Connexion

Actualités

Alpha ou la mort

Après une meurtrière guerre interplanétaire, le système solaire connaît enfin la paix. Pour y parvenir, les humains ont renoncé au vol spatial, désormais géré par des machines. Si la majorité de la population se satisfait de cette situation, ce n’est pas le cas de certains nostalgiques de l’ancien temps, à commencer par Phil Kirby, ex-pilote désormais condamné à fouler le sol de Mars jusqu’à la fin de ses jours. Lui et quelques autres, dont son épouse martienne, Shari, refusent de se satisfaire de leur sort trop tranquille et ont préparé dans le plus grand secret un vaisseau devant leur permettre de gagner l’étoile habitable la plus proche : Alpha du Centaure. Une fois lancé, leur projet ne leur offre que deux conclusions possibles : la liberté ou la mort.

Publié en 1963 dans la populaire collection « Ace Double », Alpha ou la mort est le fix-up de deux novellas parues dix ans plus tôt dans la revue Planet Stories. Il se divise en deux parties nettement distinctes : la fuite hors du système solaire, puis l’installation sur ce nouveau monde. Ni l’une ni l’autre ne sont réussies. Leigh Brackett se contente d’enchaîner les péripéties plus ou moins farfelues, comme l’abordage d’un vaisseau volant à une vitesse proche de la lumière, sans jamais s’intéresser ni au cadre politique et social de son univers, ni aux conditions de vie à bord du Lucy B. Davenport durant les cinq longues années que dure le voyage, ni par la suite à l’installation des colons sur Alpha. Son héros est une caricature d’aventurier à l’ancienne, nostalgique d’un supposé âge d’or disparu, allergique à toute forme d’autorité et prêt à tout pour s’en libérer. Les autres personnages ne sont guère plus que des silhouettes anonymes, dont on cherche en vain dans leur comportement moutonnier et frileux les motivations qui ont pu les pousser à se lancer dans une telle équipée. Sans doute ce que Brackett a signé de plus médiocre.

Le Grand Livre de Mars

Le monde rouge décrit dans Le Grand Livre de Mars n’est pas celui que nos robots et nos satellites nous ont dévoilé, mais celui, conforme aux maigres connaissances en planétologie de la première moitié du XXe siècle, imaginé dans le sillage d’astronomes comme Giovanni Schiaparelli ou Percival Lowell, une Mars dotée d’une atmosphère respirable et d’une vie indigène tentant de lutter contre la désertification en creusant de vastes réseaux de canaux. La planète rouge de l’âge d’or de la SF n’est pas tant fantasmée en sœur plus sèche de la Terre, dotée de civilisations indigènes quasi-humaines, qu’en accord avec ce que la science de la première moitié du XXe siècle faisait entrer dans le champ du possible. Une illusion qui se fracasse sur le mur du réel quand, en 1964, la sonde Mariner 4 transmet les premières images et données scientifiques de la planète rouge : non seulement ne s’y trouvent ni canaux ni civilisation, mais le lieu s’avère stérile et dépourvu d’atmosphère respirable. En sus d’un grand impact scientifique, le programme Mariner repoussera la spéculation science-fictive liée aux extraterrestres au-delà du Système solaire.

Si la Mars de Brackett doit beaucoup à celle d’Edgar Rice Burroughs, un de ses écrivains fétiches aux côtés de Kipling et H. Rider Haggard, elle est en revanche très différente de celle de Ray Bradbury, auteur dont elle sera le mentor. Là où la prose de ce dernier n’est que mélancolie et poésie, celle de Brackett est flamboyante et épique. Elle décrit un futur où les Terriens ont conquis le Système solaire, de Mercure à Callisto, grâce à leur technologie avancée. Les Martiens sont plus primitifs, malgré une histoire incroyablement longue (146 siècles documentés, plus d’un million d’années se perdant dans les brumes de la légende). Les seules armes qu’ils utilisent sont l’épée, la lance ou l’arc, ou encore, parfois, des équipements terriens. Pourtant, ces Martiens ne sont pas technologiquement primitifs parce qu’ils auraient une intelligence inférieure : la vérité est qu’ils ont développé une technologie avancée et qu’ils l’ont perdue au cours de leur interminable Histoire, voire que les factions les plus avancées parmi eux, humaines, surhumaines ou extra-humaines, ont choisi de la censurer. De plus, ils n’ont pas d’armes évoluées parce que leur monde mourant manque de métaux et de sources d’énergie. La Mars de Brackett fascine ainsi par sa combinaison de culture et de barbarie, d’élégance et de vigueur farouche, parfaitement décrite dans un style virtuose, au pouvoir évocateur sans pareil.

L’Épée de Rhiannon commence sur la Mars moderne, si sèche que ses cultures indigènes ont dû creuser de vastes réseaux de canaux pour faire circuler l’eau des pôles, si vieille que ses montagnes ont été arasées, ses forêts englouties par le sable. Un archéologue terrien qui a tout du pilleur de tombes, Carse, se voit remettre l’épée de Rhiannon par un Martien prétendant avoir trouvé la sépulture de ce dieu déchu pour avoir transmis un savoir interdit. Il a besoin de Carse pour écouler les trésors du tombeau, mais sur place, il le trahit. Le Terrien est happé par une bulle de ténèbres, fruit de la science avancée des Quiru, le peuple de Rhiannon. En sortant du phénomène, puis de la tombe, il s’aperçoit qu’il a été ramené un million d’années en arrière, à l’époque où Mars était dotée de mers, de forêts, de montagnes. Il y combattra la nation impérialiste de Sark, qui, avec l’aide de ses alliés Dhuviens (des hommes-serpents rappelant ceux d’Howard, de Lovecraft ou de Clark Ashton Smith), veut conquérir la planète. Dès la première page du roman, on est frappé par la puissance et l’élégance du style de Brackett, aux réminiscences de C. A. Smith. Toute la force de la Mars de l’autrice envoûte le lecteur dès ce premier roman, sans aucun doute le meilleur de l’omnibus et le mieux écrit : un monde épique, farouche, flamboyant, mais aussi un monde perdu, dont le glorieux passé n’a qu’un lointain rapport avec sa décrépitude, sa longue et inéluctable agonie du présent.

Changement de héros dès le second roman, Le Secret de Sinharat : Eric John Stark, le personnage emblématique de Brackett, se trouve au centre de l’intrigue. À de nombreuses reprises décrit comme un « sauvage doté d’un mince vernis de civilisation », prompt à retourner à ses schémas ataviques, Stark est un enfant terrien élevé par un peuple mercurien primitif, avant que celui-ci ne se fasse massacrer, et qu’Ashton, un policier terrien, ne le prenne sous son aile. Tout comme le Carse de L’Épée de Rhiannon pouvait être rapproché du John Carter de Burroughs, il est tentant, vu les références littéraires de Brackett, de tracer des parallèles entre Stark et le Tarzan de Burroughs, voire le Mowgli de Kipling. Ce serait pourtant oublier l’influence considérable du Western (en tant que genre littéraire) sur les textes des pulps, ainsi que le lien étroit existant entre lui et Brackett. Ainsi, il pourrait être tout aussi pertinent de faire de Stark l’enfant anglo-saxon élevé par les Indiens, puis ramené à la civilisation. On notera enfin que Stark n’est pas sans rappeler Conan, notamment lorsqu’il affiche son mépris des civilisés et des citadins.

Dans ce roman, Stark, menacé de vingt ans de prison par la Terre, se voit offrir une porte de sortie : infiltrer la croisade lancée par Kynon, prophète unissant les tribus des Terres Sèches dans un combat contre les États-Cités de la frontière, qui gardent une main rapace sur les réserves d’eau. Kynon prétend posséder les Couronnes des Ramas, un ancien peuple martien avancé, qui permettent de transférer l’esprit d’un vieillard, d’un malade ou d’un mourant dans un corps jeune et sain – les vaincus fourniront une réserve de corps. Stark se rend vite compte qu’il ne s’agit que d’une supercherie basée sur des copies grossières des artefacts légendaires. Pris comme lieutenant par Kynon pour sa connaissance des tactiques de guérilla, notre héros fera face à l’hostilité meurtrière d’autres membres de la Cour du prophète, et découvrira que si les Ramas ont disparu, tous ne sont peut-être pas morts ! À l’inverse du roman précédent, où un terrien du Présent visitait le lointain Passé de Mars, ici c’est ce dernier qui s’invite sur la planète rouge moderne.

Dans Le Peuple du talisman, Stark promet à un ami mourant de ramener dans sa cité d’origine, située dans les solitudes polaires de Mars, un talisman que l’agonisant a jadis dérobé. La ville monte la garde à l’orée des Portes de la Mort, où se trouverait, selon la légende, une terrible puissance que seul le joyau peut libérer. Et c’est d’autant plus urgent qu’un seigneur de guerre est sur le point d’attaquer la cité. Stark prévient ses habitants : des ricanements l’accueillent, car qui serait assez fou pour attaquer une ville polaire… pendant l’hiver ? Notre héros découvrira, au-delà des Portes interdites, la plus vieille des races de Mars.

Outre la volonté, à chaque fois, d’éviter une guerre, un point commun entre les trois romans est l’excellence de leurs personnages féminins, des femmes fières, fortes, nobles (même, parfois, dans la vilenie), et surtout, qui ne veulent pas être réduites au rôle effacé que la société leur impose. L’une d’elles déclare : « Un homme a l’entière liberté d’être ce qu’il désire, une femme doit se contenter d’être une femme » et « Je refuse d’être l’esclave de mon sexe ».

Le recueil de nouvelles Les Terriens arrivent approfondit le fond thématique de l’omnibus. Si Brackett, aimant lire des histoires d’action et d’aventure, et donc en écrire, avec en ligne de mire le dépaysement avant tout, s’est défendue d’être une autrice à message, sa prose n’est pourtant pas dépourvue de substance. Dans ce recueil, la question à laquelle elle tente de répondre est : « Qui vivait sur Mars avant, et comment les autochtones ont-ils vécu l’arrivée des Terriens ? »

Dans « Le Jardin du Shanga », texte à l’écriture des plus virtuoses, Winters est soumis au vrai Shanga (le procédé, au pouvoir addictif similaire à celui d’une drogue, de retour vers un état psychologique, voire physique, atavique, déjà croisé dans Le Secret de Sinharat), pas l’ersatz avec lequel les Martiens arnaquent les touristes. Il découvrira son monstrueux pouvoir, et la façon effroyable dont les autochtones se vengent de l’intrusion terrienne dans leur monde, et leur fera subir, en retour, un courroux plus terrible encore. À nouveau, l’autrice montre à quel point le vernis de civilisation, voire d’humanité, peut être mince. On retrouve dans cette nouvelle certaines thématiques récurrentes à l’ensemble de l’ouvrage : les sombres secrets scientifiques, la dépendance, l’opposition entre fanatiques et partisans de l’amitié entre les peuples.

Dans « La Malédiction de Bisha », un médecin terrien recueille une fillette condamnée à mort par sa tribu car elle provoquerait la maladie. On y découvre une autre facette du mépris des Martiens pour les Terriens, considérés comme ignorants non pas parce qu’ils auraient oublié, comme les natifs de la planète rouge, mais parce qu’ils n’ont pas encore appris, malgré leur quincaillerie technologique. Un texte poignant, beau et cruel à la fois, mettant à nouveau en scène une des anciennes races martiennes.

Dans « Les Derniers jours de Shandakor », Ross, anthropologue terrien, rencontre un homme n’appartenant à aucune race connue qui lui déclare : « Mars a péri et des hommes venus d’autres mondes profanent sa poussière. » Il mènera Ross dans sa cité de Shandakor, un étrange endroit, assiégé mais ouvert, où les races perdues de Mars arpentent les rues, insouciantes, les humains leur servant d’esclaves. On peut ici voir un parallèle avec ce qui se trouve au-delà des Portes de la Mort dans Le Peuple du talisman, ainsi que la nostalgie pour le glorieux passé de Mars, comme dans L’Épée de Rhiannon. Un texte au final poignant, presque une allégorie de l’ensemble de l’omnibus : l’arrivée de Ross cause la fin de Shandakor, comme celle des Terriens en général marque la fin de la Mars fière et indépendante.

« La Prêtresse pourpre de la lune folle » met en scène un Terrien fraîchement débarqué qui est présenté à une famille martienne. Il va être témoin de rites impies qu’on tenait pour une superstition du passé. Ou du moins, il va avoir un doute sur la réalité de son expérience, qui sera levé à la fin de cette nouvelle assez glaçante…

Enfin, « La Route de Sinharat » nous reparle de la cité des Ramas au centre du deuxième roman de l’omnibus. Carey, un spécialiste de Mars, a retardé un programme officiel de reconstruction visant à sortir la planète rouge de sa stase médiévale et est recherché par les autorités. Hors des États-Cités et des villes modernes de la Nouvelle Culture, les Terriens sont en danger de mort. Les Martiens pensent qu’en en demandant peu à leur monde, ils peuvent survivre des millénaires, tandis que la politique terrienne les ferait vivre dans le confort, certes, mais pour quelques siècles seulement. Une antique race a tenté de faire la même chose que les Terriens, affaiblissant ainsi l’aptitude à la survie et la frugalité des Martiens, tuant bien plus de monde sur le long terme qu’elle n’en a sauvé à brève échéance. Cette fois, au contraire des « Derniers jours de Shandakor », un Terrien prenant le parti des Martiens les préservera en convainquant son peuple de renoncer à son rêve colonialiste.

Véritable élégie à la gloire d’une race mourante mais digne et d’une planète rouge qui n’existe désormais plus que dans les vieux livres de science fantasy, Le Grand Livre de Mars est une geste flamboyante et épique narrée via une langue magnifique. Nombre de classiques de l’âge d’or n’ont plus, aujourd’hui, qu’un intérêt limité pour le lecteur moyen : tel n’est pas le cas ici. Cet ensemble de textes splendides garde intacte toute sa puissance évocatrice… n’en déplaise à Mariner 4 !

Télémétrie fugitive

Faut-il encore le présenter ? SecUnit de renommée intergalactique, sériephile averti et râleur de premier ordre, notre AssaSynth nous revient pour un sixième tome qui retourne aux sources de la série imaginée par Martha Wells.

Oublié le format roman qui lui faisait traîner la patte ; retour ici sur la distance novella, avec une aventure trépidante où se mêlent enquête, action et remarques acerbes de la part de notre androïde préféré.

Dans Télémétrie fugitive, AssaSynth tente de trouver sa place sur la station Préservation qui l’accueille depuis sa dernière mission. Devenu le protecteur du Dr Mensah, le SecUnit doit composer avec l’hostilité larvée de la sécurité et des autres citoyens qui ne voient souvent en lui qu’un danger ambulant prêt à les massacrer sur un coup de tête. Comme quoi, les clichés véhiculés par les séries ont la peau dure ! Alors que l’on négocie sec pour trouver un statut et établir des règles autour de ce qu’AssaSynth a le droit le faire ou pas, un cadavre est retrouvé sur Preservation. Et autant le dire franchement, Preservation n’a pas l’habitude des meurtres. Ce qui n’est pas le cas d’AssaSynth, qui passe le plus clair de son existence à regarder les humains s’entretuer pour un oui ou pour un non, voire parfois juste parce qu’ils en ont l’opportunité. Devant la complexité du cas et la possibilité d’une infiltration des réseaux de sécurité, on accepte l’aide de la SecUnit convaincue que GrayCrisis n’en finira décidément jamais de le pourchasser.

Télémétrie fugitive retrouve vite les marques de la série, pose ses easter-eggs pour les fans avec moult références aux opus passés et développe une intrigue en huit-clos spatial où l’action recule au profit de l’enquête. Cette fois, AssaSynth se fait plus détective que combattant, mais conserve l’entièreté de son humour ravageur et de son cynisme envers les humains (et les bots stupides). Martha Wells en profite pour développer encore davantage le background de son univers, mettant en reliefs les sales petits secrets de certains exploitant extra-corporatistes tout en questionnant la nouvelle place occupée par AssaSynth dans une société qui semble terrifier par le concept qui l’anime. En sous-main, il est ici question d’intégration et de tolérance, de passer outre les clichés et de parvenir – enfin – à se faire confiance.

En délaissant les longueurs du précédent volume et en revenant à l’aspect feuilletonesque qui faisait tout le charme des précédents volets, Télémétrie fugitive redevient fun, captivant et attachant, ajoutant une nouvelle pierre à l’édifice légendaire de l’un des androïdes les plus drôles et les plus sympathiques de la SF moderne. Un vrai plaisir de lecture, qui séduira les amateurs et devraient convaincre les autres de s’y mettre enfin !

Vers Mars

Relatant la suite du parcours de la Lady Astronaute, Vers Mars poursuit l’uchronie dont Mary Robinette Kowal avait fixé le point de départ en mars 1952 dans Vers les étoiles (cf. Bifrost n° 101). On y découvrait Elma York et son époux Nathaniel, dont la vie bascule suite à la chute sur Terre d’une météorite au large de la côte Est des États-Unis. Ce cataclysme provoque un dérèglement irrémédiable du climat de nature à entrainer, à terme, l’extinction de l’espèce humaine. Pour échapper à ce funeste scénario, une coalition internationale lance un programme spatial ambitieux avec pour objectif d’établir des colonies hors de la Terre. C’est ainsi que l’autrice a entamé la réécriture de l’histoire de la conquête spatiale dans un premier tome multirécompensé – le Locus, le Nebula, le Hugo et le Sidewise, s’il vous plait.

On retrouve dans ce deuxième opus les qualités qui faisaient la force de son prédécesseur. D’une part, le soin méticuleux avec lequel Mary Robinette Kowal se réapproprie le climat particulier des États-Unis d’après-guerre ; à un point de vue politique, économique et écologique bouleversé par la tragédie se mêlent le spectre de la Seconde Guerre mondiale, la ségrégation, l’antisémitisme et le sexisme propres à cette période historique. Une dé­cennie plus tard, alors qu’Elma est devenue la première femme astronaute et travaille comme pilote sur la Lune, ces antagonismes se font toujours sentir, aussi bien entre collègues que dans la façon dont le programme spatial est géré. S’y ajoutent les contestations liées à l’attribution d’une grande partie des ressources terrestres à un projet dont peu d’élus perçoivent les avancées et bénéfices, rejoignant des considérations déjà d’actualité dans les an­nées 60 qui résonnent en­core aujourd’hui. D’autre part, la trame est encore une fois portée par un travail de documentation poussé contribuant indéniablement à la crédibilité du récit et des événements décrits.

La plus-value de Vers Mars provient de l’écriture de ses protagonistes et de la gestion de leurs rapports au cours d’une mission destinée à ouvrir la voie à la première colonie martienne. Mary Robinette Kowal s’intéresse particulièrement ici à la psychologie des astronautes au cours de missions longues de plusieurs mois ou années. Depuis la sélection des membres d’équipage en passant par le trajet et les avaries possibles, jusqu’à l’aboutissement de la mission, tout y passe : les tensions liées aux rapports individuels et sociaux au sein d’un équipage confiné, la gestion interne et médiatique de la mis­sion, la séparation, le deuil, les troubles mentaux. Les portraits sont à la fois fascinants, touchants et réalistes ; l’agaçant archétype de la Mary Sue est quant à lui soigneusement évité. Certes, le concède aisément Mary Robi­nette Kowal en postface, le taux d’échec devrait être plus élevé – une broutille, en regard du travail accompli.

Une désolation nommée paix

Situé trois mois après le dénouement de Un souvenir nommé empire, premier volet de ce diptyque (cf. la critique mitigée de Bruno Para dans le Bifrost n° 102), l’intrigue de ce nouveau roman démarre par un intriguant prologue, suivi de l’introduction d’un nouveau personnage teixcalaanli et de ses prérogatives. On découvre tout d’abord la yaotlek Neuf Hibiscus (Malva, pour les intimes) à bord de son vaisseau, voguant aux confins de l’Empire Teixcalaan, allant au-devant du danger alien prophétisé par Mahit Dzmare. Cette dernière est de retour sur la station Lsel avec son double imago Yskander, ce qui lui vaut quelques problèmes politiques et potentiellement létaux. Au sein de l’Empire, trois autres protagonistes du précédent tome prendront plus d’espace : l’impériale Dix-Neuf Herminette, le clone et futur em­pereur Huit Antidote, et bien sûr l’ancienne chargée de liaison Trois Posidonie.

C’est avec plaisir que l’on replongera dans les intrigues, archives et subtilités du monde créé par Arkady Martine, qui cette fois s’agré­­mente – en plus de différentes complexités politiques – de la gestion d’un premier contact alien. Comme on peut l’imaginer, Trois Posidonie et Mahit seront confrontées à cet épineux problème, contraintes de composer avec leur relation tissée de colère, d’incompréhension et de passion, et le terrain miné d’urgences où elles mettront en œuvre leurs compétences tout à la fois linguistiques et diplomatiques.

Arkady Martine joue avec ses classiques : l’agent double, le premier contact extraterrestre et les éléments de son dénouement, les enjeux des pourparlers, la confrontation d’idées, la passion amoureuse non sans heurts et la place que chaque personnage devra trouver, entre loyauté et éthique personnelle. Une désolation nommée paix dé­taille sa réflexion sur l’identité des lignées imago autant que des stratégies de l’Empire Teixcalaan, sur les technologies en usage et la place que chaque personnage peut prendre ou changer dans un Empire qui les étouffe. L’ensemble constitue un roman d’aventure plus que divertissant, peuplé de protagonistes forts, qui s’autorise parfois un peu de légèreté. Notons un dénouement qui, même s’il paraît expéditif, permet de conclure ces différents arcs de façon satisfaisante, donnant tout son sens au titre et renforçant la résonance entre prologue et épilogue… et même sa dédicace. Un bon roman, en somme, qui prolonge le plaisir pris à la lecture de l’opus initial et qui intrigue quant aux prochains récits de son au­trice : une novella est annoncée pour 2022.

La Séquence Aardtman

Dixième ouvrage de la collection « Rechute » des petites éditions rennaises Goater, le livre de Saul Pandelakis surprend tout d’abord par son épaisseur, peu habituelle dans cette collection. C’est donc avec curiosité que l’on ouvre cet imposant premier roman – et de SF, et français.

Sur la forme, nous allons suivre Roz (les chapitres A) et Asha (chapitres B), double nar­ration entrecoupée par six interludes. Sur le fond, nous découvrons tout d’abord Roz, un homme trans mélancolique, membre d’un collectif humain aux compétences variées embarqué dans le vaisseau ari-me visant à découvrir et terraformer de po­tentielles planètes habitables. Ils sont accom­pagnés durant leur quête d’une IA, Alex, et d’un unique bot : Touet. Sur Terre, on rencontre Asha, bot transgenre qui se pré­pare pour une interview. On apprendra dans les chapitres suivants que les êtres humains s’y raréfient, amenant les bots – ainsi sont nommées ces androï­des – à s’interroger sur l’attitu­de à adopter envers ces créateurs en voie de disparition sur une Terre en pleine crise climatique. Quant aux interludes, véritables histoires dans l’histoire, chacun étoffera différents aspects du roman : la création d’Alex, la conception d’algorithmes spécifiques ou des sexbots, ou encore du programme spatial.

À mesure du développement de l’intrigue, des deux personnages et de leur environnement, s’installe une écriture qui manie avec habileté des concepts philosophique ou so­ciaux dans un style étoffé d’un humour parfois grinçant. S’y déploient principalement deux points de vue sur les tensions créées par l’individualité et le collectif, aussi bien que la question du corps, des normes et de la notion même de vivant, du deuil et d’une confrontation avec un avenir incertain et un présent caduc. Rappelant tour à tour les exo­biologistes d’Apprendre si par bonheur de Becky Chambers (cf. Bifrost n° 100) ou des récits de SF portés sur les personnages en proie à un trouble comme dans After Atlas d’Emma Newman (cf. Bifrost n° 90), pour ne citer que deux exemples, Saul Pandelakis semble se placer dans la veine d’une science-fiction qui tend vers l’humain, dans toutes ses aspérités. Porté par une écriture aussi travaillée que fluide et vive, La Séquence Aardtman est un pavé qui se lit avec plaisir ; on quitte ses personnages, avouons-le, avec un pincement au cœur, mais un peu grandi d’avoir partagé leurs réflexions et un pan de leur vie. Voilà un auteur à suivre…

Klara et le Soleil

Attendu en français depuis sa parution en anglais au printemps dernier, le nouveau roman du Nobel de Littérature, à qui nous devons déjà Auprès de moi toujours (cf. Bifrost 44), nous propose une nouvelle incursion science-fictionnelle. Nous faisons ici connaissance de Klara, « Amie Artificielle », androïde à taille d’enfant, dont les différentes générations (logicielles et matérielles) sont conçues afin de tenir compagnie aux plus jeunes, et plus fortunés.

Klara, dont nous entrons directement dans les pensées les plus fines, les émotions, inquiétudes et incompréhensions, dépend d’une part de sa place dans la boutique où elle est mise en vente – si possible au soleil pour être pleinement chargée – et de l’hypothétique enfant qui souhaitera la prendre comme compagne de vie.

Dès l’entrée en matière, la grande sensibilité, la poétique et la justesse de l’écriture marquent et donnent envie de poursuivre. Du monde où évolue Klara, nous n’avons que sa connaissance limitée et ses observations qui lui permettent de s’améliorer, de devenir une « meilleure AA » pour l’enfant attendu… qui finira par la trouver : Josie. Dès l’achat – l’adoption –, le comportement de la mère de Josie mettra la puce à l’oreille aux lectrices et lecteurs de SF aguerris. Et les indices puis révélations sur la famille de Josie, ses lourds secrets et l’importance que Klara pourrait avoir dans leur système, ne cesseront de se multiplier dans un flou entretenu par une astuce simple : la narration passe par ce que voit et comprend Klara, avec les capacités liées à son intelligence, celle-ci devenant rapidement obsolète – source d’inquiétude pour l’androïde. Par ailleurs, Klara, organisme complexe dépendant de l’énergie solaire, se réfèrera au Soleil en des termes spirituels, superstitieux ou en de touchants actes de foi… étoffant un peu plus son individualité, au fur et à mesure qu’elle la questionne.

À chaque instant, la plume de Kazuo Ishiguro fait mouche, toute en clarté, émotion et précision… mais le roman semblera s’essouffler si l’on attend de lui plus de précision sur le monde où il prend place, ou sur les personnages qui entourent Klara et Josie. Cette douce mélancolie nimbe ce récit lumineux jusqu’au bout ; la lecture en reste agréable, même si l’on manque souvent de s’y ennuyer – cela dépendra sans nul doute de chaque lectrice ou lecteur.

De nombreux concepts liés aux questions de l’IA sont abordés, sans surprendre ni décevoir, mais servis par une écriture d’une grande qualité. Il serait dommage de se priver de cette expérience. On peut recommander ce roman, pour redécouvrir ou faire découvrir ce qu’une SF légèrement décalée dans ses mécanismes a à nous offrir.

Le Livre de Koli

Engleterre, deux siècles après la Guerre Inachevée. Koli Wood­smith, quinze ans, ne rêve que d’une chose : devenir un Rem­part. La classe dirigeante de Mythen-Croyd, qui protège le village des dangers extérieurs, fait rêver ce garçon dont la mère détient une simple scierie. Pour cela, rien de compliqué, il lui suffit de réveiller un « tech » lors de l’épreuve du Compte-Seille. Mais ces vieux « techs » d’un autre temps sont bien capricieux et ne répondent qu’à quelques individus étrangement issus d’une seule famille : les Ven­nastin. Koli échoue à l’épreuve, contrairement à son meilleur ami Haijon, fils d’un Rempart, qui décide par la même occasion d’épouser Toupie – la jeune fille dont Koli est amoureux. Frustré, Koli vole des techs aux Remparts dans l’espoir vain d’en faire fonctionner un et… un beau jour, le petit boîtier contenant une IA fort indisciplinée, Monono, se met à lui parler. Il faut peu de temps aux Vennastin pour démasquer Koli. Le voilà devenu Ano­ny­me et banni de son village, avec pour seul bagage un baluchon. Que va-t-il croiser ? Des croche-queues et des étouffiers, des arbres dont il faut se méfier, et aussi des bannis cannibales vouant un culte messianique à un fou qui aime brûler des jeunes gens…

On connait principalement M. R. Carey pour son best-seller Celle qui a tous les donspage turner intelligent et original chroniqué dans les numéros 78 et 91 de votre revue préférée –, mais qu’en est-il de ce premier tome de la trilogie « Rempart » ? Les lentes cent premières pages ne plaident pas en sa faveur, mais elles ont le mérite d’habituer aux subtiles évolutions de la langue et de planter le décor, une Angleterre post-apocalyptique où l’humain vit à la merci d’une nature qui s’est retournée contre lui, le con­traignant à l’enfermement pour échapper à la mort. Car finalement, plus qu’un récit initiatique, Le Livre de Koli est un roman survivaliste. Les quelques âmes de Mythen-Croyd se ca­chent derrière de hautes palissades, vivent en autarcie, isolées du monde : comment survivre à l’inévitable consanguinité et à l’extinction de population qui pourrait en découler ? Ursula, femme médecin, va d’une com­munauté à une autre pour dé­terminer si tel ou tel mariage serait néfaste ou non pour la population. C’est par son en­seigne­ment que Koli, petit à petit, ouvrira les yeux et deviendra un personnage plus complexe qu’il n’y parait, capricieux et égoïste mais conscient que la survie de l’humanité ne peut passer que par le métissage. Un Tom Sawyer tout en nuance qui livre ses mémoires et nous fait part de ses réflexions et de ses projets : permettre à l’homme de vivre autre­ment et plus longtemps. Le Livre de Koli se lit au même rythme que l’intrigue, lentement, Carey fait le job sans se fouler et, au bout du compte, on regrette surtout que le livre se termine là où on aurait aimé qu’il commence.

Citadins de demain

Après avoir avidement lu Le Sang de la Cité de Guillaume Chamanadjian, premier tome de la trilogie « Capitale Sud » appartenant à la série écrite à quatre mains « La Tour de Gar­de » (cf. Bifrost 103), c’est avec beaucoup d’attentes que votre serviteur s’est plongé dans Citadins de demain de Claire Duvivier, entame de la trilogie « Capitale Nord » (tout le mon­de suit ?). On y fait la connaissance d’Amalia van Esqwill, jeu­ne aristocrate que ses parents, actionnaires de la Compagnie du Levant de Dehaven, ont décidé d’élever différemment afin qu’elle devienne, avec ses deux amis, Hirion, fils de riches propriétaires fonciers et terriens, et Yonas, fils d’un éclusier, les citadins de demain. Leur objectif ? Créer une nouvelle lignée dans le but de moderniser Dehaven et sortir la ville de l’obscurantisme des contes et des légendes dans laquelle elle s’enlise. Rationnaliser la ville, progresser, voilà ce qui compte pour cette famille richissime. Le destin d’Amalia est donc tout tracé, jusqu’au jour où Hirion, son ami et futur époux, découvre une cassette con­tenant des objets magiques, dont un miroir qui ne renvoie pas de reflet mais s’ouvre vers une autre ville, très semblable à Dehaven…

À la lecture, on s’amuse à jouer au jeu des ressemblances et des différences entre les deux premiers tomes de « La Tour de Gar­de ». La jeunesse des héros, le roman d’apprentissage, le trio d’amis sont des marqueurs communs, tout comme leur terrain de jeu : la ville. Mais si Guillaume Chama­nadjian privilégiait le tumulte de Gemina, on retrouve dans Citadins de demain le ton poétique du premier roman publié de Claire Duvivier, Un long voyage (critique in Bifrost 99). Et à raison car Dehaven, cité aux accents d’Amsterdam, est tout à l’opposé de Gemina. Ses rues sont bien droites, ses quartiers fermement délimités, et ses différentes classes ne s’y mélangent pas – cette ville est riche et tient à le rester. Moins marquante que Gemania, Dehaven n’en est pas moins une prison dorée pour cette jeunesse aristocratique qui accepte son destin sans rechigner et dont nous découvrons le quotidien au travers du regard d’Amalia. On se laisse séduire par le langage volontairement soutenu que l’auteur prête à son person­nage issu de la haute noblesse, le dépaysement est total et se fait en douceur pendant la première partie du roman. Quel délice ! On apprécie aussi la pu­deur et la délicatesse des rapports amoureux dû à son rang, et la fragilité d’Amalia qui sait sans oser se l’avouer combien cette vie ne lui convient guère. Puis, le roman prend une tout autre dimension dans sa seconde partie, la découverte de Nevahed – la ville à travers le miroir – par les trois amis change leur perception du monde, de leur monde, comme de leur relation. Ce qu’ils prenaient pour un jeu va petit à petit virer au cauchemar, car c’est le prix à payer, à l’instar de Faust, quand on décide de se laisser fourvoyer par un pouvoir qui nous dépasse…

La suite, maintenant !

Fournaise

Livia Llewellyn est une autrice américaine peu connue chez elle, inconnue chez nous, ayant publié deux recueils de nouvel­les : Engines of Desire (2011) et Furnace (2016), tous deux nommés pour le prix Shirley Jackson qui, depuis 2007, ré­compense des textes relevant de l’horreur. Les éditions Dystopia publient, à l’initiative d’Anne-Sylvie Homassel qui en a assuré la traduction, Fournaise, version française de Furnace reprenant douze des treize nouvelles originales. Le recueil se complète d’une interview de l’autrice.

La place me manque et je n’irai donc pas par quatre chemins : Fournaise est un chef-d’œuvre du genre. Horrifique, assurément. Les récits qui le composent laisseront des traces dans l’esprit du lecteur, et les images qu’il invoque peupleront ses nuits sans som­meil. New Weird, pleinement. Livia Llewellyn navigue avec aisance sur les eaux sombres et les codes de ce courant littéraire né au tournant du millénaire avec la publication de Perdido Street Station de China Miéville. Lieux et époques cohabitent dans ces pages, de la Révolution française à un futur cyberpunk, en passant par la grande dépression américaine, avec toujours comme objectif avoué de mettre à mal notre santé mentale. Dans chacune des nouvelles, l’étrange s’invite dès les premières lignes, mais l’horreur frappe sans prévenir, puissamment. Le recueil s’ouvre sur « Panopticon », qui est le texte le plus malaisant. À moins que cette entrée en matière ne déplace tant les curseurs de nos attentes que la suite s’impose avec plus d’évi­dence. Dans son recueil Wounds, Nathan Ballingrud avait brillamment montré que l’esprit humain s’adapte avec une facilité déconcertante à toutes les horreurs. L’épou­vante de Livia Llewellyn n’est pas psychologique, elle relève d’une perception du monde. C’est un regard déformé mais précis, mons­trueux et lucide. L’autrice consacre moins de mots à ses personnages qu’au monde qui les entoure. Ainsi les descriptions de la nature ou de la ville sont mises au premier plan et les noms de China Miéville (encore) et Jeff VanderMeer s’imposent. Les inspirations sont transparentes et revendiquées, comme dans la nouvelle « Guêpe et serpent », qui réécrit la fable d’Ésope en version cyberpunk, ou le sublime « À toi le droit de commencer », qui reprend le Dracula de Bram Stoker du point de vue des créatures fémi­nines qui l’entourent, donnant une lecture féministe du mythe. C’est un regard féminin que pro­pose l’autrice – tous ses personnages sont des femmes –, le corps et la sexualité sont autant de lieux d’exultation que d’horreur. C’est là une des caractéristiques essentielles de ce recueil.

Enfin, s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains en raison de la violence des images qu’il impose, Fournaise se distingue par ses qualités littéraires. Les textes qui le compo­sent sont magnifiquement écrits et magnifi­quement traduits. La langue est belle, émi­nemment poétique, ce qui ne fait que renforcer le malaise face à l’horreur présentée ainsi dans un écrin de diamant.

Un chef-d’œuvre.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug