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Maîtres du vertige - six récits de l'âge d'or

Quinze ans après Chasseurs de chimères (Omnibus), Serge Lehman remet sa casquette d’historien de la science-fiction d’expression française pour nous donner à découvrir « l’âge d’or » de l’après-grande-guerre (1918-1944). Maîtres du vertige propose, en un fort volume, un pre­mier tour d’horizon de cette pé­riode méconnue, ou trop souvent réduite à sa composante américaine. Cette nouvelle an­tho­logie inclut six récits, dont deux courts romans,« Les Navigateurs de l’infini » (1925), de Joseph-Henri Rosny aîné, et « L’Agonie du globe », de Jacques Spitz (1935). Le premier est de loin le plus connu des six. À lui seul, il témoigne, comme l’explique Lehman, « de ce que fut le domaine français à son apo­gée : un monde où le président de l’Académie Goncourt pouvait, en une centaine de pages inventer le planet opera moderne ». Mais l’authentique révélation de l’anthologie est le second. « L’Agonie du globe » est un petit bijou mi-cli-fi, mi-ironie sociologique, à la construction impeccable : un « grand canal » apparaît au milieu de l’Atlantique, avant que le Nouveau et l’Ancien monde ne se divisent littéralement dans un cataclysme cosmique plus proche du Formidable événement de Maurice Leblanc (1920) que de la hard SF, même si le problème à trois corps y joue un rôle non négligeable…

Plus courts et moins traditionnellement SF, les quatre autres textes ne sont pas aussi puissants ; ils n’en établissent pas moins la vigueur et la diversité de l’école française. « Dans trois cents ans », de Pierre Mille (1922), est une courte nouvelle que l’on qualifierait aujourd’hui de post-apo. « Tsadé (une aventure de Palmyre) », de Renée Dunan, une nouvelle transfictionnelle assez sombre, entremêle pouvoirs magico-mystiques, ésotérisme, name-dropping pseudo-scientifique et liberté de mœurs et morale des Années folles. « La Terreur rose » (1944), bref texte assez anecdotique de Jean Ray, complète le corpus avec le plus intriguant « Où (document) » du futur académicien Claude Farrère (1923), promenade déstructurée dans l’au-delà oni­rique de Lyon.

Maîtres du vertige est dédié au regretté Joseph Altairac, auteur avec Guy Costes du monumental Rétrofictions, et l’anthologiste n’oublie pas de remercier les « collectionneurs, faiseurs de listes, mallistes et autres savanturiers sans lesquels le domaine ancien serait resté une forêt vierge ». Mais, comme à l’accoutumée, Serge Lehman lui-même ajoute à l’érudition et à l’amour du genre aussi bien l’œil acéré et l’exigence de l’écrivain qu’une intuition synthétique assez rare. Une (très…) longue préface, « La Pulpe et la moelle », complète ainsi l’anthologie. Il y théorise trois courants structurants, de notre côté de l’Atlantique, un âge d’or de la SF de l’entre-deux-guerres, y compris un inattendu « cou­rant P », héritier en particulier d’Alfred Jarry et de la Pata­physique. Dommage toutefois que le fond, toujours aussi inspiré, se mette ici au service d’une forme vaguement universitaire dans lequel il se noie un peu. Un bon cru malgré tout, qui fera le bonheur des amateurs de SF ancienne.

Vertèbres

Rappelez-vous la fin des années 90 : les Pogs, C’est pas sorcier, les Minikeums sur France 3, les romans de R. L. Stine, etc. C’est dans cet environnement culturel qu’a grandi Morgane Caussa­rieu… ainsi que la protagoniste de son nouveau roman, Sacha Cazenave, dix ans (enfin, pres­que). Entouré par un père avare d’affection et un grand frère insupportable, ce garçon man­qué a pour amis Jonathan, gamin couvé par sa mère, le rondouillard Brahim, et surtout un pitbull nommé Megazord. Dans leur patelin, Vieux-Boucau, petite station balnéaire des Landes, il ne se passe jamais rien. Ou presque : un jour, Jonathan disparaît, kidnappé par une mystérieuse femme à barbe. Lorsqu’on le retrouve, une semaine plus tard, il n’est plus tout à fait le même. Sacha apprécie ce Jonathan nouvelle formule, plus sauvage, plus intrépide, plus taiseux aussi. La mère du garçon, Marylou, qui arrondit ses fins de mois avec le Minitel rose, se rend bien compte qu’il y a autre chose : qui, ou quoi, a causé cette immense morsure sur le corps de son enfant ? Megazord ? Et d’où vient cette pilosité qui s’accroit de façon anarchique ? Et surtout, d’où sort cette vertèbre excédentaire au niveau du coccyx ?

Il y a bientôt dix ans, Morgane Caussarieu avait fait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec Dans les veines, texte punk s’emparant avec brio de la figure du vampire. Une demi-douzaine de romans plus tard, la voilà qui revient avec un récit où plane l’ombre du loup-garou. Le haut-patronage de Stephen King est as­sumé (Ça et Cujo sont cités), et si la quatrième de couverture mentionne Stranger Things et « Chair de poule », c’est bien du côté de la série romanesque de R. L. Stine, autre référence intentionnelle, qu’il faut chercher la principale influence de Vertèbres, tant dans sa structure que ses personnages. Quoique ce serait un « Chair de poule » qui aurait bouffé du lion loup. Dans ce roman à deux voix – d’un côté, le journal intime de Sacha, de l’autre, la voix intérieure de Marylou qui s’adresse à elle à la seconde personne –, la créature mythique fournit la matière parfaite pour un questionnement sur le passage à l’adolescence, la métamorphose des corps, la sexualité naissante et la maternité. Pour peu que l’on suspende son incrédulité avec la convention littéraire voulant qu’un journal intime romanesque ressemble plus à un roman qu’à un véritable journal intime (ici, écrit par un enfant de dix ans), Vertèbres se dévore. Entre les récits entrecroisés de Sacha, gamine plus trouble qu’il n’y paraît, et de Marylou, pas exactement une mère modèle, le roman va croissant dans son inquiétude existentielle et l’horreur, pour un résultat qui frappe fort.

Un soir, un train

Depuis leurs débuts, les éditions de L’Arbre Vengeur mènent un travail salutaire, notamment en ressortant de l’oubli curiosités littéraires et autres textes inclassables. Inaugurant la collection « Domaine du songe », le court roman Un soir, un train ressort pleinement à ce travail d’exhumation. Datant de 1950, ce texte est signé par l’écrivain flamand Johan Daisne (1912-1978), auteur d’une œuvre considérable mais dont seule une petite part a été traduite en français.

Un soir comme tous les autres, le narrateur rentre en train à son domicile. S’éveillant d’un assoupissement momentané, il se rend compte que tous les autres passagers dorment d’un profond sommeil. Tous, ou presque : s’avançant à travers les wagons, il finit par rencontrer un vieux professeur, pareillement interloqué par la présente situation, et un jeune homme fougueux. Quand le train s’arrête au milieu de nulle part, tous les trois en descendent… et voilà que le convoi repart, sans eux. Que faire, sinon aller de l’avant dans la nuit et, peut-être, tenter de résoudre ces mystères ?

Il flotte sur Un soir, un train une étrange atmosphère, cela dès le « texte liminaire » de Jean-Philippe Toussaint, manière de mise en bouche tenant plus de la nouvelle fantastique que de la préface à proprement parler, sans omettre les dessins en noir et blanc de Jean-Michel Perrin, tour à tour platement illustratifs ou plus subtilement évocateurs. Au sein de ce récit, il ne s’agit pas pour autant de faire du bizarre pour du bizarre : les dernières pages du récit de Daisne voient la réalité reprendre ses droits, les explications se font jour – mais nul retour à la situation initiale, les personnages ne demeureront pas intacts après ce trajet en train interrompu. Onirique et poignante, cette pépite mérite amplement d’être redécouverte, et s’il fallait émettre un reproche, ce serait envers une mise en page un brin trop aérée.

À noter que le texte de Daisne a été porté à l’écran en 1968 par le réalisateur belge André Delvaux, avec Yves Montand et Anouk Aimée. Si les personnages et l’intrigue ont été étoffés par rapport à l’œuvre originelle, le film parvient à conserver une bonne part de son étrangeté.

Mécaniques sauvages

Roman ayant inauguré la collection « Cou­rant alternatif » des Moutons électriques en compagnie de Aquariums de J.D. Kurtness, La Force de l’eau de Jayaprakash Sataymur­thy, et Paradis, année zéro de Christophe Gros-Dubois (cf. critique in Bifrost n° 104), Mécaniques sauvages est aussi le premier de Daylon, auteur d’une poignée de nouvel­les et surtout d’illustrations, en particulier pour Les Moutons électriques et, en son temps, la collection « Lunes d’encre » de Denoël.

L’action de Mécaniques sauvages se dé­roule à Paris, quoique pas tout à fait la capitale que l’on connaît. La ville est cernée par un immense désert et, pour autant que l’on sache, il n’existe rien au-delà. Rien que le désert et la ville ensablée, sous la lumière écrasante du soleil d’Amon. Un clan, les bien nommés Parisi, détient le pouvoir depuis des générations, notamment grâce à sa mainmise sur l’eau… mais la révolte couve au sein de la population. Employés de bureaux, cadres du pouvoir, machines sentientes et autres éléments perturbateurs n’auront de cesse de se croiser et se recroiser, jusqu’à ce que les tensions se libèrent.

Ce qui marque en premier lieu dans ce roman, c’est la langue : dense, sûrement trop, au point de nimber l’intrigue dans un flou artistique qui ne se lèvera pas. On devine l’influence de la pensée gnostique, avec les con­cepts de Pleroma et Creatura pour désigner le monde — sui­vant ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas –, mais les références vont chercher plus loin. Malheu­reusement, les personnages se réduisent à des silhouettes et les enjeux de l’histoire à peu de choses, à mesure que les pages se tournent. Ambitieux et décon­certant, Mécaniques sauvages peut aussi sembler prétentieux et assez chiant.

La collection « Courant alternatif » se veut « engagée et enragée ». Le fait est que, de rage ou d’engagement, on n’en trouve pas beaucoup dans le présent roman. Pour cela, il faudrait regarder du côté de La Volte, avec un ouvrage paru à quelques mois d’intervalle et qui brode sur des prémices semblables (une ville de Paris coupée du reste du monde, et où résonnent les accents de révolte), à savoir Melmoth furieux de Sabrina Calvo. Aucun doute, on lira plutôt Calvo.

Les Employés

Passé inaperçu en Bifrosty lors de sa prime parution chez les Québécois de La Peuplade à l’hiver 2020, Les Employés, court roman de l’autrice danoise Olga Ravn, a bénéficié d’une reprise en poche chez Pocket à l’automne 2021. Il n’y a donc plus aucune raison de manquer ce texte des plus curieux. Même si le mieux est d’en savoir le moins, afin d’en savourer l’étrangeté, essayons d’en dire quelques mots.

Dès le début, il apparaît clairement que l’on n’aura pas affaire à un roman de science-fiction typique. S’il fallait à tout prix placer Les Employés dans une case, ce serait peut-être plutôt le weird. Le livre commence par une notule informative, expliquant que l’ouvrage consiste en une série de dépositions glanées sur une période donnée et avec pour but d’établir les relations entre les em­ployés et les objets dans les salles. Suivent donc les dépositions en question, plusieurs dizaines d’entre elles, d’une longueur allant de quelques lignes à trois pages. Mais quelles salles ? Quel genre d’objets ? Quels em­ployés, aussi ? Si l’image d’individus arpentant des open spaces occupés par un mobilier froid et fonctionnel peut aisément venir en tête, elle est vite à remiser. Au fur et à me­sure des dépositions se dessine un univers à la fois familier au lecteur de SF mais aussi abstrait – d’une façon aussi singulière et déconcertante que les sculptures de Guldditte Hes­telund dont s’inspire le roman. Peu à peu, la compréhension se fait jour ; certains tropes de la SF sont présents, parfois sous des termes inattendus, parfois non.

Questionnant les notions d’a­lié­nation et d’humanité sous un prisme science-fictionnel et ar­tistique, Les Employés constitue une lecture marquante par sa radicalité. À vous de voir et, tel un RH des temps futurs, d’en tirer les conclusions, mais ce bref roman constitue une curiosité à côté de laquelle il serait dommage de passer.

Widjigo

Sous une intrigante couverture signée Au­rélien Police, bénéficiant d’un titre tout aussi énigmatique, s’avance Widjigo, le nouveau roman d’Estelle Faye. On con­naît l’appétence de l’autrice pour l’océan, il suffit de se souvenir que l’une de ses toutes premiè­res nouvelles, « La Suriedad », le prenait pour décor, et de constater que, réalisatrice, elle a également signé récemment un court-métrage intitulé Tout ce qui grouille sous la mer. On ne sera donc pas surpris que celui-ci soit omniprésent dans ce livre. En Bretagne, tout d’abord, où un groupe de soldats de la Répu­blique vient chercher en 1793 Justinien de Salers, un noble, pour l’emprisonner, et ce malgré sa réputation de bienfaiteur régulier des pauvres gens. Et à Terre-Neuve, ensuite, quarante ans plus tôt, puisque l’essentiel du roman va se dérouler dans ce cadre, via un très long flashback où Justinien raconte l’ex­pédition qui a marqué sa vie. À l’époque, jeune noble désœuvré ayant dilapidé l’argent de son père dans la luxure et l’alcool, au bord du gouffre, ruiné, sans avenir ni même l’envie d’en avoir un, il est contacté pour une mission : retrouver les membres d’une expé­dition cartographique disparue. À ses côtés, une aventurière aguerrie, un biologiste et un garçon mutique. Or, le bateau qui les emmène à Terre-Neuve s’échoue, et tous les quatre, en sus d’une poignée de rares rescapés, se retrouvent perdus sur un rivage des plus sauvage. Ils vont alors partir à la recher­che d’une solution pour sauver leur peau… ignorant qu’ils se précipitent vers un destin funeste et l’horreur.

Widjigo commence comme un roman historique. Estelle Faye y reviendra régulièrement, ancrant son récit dans un contexte réaliste. Mais très vite l’autrice prévient : il y aura un monstre. La question, entêtante, hantera le lecteur jusqu’aux dernières pages, d’autant que Faye saura à merveille exacerber l’attente : qui est ce monstre ? Et le roman de basculer, progressivement, tout en douceur, dans le fantastique. Avant d’en arriver aux révélations finales, on sera amené à mieux découvrir les membres du groupe constitué après le naufrage, tous coupables potentiels, tous intrigants, tous mystérieux. Le roman fonctionne dès lors sous deux aspects con­tradictoires, mais qui se répondent également. Il y a donc ces relations entre les différents protagonistes, alors que les al­liances se font et se défont, que les amitiés, inimitiés et interactions évoluent à la faveur de l’une ou l’autre révélation sur le passé de Justinien, Marie ou Gabriel. Et la vie de ce petit groupe de se transformer peu à peu en huis-clos étouffant comme les morts s’enchaînent, sans échap­patoire aucune. Un huis-clos d’autant plus étouffant qu’il se déroule dans un décor qui fait la part belle aux grands espaces : l’océan, déjà évoqué, refuge mais aussi source d’inconnu, puis la forêt, interminable, qui finit par miner le moral à mesure que le nombre de protagonistes se réduit comme peau de chagrin. Faye trace ici une double cartographie, celle du paysage, mais aussi celle des névroses et dérives des personnages et de leurs interactions, passées et présentes – du reste, le fait que la compagnie se soit constituée dans le cadre d’une recherche d’expédition cartographique ne manque pas de saveur. Et les masques tombent, les indices disséminés çà et là prennent du relief, les rôles entre coupables et victimes se trouvent inversés dans une con­struction romanesque implacable.

Roman prenant reposant sur une longue, lente mais inexorable glissade vers l’horreur, servi par une écriture efficace, Widjigo saura contenter les amateurs de récits de voyage mâtinés de fantastique, et conforter dans leur opinion ceux qui savent depuis longtemps qu’Estelle Faye est l’une des voix les plus personnelles et intéressantes de l’imaginaire francophone.

Le Retour du hiérophante

Trois années ont passé depuis les événements narrés dans Les Maîtres enlumineurs (cf. Bifrost 103). Après le final épique survenu sur la Montagne, le petit groupe réuni autour de Sancia a semé les bases d’une nouvelle façon d’envisager les enluminures ; Interfonderies, sa société, se démarque en effet des traditionnelles maisons, qui gardent jalousement leurs secrets, en permettant la démocratisation de ces prati­ques magiques. Mais la menace que peuvent représenter les maisons restantes n’est en rien comparable à celle qui, brutalement, se révèle et se réveille : un hiérophante, l’un de ceux qui ont fondé cette magie — qu’on pensait mort – est de retour et se dirige droit vers Tévanne ! Or, sa puissance est incommen­surable, et ses intentions plus que douteuses puisqu’il prévoit d’as­su­jettir tous les habitants de la cité…

Le premier opus, passionnant, plongeait le lecteur dans un monde de fantasy hyper cré­dible dont les personnages, fort bien campés, baignaient dans une pratique magique novatrice décrite comme une vraie technologie, avec ses ateliers, ses machines, ses ingénieurs… On retrouve ces qualités dans ce deuxième tome, mais l’auteur y ajoute un arc supplémentaire : l’enjeu politique. Ce qui tenait pour l’essentiel de l’aventure et du roman d’apprentissage dans Les Maîtres enlumineurs se pare ici d’une réflexion sur les vertus de la démocratie. Interfonderies en est le parfait exemple : comment abattre les privilèges d’une caste particulière, quand l’existence de cette dernière se résume à une longue histoire de domination des autres couches de la population par des pratiques magiques totalement opposées au mérite personnel ? Le choix est vite fait, et somme toute assez évident, mais Bennett va le pimenter d’un questionnement perma­nent avec l’entrée en lice du hiérophante et de son opposante, Valeria ; il faut se méfier des faux-semblants et des non-dits. La démocratie, au final, est-elle vraiment bénéfique, elle qui laisse la part belle aux initiatives personnelles ? Certains sont per­suadés que la nature humaine est irrémédiablement corrompue, et que donner la possibilité aux individus de gérer leur avenir ne peut que conduire à la déchéance de la société. Cette thématique, transversale au roman, donne toute sa singularité au récit et le démarque de son prédécesseur ; nous sommes ici bien loin d’une redite. Mais Bennett a aussi d’autres cordes à son arc, comme trouver de nouveaux développements et débouchés pour ses enluminures : et si celles-ci pouvaient générer de nouveaux modes d’interaction entre les humains, et non plus ne concerner que les objets inanimés ? Sans ou­blier pas non plus qu’on évolue en pleine fantasy d’aventure : les re­bondissements sont légion, et concourent à faire de ce Retour du hiérophante un roman aussi addictif que le volume inaugural de la saga. Aussi rythmé, aussi attachant, il gagne toutefois en profondeur, on l’a dit. Que demander de plus ? Réponse évidente : la suite de cette trilogie.

Hangsaman

À la vue de la couverture de ce roman inédit en français de Shirley Jackson, difficile de ne pas penser à celle du Bifrost 99, consacré à l’autrice de La Maison hantée. L’auteur en est le même, Miles Hyman, son petit-fils, également auteur d’une version illustrée de la fameuse nouvelle « La Loterie ».

Hangsaman raconte l’histoire de Natalie Waite, dix-sept ans, sur le point de rejoindre l’université et présentée comme ayant un rapport au monde « différent. » Son père, écrivain, autoritaire et peu prolifique, lui impose d’incessants exercices d’écriture. Il y a également son frère et sa mère, constamment inquiète. Celle-ci reste au second plan la majorité du temps. Suite au départ de Nathalie de la maison, nous la suivons dans la découverte de la vie d’étudiante.

Hangsaman est une plongée, tantôt amusante, tantôt effrayante, dans la psyché d’une jeune femme habituée à inventer des mondes. La narration nous livre ses pensées, avec toutes les digressions imaginables, mais également avec tous les non-dits. Il faut s’habituer à bien différencier ce qui se dit entre guillemets ou derrière un tiret, et ce qui est intégré à la narration. Mais l’affaire n’est pas aussi simple, et rien n’est jamais sûr dans ce roman. Un événement traumatique est violemment imposé à Natalie dans le début de l’histoire. Point de départ de ses divergences ? A priori non, mais faut-il se fier à son rapport au temps ? Qu’arrive-t-il réellement à Natalie ? Qui est-elle vraiment ? Est-elle vraiment ? Le vrai : tout un programme dans l’esprit de l’étudiante. Où est le réel ? Une question pour elle, mais tout autant pour nous…

La relation fille-père, puis fille-père de substitution est au cœur du roman. Natalie, une fois à l’université fréquente de rares autres jeunes femmes, mais la superficialité reste de mise, jusqu’au dernier tiers. Shirley Jackson croque ainsi avec mordant l’hypocrisie. Celle de la famille, celle des « amis », celle du milieu universitaire. Le malaise des faux-semblants, omniprésents dans la majorité des interactions de Natalie, est encore plus déstabilisant quand on le vit au travers d’une des protagonistes. L’enfer des autres, de leurs regards, de leurs opinions, de leurs ricanements mais aussi de leurs envies de parler, de leurs attentions, de leur simple présence.

Shirley Jackson tisse sa toile et nous laisse nous dépêtrer au sein de son labyrinthe, tout en faisant régulièrement miroiter une sortie. Pour autant, Hangsaman n’est pas franchement un roman de genre. Il y a bien des choses étranges qui peuplent ses pages, une ombre entraînante ou un arbre prenant des nouvelles, mais pas assez pour pleinement l’ancrer dans le fantastique. La lecture s’avère exigeante si l’on veut à tout prix comprendre l’enchaînement logique des faits, plaisante si l’on se détache d’aussi basses considérations que la compréhension. Car la plume de Shirley Jackson est riche et peu avare en images savoureuses et descriptions piquantes. À savourer donc, si vous aimez avancer dans le brouillard.

Comme ce monde est joli

Avec ce dense recueil, luvan et Léo Henry proposent au lectorat francophone de décou­vrir le travail sur la forme courte de Karen Joy Fowler, dont jusqu’alors n’étaient disponibles que trois romans en français, dont Le Club Jane Austen. Les deux acolytes suivent le travail mené par Mélanie Fazi sur l’œuvre de Lisa Tuttle avec Ainsi naissent les fantômes (cf. Bifrost n° 64) et Anne-Sylvie Homassel avec les nouvelles de Livia Llewellyn dans Fournaise. En fin d’ouvrage, le duo fournit des commentaires, généralement couplés à des extraits d’interviews, des précisions sur le contexte, sur les nouvelles traduites par leurs soins – dix pour luvan, sept pour Léo Henry.

Dix-sept nouvelles, donc, de tailles variables – de moins de dix pages à plus de cinquante –, parues entre 1985 et 2013, qui offrent un panorama copieux de styles, d’influences et de références. L’ensemble peut évoquer Carmen Maria Machado et son recueil Son corps et autres célébrations (cf. Bifrost&nbp;n° 104), tant dans les thématiques que le mélange des genres et la créativité narrative (« Du recul », particulièrement, mais « Always » également), mais avec une densité et une ampleur plus importantes. Situées parfois dans des pays imaginaires ou plus souvent implantées aux USA, présentant des histoires de familles ou de couples con­frontés à d’étranges situations, les nouvelles invoquent personnalités historiques (Einstein, Austen, mais aussi Carry Nation ou Mary Anning) comme extra­terrestres. L’autrice maîtrise une large palette, et concernant nos genres, c’est un bingo de tous les grands domaines, avec une préférence néanmoins notable pour la science-fiction – telle cette approche de l’exploration extraterrestre (« En visage ») que ne renierait sûrement pas Becky Chambers, n’était la conclusion.

Au rayon des thématiques, difficile de ne pas mettre en avant un regard féminin, qu’Iris Brey a bien décrit concernant le cinéma, dans ces histoires peuplées de femmes, de mères, de filles, de jumelles face à l’étrangeté, la monotonie ou la violence du monde. Les éléments biographiques disséminés dans le paratexte des nouvelles éclairent les histoires à la lumière de celle de l’autrice, et une fois le livre achevé, l’ironie du titre n’en est que plus flagrante, certaines nouvelles étant des plus cruelles, notamment la dernière, « Pelican Bar ». Mais ce n’est rien comparé au commentaire qu’en fait Karen Joy Fowler, à la toute fin de l’ouvrage, et qui vous achève telle la flèche du Parthe.

On l’aura compris, il y a beaucoup à dire sur ce riche assortiment de thématiques et de créativité. On insistera ici sur la plus cardinale : lisez ce recueil.

La Monture

Il aura fallu attendre que la dame, qui aurait eu cent ans cette année, soit décédée depuis deux ans pour qu’elle con­naisse enfin l’heur d’une publication française en volume – quand bien même elle a écrit plus de cent cinquante nouvelles et six romans, dont deux hors Imaginaire, entre 1954 et 2012. Une poignée de ses nouvelles furent néanmoins traduites, dont la dernière remonte à plus de 30 ans, dans Univers 1990. Autant dire que le nom de Carol Emsh­willer n’est évocateur que pour une poignée de fans à la connaissance encyclopédique, et qu’il y a quelque chose du miracle dans le fait qu’un éditeur publie La Monture.

Avant d’être un roman, La Monture est une fable, qui prendra place près de La Ferme des animaux de Orwell, La Planète des singes de Pierre Boulle ou « Comment servir l’homme » de Damon Knight. Emshwiller transpose, dans un contexte SF d’invasion extraterrestre qu’elle développe à l’envi, « Le Loup et le chien » de Jean de la Fontaine.

La Terre a donc été envahie par les Hoots, des ET qui ont les jambes atrophiées, en guimauve, ne peuvent même pas marcher et décident d’utiliser les humains comme monture. On peine à croire qu’une espèce astropérégrine doive en revenir à une traction animale. Si La Monture est bien une conjecture rationnelle, elle est fort peu plausible et exige une suspension d’incrédulité bien particulière. Chose qui n’a rien de dramatique, car le propos de la romancière n’est pas là.

Dans cet univers, les Hoots utilisent l’humanité comme celle-ci utilisaient naguère la gente chevaline. Les humains vivent dans des stalles, sont appariés comme pour « l’amélioration de la race chevaline » et servent à faire des courses de chevaux d’humains. Les Hoots en prennent grand soin, surtout des plus beaux spécimens, sans hésiter à user des éperons et de la cravache au besoin. S’ils en viennent à perdre de leur valeur, leur sort peut devenir moins « enviable », mais ils ne seront cependant ni tués ni mangés. Reste que les humains ne sont pas des chevaux – a-t-on jamais entendu parler d’une révolte de chevaux ? Certains s’enfuient pour aller vivre en sauvages dans les montagnes, où au confort perdu ils gagnent leur liberté.

Dans ce double roman d’apprentissage, Smiley/Charley va devoir comprendre le monde où il vit et apprendre à faire des choix – ses choix. Très beau jeune spécimen (un ado) – le livre pourrait être repris dans une collection pour la jeunesse – il a été attribué à un jeune prince hoots, Petit Maître, qui lui aussi devra faire son pro­pre apprentissage d’un monde changeant. Lors d’un raid d’humains sauvages, Charley et Petit Maître se retrouvent en compagnie de la horde menée par son père. Charley est un dompté, conditionné à la vie parmi les Hoots, et ce qui lui semble enviable et important ne l’est nullement pour les Sauvages, à commencer par son propre père…

Le roman de Carol Emshwiller, qui est de la génération des Vance, Farmer, Dick ou Herbert, est éminemment spéculatif. Il est conçu pour faire réfléchir et ne livre pas du prêt-à-penser disant au lecteur ce qu’il est bon et politiquement correct d’avoir comme idées – si tant est que cela soit de la pensée… Em­shwiller ne tranche pas entre Chiens et Loups ; Herbert nous dirait que le bon choix est celui de la survie et le meilleur, la survie de l’espèce. Emshwiller nous rappelle pour sa part que l’inconfort majeur de la liberté – mais qui lui confère tout son prix – n’est ni le froid ni la faim, aisément circonvenus, mais son corollaire inéluctable : la responsabilité. Devoir faire des choix, prendre des décisions, et des plus difficiles quand la masse préfère en attendre un qui se décide à décider… Un mauvais choix fait par soi-même est-il préférable à un bon fait par autrui ?

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