Connexion

Actualités

Mémoire de métal

La tendance à l’allongement qui afflige les fictions depuis l’apparition du traitement de texte voici une quarantaine d’années n’a pas épargné la novella, et l’on se souvient d’une époque où des livres tels que Dune ou Tous à Zanzibar faisaient figure de monstruosités, mais leurs auteurs avaient de quoi les remplir jusqu’à la gueule, et peut-être n’est-ce pas un hasard s’ils continuent de trôner tout en haut de nombre de listes d’estime – à commencer par celle de votre serviteur. Aujourd’hui, ces derniers sont de longueur standard. Il suffit de voir l’énormité des livres de Steven Erikson, Robert Jordan ou autres George R.R. Martin, Tad Williams, Raymond E. Feist, Terry Brooks, Robin Hobb, Terry Goodkind et cie. Autant de trilogies sans fins. « La Comédie humaine » et « Les Rougon-Macquart » n’ont qu’à bien se tenir. Quand un Christopher Ruocchio ou un David Anthony Durham se limitent vraiment à trois tomes, on s’en tape sur le ventre de bon­heur. La novella qui naguère s’étendait de 60 à 120 pages tire désormais jusque 170, voire plus. La taille d’un ancien Fleuve Noir. Une taille excellente, au demeu­rant, qui permet la lecture en une unique session…

Et voici que Bragelonne nous propose ce Mémoire de métal, court roman d’Alastair Rey­nolds, auteur qui, aux côtés de Stephen Baxter, Peter Watts et une poignée d’autres, compte parmi ceux qui nous offrent de la véritable SF comme on l’aime.

Non. Mémoire de métal n’est pas un chef-d’œuvre. C’est une œuvre mineure qui joue dans la catégorie des meilleurs Fleuve Noir. L’histoire est assez proche de L’In­croyable odyssée de Guy Charmasson (Fleuve Noir, « Anticipation » n° 1611) même s’il s’en écarte pour une fin à la Passengers (le long-métrage de Morten Tildum) mâtinée du Croisière sans escale de Brian W. Aldiss (1958). À la fin d’une guerre, les passagers d’un astronef prison, criminels de guerre, traîtres et déserteurs, sortent d’hibernation trop tôt – ou peut-être trop tard – et doivent faire face à une situation bien plus dramatique que tout ce à quoi ils pouvaient s’attendre tout en ayant certains comptes à régler entre eux…

Si Reynolds n’a rien mis là de nouveau sous les soleils, il joue une variation intéressante d’un air bien connu. On passe un bon moment en y prenant un certain plaisir. On oscille entre en vouloir à l’éditeur — Tom Clegg – pour ne pas nous en avoir déjà proposé maints autres – il y en a des tombereaux – et, peu étant mieux que rien, à le remercier de nous avoir déjà donné celui-ci à lire. Après « Dyschroniques » au Passager Clan­destin, « Une heure-lumière » au Bélial’, et l’apparition d’« Agullo court », de l’éditeur Mille Cent Quinze et de la nouvelle collection des éditions Armada qui semblent se consacrer au format, voilà que Bragelonne se met aussi à la novella, avec cet avantage qu’à l’instar du Bélial’ et d’Agullo, ils traduisent aussi de l’inédit. C’est la vie de château, pourvu que ça dure !

Cobrastar

Sous une surprenante couverture aux tons pastels s’offre à nous un pastiche de space opera assez jouissif, quoique peut-être pas autant qu’on nous le promet…

Tout commence dans un rade de bouseux perdu au fin fond du Texas, où tout le monde a un flingue et le sort, histoire de voir qui a le plus gros. En cet en­droit ont rendez-vous la Rumeur, tra­fiquant d’informations, et Black­Fury, chasseuse de prime, pour s’y échanger des données pro­théennes – ces anciens maîtres de la galaxie. Il y a là John Hero, alias Cobrastar ou l’Orvet, pirate de l’espace et héros de toute cette pas triste histoire, un ranger de la galaxie voulant le coffrer, le Sheriff du coin, des tueurs à gages, Elijah le jeune serveur, et bien sûr Plague Snyssken à l’anagramme toute carpenterienne. Et voilà que tout d’un coup, ça défouraille de partout. Cobrastar en profite pour faire main basse sur les données et mettre les bouts en compagnie d’Elijah et de Lucy, l’IA un brin caractérielle de son vaisseau spatial. Se retrouvant de fait avec une bonne moitié de la galaxie au derche, l’autre l’attendant de pied ferme, il se réfugie sur Tartarus, Tortuga de l’espace où grouille tout ce que le cosmos compte comme pirates. Il complète son improbable équipage de BlackFury, de Bambino, un hacker géant pas mal allumé, sans oublier la sœur jumelle dudit allumé, Tiny, qui n’adore rien comme jongler avec des grenades dé­goupillées, atomiques de préférence, et fait aisément passer son frère pour quelqu’un d’aussi calme que posé, ainsi que d’un toubib frappé d’un syndrome de la Tourette en mode sévère. Snyssken rejoindra la clique sur le tard en compagnie des DiscoBoys, des tueurs à gages aussi cinglés qu’il se doit qui flinguent en dansant…

Si la présentation évoque Les Gardiens de la galaxie mâtinés des Tontons flingueurs, les personnages relèvent ici davantage de la psychiatrie que de l’alcoologie. Au fin fond du désert de Tartarus, tandis que Cobrastar et Tiny massacrent plus de bestioles que Buffalo (Kill) Bill de bisons, Bam­bino et BlackFury les imitent avec les mutants zombies pas beaux du tout qui défendent le vaisseau de feu son père… Des scènes comme sorties de la filmographie de Quentin Taran­tino : Beatrice v/s O-Ren Ishii et ses 88 sbires ou le final d’Une nuit en enfer au Titty Twister… On a même droit – entre autres – à Tito & Tarantula en guise de bande son. Vous voyez le genre.

Thomas Bois n’a malheureusement ni l’art de la formule qui fait mouche ni la maitrise subtile des mots qui chantent et enchantent. Bref, n’est ni Michel Audiard ni Frédéric Dard qui veut. Il use (abuse) d’un argot (le gaga stéphanois) agrémenté de mots de son cru plutôt que de l’argot parisien classique ou de l’actuel parler des banlieues, de telle sorte que l’on ne comprend pas selon le contexte, d’où la grosse cinquantaine de notes de bas de page, lesquelles grèvent la fluidité de la lecture censée être un atout maître de ce type de roman humoristique. Ces idiosyncrasies ne semblent en rien naturelles, comme surajoutées, plaquées sur le texte. L’effet s’atténue néanmoins dans la seconde moitié du livre, dont la lecture se fait bien plus plaisante.

Pour un coup d’essai, ce premier roman n’a rien d’un coup de maître. Mais en termes de pur divertissement n’ayant d’autre but que d’amuser la galerie de ses lecteurs et de leur procurer du plaisir, force est de constater qu’en dépit de certains défauts flagrants, le contrat est plutôt rempli.

Bienvenue au Paradis

On pourra penser que 18 euros pour un livre aux dimensions et à la pagination d’un ancien Fleuve Noir, période « Fusées », est un prix élevé mais il y a bien longtemps que je n’ai pas trouvé mon argent aussi bien placé.

Publié par les soins du petit éditeur lyonnais Æthelidès, Bienvenue au Paradis semble être passé sous la plupart des radars et Alexis Legayet, philosophe de profession – un vrai, un bon, pas une caricature à la BHL – gagnerait à être bien mieux connu. J’ai découvert l’ouvrage par un pur hasard, en cherchant ce qui pouvait bien s’écrire sur la mode végane.

En 2145, le monde a bien changé. Le véganisme a partout triomphé. Non seulement plus aucun animal n’est mangé, ni tué, ni maltraité, mais encore sont-ils considérés comme des individus à part entière. Il n’y a plus aucune différence de jure entre animaux et humains. Mieux, les animaux carnassiers ont été génétiquement modifiés afin qu’ils n’en dévorent plus d’autres. Ainsi, le lion et l’agneau dorment-ils ensembles comme il en aurait été au Jardin d’Eden avant la chute. Dans ce monde pacifié, sans plus ni guerre ni crime, la jeunesse s’ennuie et s’est donc découvert une nouvelle cause à défendre : les végétaux. Ils seraient des créatures tout aussi sensibles et vivantes que les animaux et devraient donc avoir les mêmes droits… L’humanité, fidèle à elle-même, en serait toujours à se livrer à sa passion pour le génocide. Et le cri d’agonie des carottes assassinées retentirait à la face du monde dans un silence assourdissant…

Dans ce monde, Dan Basquet est tombé amoureux fou du fessier d’Alice Roux, activiste du Flower Power auquel il adhère à dessein de la séduire, ce qui le conduira bien au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer. Car, à extrémiste, extrémiste et demi. En dépit de la photosynthèse, le struggle for life n’est nullement étranger au règne végétal. Certains ont donc une vision plus radicale encore pour en finir avec l’hétérotrophie et s’ouvrir enfin à une vie affranchie de toute mort. Le Flower Power, lui, n’autorise plus pour se nourrir que les fruits tombés – vus comme morts, ce qui serait vrai des feuilles ne l’est pas des fruits qui sont en quelque sorte les « fœtus » des plantes, des processus métaboliques en cours. Les consommer serait donc une forme d’avortement. Legayet fait l’impasse sur cette idée mais ça ne nuit en rien à son propos.

Le roman d’Alexis Legayet propose deux niveaux de lecture. Au premier, c’est un roman de science-fiction, sous-tendu d’un humour jamais gratuit, assez simple tant dans son intrigue que ses péripéties qui le rendent accessible à tous. Au second, c’est un conte philosophique voltairien qui, là aussi, est à la portée de tous. Il pousse, à travers un raisonnement par l’absurde dont Swift s’était fait une spécialité, la morale dans ses plus ultimes retranchements. Legayet éclaire d’une façon différente la collusion qui s’établit entre le transhumanisme et la branche végane de la nébuleuse politiquement correcte tout comme Jocelyne Porcher l’a fait à propos de la viande cellulaire. Tous les êtres vivants sont des structures dissipatives chères au Nobel de chimie Ilya Prigogine, c’est-à-dire des structures qui se maintiennent loin de l’équilibre en consommant une énergie extrinsèque dont l’hétérotrophie est une forme, la photosynthèse une autre et Nature 2.0 une troisième. Bienvenue au Paradis, sans avoir l’âpreté technique de Greg Egan ou Ted Chiang s’apparente à ces auteurs et ouvre sur une thématique qu’ils ont abordé. Il s’agit de pousser jusqu’au bout le posthumanisme, comme dans Diaspora. Les xénobiologistes envisagent que soit possible des formes de vie basées sur le silicium mais, et c’est ici le cas, n’est-il pas envisageable que la vie silicée soit issue, produite, par la vie carbonée, comme une saltation vers un niveau de moindre accroissement de l’entropie. Enfin, dans l’épilogue, Alexis Legayet résout d’une façon fort élégante le paradoxe de Fermi formulé à partir de l’équation de Drake.

Bienvenue au Paradis est le livre le plus intéressant qu’il m’ait été donné à lire depuis Corpus Delicti : Un Procès de l’Allemande Juli Zeh (Actes Sud). S’il est d’une rare profondeur, il offre en outre l’avantage d’une très grande facilité d’accès et ne manque pas d’une certaine drôlerie. Il est à la portée de tout un chacun et permet à tous de nourrir ses réflexions. Éminemment spéculatif, il place, sans élitisme aucun, la littérature à son maximum. A moins que vous ne recherchiez qu’un pur divertissement, si vous ne deviez lire qu’un seul livre contemporain, celui-ci est au tout premier rang des choix possibles.

Piranèse

Le labyrinthe est à l’image de la vie : une épreuve semée d’embûches dont on ne sort que par la vérité ou la mort. Telle est la métaphore filée dans Piranèse, second roman de Susanna Clarke (après l’énorme succès de Jonathan Strange & Mr Norrell - critique in Bifrost n° 42). Le personnage éponyme évolue dans un dédale qu’il appelle la Maison, sans périphérie ni centre. Les salles s’y succèdent à l’infini, habitées de statues de marbre, parfois ouvertes sur le ciel ou sur une mer intérieure.

Le quotidien de Piranèse est ryth­mé par deux impératifs : la survie et l’exploration. Il ne s’y passe pas grand-chose. Surveiller les marées, sécher les algues, pêcher, manger, dormir, rendre un culte aux ossements parsemant le dédale ; quand il reste du temps, parcourir de nouvelles salles et consigner ses découvertes dans des carnets. Il ne sait pas ce qu’il fait là ni comment il y est arrivé ni même qui il est vraiment mais, deux fois par semaine, il partage ses observations avec l’Autre, qui lui ressemble, sauf qu’il a l’air d’en savoir beaucoup plus. En échange d’informations sur le labyrinthe, l’Autre lui apporte une aide matérielle avant de disparaître comme par magie.

Plusieurs indiscrétions de ce mystérieux visiteur, couplées à la relecture des plus ancien­nes entrées de son journal, vont le conduire à interroger la fiabilité de ses souvenirs, de ses jugements, et progressivement à remettre en cause la nature de la réalité qui l’entoure.

Dans la vraie vie, Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse de ce côté-ci des Alpes, fut en son temps (le XVIIIe) le créateur des Prisons imaginaires. Des estampes qui frappent l’ima­gination par leur architecture inquiétante, voire impossible, faite d’espaces souterrains aux proportions cyclopéennes où les hu­mains errent comme des fourmis déboussolées. Toute ressemblance entre l’œuvre de l’artiste italien et le roman de l’autrice anglaise est non fortuite. Au jeu des influences, Su­sanna Clarke emprunte donc aussi bien à l’art qu’à la mythologie grecque ou à la théorie de l’inconscient jungien, pioche chez Mervin Peake, C. S. Lewis cité en exergue, et, pourquoi pas, chez Defoe, Piranèse (le per­sonnage) partageant à bien des égards les traits et les vicissitudes du célèbre naufragé de Despair Island. Mais, sur le fond, le livre sait où il va. Pédagogue et gé­néreux, il dispense une leçon d’écriture en jouant sur des thèmes en vogue, comme la défiance vis-à-vis des discours, la liberté factice, la con­fusion entre réel et imaginaire. Le tout au fil d’allées et venues dans ce palais claustrophobique et mégalomane – et pourtant cu­rieusement enchanteur — qui n’est pas sans rappeler celui où l’humanité s’enferme cha­que jour davantage.

Le livre, comme tout labyrinthe, a toutefois ses limites. Si on se laisse volontiers balader, on a cependant toujours un temps d’avance sur le héros, dont la candeur est certes attachante, mais possède aussi (ressenti person­nel) quelque chose de fabriqué. De sorte qu’aucune révélation ne surprend vraiment, jusqu’à l’évasion tant désirée, dénuée d’équi­voque, qui pourra laisser le lecteur un peu sur sa faim.

Celle qui sait - Ziusudra T.1

Annoncé comme un diptyque, « Ziusudra » prolonge la trilogie « QuanTika », cochant toutes les cases d’un planet opera mêlant ethno et hard SF. Rien de neuf sous les multiples soleils de la science-fiction, nous direz-vous, y compris jusque dans l’illustration de couverture signée Manchu.

Des tréfonds caverneux de Gemma la glacée, où il avait été enfoui par la civilisation des Bâtisseurs pour préserver l’univers de sa fureur destructrice, le Dévoreur a jailli avec violence, poussant les humains survivants et les Timhkans, extraterrestres à l’origine de l’enfermement du monstre quantique, à s’allier pour enrayer la menace. Avec « Ziu­sudra », on reprend les mêmes ou presque et on recommence. Sur Indiga la bleue, l’hu­manité doit désormais partager la planète avec les Timhkans. Mais les vieux démons ont la peau dure. Militaires, capitalistes, ex-miliciens suprémacistes ne prisent guère cette coexistence pacifique. Ils s’inquiètent surtout des incursions répétées des extraterrestres et affûtent leurs armes. Et, comme souvent, de l’inconnu naissent la peur et la défiance. Dans ces conditions, difficile pour Ambre et sa fille, mais aussi pour Haziel, Maya Stanislas et Kya de trouver leur place dans cette version alternative du système AltaMira, où les apparences sont à la fois si familières et si différentes.

Placé sous le patronage bien­veillant de Richard P. Feynman et de Jorge Luis Borges, Celle qui sait, premier livre du diptyque, s’aventure dans le champ ouvert à la spéculation des univers parallèles, rejouant une partition bien connu de l’amateur de SF. On renoue ainsi avec les ressorts narratifs et thématiques qui ont fait le succès de la trilogie « QuanTika », sacrifiant au passage le caractère inédit du world building. De son attrait manifeste pour les sciences, y compris humaines, dont on perçoit toute l’ampleur dans la seconde partie du roman lorsqu’on se retrouve immergé au cœur de la société Timhkan, Laurence Suhner tire toutefois un récit de xéno-anthropologie stimulant, où se côtoient altérité radicale et sense of wonder. Cet aspect du roman est hélas pré­cédé par une première partie un tantinet lon­guette, où l’autrice prend son temps pour poser des enjeux politiques déjà-vus. On ne peut ainsi se départir du sentiment de lire une variation bâtie autour d’une intrigue passe-partout, où les sentiers n’ont bifurqué que pour servir de prétexte à une débauche de rebondissements visuels. Car dans l’univers parallèle d’Indiga, rien ne diffère finalement du monde de « QuanTika », si ce n’est la position politique et sociale des uns et des autres. Le même destin semble ainsi promis à des personnages réduits à des stéréotypes condamnés à revivre un scénario catastrophe dont ils subissent une nouvelle fois les con­séquences dramatiques.

S’il est encore tôt pour porter un jugement définitif sur ce diptyque, on ne peut s’empêcher d’éprouver quelques craintes. Gar­dons cependant confiance dans la capacité de l’autrice à nous surprendre. C’est le moins que l’on puisse espérer.

Le Silence selon Manon

À la croisée du roman noir et de l’anticipation, Le Silence selon Manon extrapole sur des problématiques sociétales du présent pour en tirer une mise en garde salutaire sur certaines déviances déjà solidement inscrites dans notre paysage numérique. Pouvant se lire comme un prequel de son précédent roman (La Transparence selon Irina in Bifrost n° 96), Le Silence selon Manon nous interpelle dans nos certitudes, nous sortant de notre zone de confort afin de nous pousser à la réflexion sur la pratique du cyber-harcèlement et sur les limites nécessaires à la liberté d’expression. Mais, où placer le curseur ? Qui doit en décider ? Au nom de quoi ? À toutes ces questions, les lecteurs de La Transparence selon Irina fourbissent leurs arguments. Benjamin Fogel n’apporte pas ici de réponse définitive, préférant adopter les points de vue irréconciliables des uns et des autres. Il oppose paroles et actes des militants incels, enferrés dans la certitude d’être victimes d’un grand complot féministe les poussant au célibat forcé ou à la veuve poignet, à ceux des activistes neo straight-edge, prônant de leur côté des valeurs humanistes et l’inclusion à tous les niveaux. Des combats bien de notre temps que Benjamin Fogel décale légèrement dans l’avenir, en 2025-2027. L’anticipation reste donc superficielle, l’aspect techno-scientifique et philosophique se cantonnant au second plan d’une intrigue plus intéressée par les effets toxiques des réseaux sociaux, mais aussi par leur détournement au nom d’une volonté totale de transparence, jugée plus conforme à un vivre-ensemble sous contrôle. Le présent roman est aussi plus abordable pour un néophyte du Web 2.0, gagnant en tension dramatique ce qu’il perd en didactisme. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, Le Silence selon Manon apparaît même moins maladroit sur ce point, éludant à la fois l’écueil d’un militantisme réducteur et la pesanteur du formalisme documentaire. Au travers du chassé-croisé des personnages, on sent bien que l’intérêt de Benjamin Fogel se porte sur l’être humain et sur sa faculté à se nourrir d’illusions. Il se focalise également sur son incapacité à tirer parti du meilleur de la technologie, usant de ses angles morts pour laisser se déchaîner la haine de l’autre. Les personnages ne sont pas ainsi de simples épures, au service d’un message pamphlétaire. Bien au contraire, ils sont pourvus d’une psychologie travaillée, loin du monolithisme stéréotypé d’un discours politique. En proie au dilemme et à la fragilité de leurs convictions ; esclaves de leurs pulsions et biais cognitifs, ils se cherchent des raisons pour se convaincre qu’ils sont les détenteurs d’une vérité unique et intangible, nous faisant saisir par la même occasion toute la complexité et la noirceur de l’esprit humain.

Avec Le Silence selon Manon, Benjamin Fogel confirme donc toutes les promesses esquissées dans son précédent roman, proposant même une anticipation sociale rusée et une investigation implacable sur nos faiblesses humaines. Il redonne enfin ses lettres de noblesse à un genre mal aimé, le roman engagé.

Feminicid

Née de l’éclatement de l’ex-URSS, la Répu­blique Indépendante de Mertvecgorod est une excroissance scrofuleuse défigurant le paysage de l’Europe orientale, un cancer rongeant de l’intérieur le corps social, une zone de non-droit dirigée d’une poigne de fer par un quatuor d’oligarques corrompus et pervers. Dans cet angle mort de la géopolitique, survolé par une armée de drones aux capacités de surveillance étrangement aléatoires, tout semble possible à ceux qui dé­tiennent le pouvoir et l’argent, y compris les actes les plus sordides et crapuleux. En dépit des risques, Timur Maximovitch Domachev a décidé de crever l’abcès. La mémoire des nom­breuses victimes du feminicid l’a sans doute poussé à mener l’enquête pour faire éclater la vérité, quitte à prendre quelques libertés avec la déontologie de sa profession. Mais le journaliste n’est désormais plus là pour répondre, son corps ayant été retrouvé après un mystérieux suicide. Seul demeure le résultat d’une investigation dont les pièces éparses font l’objet d’une divulgation salutaire, éclairant d’un jour sinis­tre l’État profond de la RIM.

Après Images de la fin du monde (Bifrost n° 99), Feminicid est le deuxième volet de la « Chronique de Mertvecgorod ». L’occasion pour Christophe Siébert de dévoiler le meil­leur ou le pire, question de point de vue, de l’abjection et de l’amoralité foncière d’une humanité déchue, partagée entre son instinct de prédation et un goût immodéré pour la jouissance de la souffrance d’autrui. Entre post-exotisme et dystopie, Antoine Volodine (pour le décor) et Maurice G. Dantec (pour le propos), l’auteur révèle les pièces accusatoires d’une enquête dont certains aspects flirtent avec une magie impie. Il dresse ainsi un portrait toxique de la cité-État de Mert­vecgorod, faisant passer Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, pour un havre paradisiaque. D’une plume imagée, truffée d’argot em­prunté au russe, Christophe Siébert livre le spectacle sans fard de ses bas-fonds, nous malmenant dans notre zone de confort pour nous faire toucher du doigt le mal absolu. On est à la fois fasciné et choqué par les révélations successives d’une enquête où chaque fait nous renvoie à l’horreur, la cruauté et la bassesse d’êtres voués aux gémonies, voire à la damnation pour leurs méfaits, mê­me s’ils apparaissent eux-mêmes comme les victimes d’une Histoire qui les a broyés inexorablement. En dépit de la noirceur intrinsèque du récit, on s’accroche ainsi au secret espoir d’une justice immanente, en mesure d’éradiquer les racines du mal profond qui gangrène Mertvecgorod, voire au-delà. En attendant, de digressions contextuel­les en récits périphériques, de changement de ton en rupture de registre textuel, Chris­tophe Siébert nous balade dans un roman gigogne où l’immersion est renforcée par un effet de réel entretenu à grand renfort d’allusions historiques et de liens vers internet.

Avec ce deuxième livre, « Chro­nique de Mertvecgororod » s’annonce déjà comme une œuvre monstre, à mi-chemin du roman univers, du puzzle littéraire et de la performance ex­trême. La chair de poule nous saisit d’avance à la perspective de poursuivre notre exploration. Avis aux amateurs et aux cœurs bien accrochés.

Les Ancêtres - Vorrh T.2

Comme Vorrh (critique in Bifrost n° 96), Les Ancêtres est un livre de fantasy à l’imaginaire puissant. Loin d’entraîner le lec­teur dans les sinuosités paresseuses d’un roman fleuve, il n’est pas davantage un roman de gare que l’on peut apprécier dans l’ur­gence, juché sur une banquette, entre deux stations. Il n’est surtout pas un roman à l’eau de rose, englué dans les afféteries d’un romantisme bon marché. Bien au contraire, Les Ancêtres est un livre monde, un livre mon­stre traversé par un sentiment d’échec, par le péché originel et la Chute, celle dépeinte dans les écrits mystiques et religieux.

À l’orée de la Vorrh, cette mystérieuse forêt d’Afrique, qui engloutit plus qu’elle n’enrichit, on retrouve ainsi la ville d’Essen­wald, excroissance désormais maladive, où se lamentent les dirigeants de la guilde fores­tière. La défection de la main-d’œuvre servile des Limboia a entraîné le déclin de la cité, poussant à la ruine les notables dépourvus de l’instinct de prédation nécessaire à la survie. Pour tous, les temps sont durs, et d’autant plus cruels que les effets délétères de la Première Guerre mondiale marquent encore les corps et les esprits. En Europe, une idéologie haineuse et revancharde com­mence d’ailleurs à agiter l’Allemagne, faisant craindre un embra­sement général. Mais surtout, les Ancêtres, ces créatures déchues, supposées gardien­nes de l’Arbre de la Connaissance implanté au cœur du Jardin d’Éden, se réveillent, émer­­geant du sol où ils étaient enterrés jusque-là. Ils attirent l’attention des naturalistes, curieux d’étudier ces bizarreries, et suscitent la convoitise d’hommes aux desseins plus inquiétants, apôtres d’un nouveau culte totalitaire. D’aucuns voient dans ce phénomène comme les prémisses d’une apocalypse à venir, où l’humanité et la nature, le nouveau et l’ancien monde s’entre-détruiront en un ultime holocauste.

Nul besoin de tergiverser, le roman de Brian Catling fait écho à son prédécesseur, renouant l’intrigue au moment exact où elle s’achevait. Porté par une écriture dense et évocatrice, Les Ancê­tres est une invitation à lâcher prise, une exhortation au voyage en terre à la fois étrangère et familière. Essenwald, la Vorrh et les mythes primordiaux y cô­toient l’Europe, Londres et l’His­toire, brouillant les pistes entre la réalité et la fiction, tout en subvertissant les poncifs du roman de fantasy classique. Le récit est frappé du sceau du fatalisme tragique, mais il recèle également des moments d’une drôlerie macabre où l’on oscille entre le rire nerveux et l’horreur. Brian Catling ne se montre pas avare en détails lorsqu’il s’agit d’évoquer les traumatismes de la Grande Guerre et la montée du fascisme. Il fait enfin preuve d’une grande maîtrise dans les scènes plus surnaturelles, distillant l’angoisse et la tension avec un certain métier, sans avoir besoin de forcer le trait pour susciter le malaise et la frayeur.

À la croisée de la mythologie judéo-chrétienne et de l’Histoire, Brian Catling nous immerge donc au cœur d’une forêt de symboles où la tragédie, les visions terrifiantes de la déchéance et l’aventure apparaissent comme autant d’aspects d’un roman touffu et envoûtant qui, s’il résiste encore à la compréhension totale, n’en demeure pas moins un objet fascinant. À suivre avec The Cloven.

Ursula K. Le Guin - De l'autre côté des mots

Voici l’ouvrage critique collectif tant attendu sur Ursula K. Le Guin, celui qui permettra de découvrir l’œuvre plurielle, chatoyante, d’une des plus grandes écrivaines de langue anglaise de ces dernières décennies. Aussi bien l’ignorant que l’amateur sauront faire leur miel des diverses analyses, réflexions, archives disponibles dans cet ouvrage. Saluons donc l’initiative, qui s’imposait d’autant plus qu’aucune monographie n’aurait pu parcourir avec autant de précisions et de riches détails la variété de cette œuvre hors normes, et d’autant plus qu’il s’agit du fruit d’un financement collaboratif très avisé.

Commençons tout d’abord par l’objet-livre, qui est en lui-même une réussite : les éditions ActuSF, sous la direction de David Meulemans (bien connu des Bifrostiens pour sa direction des éditions Aux Forges de Vulcain), nous livrent un splendide ouvrage broché qui s’ouvre sur un portrait illustré de l’auteur, par Zariel, qui intervient ensuite très régulièrement au sein du volume : chaque article s’ouvre sur un portrait dessiné de son auteur et se clôt sur un nouveau portrait de Le Guin, dont les multiples visages se succèdent au fil des lectures qu’on en fait. C’était sans aucun doute la meilleure façon d’incarner l’aspect protéiforme de son écriture, et cette richesse graphique entre bien en consonance avec les multiples jaquettes de ses ouvrages qui jalonnent la lecture. Un effort tout particulier a été fait sur les polices de titre également qui contribuent à construire l’originalité du livre.

À l’intérieur, 31 interventions différentes se succèdent, sobrement numérotées les unes à la suite des autres, sans découpage en sections ou sous-sections plus précis. Les intervenants sont de tous ordres (artistes, écrivains, scénaristes, traducteurs, universitaires de disciplines fort diverses) et leurs communications de longueurs très variées : cette diversité des voix, des formations, des parcours. On trouve également quantité de citations et d’extraits d’entretien avec Ursula K. Le Guin, et des archives comme la préface du Livre d’or que Gérard Klein lui a consacré. C’est peut-être une limite de l’ouvrage – si on devait en trouver une – car les titres ne sont pas toujours suffisamment explicites pour que le lecteur puisse y trouver rapidement de quoi nourrir ses goûts et sa fantaisie. Néanmoins, un chapeau introductif au début de chaque article permet d’en présenter rapidement l’enjeu. Et de grands blocs d’études se détachent au fur et à mesure qu’on progresse linéairement, après une biographie synthétique : l’utopie, les grands cycles de Le Guin, la réception de l’œuvre, le féminisme et son évolution au fil des années, la puissance poétique du langage, la poésie tout court, les enjeux de la traduction (dans les récits, de soi et des autres et donc le rôle de passeur non négligeable de l’écrivaine elle-même), la place des autres arts dont la musique et le cinéma avec, les grandes sources littéraires (antiques et contemporaines), les influences spirituelles diverses (dont le Tao) et puis pour finir une série d’interventions plus brèves parcourant à sauts et gambades des thèmes divers.

Pour conclure, disons tout simplement qu’il s’agit d’un très beau livre, qui saura satisfaire le plaisir et la curiosité des lecteurs, et jeter les bases de nombreuses études à venir.

Souvenirs de Marnie

La jeune Anna a eu un début de vie difficile : orpheline de père et de mère, elle perd également sa grand-mère et se retrouve adoptée par les Preston, famille honnête et sincèrement attachée à cette jeune fille « au visage de marbre » et dont elle ne sait pas trop comment se faire aimer. Alors, pour la faire changer d’air et l’aider à grandir un peu, on l’envoie chez les Pegg et leur cottage, sur la côte. Les Pegg s’en occupent avec attention tout en lui laissant une liberté tranquille dans ce petit village du littoral. Anna peine à se faire des amis de son âge mais au cours d’une de ses promenades solitaires, son attention est attirée par une villa en bord de mer, qui semble lui faire signe. Et de fait, un jour, elle aperçoit fugacement une jeune fille à l’une des fenêtres. Celle-ci réapparaîtra plus tard, devant Anna, et dira s’appeler Marnie. Mais Marnie est mystérieuse et a un réel talent pour apparaître et disparaître sans crier gare. Les jeunes filles s’attachent l’une à l’autre et Anna, au gré des rencontres nocturnes, pénètre le monde familier et doucement suranné de son amie…

Voici pour la première fois traduit en français, par Patricia Barbe-Girault, le fameux roman de Joan G. Robinson, When Marnie was there, paru en 1967. Si on connaît cette œuvre par la délicate adaptation en anime du maître japonais Hiromasa Yonebayashi en 2014, on ne peut que se réjouir d’avoir enfin dans les mains, grâce au subtil travail d’édition de Monsieur Toussaint Louverture, ce standard de ce qu’on appelle un peu vite littérature jeunesse. Littérature jeunesse pour son sujet bien sûr, puisqu’il s’agit du monde de l’enfance, de ses secrets, de ses amitiés et de leur exclusivité, de ses difficultés dans les relations aux autres, pairs et adultes, pour sa tonalité doucement fantastique – peu originale certes mais lumineuse –, mais aussi pour sa simplicité de lecture, car ce roman qui avance l’air de rien se lit avec aisance et se dénoue en rassasiant le lecteur du sens qui se cachait dans la trame du texte depuis le début.

Bien évidemment, ce qu’on adore, c’est qu’on nous parle avec cette délicieuse simplicité de sujets graves. L’attachement à l’autre, la solitude de la fin de l’enfance, ce passage qui s’ouvre devant soi vers l’adolescence et qu’on doit franchir seul, comme on naît et comme on meurt (certaines langues ont une voix moyenne, entre l’actif et le passif, spécialement pour ces actions-là), une perte de soi mais aussi de celui qui est proche. Mais en consolation, ce qu’on trouve dans ces pages, c’est la beauté des rencontres, le temps qu’elles prennent à nous entrelacer au monde par des fils insoupçonnés qu’elles tissent à travers l’espace et le temps, et la figure de nous-mêmes qu’elles dessinent et qu’on découvrira un jour, car le roman nous le garantit : cette vérité de soi, nous la connaîtrons, et cette certitude est sans aucun doute le plus sûr baume dont nous avons besoin, à tout âge.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug