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Casino perdu

Chelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, tels sont les noms des quatre planètes habitées d'un petit système solaire perdu au fin fond de l'espace. De ces quatre planètes, trois sont peuplées d'êtres humains arrivés à quelques dizaines d'années d'intervalle sur des arches d'ensemencement énormes après un voyage long de plus de mille ans. Quant à Barbarie, elle accueille les E.N.H.P — aussi appelés « pious-pious » — des extraterrestres à , la repoussante apparence — de véritables BEM, les fameux bug-eyed monsters de l'Âge d'Or — dont on ne sait pas grand-chose. Au cours des ans, chacune des communautés humaines en présence a développé à l'extrême le particularisme majeur des premiers colons qui constituaient l'équipage originel des vaisseaux. Ainsi Céleste est-elle une théocratie « fanatisante » et monothéiste ne jurant que par Mammet, Plommée un monde ou l'armée est la quintessence de la société, le grade l'unique et seule distinction sociale, et Chelterre une parodie de démocratie libérale, avec son inévitable quota d'exclus, de zonards.

La principale singularité de ce petit système solaire complètement paumé et oublié du reste de l'humanité, c'est un phénomène pour le moins étrange et absolument unique dans l'univers, connu sous le nom d'Achronie. Aucun scientifique n'est capable d'expliquer les causes de l'Achronie, ni même de clairement énoncer l'intégralité de ses effets. Ce que l'on sait, c'est qu'avant l'arrivée de créatures pensantes sur ces quatre mondes, les planètes en question semblaient évoluer dans une sorte de stase ou le temps n'avait plus cours. Les colonisations successives ont débloqué le processus, mais avec un décalage de temps entre chaque planète puisque les colonisations des quatre mondes n'ont pas eu lieu au même moment. Résultat : les colons ne peuvent quitter leurs mondes d'adoption sans s'exposer à un réajustement temporel inévitablement mortel équivalent à la période durant laquelle les planètes furent temporellement figées, à savoir un lapse de temps de plusieurs milliers d'années ! Jusqu'au jour où apparaissent sur Chelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, des portes permettant de relier aléatoirement chacune de ces planètes et n'exposant donc le voyageur qu'au décalage temporel de quelques dizaines d'années existant entre celles-ci. Vous suivez ? Cela conduit inévitablement ces mondes, aux fondements éthiques radicalement différents, à se livrer une guerre larvée par espions interposés. Au bout de quelques siècles, la situation entre les quatre peuple s'étant inévitablement enlisée, l'Accord est conclu. Chaque monde désignera aléatoirement un champion dont le but sera de liquider les trois autres. Le vainqueur offrira ainsi à sa planète tutélaire la suprématie sur tout le système solaire. Ici débute l'intrigue de Casino perdu.

Michel Pagel, dont on salue le grand retour (après son roman fantastique, Nuées Ardentes aux éditions Orion), signe avec Casino perdu un planet opera plein de rebondissements, de complots secrets et d'entités mystérieuses, dans la digne lignée d'un Jack Vance. L'intrigue, menée avec une grande maîtrise, accomplit parfaitement son office : nous faire tourner les pages sans lassitude aucune et irrésistiblement nous mener au mot « fin », après tout de même plus de 400 pages, ce qui n'est pas rien. On regrettera en revanche le peu d'épaisseur des mondes décrits qui, au-delà de quelques différences radicales et très caricaturales, tant du point de vue psychologique des habitants (les libéraux, les militaires, les prêtres et enfin les E.T., bien plus humains que les humains, naturellement…) que de l'aspect physique et géographique (ici il fait très chaud, là très froid, etc), manquent cruellement de relief. Quoiqu'il en soit, si Pagel avait pour motivation de faire œuvre de divertissement avec son Casino perdu, il y est incontestablement parvenu.

Les Peaux épaisses

Dans la Panstructure, donc, les Peaux-Epaisses occupent une place particulière. Ils sont le résultat de manipulations génétiques destinées à créer de la main d'œuvre capable de survivre dans le vide de l'espace. Véritables nomades spatiaux, ils transitent d'un chantier à l'autre et sont considérés comme des sous-hommes justes bons à accomplir les basses besognes (« Seules deux régions protégeaient les Peaux-épaisses : le Consortium des Mines, pour raisons économiques, et le Libral, pour raisons idéologiques »). Ils sont même chassés pour leur peau, qui constitue une véritable combinaison spatiale vivante très recherchée.

Le mercenaire Roko se voit chargé d'une nouvelle mission : exterminer un clan de Peaux-épaisses, le Nomaral. Il s'entoure pour cela d'une équipe triée sur le volet, rien moins qu'un ramassis de racailles. Quant à Lark, Peau-épaisse à l'apparence chirurgicalement rendue humaine, et appartenant au clan en question, il cherche à revoir ses pairs. Il sera aidé dans sa quête par un spécialiste de cette race humaine alternative, Anson Damaril. Ainsi, les pièces sont placées, la partie peut débuter. Et voilà tout ce beau monde jeté sur les routes du cosmos. Ce qui ne manquera pas de faire des étincelles lors de leurs allées et venues sur les différents mondes de la Panstructure.

On retrouve là du bon Genefort, et même de l'excellent, tant l'aspect fouillé et novateur des détails et de l'arrière-plan technologique est fidèle au rendez-vous. On sent un véritable travail de recherche (ou du moins de compilation, au fil du temps, de l'état de l'art dans le domaine scientifique) et on parcourt avec jubilation les descriptions biotechnologiques (les Peaux-épaisses et leur organisme modifié), informatiques (la téléthèque galactique) ou roboiques (nano-robots tueurs). Les mondes visités, eux aussi, ne se contentent pas d'être de simples planètes rondes sans relief, mais sont des spatiocénoses aux formes les plus variées, d'où de belles trouvailles sur les modes de vies de leurs habitants. On ne peut évidemment s'empêcher d'établir un parallèle entre ces castes de Peaux-épaisses pourchassées et, à une autre époque de notre histoire, ces tribus d'indiens d'Amérique du Nord qui ont eu la malchance de se trouver sur le chemin des colons. On retrouve ici le même traitement quasi mystique du thème de la survie d'une race face à une fin inexorable. La variation réside dans le fait que la seconde race fut créée par la première, ce qui pose également d'autres questions d'éthique (d'actualité au regard du domaine sensible de la génétique).

Si l'un des leviers psychologiques est une fois de plus le rapport entre deux êtres que tout sépare (Lark et Anson), tout comme dans Le continent déchiqueté (roman paru au Fleuve Noir), le texte est ici plus fouillé et l'action incontestablement plus prenante, notamment du fait des nombreux mondes visités. Un roman distrayant et intéressant.

Le Faiseur de veuves - Renaissance

Jefferson Nighthawk est, ou plutôt était un chasseur de prime, une machine à tuer répondant au doux nom de Faiseur de Veuves. Pourquoi en parler au passé ? L'histoire est de notoriété publique : Nighthawk, frappé il y un peu plus d'un siècle d'un mal incurable, l'éplasie, s'est de lui-même cryogénisé dans l'attente d'un hypothétique remède. Voilà qui était compter sans la moralité douteuse des puissances de l'Oligarchie, qui vont puiser sans hésitation dans cette matrice, certes très abîmée (l'éplasie provoque une horrible dégénérescence de la peau), mais dont le potentiel, grâce au clonage, est toujours intact. Ainsi assistons-nous au retour de Nighthawk du « pays des congelés », au retour de ses clones, plutôt.

Si Resnick se sert de ce point de départ faisant appel aux derniers développements de l'actualité scientifique, le reste du traitement n'en demeure pas moins extrêmement classique et très proche de celui du premier roman mettant en scène notre héros-éprouvette (Le faiseur de veuves — chez le même éditeur). A ceci près toutefois que Nighthawk II était une copie sans souvenir et donc amputée d'une large partie de ses moyens, ce qui d'ailleurs causa sa perte. Nighthawk III, lui, dispose de toute la mémoire de l'original (par le miracle d'un procédé qui ne nous est d'ailleurs pas expliqué…). Ce détail mis à part, force est de constater combien le défaut majeur du premier tome se retrouve dans le second : une utilisation excessive de dialogues dont certains ne mènent pas à grand-chose et dont la longueur inutile frise le remplissage gratuit.

Le Faiseur de Veuves doit bien sûr accomplir une mission, ce qui lui permettra, lui dit-on, de sauver son « père » de l'éplasie. Pour ce faire, il lui faudra tout de même récupérer un otage et abattre le meneur d'une révolution, le mystérieux et surprotégé Ibn ben Khalid, pas moins. Si l'inexpérience du premier clone le poussait a jouer au solitaire, le savoir de Nighthawk III lui dicte de s'entourer d'une équipe triée sur le volet. Il recrute donc Kinoshita, son entraîneur qui ne peut que constater combien l'élève dépasse le maître, Mélisande, une Balataï douée d'empathie, Zyeux-Bleus, un informateur, et Vendredi, as des explosifs toujours prêt à faire sauter des humains, cette race détestable qui a osé conquérir la moitié de la Galaxie et acheter l'autre. Cette fine équipe, relativement peu soudée, s'enfoncera dans la zone de non-droit et d'anarchie débridée appelée la Frontière. Dans ce schéma emprunté à celui des Sept Mercenaires (les références ne trompent pas, on est en plein western galactique), Nighthawk III devra trouver le ver dans le fruit caché au sein de son équipe.

On le voit, un traitement à la limite du simpliste, tant les personnages semblent tout droit sortis d'un écran de cinéma. Mais cela fait pourtant partie du jeu. Aussi, tout comme devant une projection du Bon, la Brute et le Truand, asseyons-nous dans un fauteuil moelleux et émerveillons-nous devant les exploits de Clint, pardon, Jefferson, qui ne rate jamais sa cible, abat tous les méchants et ne se fait jamais avoir par les coups tordus. Du grand spectacle en somme, pour en prendre plein les yeux à défaut de l'esprit. Rien de plus.

Entre chien et louve

Jean, de retour d'Afrique, se voit plus que froidement accueilli par sa famille. Il faut dire qu'il a ramené dans ses bagages une femme qui n'a pas la bonne couleur : elle est noire ! Evidemment, avoir une compagne noire dans les années cinquante, c'est plutôt mal vu (déjà que dans les années quatre-vingt-dix…). Commence alors pour la jeune Astrid une vie semi-recluse dans une maison isolée au milieu des Ardennes, soumise aux quolibets et aux insultes racistes lors de ses rares visites en ville. Bon, c'est très triste, c'est sûr, mais qu'est-ce que tout cela vient faire ici, me direz-vous ? Et bien voilà : bien des années après, Jean meurt et se réveille dans le corps… d'un chien.

On aboutit donc à cette étrange situation où Jean, répondant maintenant au sympathique patronyme de « Fidèle », accompagne son ancienne amante et désormais maîtresse dans un parcours de fin de vie plein d'une nostalgie douloureuse. L'élément croustillant dans cette histoire est qu'en plus de sa personnalité et de ses propres souvenirs, Jean/Fidèle s'est vu attribué les instincts grégaires de son hôte. Cette dualité de personnalité lui ouvre tout un univers de sensations et de situations tout à fait insoupçonnées, tant de lui-même que du lecteur ! En somme, une situation inverse de celle du film Didier qui voit ce cher Chabat passer de l'état animal à celui d'humain — à supposer bien sûr qu'il y ait une différence entre les deux, mais c'est une autre affaire), traitée avec un ton totalement opposé. Car on est loin de s'écrouler de rire dans cette histoire ! Voilà pour le canevas de départ. Pour ce qui est du développement de l'histoire elle-même, Jean va de découverte en désillusion. Dans cette toute nouvelle intimité, les confidences faites par Astrid à son chien ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd. Dans ce huis-clos animalier, on franchit par paliers les marches de ce qui s'apparente à une descente aux enfers vécue au quotidien. Et l'être hybride de découvrir peu à peu avec horreur la véritable nature de ses relations passées avec son amante et tout un pan caché de son ancienne vie, ce dont il se serait bien passé. On en profite d'ailleurs pour aborder au passage ce qui semble être la source de cet étrange transfert mental : une cérémonie de sorcellerie tribale, dont le déroulement a des aspects insoutenables, petit îlot de violence sanglante dans ce cauchemar lent et doux amer.

Une situation intéressante, une vie de tous les jours, gauchie par une vision déviante et servie par un traitement sensible : il n'en faut pas plus pour faire de ce petit livre une lecture fort attachante.

La Science-Fiction française

Cet ouvrage est le fruit d'un travail d'enquête réalisé dans le milieu de la S-F française par Anita Torres à partir de 1990 et il constitue une approche sociologique de la S-FF. Outre les chercheurs impliqués dans l'étude sociologique du fait littéraire, cet ouvrage nous concerne en tant qu'image ou miroir — « nous », c'est à dire les auteurs et les amateurs de S-F. L'intérêt, bien sûr, diffère selon que l'on était ou non dans le milieu à l'époque. Il est nécessaire de replacer l'enquête dans sa perspective historique qui est celle des années où la S-FF a touché le fond et manqué disparaître ; la situation ayant depuis considérablement changée. La virulence des polémiques à laquelle la chercheuse a pu assister peut sembler étrange avec cinq années de recul mais à l'époque, le pessimisme était au noir fixe. Ainsi ne pouvait-elle assurément pas deviner que les jérémiades allaient, dès 95, se convertir en méthode Coué et porter leurs fruits. Entre le moyeu (puristes, orthodoxes dit A. Torres) et la roue (littéraires et hétéroclites) s'échangeaient des rayons de la mort.

L'ouvrage s'ouvre par un nécessaire aperçu historique depuis 1950, après avoir posé les catégories et concepts de genres et en quoi la S-F est un genre dominé. Du point de vue sociologique, les questions de la domination du genre S-F et celle de sa légitimation sont centrales. L'histoire est touffue, détaillée à travers d'innombrables citations. A. Torres met en relief la constitution dipôlaire de la S-FF dès l'origine : populaire et à droite au Fleuve Noir ; intellectuelle et de gauche ailleurs, chez Denoël en particulier. Elle expose la connexion du pôle intello avec les derniers Surréalistes et l'exploitation légitimante qui en est faite. Elle passe ensuite à la S-F politique puis à la tendance littéraire autour du groupe Limite, qui lui a succédé. Des choses que les amateurs intégrés dans le milieu de longue date connaissent bien mais qui ne manqueront pas d'intéresser ceux qui n'ont pas connu cette période.

Elle s'attache ensuite au clivage entre les puristes (définis par ceux qui considèrent que la S-F doit rester centrée sur la science, la technique, le rationalisme, même si c'est d'une manière critique) et, d'une part les hétéroclites (définis par leur goût pour les parasciences, le paranormal, l'histoire mystérieuse — surtout des anciens du Fleuve, Jimmy Guieu en tête) et d'autres, les néo-formalistes (définis par leurs préoccupations exclusivement esthétiques et stylistiques, autour d'Emmanuel Jouanne et de Limite).

La dernière partie concerne les origines et situations sociales des auteurs qui appartiennent, selon A. Torres, à la bourgeoisie. Elle utilise une définition très large de la bourgeoisie qui comprend les instituteurs et agents de maîtrise. De fait, surtout des salariés. La frange cultivée du salariat. Elle constate que les auteurs les plus impliqués dans le milieu sont les moins intégrés, tant socialement qu'éditorialement et qu'ils se partagent entre « autres activités littéraires » et « boulots alimentaires ». Moins (ou pas) intégrés au milieu, les pros (anciens du Fleuve, Pelot ou Brussolo) et les dilettantes qui ont par ailleurs une profession valorisante (Canal, Barbet — malheureusement décédé depuis —, Dunyach, etc). Anita Torres n'analyse que trop superficiellement la relation ambiguë entretenue avec la S-F US, n'y voyant qu'une relation d'amour/haine à mon avis insuffisante.

Au final, même si l'ouvrage date et semble assez confus, il n'en colle pas moins de près à la réalité d'alors quant aux conflits internes et aux désire et stratégies de légitimisation ; aspects aujourd'hui un peu estompés. Les discours sur l'origine sociale des auteurs garde toute sa pertinence puisqu'il s'agit surtout des mêmes. Indispensable à tous ceux qui veulent en savoir davantage sur leur genre de prédilection.

Postman - Le Facteur

Oregon 2013. Après la guerre atomique. Voilà pour le lieu, l'époque, le contexte. La sortie du dernier film de Kevin Costner, adapté du roman, est pour J'ai Lu l'occasion de rééditer ce livre publié initialement en 1987, une occasion qu'il ne fallait pas manquer, Ces douze derniers mois semblent décidément avoir été bien fastes pour David Brin, avec les publications successives de Rédemption (J'ai Lu), de La jeune fille et les clones (« Rendez-vous Ailleurs », Pocket), et cette indispensable réédition.

On ne peut qu'attendre de voir le film pour savoir comment Costner s'est tiré de son adaptation suite au bide de son Mad Max sur mer. Parce qu'entre Mad Max et Le Facteur, il y a autant de points communs que de divergences. Mad Max est le post-atomique dans toute sa triviale splendeur et son héros, le survivaliste par excellence, le guerrier. Or, les guerriers survivalistes n'ont pas le beau rôle dans le roman de Brin. Loin des hordes sauvages hurlantes de Mad Max, ce sont des tueurs du genre des Forces Spéciales qui égorgent, qui violent, qui massacrent la nuit, en silence. Bien qu'animés par une idéologie néo-féodale du plus mauvais aloi, ils sont du point de vue technique, tactique, des prédateurs modernes, plausibles. Ils ne jouent pas à l'attaque de la diligence… Gordon Krantz, le Facteur, n'est pas un « manche » non plus, mais il est bien incapable de venir à bout de ces maîtres à tuer comme Max l'eût été. Pourtant, à l'instar du même Max, après avoir été membre des milices luttant pour maintenir un ordre agonisant, il se battra aux côtés de ceux qui veulent rebâtir la civilisation. Tous deux incarnent l'espoir face aux barbares.

Krantz n'est pas un postier. Il a rencontré le Facteur au fond des bois alors qu'il fuyait après avoir été dépouillé : une veste en cuir étant plus utile sur ses épaules que sur une carcasse desséchée depuis vingt ans. Il imagine que le Facteur, blessé, a choisi de mourir en cachant le courrier plutôt que de le voir, tomber entre de mauvaises mains… De fait, il est le premier à mythifier le Facteur. Tout l'Oregon suivra. Et s'il est bien conscient du bobard qu'il sert, il sent que c'est un besoin pour les gens de tisser à nouveau des liens avec les autres communautés. Le voilà donc à distribuer du vrai courrier de villes en villes. Il arrivera ainsi à Carvallis, prospère communauté organisée autour du mythe du Cyclope, une intelligence artificielle morte depuis belle lurette. Ce havre est malheureusement menacé par les survivalistes du général Macklin, qui tiennent le sud de l'Oregon. La féministe Dena créera un corps d'amazones pour liquider les hommes mauvais que sont les survivalistes. De son fiasco militaire naîtra un troisième mythe.

David Brin se berce de douces illusions sur l'Amérique. D'ailleurs, les référents de cette Amérique datent du XVIIIe siècle et de Benjamin Franklin. En 1985, lorsque paraît le livre, les survivalistes sont soit des sportifs soit des inadaptés. Pas des gagneurs, Les seigneurs de l'époque sont les yuppies. L'intelligence, la volonté de puissance, la faculté d'adaptation, l'absence de tout scrupule d'un requin de la finance sont les qualités universelles du conquérant, du dominateur. Il n'y a pas vraiment besoin d'une guerre nucléaire pour que le féodalisme fasse retour. L'art de Brin est de mettre cette brutale mentalité en évidence. Tout en envisageant le pire, — illustré par Sheri Tepper dans Un monde de femmes — , Brin idéalise aussi le féminisme comme s'il ignorait tout de leurs écrits, comme si elles étaient absentes du milieu universitaire californien qui est le sien. Il est depuis devenu moins naïf en écrivant La jeune fille et les clones. Autre différence enfin, entre Le Facteur et la majeure partie de la S-F post-atomique, Brin est franchement technophile. Il attribue la responsabilité de la guerre aux hommes, non aux techniques.

Postman est un roman des plus agréables quoique trop idéaliste ; d'une lecture facile et intéressante, traversé de personnages attachants et de scènes poignantes. Populaire, profond, sensible, David Brin nous rappelle ici qu'il est l'un des meilleurs. Et si l'adaptation cinématographique est à moitié à la hauteur du roman (il est permis d'en douter…), l'image de la S-F en sortira vraiment grandie… N'a-t-elle pas encore un récent Starship Troopers à se faire pardonner ?

Le Pays multicolore

[Chronique portant sur les deux premiers tomes du cycle]

En 2110, la Terre est entrée dans le Milieu Galactique et a colonisé bien des mondes. Depuis plus de 70 ans, une porte à sens unique a été ouverte sur un passé tropical vieux de six millions d'années : le Pliocène, quand vivaient les tous premiers hommes. Près de Lyon, la porte est une sorte de bonde par laquelle s'écoule la lie de l'humanité, les asociaux, les inadaptés. L'Exil leur offrant une porte de sortie honorable quoique sans retour.

La première partie du tome 1, Le pays multicolore, est consacrée à la présentation des personnages principaux, cinq hommes et trois femmes, et les raisons qui les ont poussés sur le chemin de l'Exil. Ainsi Bryan Grenfell, l'anthropologue, court-il après son amour perdu ; Stein Oleson, brute viking ne rêve que de viols et de bagarres à la hache ; Richard Voorhees, pilote d'astronef raciste et individualiste est mis au ban de la société ; Elizabeth Orme a perdu ses pouvoirs psi dans un accident ; Felice Landry est animée par une haine de l'homme qui n'a d'égale que sa soif de puissance ; Aiken Drum, délinquant, n'avait le choix qu'entre l'Exil et la lobotomie ; Claude Majewski, le paléontologue, fuit le souvenir de sa défunte femme ; enfin la nonne Anna-Maria Roccaro entend trouver la rédemption dans l'Exil. Une jolie brochette…

L'Exil n'est cependant pas le Jardin d'Eden. Il est occupé par les Tanu, des exotiques venus d'une autre galaxie dotés de pouvoirs psi terrifiants, qui ont asservi les humains. Comme les exilés, les Tanu sont des inadaptés qui veulent perpétuer leurs rites barbares. Ils rendent leur fécondité aux femmes pour en faire des esclaves reproductrices ; les hommes sont chargés de toutes sortes de travaux ou font partie de la soldatesque. Ceux qui ont des pouvoirs psi servent de kapo. Des relais psychiques, les torques gris, d'or ou d'argent, établissent la hiérarchie que dominent les Tanu. Plus ou moins inspirés de la mythologie celtique, les Tanu engendrent les Firvulag, des gnomes monstrueux aux pouvoirs psi naturels. Tanu et Firvulag se livrent une guerre rituelle dont les humains ont bouleversé l'équilibre.

Le groupe est scindé en deux. En route pour l'Alsace, Claude, Felice, Anna et Richard parviendront à s'évader. Ils rencontreront des humains libres dans les Vosges et s'allieront aux Firvulag du Ballon d'Alsace pour attaquer et détruire Finiah (Baie) grâce à une vedette spatiale et un canon laser datant de l'arrivée des Tanu.

D'autres tomes, qui n'avaient pas été traduits chez « Temps Futurs » en 83 devraient suivre. Dans ce roman d'action, et même si celle-ci n'est pas spécialement « boostée », on ne trouve pas le temps de s'ennuyer. À mi-chemin entre le cycle de Pellucidar d'E. R. Burroughs et Les déportés du Cambrien de Silverberg, l'intérêt pernicieux de ces aventures tient à l'ambiguïté que Julian May cultive à plaisir. Ses personnages fuient le totalitarisme « soft » du Milieu Galactique à la recherche d'une terre de liberté, au lieu de quoi ils tombent sous le joug des Tanu. Lesquels sont des esclavagistes féodaux dans toute leur splendeur. Pourtant jamais J. May ne les fait apparaître malveillants ; jusqu'à la mort même d'Epone qui semble bien cruelle. En revanche les humains usent sans pitié du fer qui est aussi létal pour les Tanu qu'une neurotoxine. Alors que les Tanu asservissent, les humains massacrent. Le sort des humains sous le joug Tanu n'a rien d'atroce…, Mais on sait bien, depuis La Fontaine, que le loup préfère courir les bois le ventre vide, plutôt que, comme le chien, être repu avec une chaîne au cou.

Proche d'auteurs tels que McCaffrey ou Zimmer-Bradley avec laquelle elle collabore par ailleurs, Julian May apparaît comme une crypto-fasciste assez retorse. L'usage ici fait des pouvoirs psi n'a rien à envier à celui qui en est fait dans le « StarReich » cher à Perry Rhodan, ou par sa consœur sus-citée dans la série Rowane. Derrière l'agréable divertissement, à l'ombre de l'action et de l'exotisme, s'embusquent des idées fascisantes qu'une lecture au premier degré risquerait de laisser assimiler. La construction est fort pernicieuse : les principaux personnages étant des méchants sans que jamais cela soit explicité. Il est nécessaire de percer à jour la coloration politique de cette série pour appréhender les idées dont elle se fait le vecteur.

Patience d'Imakulata

Orson Scott Card est en quelque sorte, en S-F, le spécialiste du roman initiatique. Alvin et Ender sont là pour en témoigner avec force prix Hugo et Nebula. Mais Card n'a toutefois pas le monopole du thème, citons pour mémoire L'enfant de la fortune de Spinrad, Rite de passage d'Alexei Panshin, Molly Zéro de Keith Roberts… Voici bien un thème typique de la S-F et de la Fantasy à l'heure où, dans nos sociétés contemporaines, de tels rites ont été édulcorés au point qu'ils en ont disparu.

Fille d'un souverain déchu, Patience a reçu une formation d'assassin poussée qui fait d'elle une parfaite machine à tuer. À la mort de son père, elle doit fuir en compagnie de son mentor, Ange, ce qui correspond à leur départ pour Fissur, la ville des Gueblins au sommet de laquelle règne Antiver. Bribe par bribe, il va lui falloir reconstituer l'histoire humaine sur Imakula. Sur la route de Fissur, dont Patience reçoit l'invincible Appel, le groupe s'accroît de Sken, une solide marinière, puis de Ruine, le roi Gueblin, de sa compagne Chal et de leur serviteur Constant, guerrier et sage. Le gros des péripéties tissant la trame du récit naît de la volonté d'Antiver de diviser ce groupe pour attirer Patience seule dans son antre afin d'y engendrer Kristos, prototype d'un être parfait.

Card brosse ici un planet opera, entre Jack Vance et le Greg Bear d'Héritage, avec, dans la construction, un arrière-goût de Fantasy. Quand il recourt à de grosses ficelles telle que la pauvreté du sol en métaux pour justifier la régression technologique, il les tresse bien joliment. Le titre américain, Wyrms, fait davantage ressortir le motif central sur lequel l'auteur brode d'abondance et avec soin. L'idée de l'affrontement de l'humanité avec une espèce génétiquement, biologiquement, supérieure n'est pas très courue. Card la pousse loin et l'exploite au mieux. À l'idée brillante, il rajoute un réel talent de conteur qui le rapproche de David Brin. Ainsi pourra-t-on établir un parallèle entre les trajectoires de leurs héroïnes respectives. Celle, ordinaire de Maïa dans La jeune fille et les clones, et celle, exceptionnelle, de Patience, qui rappelle le Paul Atréide/Muad'Did de Dune, quand le rite initiatique se teinte des couleurs de la prophétie et confine au démiurgique. À la différence du roman de Brin, la problématique générale de celui de Card n'a pas véritablement d'implication dans notre monde contemporain. Il reste dans sa bulle d'univers à l'instar d'un monde de Fantasy. Card s'emploie néanmoins à distiller quelques réflexions sur le pouvoir et son usage, particulièrement dans les premiers chapitres, très herbertiens, avant que le récit ne s'oriente vers son principal motif.

Patience n'échappe pas plus qu'Ender au profil du héros cardien. Elle est prédestinée : elle ne naît que pour s'accoupler à Antiver. Patience est également pathétique à l'image d'un héros moorcockien, assez forte pour vouloir affronter Antiver tout en se sachant trop faible pour espérer triompher. Prise au piège, elle ne peut que se ruer là où il l'attire. Comme ceux de Moorcock, les héros de Card sont construits sur un modèle récurrent où la tromperie figure en bonne place. Patience n'a aucune liberté. Prise au piège de l'histoire humaine sur Imakula, qu'elle triomphe ou échoue elle n'aura été que l'instrument de l'Histoire.

Peut-être la rupture avec le personnage du roi Oruc et l'univers politique d'Imakula s'apparente-t-elle à un vice de construction. Toutefois le chapitre quatre jette plus que suffisamment d'interrogations pour embarquer le lecteur sur la tournure que Card veut donner à son roman. Demeure au final un livre captivant de bout en bout.

La Compagnie des clones

Je croyais bien la « Nouvelle Science-Fiction Politique Française » morte depuis le départ de Bernard Blanc vers des activités plus lucratives. Et pourtant j'ai lu son fantôme : Alain Pelosato. Tous les défauts d'un « bon » Kesselring y sont… Imaginez que Max-André Rayjean ou Dan Dastier aient voulu publier une novella dans Alerte ! C'est à ça que ressemble La compagnie des clones

Dans un bon siècle d'ici, le monde a été convenablement aseptisé — les Ennos triment comme des cons, les Ennels glandent comme des cons et les dirigeants de la SOMOP dirigent tout naturellement comme des cons. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les Ennos produisent pour que les Ennels puissent casser. Chacun est occupé. Tout est bien ainsi. Mais voilà que Beauvirus, une I.A., joue les histrions et que les Ennos se mettent à protester… en mourant à la tâche. C'est le début d'une suite d'événements qui finiront par conduire au pouvoir Laureen, la fiancée d'un martyre du régime. Un changement de gouvernement qui se limitera a une simple passation de pouvoir ; ce dernier continuant inévitablement d'être exercé par ceux qui le détiennent sur ceux qui le subissent…

De la S-F politique bien épaisse et pleine de grumeaux qu'un réseau de clones tente vaguement de mettre au goût du jour. Pas même un rudiment de psychologie élémentaire ne vient conférer un semblant de vie, de réalité — ne parlons pas de profondeur — à une pathétique poignée de personnages diaphanes et incolores. Pâles fantômes, tristes caricatures. Pas un brin d'humour. Pelosato voit le clonage comme immoral sans préciser s'il l'est par principe ou si c'est sa restriction à la classe dirigeante qui l'est. À cela s'ajoute une charge sur la vanité du réformisme et un plébiscite pour le retour à la nature.

À l'anémie de l'intrigue, de l'univers, des personnages et des idées, s'ajoute celle du texte sous sa jaquette miteuse. Assurément côté anémie ne manque que celle du prix : 80 FF ! Imaginez : la pagination d'un CyberDreams en caractères deux fois plus gros ou presque pour un intérêt dix fois moindre et un prix double, le tout sous une couverture plus moche que celle d'un « Que sais-je ? ». Franchement, il y a peut-être bien eu quelques Fleuve Noir — pas beaucoup — encore plus mauvais. Mais aussi court, aussi moche, de si peu d'intérêt et aussi cher, c'est tout de même très rare et peut-être bien unique.

Sans parler du chien

[Chronique de l'édition originale américaine parue en février 1998 chez Bantam Spectra]

En 1958 Connie Willis découvre Trois hommes dans un bateau. Cette lecture la marque plus qu'un peu. Quarante ans plus tard, elle publie un roman dont le titre, To say nothing of the Dog, n'est autre que le sous-titre du chef d'œuvre de Jerome et dont l'action se déroule principalement en 1888 sur les bords de la Tamise.

Mais comme le maître à bord est ici Connie Willis, le mode de transport n'est pas la barque mais le voyage temporel. On part donc d'Oxford au XXIe siècle, pour faire étape à Coventry en pleine seconde guerre mondiale et enfin débarquer en 1888 avec un cas de décalage temporel aggravé. Beaucoup plus drôle que le décalage horaire dont il est le cousin éloigné, le décalage temporel affecte la vision, l'ouïe, le sens de l'orientation et provoque chez ceux qui en souffrent d'interminables envolées lyriques.

Peu importe, l'Angleterre victorienne est sans doute la période la plus reposante de l'histoire de l'humanité : promenades en barques sur la Tamise, parties de croquets sur l'herbe, valets obséquieux…

Bien évidemment ce serait oublier que Connie Willis aime faire un peu souffrir ses héros. N'envoyait-elle pas la pauvre Kivrin en pleine peste noire dans Le Grand Livre ? Elle fait toutefois preuve de plus de clémence cette fois-ci. Les héros de To say nothing of the Dog ne doivent affronter que quelques paradoxes temporels, les facéties d'une riche américaine, les caprices d'une héritière férue de spiritisme et de son chat, sans parler du chien.

Les influences de To say nothing of the Dog sont diverses, on y retrouve l'atmosphère de Trois hommes dans un bateau, bien sûr, mais aussi le suspense des intrigues policières des années 30 et un service à table digne de Jeeves.

Mais To say nothing of the Dog est plus qu'un divertissement, c'est également une remarquable étude du voyage temporel. En utilisant la théorie du Chaos — un petit chat perdu peut à lui seul bouleverser le devenir de l'humanité —, Connie Willis offre l'une des voies d'exploration des paradoxes temporels les plus satisfaisantes à ce jour.

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