Le monde rouge décrit dans Le Grand Livre de Mars n’est pas celui que nos robots et nos satellites nous ont dévoilé, mais celui, conforme aux maigres connaissances en planétologie de la première moitié du XXe siècle, imaginé dans le sillage d’astronomes comme Giovanni Schiaparelli ou Percival Lowell, une Mars dotée d’une atmosphère respirable et d’une vie indigène tentant de lutter contre la désertification en creusant de vastes réseaux de canaux. La planète rouge de l’âge d’or de la SF n’est pas tant fantasmée en sœur plus sèche de la Terre, dotée de civilisations indigènes quasi-humaines, qu’en accord avec ce que la science de la première moitié du XXe siècle faisait entrer dans le champ du possible. Une illusion qui se fracasse sur le mur du réel quand, en 1964, la sonde Mariner 4 transmet les premières images et données scientifiques de la planète rouge : non seulement ne s’y trouvent ni canaux ni civilisation, mais le lieu s’avère stérile et dépourvu d’atmosphère respirable. En sus d’un grand impact scientifique, le programme Mariner repoussera la spéculation science-fictive liée aux extraterrestres au-delà du Système solaire.
Si la Mars de Brackett doit beaucoup à celle d’Edgar Rice Burroughs, un de ses écrivains fétiches aux côtés de Kipling et H. Rider Haggard, elle est en revanche très différente de celle de Ray Bradbury, auteur dont elle sera le mentor. Là où la prose de ce dernier n’est que mélancolie et poésie, celle de Brackett est flamboyante et épique. Elle décrit un futur où les Terriens ont conquis le Système solaire, de Mercure à Callisto, grâce à leur technologie avancée. Les Martiens sont plus primitifs, malgré une histoire incroyablement longue (146 siècles documentés, plus d’un million d’années se perdant dans les brumes de la légende). Les seules armes qu’ils utilisent sont l’épée, la lance ou l’arc, ou encore, parfois, des équipements terriens. Pourtant, ces Martiens ne sont pas technologiquement primitifs parce qu’ils auraient une intelligence inférieure : la vérité est qu’ils ont développé une technologie avancée et qu’ils l’ont perdue au cours de leur interminable Histoire, voire que les factions les plus avancées parmi eux, humaines, surhumaines ou extra-humaines, ont choisi de la censurer. De plus, ils n’ont pas d’armes évoluées parce que leur monde mourant manque de métaux et de sources d’énergie. La Mars de Brackett fascine ainsi par sa combinaison de culture et de barbarie, d’élégance et de vigueur farouche, parfaitement décrite dans un style virtuose, au pouvoir évocateur sans pareil.
L’Épée de Rhiannon commence sur la Mars moderne, si sèche que ses cultures indigènes ont dû creuser de vastes réseaux de canaux pour faire circuler l’eau des pôles, si vieille que ses montagnes ont été arasées, ses forêts englouties par le sable. Un archéologue terrien qui a tout du pilleur de tombes, Carse, se voit remettre l’épée de Rhiannon par un Martien prétendant avoir trouvé la sépulture de ce dieu déchu pour avoir transmis un savoir interdit. Il a besoin de Carse pour écouler les trésors du tombeau, mais sur place, il le trahit. Le Terrien est happé par une bulle de ténèbres, fruit de la science avancée des Quiru, le peuple de Rhiannon. En sortant du phénomène, puis de la tombe, il s’aperçoit qu’il a été ramené un million d’années en arrière, à l’époque où Mars était dotée de mers, de forêts, de montagnes. Il y combattra la nation impérialiste de Sark, qui, avec l’aide de ses alliés Dhuviens (des hommes-serpents rappelant ceux d’Howard, de Lovecraft ou de Clark Ashton Smith), veut conquérir la planète. Dès la première page du roman, on est frappé par la puissance et l’élégance du style de Brackett, aux réminiscences de C. A. Smith. Toute la force de la Mars de l’autrice envoûte le lecteur dès ce premier roman, sans aucun doute le meilleur de l’omnibus et le mieux écrit : un monde épique, farouche, flamboyant, mais aussi un monde perdu, dont le glorieux passé n’a qu’un lointain rapport avec sa décrépitude, sa longue et inéluctable agonie du présent.
Changement de héros dès le second roman, Le Secret de Sinharat : Eric John Stark, le personnage emblématique de Brackett, se trouve au centre de l’intrigue. À de nombreuses reprises décrit comme un « sauvage doté d’un mince vernis de civilisation », prompt à retourner à ses schémas ataviques, Stark est un enfant terrien élevé par un peuple mercurien primitif, avant que celui-ci ne se fasse massacrer, et qu’Ashton, un policier terrien, ne le prenne sous son aile. Tout comme le Carse de L’Épée de Rhiannon pouvait être rapproché du John Carter de Burroughs, il est tentant, vu les références littéraires de Brackett, de tracer des parallèles entre Stark et le Tarzan de Burroughs, voire le Mowgli de Kipling. Ce serait pourtant oublier l’influence considérable du Western (en tant que genre littéraire) sur les textes des pulps, ainsi que le lien étroit existant entre lui et Brackett. Ainsi, il pourrait être tout aussi pertinent de faire de Stark l’enfant anglo-saxon élevé par les Indiens, puis ramené à la civilisation. On notera enfin que Stark n’est pas sans rappeler Conan, notamment lorsqu’il affiche son mépris des civilisés et des citadins.
Dans ce roman, Stark, menacé de vingt ans de prison par la Terre, se voit offrir une porte de sortie : infiltrer la croisade lancée par Kynon, prophète unissant les tribus des Terres Sèches dans un combat contre les États-Cités de la frontière, qui gardent une main rapace sur les réserves d’eau. Kynon prétend posséder les Couronnes des Ramas, un ancien peuple martien avancé, qui permettent de transférer l’esprit d’un vieillard, d’un malade ou d’un mourant dans un corps jeune et sain – les vaincus fourniront une réserve de corps. Stark se rend vite compte qu’il ne s’agit que d’une supercherie basée sur des copies grossières des artefacts légendaires. Pris comme lieutenant par Kynon pour sa connaissance des tactiques de guérilla, notre héros fera face à l’hostilité meurtrière d’autres membres de la Cour du prophète, et découvrira que si les Ramas ont disparu, tous ne sont peut-être pas morts ! À l’inverse du roman précédent, où un terrien du Présent visitait le lointain Passé de Mars, ici c’est ce dernier qui s’invite sur la planète rouge moderne.
Dans Le Peuple du talisman, Stark promet à un ami mourant de ramener dans sa cité d’origine, située dans les solitudes polaires de Mars, un talisman que l’agonisant a jadis dérobé. La ville monte la garde à l’orée des Portes de la Mort, où se trouverait, selon la légende, une terrible puissance que seul le joyau peut libérer. Et c’est d’autant plus urgent qu’un seigneur de guerre est sur le point d’attaquer la cité. Stark prévient ses habitants : des ricanements l’accueillent, car qui serait assez fou pour attaquer une ville polaire… pendant l’hiver ? Notre héros découvrira, au-delà des Portes interdites, la plus vieille des races de Mars.
Outre la volonté, à chaque fois, d’éviter une guerre, un point commun entre les trois romans est l’excellence de leurs personnages féminins, des femmes fières, fortes, nobles (même, parfois, dans la vilenie), et surtout, qui ne veulent pas être réduites au rôle effacé que la société leur impose. L’une d’elles déclare : « Un homme a l’entière liberté d’être ce qu’il désire, une femme doit se contenter d’être une femme » et « Je refuse d’être l’esclave de mon sexe ».
Le recueil de nouvelles Les Terriens arrivent approfondit le fond thématique de l’omnibus. Si Brackett, aimant lire des histoires d’action et d’aventure, et donc en écrire, avec en ligne de mire le dépaysement avant tout, s’est défendue d’être une autrice à message, sa prose n’est pourtant pas dépourvue de substance. Dans ce recueil, la question à laquelle elle tente de répondre est : « Qui vivait sur Mars avant, et comment les autochtones ont-ils vécu l’arrivée des Terriens ? »
Dans « Le Jardin du Shanga », texte à l’écriture des plus virtuoses, Winters est soumis au vrai Shanga (le procédé, au pouvoir addictif similaire à celui d’une drogue, de retour vers un état psychologique, voire physique, atavique, déjà croisé dans Le Secret de Sinharat), pas l’ersatz avec lequel les Martiens arnaquent les touristes. Il découvrira son monstrueux pouvoir, et la façon effroyable dont les autochtones se vengent de l’intrusion terrienne dans leur monde, et leur fera subir, en retour, un courroux plus terrible encore. À nouveau, l’autrice montre à quel point le vernis de civilisation, voire d’humanité, peut être mince. On retrouve dans cette nouvelle certaines thématiques récurrentes à l’ensemble de l’ouvrage : les sombres secrets scientifiques, la dépendance, l’opposition entre fanatiques et partisans de l’amitié entre les peuples.
Dans « La Malédiction de Bisha », un médecin terrien recueille une fillette condamnée à mort par sa tribu car elle provoquerait la maladie. On y découvre une autre facette du mépris des Martiens pour les Terriens, considérés comme ignorants non pas parce qu’ils auraient oublié, comme les natifs de la planète rouge, mais parce qu’ils n’ont pas encore appris, malgré leur quincaillerie technologique. Un texte poignant, beau et cruel à la fois, mettant à nouveau en scène une des anciennes races martiennes.
Dans « Les Derniers jours de Shandakor », Ross, anthropologue terrien, rencontre un homme n’appartenant à aucune race connue qui lui déclare : « Mars a péri et des hommes venus d’autres mondes profanent sa poussière. » Il mènera Ross dans sa cité de Shandakor, un étrange endroit, assiégé mais ouvert, où les races perdues de Mars arpentent les rues, insouciantes, les humains leur servant d’esclaves. On peut ici voir un parallèle avec ce qui se trouve au-delà des Portes de la Mort dans Le Peuple du talisman, ainsi que la nostalgie pour le glorieux passé de Mars, comme dans L’Épée de Rhiannon. Un texte au final poignant, presque une allégorie de l’ensemble de l’omnibus : l’arrivée de Ross cause la fin de Shandakor, comme celle des Terriens en général marque la fin de la Mars fière et indépendante.
« La Prêtresse pourpre de la lune folle » met en scène un Terrien fraîchement débarqué qui est présenté à une famille martienne. Il va être témoin de rites impies qu’on tenait pour une superstition du passé. Ou du moins, il va avoir un doute sur la réalité de son expérience, qui sera levé à la fin de cette nouvelle assez glaçante…
Enfin, « La Route de Sinharat » nous reparle de la cité des Ramas au centre du deuxième roman de l’omnibus. Carey, un spécialiste de Mars, a retardé un programme officiel de reconstruction visant à sortir la planète rouge de sa stase médiévale et est recherché par les autorités. Hors des États-Cités et des villes modernes de la Nouvelle Culture, les Terriens sont en danger de mort. Les Martiens pensent qu’en en demandant peu à leur monde, ils peuvent survivre des millénaires, tandis que la politique terrienne les ferait vivre dans le confort, certes, mais pour quelques siècles seulement. Une antique race a tenté de faire la même chose que les Terriens, affaiblissant ainsi l’aptitude à la survie et la frugalité des Martiens, tuant bien plus de monde sur le long terme qu’elle n’en a sauvé à brève échéance. Cette fois, au contraire des « Derniers jours de Shandakor », un Terrien prenant le parti des Martiens les préservera en convainquant son peuple de renoncer à son rêve colonialiste.
Véritable élégie à la gloire d’une race mourante mais digne et d’une planète rouge qui n’existe désormais plus que dans les vieux livres de science fantasy, Le Grand Livre de Mars est une geste flamboyante et épique narrée via une langue magnifique. Nombre de classiques de l’âge d’or n’ont plus, aujourd’hui, qu’un intérêt limité pour le lecteur moyen : tel n’est pas le cas ici. Cet ensemble de textes splendides garde intacte toute sa puissance évocatrice… n’en déplaise à Mariner 4 !