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Le Continent déchiqueté

 

S'il est une chose qu'on ne peut reprocher à Laurent Genefort, c'est un manque d'inactivité littéraire, En effet, celui qu'on présente souvent comme l'un des grands espoirs de la S-F francophone écrit beaucoup, condition proprement incontournable — sauf rares exceptions — pour qui espère vivre, par chez-nous, de ses accouchements science-fictifs. Ainsi ses ouvrages paraissent avec une régularité de métronome : un titre tous les trois mois au Fleuve Noir. Une cadence qui aurait même tendance à s'accroître, puisque notre auteur vient de publier Typhon, son dix-huitième roman, chez Seno dans la collection « 4 D » (Le continent déchiqueté étant, quant à lui, son dix-septième titre).

Tous les livres de Genefort, ou presque, s'inscrivent dans le même univers de manière plus ou moins affirmée : une projection futuriste dans laquelle la race humaine s'est implantée très loin dans la galaxie grâce aux Portes de Vangk, « artefacts spatiaux créés il y a cent mille ans par une espèce disparue, les Vangk, permettant de voyager instantanément entre les mondes ». Bref, un univers hyper-technologique extraordinairement vaste où la race humaine est omniprésente.

Le Continent déchiqueté est l'histoire d'une cohabitation forcée entre deux êtres que tout oppose, deux humains contraints de s'associer pour survivre. Sureau est un planétaire natif d'un monde de glace où les règles, tant morales que sociales, sont dictées par une stricte religion. Lemuel, quant à lui, est né sur l'arcologie Elikale, un astéroïde abritant depuis deux cent ans une communauté de quelques dizaines de milliers d'humains particulièrement adaptés à la vie dans l'espace. Lemuel n'a de fait jamais connu les contraintes de la gravité. Alors que Sureau est en visite sur Elikale afin de mener à terme une tractation commerciale d'importance, et qu'il entreprend, sous la conduite de Lemuel, la visite d'Elikale, l'arcologie est violemment attaquée par une flotte non identifiée. Seuls survivants, les deux hommes se réfugient en catastrophe sur Firmajo Fluganta Ophii, véritable « tranche » de planète totalement artificielle en orbite à proximité d'Elikale, un monde sauvage créé de toute pièce par la caste des techniciens Yuweh, une organisation très fermée spécialisée dans la terraformation planétaire. Cloués sur un monde dont ils ne connaissent rien, en but aux éléments et créatures de toutes sortes, Sureau et Lemuel devront lutter pour survivre.

Le décor est planté, un canevas très classique : des robinsons naufragés découvrent, avec un minimum de matériel, un monde totalement inconnu. Et on le sait depuis longtemps, en matière d'environnements bizarres, Genefort en connait un rayon (Arago ou Le sang des immortels pour les jungles exotiques, L'opéra de l'espace pour les visions technologiques étonnantes). Pas de surprise, donc, l'auteur nous livre ici, une fois de plus est-on tenté d'écrire, son quota d'étrangeté et de dépaysement. On soulignera tout particulièrement la remarquable évocation d'Elikale en début d'ouvrage, un univers technologique confiné et autarcique très convainquant. En revanche, Firmajo manque considérablement de relief, une constatation étonnante chez un auteur qui, généralement, fait preuve d'un net souci du détail et de la vraisemblance. Ainsi, les visions de Genefort ne parviennent que très rarement à saisir le lecteur, certains passages étant même assez obscurs. Il est des scènes qui, incontestablement, auraient gagné à être développées. De même les relations entre les deux protagonistes, ce qu'on aurait pu supposer être la charpente, l'ossature du roman, ne présentent en définitive qu'un intérêt très relatif, l'évolution psychologique des deux personnages n'étant rien d'autre, au final, que fortement prévisible.

Que dire de plus ? Le contient déchiqueté n'est pas un (trop ?) mauvais bouquin. Ce n'est pas non plus un Genefort exceptionnel, loin s'en faut, très en-dessous, par exemple, de L'opéra de l'espace (qui demeure à mon sens son œuvre la plus achevée). Gageons que les amateurs de space opera y trouveront malgré tout le compte, gageons aussi qu'ils n'y trouveront guère plus. Dommage.

Cœur de fer

 

Premier ouvrage de la collection « Étoiles Vives » à paraître en coédition (une collection qui sera rebaptisée pour l'occasion « Bifrost/Étoiles Vives », et ce dès le prochain titre annoncé : Envahisseurs ! par Andrew Weiner en février prochain), Cœur de fer nous propose cinq textes science-fictifs, cinq nouvelles « entre hard-science et rêve », précise la quatrième de couverture. Assurément il y a la de quoi intriguer, d'autant que les textes sont signés Joël Champetier, auteur québécois relativement méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique, un comble pour un écrivain de langue française (et dire qu'il y en a pour continuer à nous parler de préférence culturelle, j'vous jure, y a franchement de quoi se marrer…).

Le recueil s'ouvre par une nouvelle assez surprenante et au titre plein d'à-propos : « Ce que Hercule est allé faire chez Augias, et pourquoi il n 'y est pas resté ». L'histoire commence comme une boutade, pour bientôt prendre un tour franchement dramatique : une manière qu'on retrouvera fréquemment tout au long du présent ouvrage. En effet, imaginez un peu quelles puissent être les conséquences de la mise hors service du système sanitaire d'un croiseur interstellaire transporteur de troupes en mission ultra secrète… Un texte efficace en dépit d'une fin un tantinet décevante, une nouvelle à lire tranquillement installé sur… le « bol » (le « bol », employé pour désigner ce que l'on appelle communément par chez-nous les chiottes, étant vraisemblablement une expression typiquement québécoise…).

Avec « Visite au comptoir dénébolien », Champetier nous offre sa version du premier contact entre terriens et E.T. : une balade dans les méandres d'un comptoir commercial ouvert sur notre bonne vieille Terre par nos visiteurs d'outre-espace. Un texte humoristique qui, s'il ne manque pas de truculence, demeure sans doute le plus anecdotique du recueil.

« Survie sur Mars » est d'un tout autre calibre. Huis clos étouffant, cette histoire de dix scientifiques en mission d'expérimentation sur la planète rouge est une véritable réussite, tant du point de vue de la psychologie des personnages, des liens qui se tissent entre Louis, le nouvel arrivant dans ce petit groupe endeuillé par la mort d'un des leurs, et le reste des scientifiques, que de la trame narrative de fond. Une histoire où la tension se fait de plus en plus palpable au fil de la lecture, où l'auteur nous conduit irrésistiblement vers une chute que d'aucuns estimeront peut-être un peu téléphonée mais qui demeure, malgré tout, raisonnablement surprenante. Un véritable petit bijou.

« Karyotype 47, XX, + 21 » s'inscrit dans un registre radicalement différent, celui de l'eugénisme. Est-on en droit de stériliser un être humain sur le prétexte d'une malformation congénitale et donc, de fait, potentiellement transmissible ? Une question qui nous renvoie à une actualité récente et, évidemment, extrêmement brûlante. Si l'argument science-fictif est ici et plus qu'ailleurs simple prétexte, « Karyotype… » n'en est pas moins fort intéressant, un texte dur et engagé, dérangeant même et, au-delà de l'argument de base, efficacement mené.

Reste « Cœur de fer », dernière nouvelle qui donne son titre au recueil et nous propulse au sein de l'équipage de l'Aiguille, un vaisseau extraordinaire tant dans sa conception que de part sa vocation : plonger au sein du noyau terrestre pour y traquer un ennemi redoutable. A moins que l'ennemi ne soit pas celui qu'on croit… Cette nouvelle est une totale réussite, notablement hard science sans pour autant verser dans l'abscons, pleine de rythme et remarquablement imaginative. Un régal.

Le recueil s'achève sur une courte interview de l'auteur, initiative louable qui permet de faire plus ample connaissance avec un écrivain dont je ne savais, pour ma part, que bien peu de choses. Au final Cœur de fer s'impose comme un ouvrage de très bonne tenue, une pierre de plus à l'édifice désormais imposant qu'est la nouvelle Science-Fiction francophone. À découvrir sans tarder.

Blue

 

Et encore une nouvelle collection S-F ! Y a pas à dire, les auteurs doivent se frotter les mains : côté débouchés, y a de l'ouverture. D'autant que « Poche Revolver S-F » devrait principalement, voire exclusivement, proposer des textes français. Voilà une chose qu'elle est bonne ! Autre excellente initiative, la volonté affichée de mitiger les titres proposés entre inédits et rééditions (à moins que ce ne soit qu'un choix marketing pour lancer la collection, ce qui est toujours envisageable). On insistera jamais suffisamment sur l'importance des rééditions : entretenir un fonds suffisant d'ouvrages disponibles, c'est travailler pour l'histoire, pour la pérennité d'un genre.

Blue est le premier titre de cette nouvelle collection et, aussi, sa première réédition — une réédition clairement avouée sur la quatrième de couverture, précision qui peut paraître aller de soit mais que certains éditeurs ont tendance a fréquemment oublier (voir plus haut chez J'Ai Lu avec Mytale). Et pour une première, c'est un bien joli coup.

Monde ravagé, guerres de gangs meurtrières dans un univers post-apocalyptique, on retrouve ici toute la violence de l'auteur des Dobermann (oui oui, les bouquins qui ont inspiré le film de Kounen — en cours de réédition chez le même éditeur), le dynamisme de l'accoucheur de Le temps du twist (un ouvrage sans doute plus abouti que Blue, disponible chez Denoël et qui valut à Houssin le Grand Prix de l'Imaginaire en 91). On se bat, on intrigue, on se tue, et tout cela dans un but, un objectif ultime : parvenir à franchir le titanesque mur qui entoure La cité, une muraille énorme défendue par les terribles Néons, un clan de guerriers énigmatiques, silencieux et dotés d'étranges facultés. Mais pour découvrir quoi, au fait ?

Si Blue n'est pas un chef-d'œuvre (pas celui d'Houssin, en tout cas…), c'est néanmoins un ouvrage d'une efficacité certaine, un court roman à la saveur délicieusement surannée (les thématiques de fins du monde sont nettement passées de mode, mais qu'importe), une occasion supplémentaire de regretter le départ de l'auteur vers les horizons mieux fournis en dollars du secteur de l'audio-visuel — un mercantilisme qu'on ne peut qu'excuser aux vues de ce que gagne généralement un auteur de S-F en France…

À redécouvrir, donc, en se souvenant que ce roman a fait l'objet d'une adaptation BD très personnelle de Gauckler, un album qu'on trouve encore sans trop de problèmes chez la plupart des soldeurs (15 FF chez Gibert, à Paris, et en plus en bon état, y a pas de quoi fouetter un huissier), et en regrettant, ça et là, les quelques coquilles de la première édition que l'éditeur a visiblement souhaité conserver, par souci d'authenticité, sans doute…

Axiomatique

Greg Egan (auteur australien découvert dans Interzone à la fin des années quatre-vingt, en France un peu plus tard dans les pages de CyberDreams et les publications DLM), il y a ceux qui adorent et… les autres. Et moi, très franchement, j'étais il y a encore un jour ou deux très clairement dans la seconde catégorie, celle des autres, ceux qui ont lu, ça et là, une ou deux nouvelles intéressantes et beaucoup de textes abscons. Ainsi, tout était simple, et lorsqu'on me parlait d'Egan, je me disais : « ah ouais, ce type aux idées souvent renversantes mais à la manière genre hard-science cryptique dont je comprends qu'un mot sur trois ». C'est alors qu'arriva Axiomatique, un petit recueil de quatre nouvelles (premier volet d'un ensemble quadripartite à venir, me semble-t-il), un bouquin qui, affirmons le d'emblée, allait radicalement chambouler mon jugement. Et depuis plus rien n'est simple, évidemment…

Après cette petite introduction passablement nombriliste, passons donc aux choses réellement dignes d'intérêt, à savoir « Axiomatique », nouvelle d'ouverture au titre éponyme à celui du recueil. L'histoire est basique : celle d'un homme déchiré (entre son désir de venger sa femme assassinée lors d'un braquage, et sa morale qui lui souffle combien tuer un être humain est un acte ignoble. Pourtant la solution est là, dans ces implants neuraux à même de profondément modifier la personnalité, de changer l'introverti timide en gagnant grande gueule sûr de lui, l'athée en fanatique religieux ou encore le veuf en meurtrier. On avale le texte à toute allure, véritablement saisi par une écriture limpide, extrêmement vivante, une nouvelle ou plane le vaste problème de l'intégrité humaine de notre identité en tant qu'être pensant. Le ton est donné, et de bien belle manière.

Charpentée sur la même thématique, celle de l'identité de l'individu, « Le coffre-fort » nous plonge dans les affres d'un personnage voué à une existence pour le moins curieuse, une vie fractionnée, morcelée, celle de toutes les personnes dans la peau desquelles notre héros se réveille, jour après jour. Il ne sait pas quel corps il habite, quelles sont les habitudes de ce type dont il voit le visage dans le miroir, quelle est cette femme, là, dans le lit, et qui visiblement semble avoir des intentions douteuses. Et c'est comme ça tous les jours depuis quarante ans (il y a là un petit côté Code Quantum, non ?). Second texte et second coup de poing, le tout ponctué par une rationalisation finale vertigineuse. Surprenant ! Avec « Le Tout-P'tit », Egan aborde les domaines mouvants des manipulations génétiques par le biais, non moins hasardeux, de l'affectif. Un Tout-P'tit, c'est une créature vivante, un véritable bébé en fait, un mioche qu'il vous faudra accoucher (si vous êtes de sexe masculin, pas de problème, la science est capable de tout !), langer, nourrir, bref, élever. Seul hic : il est programmé pour mourir à quatre ans. Et puis vous savez, les gosses, mêmes fabriqués, on s'y attache, alors… Encore un texte riche de réflexions, aussi dérangeant que les deux premiers, et peut-être plus encore, une nouvelle qui vous fera regarder une certaine brebis d'un drôle d'œil, sans parler du tamagotchi de votre petit cousin…

C'est à « La caresse » qu'incombe la lourde charge de clôturer Axiomatique. Le texte, comme les trois autres, est écrit à la première personne du singulier. C'est de loin le plus long et, aussi, sans doute, le plus fou. L'intrigue tourne autour d'un tableau, La caresse de Fernand Khnopff (excellente initiative que celle de l'éditeur d'avoir repris le dit tableau en couverture), une œuvre où l'un des personnages représentés est une créature hybride, tête de femme, corps de panthère. Un sphinx, quoi. Tout commence au moment ou le narrateur, flic bio amélioré, découvre semblable aberration, et bien vivante qui plus est, dans le sous-sol d'une maison ou un meurtre a été commis. Pourquoi avoir créé une telle horreur ? L'enquête est ouverte. « La caresse » est une nouvelle superbe et palpitante, porteuse, à l'instar de tous les autres textes d'Axiomatique de questions éthiques profondes auxquelles il faudra bien se résoudre à répondre, des réponses qui modifieront irréversiblement notre proche futur…

 Bref et on l'aura compris, ici, rien n'est à jeter (dans la mesure bien sûr où on oublie quelques imperfections de maquette, découpages et césures lourdingues, pages mal cadrées et absence de sommaire). Chacun des quatre textes justifie à lui seul (presque) l'achat du recueil. Alors si vous aimez les projections prospectives, que le génie génétique et les nanotechnologies vous fascinent : c'est sûr, faut pas hésiter, courez, d'autant que d'ici que vous acquériez Axiomatique ce sera peut-être plus de la Science-Fiction… Après tout, c'est déjà demain, non ?

Revolutsya

 

Voici le second volume de la série Bohême, commencée par Les rives d'Antipolie. On retrouve un monde non seulement submergé par la mortelle Ecryme, mais encore et cette fois de plus en plus secoué par la guerre civile. La révolution, qui n'était présente dans Antipolie qu'à l'état de tracts et de discussions clandestines, se concrétise maintenant par des combats de rues et forces barricades de pavés. Moscou est mise à feu et à sang. Mais il y a pire : un fléau impensable s'est abattu sur les troupes affaiblies. L'Ecryme, le péril liquide qui jusqu'ici s'était cantonné aux portes de la cité, s'est incarnée en formes cruelles venues massacrer sans distinction politique.

Alors que le premier volume nous emmenait sur les pas de Louise Kechelev à la recherche de l'épave d'un dirigeable, quête qui lui fera lever une partie du voile sur le mystère de l'Ecryme, ce second opus est davantage une peinture globale, beaucoup moins centrée sur le personnage de Louise, qui réapparaît seulement en page 84.

Cette société, censée être une plongée dans le futur, se rapproche plutôt des uchronies de Michael Moorcock. La thématique de l'histoire s'inspire de celle du Golem, tirant sa puissance non pas du Talmud, mais des émotions humaines — celles d'enfants terrorisés ou d'artistes en pleine création. Une idée qui est d'ailleurs à rapprocher de celle développée dans Les seigneurs des sphères de Daniel Galouye (Denoël).

Ce cap indique un glissement de la série vers une veine « fantasyste », Mathieu Gaborit ayant déjà donné deux cycles de ce genre chez le même éditeur (Abyme et Les Crépusculaires). Le premier volet de la série, Les rives d'Antipolie était indéniablement mieux fourni en descriptions d'éléments technologiques baroques et en traditions dépaysantes (les procès-duels ou les castes de métiers). À présent, l'éloignement des personnages s'est doublé d'une atténuation de l'effet de surprise. Demeurent les batailles survolées de dirigeables géants en flammes, des visions qui vous resteront en tête un petit moment une fois la lecture achevée — et, en définitive, que demande-t-on de plus à un bon bouquin ?

Lignes de force

 

Anne McCaffrey est surtout réputée pour sa longue saga des Dragons de Pern, un planet opera qui a apparemment encore de beaux jours devant lui. Elle est également connue pour le cycle du Vol de Pégase, qui décrit une lignée d'êtres paranormaux qui devront d'abord s'intégrer, puis aider la race humaine à affronter les menaces qui la guettent. Lignes de forces est la suite tardive (en tout cas en France) d'un premier volume, Les forces majeures (en attendant le troisième et dernier volet de la trilogie prévu courant 98 : Le jeu des forces). La trame classique du planet opera décrivant un monde, ses ethnies, mœurs, faunes et flores ainsi que son histoire, s'enrichit ici d'un élément nouveau. En effet le personnage principal, la clef de voûte, jusqu'au prétexte même du récit, n'est autre que la planète Effem elle-même (Petaybee dans la version anglaise, un nom aux consonances telles qu'il aurait été difficile de les supporter jusqu'à la fin, merci la traduction !). Car cette planète fait plus qu'exister sous les pieds des personnages qui la peuplent, et c'est là où réside l'originalité, elle est sentiente (elle pense et cause, quoi !). Toutefois, les preuves de l'accès à la conscience de la planète Effem sont si minces qu'il est difficile pour Marmion Algemeine de prendre le pas sur son opposant, Matthew Luzon, tous deux envoyés par la Compagnie Minière, qui convoite ses richesses géologiques. Cet affrontement (un peu dilué dans le reste, il faut bien le dire) est l'occasion de découvrir le foisonnement des autres personnages, une multitude peut-être un peu trop envahissante. Ainsi, même pour un second tome, prendre un peu plus de temps pour replacer chacun dans son contexte n'aurait sans doute pas été inutile. On navigue donc entre le couple écolo Yana/Sean (qui possède la curieuse faculté de pouvoir se transformer en… phoque !), la sympathique mère Clodagh, ou bien encore Satok, sombre chef d'une communauté criminelle.

On le voit, l'auteur a su, ici encore, capitaliser ce qui fait habituellement sa force : la psychologie fine et attachante de ses protagonistes et de leurs relations, ceci peut-être au mépris de l'aspect science-fictif qui brille, en revanche, plutôt par son absence. Ce reproche est d'autant plus à imputer à l'auteur que l'on ne peut s'empêcher de penser que l'aspect « écologie globale » et « planète sentiente » n'est pour McCaffrey qu'un moyen, une astuce pour mettre en scène, certes avec toute la sensibilité qui la caractérise, des groupes humains en, interaction. (Pour le lecteur avide d'écosystème global mieux traité, on recommandera la lecture du roman Héritage de Greg Bear, récemment paru chez Robert Laffont.) S'il peut paraître suffisant pour un roman de Fantasy, ce profil d'écriture, renforcé par la plume d'Elisabeth Scarborough, semblera malgré tout un peu léger en Science-Fiction.

Thanatos - Les Récifs

 

Tout commence dans un univers cyberpunk fortement teinté de sadomasochisme — si ce n'est de sadisme pur et simple — , où les nanotechnologies sont utilisées comme défonces. À première vue, on orbiterait à proximité des Racines du mal de Maurice G. Dantec, mais à première vue seulement : l'approche de Yann Minh étant notablement différente. Car s'il est ici également question de crimes sadiques atroces, d'une part ils sont fort complaisamment décrits avec force détails, mais surtout Yann Minh introduit la complicité sadomasochiste entre victimes et bourreaux. De plus, ces victimes consentantes sont, pour celles mises en scènes, toutes des femmes. En effet s'il apparaît d'aventure que des hommes subissent le même sort, c'est juste un élément du décor, un ingrédient d'ambiance. On ne s'y attarde guère. Ainsi Tristan, le héros, pourtant lui aussi présenté comme sadomaso, est abattu par balles ; Leslie, policier travesti, est torturé mais abrégé à la mitraillette dans une brève séquence, etc. En fin de compte, l'esprit est certainement plus proche de John Norman que de Dantec qui, lui, esquivait autant que possible ces morbides descriptions de crimes et de sévices dont Thanatos est farci. Le roman s'apparente à une résurgence de la porno SF des seventies accommodée à l'esthétique ultraviolente qui prévaut aujourd'hui.

Pour la seconde partie, Minh rompt avec la crudité des matraques électriques enfoncées dans des vagins, des snuff-movies en réalité virtuelle nanotechnique, pour s'engager dans ce que l'on appellera une cyber-fantasy. Là, l'excès, qui n'apparaît pas délibéré, finit par tuer le malaise, ou du moins par dissiper quelque peu son intensité maléfique. L'insupportable réalisme est estompé par l'entrée dans l'univers imaginaire. Les outrances où plonge le roman n'ont rien du pastiche cathartique, ce qui n'est pas le cas de l'effet. Conjugué à la Fantasy, introduite par l'idée que matière et énergie sont de nature informelle et mathématique, que le cyberespace ouvre donc l'accès des univers parallèles, l'enjeu du roman se voit soudain déplacé d'une dimension triviale de pouvoir économico-sexuel vers celle de la métaphysique de l'information. Progressivement, le roman glisse du sado-cyber-punk à la science-fantasy. Yann Minh, dans les derniers chapitres, s'offre même un clin d’œil distanciateur en avançant l'idée que Tristan pourrait évoluer dans un jeu de rôles nanotechnologique. L'irruption de Myrddin (Merlin), comme un cheveu sur la soupe, affaiblit un brin l'originalité du roman. Roman qui, lorsque l'on parvient à taire abstraction de sa très forte connotation SM, rappelle, par ses conflits-gigognes, ses personnages aux identités enchâssées, ses entités cosmiques animées d'une soif de puissance incommensurable qui n'est pondérée par aucun sentiment, l'esthétique cosmique propre à Louis Thirion (auteur de 21 romans au Fleuve Noir « Anticipation » entre 1968 et 1990). Que Yann Minh fasse appel à la magie n'y change pas grand-chose. Petit à petit, la suspension de l'incrédulité liée à l'imagerie perverse s'évanouit au fur et à mesure que l'action s'éloigne de la Terre vers les mondes de Cité et Récifs. Pour l'esprit du roman, il faudra plutôt s'orienter vers des auteurs tels que Daniel Walther ou Antoine Volodine ; avec ceci que certaines scènes sont pornographiques.

Roman dérangeant, pouvant facilement être considéré comme un tas de merde si l'on y voit une apologie du sadisme, ou si l'on pense que la S-F n'est ici qu'un prétexte à l'expression de la perversité, Thanatos est un ouvrage fantasmatique très cru et violent, qui devrait néanmoins convenir à ceux qui ont apprécié le best-seller maison de Virginie Despentes, Baise-moi. D'autre part, même si le thème principal n'innove pas, le traitement de ce roman, aux limites de la S-F et de la Fantasy, a le mérite d'être assez peu commun. Thanatos : les récifs appelle une suite. Wait and see.

Terminus Fomalhaut

 

Pour sa huitième livraison des « Lettres S-F », chez Encrage, Gilles Dumay nous propose le premier roman d'un parfait inconnu : Nicolas Bouchard. Roman qu'il aurait reçu par la poste, si l'on l'en croit — comprenez sans aucun contact préalable entre l'auteur et l'éditeur, fait suffisamment rarissime pour mériter d'être signalé. Quel classicisme ! peut-on s'exclamer à la lecture de ce roman. C'est la première impression qui vient. Voyons un peu. Un cadre du Consortium est assassiné par décompression sur un vol régulier entre Rigel et Ophiuchus. (On se demande un peu la justification du titre, si ce n'est l'esthétique). Sigurd Acier Mouilleboeuf et Almira Text Cormac sont chargés d'élucider ce meurtre en chambre close.

La problématique, elle, est résolument actuelle. Nicolas Bouchard y fait preuve d'originalité. Le Consortium, c'est un univers en forme de société S.A. C'est à dire que tout le champ sociétal appartient désormais à une seule structure économique qui détient un monopole sur tout, qui est l'unique acteur économique et social. Tous ses problèmes sont des tensions internes. Le management s'est substitué à toute politique, la communication d'entreprise y tient lieu de discours politique.

Plus de citoyens, mais des associés qu'il convient de gérer en tant que ressources humaines, qui sont possédés par le Consortium, comme des esclaves, mais le possèdent en retour. Cette société fondée sur le principe des « stocks-options » pousse jusqu'à son paroxysme, où les cadres dirigent et les syndicats brillent par leur absence, aspire à dégager des gains de productivité. C'est là le cœur de l'histoire.

Le Conseil d'Administration du Consortium est divisé en deux factions opposées. La tendance majoritaire s'apparente au keynesianisme et au fordisme, elle est inclusive, reposant sur le plein emploi, apte à investir et à gérer sur le long terme. C'est le libéralisme classique tel qu'il a dominé la première moitié de ce siècle où le principe de rémunération du capital se fonde sur une prise de bénéfice restreint sur un marché en expansion maximale. Pomokian, la victime, incarne, lui, les tendances ultra-libérales actuelles où, selon l'idée que ce qui est rare est cher, la rémunération des capitaux repose sur un bénéfice maximum pris sur un marché restreint — étant donné l'unicité du Consortium, il faut faire abstraction de la dimension spéculative mais essentielle du capitalisme moderne — dont le corollaire est le chômage et l'exclusion sociale puisque les moins solvables perdent l'accès à la consommation. Pour produire peu, donc cher, et accroître la valeur ajoutée due à la rareté, moins de ressources humaines sont nécessaires. L'enjeu tourne en fin de compte autour de la raison d'être du Consortium selon qu'il ait ou non vocation à produire des hors-bilans — les exclus.

Nicolas Bouchard est à cent lieues d'un Alain Duret dont Les Kronikes de la Fédérasion sont lourdement politiques et didactiques, et finissent par se prendre les pattes dans leurs contradictions internes. Bouchard est, lui, limpide. Il ignore les digressions épaisses et ne s'éloigne jamais de l'intrigue. Peut-être pour ce premier roman n'a-t-il pas exécuté de prouesses stylistiques. Mais il a quelque chose à dire et une bonne histoire à raconter. Il va droit au but sans se perdre en fioritures. Les plus exigeants pourront sans doute lui reprocher un certain manque des finesse dans la résolution de son énigme, voire une impression de déjà vu, mais c'est là, sas aucun doute, de la bonne S-F comme on l'aime.

Gilles Dumay présente l'auteur comme à mi-chemin entre Agatha Christie — pour la chambre close — et Jack Vance — pour le tableau d'une société différente. Moi, tant pour son classicisme que pour son intrigue policière et la verve de son écriture, je vois en Nicolas Bouchard un digne héritier d'Isaac Asimov. Car pour une première publication, il n'a rien à envier au « bon docteur » qui débutait dans Astounding… À découvrir.

Kronikes de la Fédérasion

Sous une jolie illustration de Jean-Jacques Chaubin, ce roman nous compte l'entrée de l'humanité dans la communauté galactique. Ce texte est agrémenté d'une préface due à Bruno Peeters qui, outre qu'elle s'évertue à expliciter ce qui devrait l'être par le texte lui-même, place Alain Duret sur un pied d'égalité avec Simmons, Banks, Ballard ou Brunner, et insiste sur l'idée saugrenue que ces Kronikes seraient comme un nouveau cycle de L'Instrumentalité. On est en droit de se demander dans quelle mesure notre éminent préfacier fait la différence entre l'insipidité thématique du livre en question et l'originalité du modèle… Mis à part le fait que ce roman est composé de nouvelles liées entre elles par leur contexte, ça n'a rien à voir ! Par contre, Peeters est dans le vrai quand il affirme que Duret a ici fait œuvre de space'op politique. Il faut comprendre politique au sens où l'entendait la S-F française des années 1975-85 : au ras des pâquerettes…

« Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » : telle est la devise de cette nouvelle société humaine où l'on cultive l'anticynisme comme une orchidée.

Ce qui nous permet d'affirmer d'emblée qu'Alain Duret est tout sauf un écrivain politico-prospectiviste comme peut l'être Greg Egan, par exemple. Ce roman n'est S-F que par l'entremise de la présence de gadgets genre astronefs ou extraterrestres plus ou moins verts. Aussi gageons que si les mentalités ont changé, c'est par l'opération du saint-esprit, pas par l'influence de l'hyper-technologie ou le FTL. Bref, l'humanité se serait « enfin » éduquée et serait devenue moralement correcte. Ce qui n'est qu'une exacerbation de la tendance politiquement correcte, justement, qui sévit ici et maintenant. Enfin ce roman restera comme un fleuron tardif de la littérature anticommuniste, l'auteur ne mâche en effet pas ses mots à l'endroit du feu système soviétique. Dans le premier texte, un stalinien ouvre le feu sur l'ennemi au cours d'une révolution, il est jugé mais la peine est plutôt symbolique : la répression n'est plus à la mode. Second texte, le contact avec la Fédération. Coup de pot : ce sont des pirates de l'espace. Dans la quatrième nouvelle, les Terriens doivent contacter une planète où s'opposent Marchands et Bolcheviques, les deux camps voulant aller jusqu'à l'overkill. Ils iront. Sept : illustration de « ce qui est rare est cher » avec destruction de planète à la clé. Dans le dernier texte, une mission d'observation conjointe tourne à l'incident diplomatique…

Les huit nouvelles composant ce roman se lisent avec un certain entrain et ne sont pas désagréables. Par contre, dès qu'on les aborde avec un œil politiquement critique — et donc incorrect — rien ne va plus. Les incohérences s'accumulent, le pompon revenant incontestablement à l'idée d'une société « libérale-collectiviste ». Tout le livre, pour le résumer en une seule expression, est une croisade contre l'individu. Alors que le libéralisme (authentique, et non pas l'ultralibéralisme) désigne le primat de l'individu sur la société, le collectivisme exprime le primat de la société sur l'individu. Comment Duret résout-il ce paradoxe ? Par une autre contradiction. « À haute technologie, haute morale » écrit-il page 49.

« Les Terriens, sans en avoir l'air, respectaient une éthique assez précise » (P 176). « (Les Terriens étaient) riches d'un niveau culturel inouï, riches d'une abondance hallucinante de biens matériels, riches de préoccupations éthiques élevées » (P 252). Traduit de la langue de bois, l'ordre moral règne. Et l'ordre moral est l'antinomie de la liberté et du plaisir sexuel. Or, Alain Duret se fait dans son livre le véritable chantre de la révolution sexuelle. Quant au qualificatif accolé aux libertins, c'est le plus souvent celui d'amoralité, voire d'égoïsme. Reste que le travail est toujours une valeur… quoi ? Morale ? En attendant, des chercheurs sont employés comme garçons de café. La Révolution Culturelle n'est pas loin. Ce travail si cher aux puritains. Ce travail dont toute société spolie les individus qui l'ont produit… Etc.

On pourrait commenter ces Kronikes ad nauseam. Mais, puisque ce n'est pas un livre désagréable, autant le lire, et l'analyser soi-même. Il appelle la critique, il fait réfléchir, sur le mercantilisme, le gauchisme bien pensant, le stalinisme, l'angélisme, la misère sexuelle contemporaine, le racisme et le racisme-miroir, etc. Côté S-F rien que du déjà vu, pas l'ombre d'une originalité au tableau. Ce roman n'a pas à être lu pour la Science-Fiction en elle-même. Bon est un terme qui ne convient pas pour parler de ces Kronikes au demeurant très intéressantes. Alain Duret a ici voulu faire œuvre politique, il y est parvenu.

La Jeune Fille et les Clones

Le titre américain (Glory season) était certainement moins niais que celui de la traduction, mais il était aussi moins évocateur car, si les événements qui nous sont contés se déroulent durant la dite saison de Gloire — l'hiver — celle-ci influe peu sur ceux-là. Dans ce gros pavé de 630 pages agrémenté d'une postface, David Brin, avec le talent dont il est coutumier et qui fait de lui l'un des tous meilleurs conteurs de la S-F, nous raconte la tumultueuse entrée dans la vie de Maïa et la venue sur Stratos de Renna, l'envoyé du Phylum humain, personnages dont les destins vont, évidemment, se croiser.

Stratos est un monde où s'est établi une colonie féministe et conservatrice qui a coupé les ponts avec le Phylum progressiste. Par manipulations génétiques, les femmes de Stratos ont acquis la faculté de se cloner sans pour autant perdre celle de se reproduire par fécondation — les mâles restant nécessaires à la fécondation mais aussi à l'amorce du processus de clonage. Les fondatrices de la société stratoïne ont programmé les périodes d'activité sexuelle masculine et féminine en opposition : elles en hiver, saison de la gloire et du clonage, eux en été. En été, les hommes sont interdits de séjour en ville et confinés dans des sanctuaires. Ils ne sont les bienvenus qu'en hiver, quand on a besoin d'eux pour produire des clones. Quant aux estiviennes ou vars, nées du brassage génétique, elles ne sont guère mieux loties. Chassées de leur clan à l'adolescence, elles doivent se débrouiller seules pour survivre et, pour les meilleures, fonder un clan. Le darwinisme social règne ici sans partage…

Maïa et Leie, sa sœur jumelle, en sont là, naïves, pleines d'espoirs et d'illusions, jurant de ne jamais se séparer. La mort aura tôt fait de se charger de Leie. Seule au monde, Maïa découvre l'entreprise criminelle de l'izbé Bellère… et l'aventure s'ouvre à elle ! C'est le début d'une suite d'événements rocambolesques, des péripéties au cours lesquelles Maïa découvrira le monde, apprendra l'amour mais aussi la trahison…

David Brin a écrit là un roman d'aventures maritimes, plein de pirates, d'îles aux trésors high tech, de bases et de passages secrets, d'évasions, de trahisons et de codes mystérieux. L'action et le romanesque en sont les maîtres mots. Mais, bien que la narration soit fort mouvementée, la violence est plutôt restreinte et les principaux personnages la perçoivent comme choquante. Ainsi La jeune fille et les clones ressemble à s'y méprendre à un roman juvénile, à ceci près que la problématique qui sous-tend l'ensemble est on ne peut plus adulte.

Brin dépeint une société féministe qui est également une utopie agreste où les mâles sont maintenus à l'écart et confinés dans leur utilitarisme sexuel. A l'instar de leur nombre, leur rôle social est des plus restreint. La première différence entre le livre de Brin et les utopies de la S-F féministe est qu'il impute aux femmes la volonté de disparité démographique — il n'est point ici question de l'habituelle catastrophe, due à quelque tare congénitale masculine, qui masque en fait un fantasme d'androcide. Implicitement, il pose la question du devenir de la gente masculine dans un monde où la technique permet de s'affranchir de son rôle biologique. Plus subtil encore, il demande s'il est bon, comme y aspirent les Perkinistes, une fratrie extrémiste du monde de Stratos, que la technique suppléée totalement aux mâles.

Telle qu'il la dépeint, la société stratoïne déplaira aux féministes et ce d'autant plus qu'elle est remarquablement cohérente. Elles démentiront Stratos comme pouvant ressembler à un de leur projet, que le sexe de l'auteur ne l'autorise pas, etc. Il n'empêche que David Brin a posé les postulats techniques d'une telle utopie et en a tiré les conséquences. Ce n'est pas bien sûr une démocratie, mais une aristocratie darwinienne ; ce qui découle du clonage. C'est aussi une société d'apartheid où mâles et vars sont rejetés, une société loin d'être exempte de violence et de conflit, particularités qui, aux dires des féministes, seraient l'apanage de l'homme. En fait d'utopie agreste, on découvre un monde au milieu du XIX° siècle, une économie du charbon et de l'acier, offrant tous les inconvénients de l'industrialisation mais aucun des avantages. Allusion est même faite à la première grève et le révisionnisme est à l'honneur, le passé voilé, effacé. Les vars se voient exploitées et confinées dans les tâches les plus ingrates, ni plus ni moins une forme d'esclavage. Leur unique perspective d'avenir est l'illusion qu'elles pourront un jour fonder leur clan, variation sur le thème du rêve américain. Ce qui est pour le moins douteux puisque les jeunes stratoïnes ne peuvent se reproduire pour la première fois que par clonage, or, une amorce hivernale, saison où les mâles sont presque impuissants, est fort coûteuse et représente un investissement qui n'est guère qu'à la porté d'un clan. Si une femme devait débourser un million de francs pour être fécondée, combien en aurait les moyens ? À moins que leur entreprise ne le leur offre…

David Brin met en scène la victoire des réactionnaires et donc l'échec du Phylum humain, non par prédilection politique de sa part mais parce que c'est dans la logique de la société stratoine. Hommes et vars sont en minorités et l'histoire a enseigné que les révolutions minoritaires sont vouées à l'échec. Il voulait enfin conclure son livre par une note optimiste quand à l'avenir de son héroïne en nous laissant croire que bien qu'elle soit encore une va-nu-pieds, elle réussira à fonder un clan dans la navigation aérienne qui vient de s'ouvrir aux hommes. Mais cette niche économique est déjà occupée. Le mythe américain est encore vivace. Maïa est-elle devenue, au terme de ce périple initiatique, une femme adulte et indépendante ? Oui, si l'on entend par là qu'elle a perdu toutes ses illusions et abandonné tout espoir d'un monde meilleur pour les vars et les hommes. Lui reste en guise d'avenir sa culpabilité dans la mort de l'homme qu'elle a aimé, sa trahison au profit d'Odo et la vacuité d'une vie de var devant elle. Même si l'héroïne est sympathique, tant les péripéties que l'arrière-plan du roman ne laissent la place à une interprétation optimiste.

Outre qu'il est un roman d'aventure trépidant, La jeune fille et les clones, bien que d'une lecture des plus faciles, est un des livres majeurs de cette rentrée S-F. À travers une action de chaque instant, David Brin a su dépeindre dans toute sa richesse une société étrangère et complexe. On pourra enfin comparer la société de Brin à celle proposé par Pamela Sargent dans Le rivage des femmes qui vient d'être réédité en Poche, les trajets de Maïa et Renna à celui de Christie, l'héroïne des Fils de la sorcière de Mary Gentle, qui cumulait les deux rôles, ou encore avec certains des ouvrages d'Elisabeth Vonarburg ou d'Ursula K. Le Guin. D'une lecture essentielle.

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