Maîtres du vertige - six récits de l'âge d'or
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Quinze ans après Chasseurs de chimères (Omnibus), Serge Lehman remet sa casquette d’historien de la science-fiction d’expression française pour nous donner à découvrir « l’âge d’or » de l’après-grande-guerre (1918-1944). Maîtres du vertige propose, en un fort volume, un premier tour d’horizon de cette période méconnue, ou trop souvent réduite à sa composante américaine. Cette nouvelle anthologie inclut six récits, dont deux courts romans,« Les Navigateurs de l’infini » (1925), de Joseph-Henri Rosny aîné, et « L’Agonie du globe », de Jacques Spitz (1935). Le premier est de loin le plus connu des six. À lui seul, il témoigne, comme l’explique Lehman, « de ce que fut le domaine français à son apogée : un monde où le président de l’Académie Goncourt pouvait, en une centaine de pages inventer le planet opera moderne ». Mais l’authentique révélation de l’anthologie est le second. « L’Agonie du globe » est un petit bijou mi-cli-fi, mi-ironie sociologique, à la construction impeccable : un « grand canal » apparaît au milieu de l’Atlantique, avant que le Nouveau et l’Ancien monde ne se divisent littéralement dans un cataclysme cosmique plus proche du Formidable événement de Maurice Leblanc (1920) que de la hard SF, même si le problème à trois corps y joue un rôle non négligeable…
Plus courts et moins traditionnellement SF, les quatre autres textes ne sont pas aussi puissants ; ils n’en établissent pas moins la vigueur et la diversité de l’école française. « Dans trois cents ans », de Pierre Mille (1922), est une courte nouvelle que l’on qualifierait aujourd’hui de post-apo. « Tsadé (une aventure de Palmyre) », de Renée Dunan, une nouvelle transfictionnelle assez sombre, entremêle pouvoirs magico-mystiques, ésotérisme, name-dropping pseudo-scientifique et liberté de mœurs et morale des Années folles. « La Terreur rose » (1944), bref texte assez anecdotique de Jean Ray, complète le corpus avec le plus intriguant « Où (document) » du futur académicien Claude Farrère (1923), promenade déstructurée dans l’au-delà onirique de Lyon.
Maîtres du vertige est dédié au regretté Joseph Altairac, auteur avec Guy Costes du monumental Rétrofictions, et l’anthologiste n’oublie pas de remercier les « collectionneurs, faiseurs de listes, mallistes et autres savanturiers sans lesquels le domaine ancien serait resté une forêt vierge ». Mais, comme à l’accoutumée, Serge Lehman lui-même ajoute à l’érudition et à l’amour du genre aussi bien l’œil acéré et l’exigence de l’écrivain qu’une intuition synthétique assez rare. Une (très…) longue préface, « La Pulpe et la moelle », complète ainsi l’anthologie. Il y théorise trois courants structurants, de notre côté de l’Atlantique, un âge d’or de la SF de l’entre-deux-guerres, y compris un inattendu « courant P », héritier en particulier d’Alfred Jarry et de la Pataphysique. Dommage toutefois que le fond, toujours aussi inspiré, se mette ici au service d’une forme vaguement universitaire dans lequel il se noie un peu. Un bon cru malgré tout, qui fera le bonheur des amateurs de SF ancienne.