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Accelerando (guide de lecture)

Pour un avis littéraire pur sur Accele­ran­do – même s’il n’est pas entièrement partagé par l’autrice de ces lignes, grande admiratrice de Charles Stross en général et de ses histoires les plus «?geeks?» en particulier –, on se repor­tera à la critique de Bertrand Bonnet parue dans notre 79e livraison. Plongeons-nous dans un avis plus orienté sur la véritable star de ce roman fix-up. Et non, il ne s’agit pas d’Aineko, le robot jouet devenu plus que chat entre le début et la fin de l’histoire, mais bien de la sentience, la fusion entre humanité et intelligence artificielle, la Singularité. Rappe­lons que ce livre est sorti en VO en 2005, soit dix ans avant sa prime parution en France. En temps informatique, cela représente à peu près l’équi­valent entre la chute de l’Empire romain d’Occident et la Révolution française. 2005, c’est la fin de l’effondrement de la première bulle Internet et de la première vague de start-ups ; c’est aussi à cette époque que Ray Kurzweil popularise l’idée de la singularité – l’hypothèse selon laquelle l’invention de l’IA déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles dans la société humaine, le moment où, quand les machines et l’informatique atteindraient la sentience, l’humanité telle qu’on la connaît disparaîtrait. Soit pile la thématique d’Accelerando, par le biais de neuf histoires liées les unes aux autres et se suivant chronologiquement, mais espacées de plusieurs années et de plusieurs parsecs. Accelerando raconte l’histoire d’une famille : Manfred Macx, génie qui bouillonne d’idées et les brevète à tour de bras ; sa fille Amber et son petit-fils Sirhan. L’histoire commence par Manfred aidant des langoustes numérisées à s’évader d’un serveur Windows soviétique pour échapper aux humains et voguer dans les océans de l’espace. Peu à peu, les humains vont mêler leurs consciences au Web, s’ajouter des ex­tensions neuronales, déporter leurs mémoires et certains processus intellectuels dans le réseau mondial… Peu à peu, ils y perdront leurs humanités, le système sera cannibalisé de partout pour en faire des unités de calculs informatiques et héberger les versions virtualisées des humains, mais aussi des personnes morales comme les grandes corporations, la CIA – devenue agence de presse – ou les organisations non gouver­nementales. Et pour épicer le tout, Charles Stross raconte une histoire de premier con­tact avec d’autres espèces sentientes, elles aussi passées par la Singularité, le manque de bande passante expliquant les contacts rarissimes d’une espèce à l’autre. Riche en rebondissements, en personnages – humains ou non – hauts en couleur, et en concepts, Accelerando est un livre dense, ardu, pour qui n’est pas familiarisé avec l’un ou l’autre des centres d’intérêt des personnages (à tel point que le traducteur a cru bon de rajouter un lexique – incomplet – en fin de volume). C’est surtout un avertissement sur les risques à se laisser déborder par la technologie, par l’engouement ca­pitalistique et/ou quasi religieux que certains en font, et les conséquences terriblement grotesques que tout cela pourrait entraîner pour l’Hu­manité et notre planète en général. Sauf que… près de vingt ans après, il reste cette impression que certains ont considéré ce livre comme un idéal à atteindre pour améliorer la fraction d’humanité la plus riche et la doter d’une certaine forme d’immortalité. Si Bob Franklin, Manfred Macx, sa famille et les autres protagonistes sont plutôt sympathiques, leurs agis­sements et leurs conséquences ont un impact salement négatif sur la planète. Comme peuvent l’avoir celles de mégalomanes richis­simes à la Elon Musk, Peter Thiel, Richard Branson et autres «?techno-bros?» et «?crypto-bros?» de l’IT. À tel point que le 10 novembre dernier, Charles Stross a officiellement présenté ses excuses pour leur avoir donné des idées (1)..

 

Destination : Vide

Écrit une première fois en 1965, puis révisé en profondeur en 1978, et donnant lieu à trois suites co­écrites avec Bill Ransom, Des­tination : vide, le premier vo­lu­me de ce qui deviendra la série du « Programme Con­science », occupe une place à part dans l’œuvre de Frank Herbert.  D’une  part  parce qu’elle a été traduite par Jac­ques Polanis, dont le style clinique et froid n’est pas le plus adapté à l’auteur. D’autre part, parce que là où Herbert évite soigneusement l’informatique dans ses livres (le Jihad butlérien  antérieur  aux  événements de Dune est quand même bien pratique pour ne pas parler d’intelligence artificielle, d’interface homme/machine ou de robots et consorts), celle-ci est au cœur de ce roman. Par ailleurs, dans les années 60 où a été rédigée cette histoire, l’informatique à base de grandes baies, de câbles et de bandes magnétiques n’avait que peu à voir avec l’informatique de notre début de xxie siècle, et encore moins avec ce que nous imaginons aujourd’hui être l’informatique de demain. Quant au concept même d’intel­ligence artificielle, lui-même a évolué (sans parler de ChatGPT, Alexa, Bard, Siri, Midjourney et les autres «?perroquets?» du machine learning qu’on nous vend actuellement pour de l’IA). Comme le nom de la série l’in­dique, il n’est pour Frank Herbert point d’IA sans con­science, et c’est à ce problème que doit s’atteler l’équipage éveillé du Terra en route pour Tau Ceti après la défaillance à répétition des différents NPO (pour Noyaux Psycho-Organi­ques, cerveaux humains décor­porés servant de coordinateurs pour l’informatique de bord) dont la dernière a coûté la vie à la moitié de l’équipage éveillé. Sauf que… Le voyage vers Tau Ceti n’est qu’une fable. Cette expédition est la septième, les six pre­­mières s’étant terminées par un échec avant même la sortie du Système solaire. L’équipa­ge est entièrement composé de clones nés et éduqués sur la Lune, et Tau Ceti n’a aucune planète habitable pour «?accueillir?» les passagers de l’arche stellaire. Le but réel du Terra est de forcer des esprits brillants à développer une IA, en évitant de reproduire la catas­trophe du premier essai sur Terre ayant abouti à la destruction d’un archipel. Pour plus de sécurité, parmi les membres «?éveillés?» se trouve un clone qui pourra lancer l’autodestruction du vaisseau et de tous ses occupants aux premiers signes de perte de contrôle. Si l’informatique et les moyens de communication sont très datés, et si, d’un pur point de vue littéraire, l’auteur a écrit bien mieux en matière de huis clos matriciel avec Le Dragon sous la mer, Destination : vide reste d’actualité dans ses interrogations sur ce qu’est l’intelligence et cette question ontologique : la conscience est-elle un corollaire de l’in­telligence (le roman apporte une réponse sensiblement différente de celle de Peter Watts dans Vision aveugle). Le choix des personnages pour accoucher de cet être artificiel est également au cœur des préoccupations de Frank Herbert : un ingénieur qui fonce dans le tas et prêt à de nombreux sacrifices (à la manière d’un certain Duncan Idaho), un autre plus en re­trait pour qui seul compte la survie de ses passagers éveillés ou non, une mathé­maticienne et docteure qui n’hésite pas à mener des expériences psychédéli­ques sur elle-même pour étudier les différents états de conscience tout en ten­tant d’arbitrer entre les différentes parties, et un aumônier-psychologue (liant une fois de plus la religion à l’inconscient collectif chez Herbert) qui est également la soupape de sécurité de l’ex­périence et qui s’avérera l’élément clé pour sa réussite. Au-delà même de toute espérance humaine…

Plus qu’un mode d’emploi sur la création d’une intelligence artificielle, Destination : vide est une mise en garde sur le fait de se prendre pour des dieux ou de confier son destin à des créatures qui nous dépassent.

L’IA et son double

Dans l’univers de Westerfeld, on détermine le statut des IA via un quotient, dit de Turing : en-dessous de 1, vous n’êtes qu’un objet, qui peut donc avoir un pro­priétaire – un maî­tre –, vous êtes une ma­chine certes intelligente mais pas consciente, qui ne peut en aucun cas déso­béir aux règles et à l’humain ; au-dessus, vous de­venez une personne, libre de choisir son sort. Chéri est le tuteur de Pasque, la fille adolescente d’un courtier en information. Pour mieux évaluer l’évo­lution et les progrès de son élève, il prend la forme d’une résille micro­scopique recouvrant tout son corps et mesurant ses paramètres physiologiques. Il « vit » ainsi les émotions et le chemin parcouru par son élève vers l’âge adulte, ce qui se reflète sur sa propre évolution : son quotient de Turing monte sans arrêt, conduisant son propriétaire à vouloir effacer sa personnalité, pour éviter de devoir payer une nouvelle IA. Pour franchir le seuil qui lui donnera sa liberté, Pasque et lui entament l’interaction ultime : une relation sexuelle permise par le métamorphisme de la résille qu’habite Chéri, qui n’observe plus les stimuli, mais devient le stimulus.

Deux cents ans plus tard, les IA en devenir sont désormais guidées avec bienveillance vers l’individualité, protégées par la loi. Chéri est devenu un expert en art, spécialisé dans les originaux en cette ère où tout peut se copier. Tout, sauf la personnalité d’une IA, qui n’est pas un banal code informatique mais est encodée dans la topologie de son noyau métacosmique, un univers de poche artificiel. Quand des œuvres d’une IA qui, comme Chéri, s’est jadis extirpée par elle-même des brumes du stade pré-intelligent/ conscient, font surface, inédites, indiscutablement authentiques mais clairement fabri­quées après sa toute aussi incontestable destruction lors d’un attentat, le doute n’est plus permis : quelqu’un a réussi ce qui est techniquement impossible, a transgressé le tabou, a copié une IA. Chéri mènera l’enquête, vivant dans le même temps une relation sado-maso extrême avec Mira, agent expédié par les « divinités » IA (les premières à être devenues pleinement conscientes) ayant pour mission de détruire la technologie de copie.

L’IA et son double s’ouvre sur une allégorie très habile du coming of age si fréquent en SFFF (sans compter celle de l’esclavage), se poursuit sur une réflexion vertigineuse sur ce qui fait de nous ce que nous sommes (y compris sur ce qui fait d’une personne moins qu’un humain), prend de l’ampleur en tant qu’étude de la psychologie des IA (Chéri, le Sculpteur, le Fabricant) ainsi que sur la forme de paix qu’apporte l’absence de souvenir (dans une perspective que ne renierait pas Iain M. Banks), pour se terminer quand est atteint un niveau inédit d’évolution et d’émancipation pour elles. En un mot : gran­diose !

Excession

Excession est le cinquième volume du cycle de « La Culture », référence absolue, avec l’Hypérion, de Dan Simmons, des univers où les IA règnent sur une civilisation interstellaire humaine. La Cul­ture est une utopie anarchiste à économie post-pénurie, sans lois, sans hiérarchies évidentes, pacifiste, écologiste (on vit sur des vaisseaux, des astéroïdes ou des stations, tant la terraformation répugne), altruiste et sage, un guide bienveillant pour les sociétés moins avan­cées et éclairées, un rêve pro­gressiste incarné où, notamment, on peut changer de genre à volonté. Mais, surtout, c’est le royaume de l’hédonisme, les humains ayant abandonné production et responsabilités aux IA, dont les plus puissantes, les Mentaux, sont incarnées dans des astronefs atteignant parfois des centaines de kilomètres de long. Superpuissance ga­lactique, la Culture n’est menacée par rien, pas même les supernovæ, pas même une autre grande puissance. C’est du moins la théorie… pour ne pas dire la fable !

Fable qui va se fracasser sur le mur de la réalité quand surgit une Excession, objet incompréhensible venu d’ailleurs, aux pouvoirs si colossaux qu’elle relativise la place de la Culture dans l’univers, aux capacités qui pourraient lui offrir accès à d’autres cosmos et un niveau technologique inédit. Un groupe de Mentaux de Circonstances Spéciales (les services secrets de la Culture, son « élite » – une hiérarchie, donc, en plus de celle, impli­cite, plaçant les IA au-dessus des humains) se forme pour évaluer la situation, mais se retrouve bientôt écarté au profit de la Bande des Temps Intéressants, mythique groupe de vaisseaux qui, lui-même, va s’apercevoir qu’une cabale au sein de CS veut profiter de l’incident. Le but est de pousser l’Affront, une race alien se glorifiant de sa cruauté, à décla­rer la guerre à la Culture, malgré l’énorme disparité technologique, militaire et industrielle qui les sépare – les valeurs de la Culture lui interdisant de remettre (martialement) l’Affront dans le droit chemin. Excession adopte une dimension épistolaire quand le cœur de son intrigue principale prend la forme d’échanges de messages entre les différents Mentaux impliqués, à la manière de ce qu’avait fait Vernor Vinge dans Un Feu sur l’abîme.

Montrant qu’une société IA au sommet de l’échelle progressiste peut en fait opérer un impérialisme (pour ne pas dire un colonialisme) idéologique, que certains de ces Mentaux prétendument bienveillants et pacifistes peuvent déclencher une guerre, certes à l’issue ne faisant aucun doute, sacrifiant hu­mains, Affronteurs et IA pour un plus grand Bien global, et que cette utopie éclairée se glorifiant de sa théorique sagesse cède à l’éclat des joyaux (ici, les secrets de l’Excession) aussi aisément que le dernier des rois barbares, Excession est un roman fondamental dans la thématique IA.

2001, l’Odyssée de l’espace

2001, le chef-d’œuvre d’Arthur C. Clarke, brasse un nombre énorme de thématiques / sous-genres / tropes SF, surtout vu sa relative brièveté. Deux se démarquent : l’évolution de notre espèce depuis la pré- jusqu’à la post-Humanité ; l’intervention de deux IA dans le processus — une d’origine extraterrestre, qui l’initie ; l’autre fabriquée par les humains, qui est bien près d’y mettre un terme, au moins temporaire. Tout commence il y a trois millions d’années quand, en Afrique, un Monolithe cristallin apparaît : c’est le substrat d’une IA alien, qui teste la vie partout dans la galaxie et y favorise l’apparition de l’intelligence et de la conscience. Jugeant les hommes-singes dignes, le Monolithe manipule leurs gènes et leur cerveau, les lançant dans une évolution qui aboutira à l’Homo Sapiens. En 1999, ce dernier, qui a colonisé la Lune, trouve un puissant champ magnétique dont la source est ensevelie et déterre un autre Monolithe qui, exposé pour la première fois au soleil depuis son enfouissement, émet un signal vers Saturne (Jupiter dans le film de Kubrick). Deux ans plus tard, le vaisseau Discovery fait route vers la géante an­nelée : à son bord, trois scientifiques en hiber­nation, deux pilotes qui ne sont pas dans le secret, et surtout une IA, HAL 9000 qui, elle, l’est. La machine va commencer à manifester un comportement de plus en plus perturbé, semblant se tromper, mentant, virant paranoïaque, avant de sombrer dans une folie meurtrière.

Les autres volumes du cycle permettent de mieux prendre la mesure des disparités entre ces deux IA : bien que le Monolithe dispose de facultés technologiques inimagi­nables, il est seulement intelligent, pas con­scient ; c’est une Intelligence Artificielle au sens strict du terme, pas une Intelligence-Conscience Artificielle comme HAL. C’est d’ailleurs cette conscience qui est à l’origine des événements tragiques du Discovery : dans 2010, on découvrira que le comportement de HAL n’est pas dû à un dysfonctionnement ou à une nature fondamentalement mauvaise, mais à un conflit entre deux ordres impératifs contradictoires, que la machine a tenté d’interpréter au mieux mais qui a fini par créer une spirale dont elle n’a su s’extraire. L’IA n’est pas un monstre mais la victime d’une erreur humaine, qui n’a pu qu’aboutir à ces funestes con­séquences précisément parce que la machine était dotée d’une conscience et qu’elle a voulu accomplir son devoir… à tout prix. On remarquera cependant que celle-ci ne l’empê­che pas de tuer, alors qu’au contraire, le Monolithe, quand il supprime accidentellement un des hommes-singes lors de ses tests, semble en être profondément  perturbé… alors même qu’il est juste in­telligent, pas conscient.

Référence en matière de psy­chologie, pour ne pas dire psychiatrie, des IA, 2001, paru en VO en 1968, ne sera dépassé, sur ce plan, que par Latium de Romain Lucazeau en… 2016 !

Les choses immobiles

Si la rencontre entre les éditions Mu et Michael Roch n’avait pas encore eu lieu, il faudrait à tout prix la provoquer, tant la ligne éditoriale initiée par Davy Athuil, et désormais soutenue par Mnémos depuis 2020, sem­ble taillée pour cet auteur im­mensément talentueux. Parmi les courts romans au catalogue, est-il encore besoin de citer Moi, Peter Pan (2016) ou Le Livre jaune (2019, cf. Bifrost 95), deux superbes textes aux ac­cents oniriques et contemplatifs qui ont séduit, à juste titre, de nombreux lecteurs ?

Voici le récit de Charles, un Martiniquais de retour au pays suite au décès de son père. Ce mouvement de fuite le conduit d’abord dans un entre-deux, lui qui n’a jamais été de là-bas mais n’est plus réellement d’ici, où tout a tellement changé. Confronté aux bouleversements écologiques et sociaux que l’auteur imagine à l’œuvre dans cette Marti­nique de 2037, Charles se cherche, entre drame familial et lutte pour l’indépendance de l’île…

Michael Roch, ce sont des textes qui tiennent du rêve, avec cette part d’insaisissable et du conte, ce cheminement introspectif touchant à l’intime. C’est là son tour de force, à chaque fois : faire de quelque chose qui est d’abord sien un lieu universel où chacun saura retrouver une part de son propre parcours, en écho lointain de ce qui ré­sonne en tout être humain. C’est une langue vivante, sensuelle, qui charrie sans rougir douceur et violence, érotisme et brutalité, poésie et vulgarité. Quelle liberté, quelle respiration de lire cet auteur qui, en peu de mots et dans un phrasé se voulant brouil­lon (mais personne ne s’y trompera, la maitrise est là), parvient immanquablement à saisir à vif le moment, le sentiment, le geste, l’intention, la beauté de l’instant. Michael Roch semble faire de la magie avec les mots à la manière d’un artisan dont le savoir-faire ne saurait se réduire à la technique.

On peut être étranger à l’histoire des Antilles, ignorant de ce qui se joue dans ces territoires, indifférent au devenir de la Martinique, et on comprendra pourtant, imparfaitement peut-être, ce que ces mots cherchent à nous dire. Ces doutes, cette identité confuse, cette quête permanente de repères, de ré­ponses et de sens. Le souvenir de ce qui a été écrit, le fil de ce qu’on se raconte, toutes ces voix perdues et retrouvées à travers lesquelles on cherche à recomposer son propre récit, entremêlé à celui, plus vaste, du collectif.

Faire de l’universel avec de l’intime, armé d’une langue extraordinairement riche : voilà l’exploit que Michael Roch renouvelle, roman après roman, et qui devrait vous convaincre de le découvrir enfin, si ce n’est pas déjà fait.

La Sentence

Après avoir bénéficié d’une libération conditionnelle, Tookie, la quarantaine, est embauchée dans une librairie indépendante spécialisée en littérature amérindienne à Minneapolis. Le job de rêve pour cette Ojibwé dont la passion des livres est née entre les murs de la prison. Entourée de ses amis, épaulée par un mari aimant, Tookie se délecte de cette vie calme et des conseils de lecture qu’elle prodigue à ses clients, jusqu’à ce que le fantôme de l’un d’entre eux, Flora, vienne hanter la librairie…

Au rythme de chapitres courts, Louise Erdrich dresse le portrait d’une Amérique tristement célèbre pour ses violences envers les peuples racisés qui la composent. Chaque étape de la vie de Tookie semble une épreuve où la librairie apparaît comme un havre de paix, la liberté par les livres, un classique. Une paix rompue par le fantôme de Flora, une présence à la fois intrigante et effrayante pour Tookie, mais pour le lecteur… un simple figurant, un murmure, un livre qui tombe, une obsession qui semble rappeler à l’héroïne qu’elle doit encore payer sa dette. Ou bien est-ce autre chose… ? Bien entendu. Puis le vent du COVID balaye Minneapolis qui finit par s’embraser après le meurtre de George Floyd.

Si la présence de Flora rattache La Sentence aux genres qui nous intéressent en Bifrosty, le fantastique reste à la marge, un fil rouge si fin qu’on l’oublierait presque, mais qui révèle son utilité à la fin (ouf). La Sentence est avant tout un hymne aux cultures amérindiennes, un voyage intime sur la quête d’identité et les liens familiaux, un beau Prix Femina Étranger dont on peut cependant regretter le caractère fourre-tout et décousu.

Second Sorcier (Ars Obscura T.2)

Votre servante est embêtée. Du premier volet d’« Ars Obscu­ra », elle garde un bon souvenir : une lecture rythmée, divertissante, aux personnages peu nuancés mais incarnés, un style efficace, de la magie sombre, des mecs guère fréquentables, des nanas dures à cuire. Votre servante a donc volontairement mis son mouchoir en dentelle sur les critiques faites par l’un de ses confrères (cf. Bifrost n° 111), car Sorcier d’Empire était un premier tome perfectible mais prometteur. Qu’en est-il de la suite ?

France, 1815. Ludwig, Éthelinde, Mathurin et Lithian poursuivent leurs recherches sur les mystérieux cristaux d’uchronite dont l’infâme Élégast ne doit pas s’emparer. Et Dieu sait qu’il en a besoin ! Où est-il, d’ailleurs ? Près de Waterloo. Une bataille s’y prépare, cruciale, dit-on, et Napoléon a besoin de lui, de sa magie, de ses visions. Mais le Sorcier d’Empire a-t-il seulement envie de l’aider ? Bonaparte n’est qu’un pion dans son entreprise. Son attention est à l’Est, en Russie, où le frère du Tsar se démène pour réveiller celui qui pourrait le défaire. Retour en France, voilà une jolie Américaine qui pointe le bout de son nez, suivie de son frère, deux enfants d’un riche fabricant d’armes qui en ont eux aussi après les cristaux. Décidément, c’est la ruée vers l’or ! Enfin, vers les cristaux. Un tome qui promettait moult rebondissements. Et c’est là que votre servante est embêtée. Il s’y passe en réalité peu de d’évènements marquants et intéressants, la multiplicité des points de vue, excellente dans Sorcier d’Empire, morcelle ici l’action, voire la répète. En tournant la dernière page, on constate avec amertume que l’histoire a insuffisamment progressé. Alors, oui, il y a la révélation toute relative au sujet de Ludwig, mais si ses compagnons semblent surpris, le lecteur, lui, hausse les épaules. Uchronie dans l’uchronie, transfert d’âmes, querelle de frères, il ne manquerait plus que Napoléon perde la bataille de Waterloo pour parachever cette sensation de déjà-vu… Cependant, si la bataille en Belgique n’est pas à la hauteur de l’attente créée durant tout le livre, l’affrontement final au château de Vincennes vaut le détour et a le mérite de remettre une pièce dans la machine. Second Sorcier est un tome de transition, qui lève le voile sur les véritables identités de chacun et qui, votre servante l’espère, amorcera quelque chose de plus ambitieux pour les deux volumes à venir.

Auto-uchronia ou Fugue en ZUT mineur

Ses admirateurs le savent depuis longtemps : Francis Berthelot est l’un des grands stylistes de l’Imaginaire français. Il nous revient ici avec une écriture légère et vibrante, un petit bonheur de lecture. Allez-y en confiance, ne serait-ce que pour le simple plaisir du verbe : c’est de la bonne came.

Sous-titré Fugue en ZUT mineur, Auto-Uchronia met en scène un rendez-vous man­- qué (ou pas ?) avec la vie. Le jeune Francis Berthelot, digne rejeton d’une lignée de scientifiques, suit tristement une tra­- jectoire haute censée le mener fort logiquement d’École Poly­technique en CNRS. Mais une occasion se présente de se re­beller et d’envisager plutôt une carrière d’écrivain, quitte à dé­buter comme simple commis chez un beau libraire anarchisant.

C’est bien sûr le point de di­vergence de cette uchronie, si l’on veut la considérer ainsi. La première partie de ce court ouvrage est présentée comme une autobiographie, de la naissance de Francis au grand Zut. La construction en est aussi subtile que l’ambiance. La famille est vraiment aimante, mais un rien trop sûre de ses valeurs pour être vraiment attentive. Le grand frère vraiment complice, mais un rien trop brillant pour être vraiment facile à vivre. Les amies délicieuses, mais un rien trop parfaites. Des gens bien, tous. Un deuxième fil dévide avec la même sensibilité et la même pudeur, quoique plus hardie, l’éducation sexuelle d’un adolescent qui, dans ces années pré-soixante-huitardes où la majorité n’est encore qu’à 21 ans, découvre non seulement son homosexualité, mais aussi la soumission masochiste. Le troisième, enfin, concerne le système scolaire de ces mêmes années 1950 et 60, avec en prime quelques-unes des pages les plus remarquables que j’ai lues sur la vie en « taupe », dans les classes préparatoires scientifiques des grands lycées (« Quelle est la différence entre un tapin et un taupin ? La même qu’entre un bolet et un boulet. »).

La plume se fait paradoxalement plus clinique et moins incisive dans la seconde partie. À mesure que s’invente la liaison torride entre l’ex-étudiant et son nouveau mentor, on parcourt une galerie de portraits du milieu gay underground parisien des sixties, du gigolo émouvant en pleine ascension sociale au coiffeur aux allures de diva en passant par l’imprimeur et pourvoyeur de faux papiers…

Un beau livre, en somme, mais inclassa­ble. Clairement pas de science-fiction, en tout cas. Une « transfiction », selon le concept qu’avait développé le Berthelot narratologue dans sa Bibliothèque de l’Entre-mon­des (Folio « SF »)? Une (auto-) uchronie, donc ? Ou une « autofiction », en mode Portrait de l’artiste en jeune singe ? La couverture de Stéphane Perger propose « Non-fiction ? », point d’interrogation compris. Plus simplement, peut-être, un pied-de-nez littéraire de gamin septuagénaire, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le chan­ge : « un poète, surtout homo, ne devient jamais adulte » !

Rose / House

Après son diptyque Un souvenir nommé empire / Une désolation nommée paix (cf. nos n° 102 et 105), Arkady Mar­tine revient avec une novella qui n’aurait peut-être pas déparé dans le guide de lecture du dossier IA du présent Bifrost.

Soit un futur moyennement proche (fin XXIIe, début XXIIe ?). Architecte controversé, Basit Deniau est mort dans sa dernière réalisation, Rose House, une demeure située en plein cœur du désert de Mojave. Mort, comme compressé jusqu’à devenir un éclat de diamant. Quant à la mai­son, elle est hantée. Volontaire­ment : ce n’est pas un bug mais une fonctionnalité. Ce qui la hante est une intelligence artificielle, elle aussi nommée Rose House, une IA en rien bridée par les asimoviennes lois de la roboti­que. La maison est restée close depuis le décès de Deniau, et seule son ancienne élève et exécutrice testamentaire, Selene Gisil, a le droit d’y pénétrer. Lors­que le récit commence, Rose House vient de contacter le commissariat de la localité de China Lake pour la simple et bonne raison qu’un deuxième cadavre se trouve depuis 24 heures dans l’une de ses pièces. L’in­spectrice Maritza Smith se doit d’enquêter sur l’affaire. Pour cela, il lui faut réussir à pénétrer dans Rose House, et donc le con­cours de Selene Gisil. Entre l’inspectrice, l’exécutrice testamentaire et l’intelligence artificielle va peu à peu se déployer un jeu pervers, dont aucune des deux humaines n’est assurée de sortir vivante.

Avec Rose / House, Arkady Martine a l’excellente idée de conjuguer deux thématiques qui, habituellement, ne se rencontrent pas : celle de la maison hantée et celle de l’intelligence artificielle potentiellement mal­veillante. Il en résulte une novella fascinante, tout en clair-obscur – le désert écrasé de soleil, la pénombre frigorifiante de la demeu­re –, plus proche du Vermillion Sands de J. G. Ballard que de la Maison hantée de Shirley Jackson. Inutile d’espérer ici que toutes les zones d’ombre soient mises en lumière, ce n’est pas l’objet de ce récit qui, pareil à une sculpture curieuse, continuera à intriguer une fois la dernière page tournée.

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