dans nos contrées.

De fait, le lecteur se plongera avec délectation dans ce hold-up littéraire qu'est La Villa des mystères. Hold-up, car il y est question d'une des plus grandes supercheries de l'histoire de la littérature (dont on s'abstiendra évidemment de souffler mot ici), hold-up car Federico Andahazi manie la plume avec une telle légèreté qu'il est impossible de lâcher la chose avant de l'avoir lue jusqu'au bout (voire relue).

Situé au tout début du XIXe siècle, La Villa des mystères gravite autour du fameux séjour à la Villa Diodati de cinq personnages peu recommandables, lesquels se donnent comme défi littéraire d'écrire la meilleure histoire de fantastique gothique qui puisse se concevoir. Vous l'aurez compris, il s'agit là de Percy et Mary Shelley, Lord Byron et Claire Clairmont, tous quatre flanqués du sombre docteur Polidori, raté patenté et secrétaire jaloux de Byron.

De ce séjour tout sauf anodin naîtra l'un des plus grands romans de la littérature contemporaine, Frankenstein ou le Prométhée moderne, signé Mary Shelley. En parallèle, c'est aussi l'occasion pour Lord Byron de livrer un demi-roman, jamais achevé, dont le thème sera repris par Polidori (au très grand agacement de Byron, qui l'avait renvoyé depuis peu) à l'occasion de son chef-d'œuvre Le Vampire. Voilà pour la vraie réalité de la vraie vie.

Dans le roman de Andahazi, les choses se découpent selon l'Histoire, mais sont vues à travers le prisme (déformant) du fantastique. Polidori y joue le rôle d'un homme frustré, brûlant d'accoucher du chef-d'œuvre qui lui ouvrira enfin les portes de la gloire, lui donnant ainsi la juste revanche dont il rêve depuis des années sur son patron/rival Byron.

Alors que le docteur Polidori est l'objet des moqueries des autres convives du séjour, alors que la tempête se déchaîne sur le lac Léman et que la Lune gibbeuse inonde la lande de gouttelettes photoniques blanchâtres (il faut faire gothique, on vous dit), une manifestation surnaturelle change le cours du roman (une manifestation qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le très délirant Pizzeria Inferno de Michele Serio publié là encore — mais est-ce vraiment un hasard ? — chez Métailié).

Rongeant son frein dans le placard puant qu'on lui a assigné comme chambre, Polidori trouve une étrange lettre, écrite par un monstre, qui lui conte l'histoire pleine de stupre et de fornication des jumelles Legrand. Affamées de sexe et de sperme, les deux sœurs (désormais vieilles) n'ont-elles pas un secret à cacher ? Et quel funeste pacte acceptera Polidori en obéissant à ces mystérieuses lettres ?

Si le propos tient évidemment du roman gothique, Andahazi s'amuse énormément à nous décrire les scènes pornographiques les plus rudes avec une plume très XIXe siècle. On rit beaucoup, on tremble parfois, mais on reste stupéfait par la maestria avec laquelle l'auteur tisse son histoire. Chapitres courts et incisifs, haute tenue littéraire, pour un scénario évidemment abracadabrant, mais somme toute parfaitement crédible. Bref, un coup de maître pour un roman hommage à lire absolument. Félicitons au passage Folio « SF » de l'avoir inscrit à son catalogue.

Le Souffle du temps

Planet Opera contemplatif publié en 1981, Le Souffle du temps complète le travail de « Lunes d'encre » sur Robert Holdstock. Avec ce roman de « presque jeunesse » (l'auteur a trente-trois ans quand paraît le livre), le lecteur curieux découvrira un Holdstock étonnant et peu connu, à des années lumières des sombres histoires celtiques qui ont fait son succès.

De fait, Le Souffle du temps mêle avec bonheur (mais lenteur) description d'un monde radicalement étranger, voyage dans le temps, réflexion sur l'incommunicabilité et éloge de la différence. Un cocktail somme toute passionnant, même si l'histoire n'est pas faite que de rebondissements et d'action. Ici, pas d'extraterrestres gluants ni de vaisseaux spatiaux belliqueux, mais bien l'itinéraire personnel d'un homme, à la recherche de signification, de sens et d'histoire. Dès lors, c'est la planète elle-même qui accède au statut de personnage à part entière, tout comme l'attente et la folie. Si Solaris est cité dans la quatrième de couverture, ce n'est pas innocent, Le Souffle du temps proposant une relecture radicale du « contact », tellement usé en S-F. Le Monde inverti est également invité, mais d'une manière sans doute plus subtile, dans la description d'une réalité subjective, capable de pervertir la réalité objective, si tant est que ce concept ait encore un sens.

Le Souffle du temps se déroule sur Kamélios, alias le monde de VanderZande. Une planète toxique, changeante, traître et dangereuse, sur lequel les humains tentent de survivre via différentes méthodes. L'exploration pure et simple, avec non pas des scaphandres, mais des masques filtrants (les conditions de pression et de température n'ayant rien d'effrayant) et depuis une sorte de cité-bulle baptisée la Cité d'Acier, ou bien l'installation sous forme de communautés agricoles, après modification physique et biologique des humains qui les composent. Deux philosophies évidemment incompatibles, avec la méfiance réciproque que cela entraîne. Au-delà de ce postulat social déjà propice au débat d'idées, Kamélios intéresse tout particulièrement les pionniers en tant qu'anomalie temporelle. En effet, certains vents (pas tous) ont des effets sur la nature même de la réalité, emportant ou ramenant des objets dans les brumes du temps. Kamélios regorge d'épaves manifestement extraterrestres, déposées par le souffle du temps pendant quelques semaines, avant de disparaître suivant la même méthode. Incompréhensible et inconcevable, ce « voyage dans le temps » est-il un moyen de transport extraterrestre d'une race ayant jadis habité Kamélios ? N'est-ce au contraire qu'un fantasme, une sorte de travestissement illusoire directement issu de l'esprit humain qui l'observe ? Certains pionniers en ont fait l'expérience en disparaissant dans le souffle du temps, mais aucun n'a pu revenir pour témoigner.

Dans ce cadre mystérieux, les explorateurs développent une société curieuse, basée sur la chance et le hasard, avec des lois implicites difficilement crédibles. Pourtant, le quotidien prend toujours le dessus, le monde de VanderZande ayant l'étrange particularité de changer les humains, temporairement d'abord, puis définitivement. Lassitude, ennui et parfois folie sont souvent au bout de la route, notamment pour Leo Faulcon, dont la vie manque singulièrement d'intérêt. Faisant équipe avec son amante Léna, tous deux s'associent avec Kris, un nouveau venu pas encore contaminé par Kamélios et dont l'enthousiasme reste entier. Ensemble, ils découvrent une épave sur le rivage d'une mer calme, une épave qui n'apporte rien de concret, mais qui symbolise le point de départ d'une vraie révolution. Kris a en effet un secret. Il est venu sur Kamélios pour retrouver son frère Mark, emporté par le souffle du temps quelques mois plus tôt. Pour Kris, cela ne fait aucun doute ; Mark est vivant, quelque part dans un ailleurs inaccessible, mais vivant. Dès lors, de révélations en révélations, Leo retrouve son énergie perdue, découvrant peu à peu la nature de Kamélios, et un sens général à défaut d'une explication.

Si Le Souffle du temps peut laisser sceptique quant à ses tenants et aboutissants, il détonne néanmoins par son originalité sombre et désincarnée. La plume est rarement légère, toujours profonde, distante, installant un climat de malaise et d'attente parfois pénible. Au final, pas de révélations fracassantes, mais des pistes originales et intelligentes, qui ne font rien d'autre qu'évoquer des possibilités. Au-delà de son aspect strictement descriptif, Le Souffle du temps n'est pas dénué de poésie et de mystère, d'où un plaisir de lecture indéniable, mais pas forcément convainquant. Une curiosité à découvrir, sans doute réservée aux plus motivés.

L’Ombre du Shrander

Dernier ouvrage et grand retour à la S-F de M. John Harrison, L'Ombre du Shrander (traduction douteuse de Light) est l'essence même du roman fantastique moderne. Épique, fou, complètement barré, lumineux, génialement écrit, éclaté dans sa narration, sombre, ambitieux et renversant. Autant dire que le voyage promis par Light (on abandonne L'Ombre du Shrander, d'accord ?) est de ceux qu’on n’oublie pas.

De par sa forme et son fond, Light appartient au nouveau M. John Harrison, en opposition à l'ancien, responsable de La Mécanique du centaure et de la géniale/illisible trilogie de « Viriconium » (voir ici, et là encore). On y trouve tous les ingrédients du space opera à la Ian M. Banks, mais détournés d'une manière très « harrisonienne ». Les fans apprécieront au passage l'influence d'Harrison sur Banks avec La Mécanique du centaure et celle de Banks sur Harrison avec Light. C'est ce qu'on appelle un cercle tout sauf vicieux, car donnant des œuvres qui sont aisément classables au rang des chefs-d'œuvre du genre. Du genre ? Peut-être plus, dans la mesure où des auteurs de la stature de Banks ou Harrison se permettent justement d'en sortir, pointant de fait au rayon « littérature générale » avec beaucoup de talent. Au final, c'est de littérature tout court qu'il s'agit, avec des perspectives exceptionnelles, des réflexions profondes, un vrai souci humain dans le traitement des personnages et… un humour ironique ou cynique omniprésent. C'est d'ailleurs sans doute l'une des grandes réussites de Light. Un texte à la fois drôle, à la limite du foutage de gueule (le passage du canari jaune vaut le détour), et paradoxalement très sérieux, poétique, voire bouleversant. De quoi embarquer tout lecteur dans une aventure expérimentale exceptionnelle, et ce jusqu'aux dernières pages, vers cette prétendue révélation finale tant espérée, qui en donne finalement si peu et tellement. L'ombre de Buzzati n'est pas loin, celle du K. toute proche, Shakespeare se cache au gré des pages, Peake à peu près partout, on pourrait chercher les références pendant des heures, mais ce serait oublier le plaisir intense procuré par la lecture de Light. Un vrai grand roman, de ceux qui rassurent, réconfortent et enthousiasment.

La quatrième de couverture (l'anglaise comme la française) commence par la fin. Soit. Sous la bande de Kefahuchi (un amas d'étoiles, de trous noirs et d'autres saletés tellement denses que personne n'en est jamais revenu vivant), sur un astéroïde perdu, trois objets vieillissent doucement : une paire de dés en os, un squelette humain complet et un vaisseau spatial abandonné. Light raconte leur odyssée en trois histoires parallèles, enchevêtrées chapitre après chapitre. C'est d'abord (de nos jours) la fuite perpétuelle de Michael Kearney à laquelle le lecteur assiste, impuissant. Physicien fou, il travaille sur des expériences mathématiques qui aboutiront (sans qu’il ne le sache jamais) à la théorie du voyage spatial généralisé. Mais sa vie quotidienne est un cauchemar. Hanté et poursuivi sans cesse par une créature épouvantable (nommée Shrander, donc) à laquelle il a dérobé une étrange paire de dés, il mène une existence de tueur pour gagner du temps, chaque cadavre lui accordant un délai supplémentaire. De Londres à New York, ses retrouvailles avec Anna (son ex-femme) ne le mènent nulle part. L'échéance se rapproche, et Kearney doit un jour payer. Payer quoi ? Qui ? Et pour quelles obscures raisons ?

Ailleurs, beaucoup plus tard (en 2400, précisément), Seria Mau Gemlicher tente de redevenir elle-même en retrouvant son humanité. Amas de chair plus ou moins palpitante maintenue en vie dans une cuve spéciale, elle est le cerveau et le pilote du vaisseau White cat, entité à la fois artificielle et humaine, construite à partir d'une technologie extraterrestre oubliée, exploitée sans aucune conscience par les humains qui en ont découvert les restes. Poursuivie par d'autres vaisseaux issus de la même technologie, hantée par ses rêves de petite fille, elle part à la recherche d'elle-même et (peut-être) du seul homme à avoir jamais voyagé dans la bande de Kefahuchi.

En parallèle, on suit la pathétique histoire d'Ed Chianese, ancienne gloire de l'exploration spatiale, désormais camé (on dit « twink ») jusqu’aux yeux via les rêves offerts par les citernes (on dit « tank ») dans lesquelles il survit, l'épine dorsale connectée à une réalité virtuelle, indifférent au sort du monde extérieur. Mais ce dernier le rattrape sous la forme de deux sœurs, très occupées à massacrer leur monde pour récupérer ce qu'Ed leur doit. Chianese finira oracle dans un cirque ambulant, avant de se confronter lui aussi avec son propre Shrander… (Mais qu'est-ce que le Shrander ? Un démon intérieur ? La quête de son individualité ? Un cauchemar ? Une rédemption ?)

Des personnages remarquables de crédibilité, attachants, déchirés, angoissés, paniqués, auxquels on s'identifie avec une facilité déconcertante, une narration parfaitement maîtrisée, un style inimitable, Light laisse pantois une fois la dernière page tournée. De par sa très haute tenue littéraire, sa fluidité, la profondeur du propos et l'évidente vigueur de la prose, ce roman est appelé à faire date. Pour un retour, c'est d'un coup de maître qu'il s'agit, et l'on se prend à espérer que les éditeurs français se précipitent sur les autres titres disponibles, notamment le recueil de nouvelles Things that never happen, dont la presse anglo-saxonne dit le plus grand bien. Au final, Light se dévore à la manière d'un roman de Ian M. Banks, réaffirmant au passage l'excellence de la S-F anglaise, dont les voix originales et intelligentes redonnent quelque espoir à un genre qu'on dit moribond.

Les Menhirs de glace

Après la sortie de Chronique des années noires, Folio « SF » en profite pour rééditer un autre ouvrage de Kim Stanley Robinson, sous une couverture plutôt élégante même si curieusement pixélisée. Publiée en 1984, Les Menhirs de glace est l'une des toutes premières œuvres du futur auteur de la très primée « Trilogie Martienne ». On y décèle déjà son intérêt pour la planète rouge, avec cette histoire de mystification de la mémoire somme toute intéressante, à défaut d'être fondamentale.

Si la quatrième de couverture insiste sur ces fameux « menhirs de glace » découverts par une expédition sur Pluton, autant savoir que cette curieuse construction ne sert que de toile de fond. Robinson (c'est son habitude) travaille autour de plusieurs personnages, via une histoire étalée sur un demi-millénaire (tout de même). Trois parties pour trois longues nouvelles, articulées autour d'une seule idée, la mémoire.

Car l'humanité vit alors un âge d'or. Les progrès scientifiques permettent désormais de vivre plus de 1000 ans, mais les choses sont compliquées par la déliquescence de la mémoire. Comment conserver son identité et son intégrité personnelles quand on oublie régulièrement les « anciennes vies » que l'on a vécues ? Que devient l'Histoire ? D'autant que cette apparente longévité n'implique pas forcément une objectivité historique améliorée. Si les acteurs mêmes de l'Histoire oublient leur participation, rien n'empêche les vainqueurs d'écrire la version officielle. Comme toujours. Comme partout.

Les Menhirs de glace débute par un journal. Celui d'Emma, aux prises avec une mutinerie dans un vaisseau minéralier. Lassés d'une vie contrôlée par le « Comité », les mutins bricolent deux vaisseaux pour foutre le camp du système solaire et aller voir ailleurs si la vie est plus belle. D'abord réticente, Emma est séduite par l'idée d'une révolte contre le Comité qu'elle méprise. Elle aide donc les mutins à concevoir un système de survie suffisant pour tenir un bon siècle. De quoi trouver une planète viable avec un peu de chance, mais surtout de quoi ne pas mourir tout de suite. Une fois la chose réglée et « l'expédition Davydov » lancée, Emma repart sur Mars avec ceux qui n'ont pas voulu joindre l'expédition, pour tomber en pleine révolution. La colonie ne supporte pas non plus le joug du Comité, et de violents combats débutent pour l'indépendance de la planète rouge. La répression est terrible et la sédition matée dans le sang. Fin de la première partie.

Situé 300 ans plus tard, la seconde partie du roman tourne autour du personnage de Hjalmar Nederland, archéologue iconoclaste qui ne croît pas à la version officielle du Comité concernant la révolte martienne. Une version douteuse qui parle de massacres perpétrés par les rebelles, ces derniers ayant lâchement assassiné femmes et enfants avant de se suicider collectivement en faisant sauter les dômes de leurs villes. Chef d'un chantier de fouilles à New-Houston, Nederland trouve des éléments de preuve concernant la véritable Histoire de la sédition martienne, dont le journal d'Emma. De déprime en déconvenues, il tente d'imposer la vérité avant d'être récupéré en beauté par le Comité qui trouve forcément une explication raisonnable. Pendant ce temps (mais pas avant la page 250, quand même), des explorateurs découvrent sur Pluton un cercle de blocs de glace inexplicable, avant de le baptiser Icehenge en référence au célébrissime Stonehenge. Spéculations folles vont bon train autour des constructeurs. Extraterrestres, Atlantes, Elvis Presley, tout y passe. Mais Nederland a son idée. Certains passages du journal d'Emma laissent penser que Icehenge a été construit par la fameuse expédition Davydov. Une version qui s'impose comme la seule valable. Fin de la deuxième partie.

Troisième partie 150 ans plus loin. Edmond Doya fait un travail historique nécessaire en partant du principe que non, vraiment non, Icehenge n'a pas été construit par l'expédition Davydov, mais relève d'une mystification historique tragique dont on ne soufflera mot ici. Vrai, pas vrai ? comment savoir ?

Long, parfois fatigant, mais toujours élégant et finalement passionnant, Les Menhirs de glace n'est certes pas une œuvre majeure, mais a le mérite d'explorer avec brio le territoire de la mémoire, de la validité de l'Histoire et du temps qui passe. « La vie est l'histoire de nos oublis », précise l'auteur avec raison et poésie…

Tour à tour magnifiques et pathétiques, les personnages illustrent bien la façon dont nous autres, pauvres humains, traçons tant bien que mal notre route à travers un espace incompréhensible et inconcevable, avant de disparaître dans le néant. Les Menhirs de glace n'est finalement qu'une parabole autour du célèbre palindrome latin « in girum imus nocte et consumimur igni ». Nous tournons en rond sans fin dans la nuit, et nous sommes consumés par le feu.

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