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Blanche Neige et les lance-missiles

[  Ce billet porte sur les livres de la série Quand les dieux buvaient : Blanche Neige et les lances-missiles, L'Ivresse des providers, Merlin l'Ange Chanteur et L'Immortalité moins six minutes ]

Du temps où la Terre était plate comme une pizza, il y avait un Dieu pour gouverner le Ciel, un Diable maître de l’Enfer et un directeur du Purgatoire nommé Azraël, ou Ng’Walaoué pour les intimes. Tout allait pour le mieux, jusqu’au jour où le spectre du petit  Bille  Guette  décida que la mort c’était nul et qu’il devait se venger… en rendant Dieu et Lucifer alcooliques. Et c’est là que le gros bordel commence ! Parce que sans dieu ni maître, les anges et les démons n’en font qu’à leur tête ; parce que Blanche Neige ne siffle pas en travaillant, non, ce qu’elle veut, c’est le POUVOIR ! parce que les autres princesses sont vêtues de loques, qu’elles n’attendent plus leurs princes charmants et finissent par faire leurs petites affaires entre elles. Après tout, les hommes, pour ce que ça sert… et il faut dire que ces dames se débrouillent bien mieux sans eux. Quant aux marraines les bonnes fées, ces noceuses qui vomissent des sermons et ne pensent qu’à les mettre dans le droit chemin, celui qui mène au lit du fameux prince… il ne faut plus leur en parler. Et il y a ceux qu’il ne faut pas déranger, les Gragons Sueux, car sans eux la Terre ne serait pas de niveau. Vous ai-je aussi parlé des graines de saucissons des forêts ? Blanche Neige et les lance-missiles, premier tome de la série, transpire l’hommage au « Disque-monde » de Terry Pratchett, Catherine Dufour y rend grâce à l’humour démesurément absurde des Monty Python et massacre l’illustre souris à grandes oreilles, pour le plus grand plaisir des petites filles qui ne veulent pas péter des paillettes et font leurs prières en croisant les doigts derrière leurs dos. On rigole franchement les cent premières pages, où les clins d’œil animent un dialogue intime et drôle entre le texte et le lecteur. Mais trop de style et de densité dans l’écriture, trop de jeux de mots, trop de digressions, trop de références, trop de dialogues qui dilatent la lecture. Une sensation de longueur qui s’accentue face au trop peu d’action qui s’y passe. Trop de trop ? Le trop serait-il l’ennemi du bien ? Votre servante se le demande encore, car n’est-ce pas l’absurdité en trop qui révèle le mieux l’absurdité de notre propre monde, et fait que l’on savoure l’Apocalypse et le tome suivant…?

Jésus a vaincu Bille Guette et s’est barré avec toute la marmaille magique, laissant la Terre aux hommes. Une Terre ronde. L’Ivresse des providers se veut moins bordélique, à croire que sans Dieu le monde se porte mieux… Que nenni ! Bille Guette a survécu et il faudra toute l’ingéniosité de Cid et ses comparses, des fées rescapées du Grand Exode Chrétin qui vivent dans la débauche au bois de Boulogne, pour en venir à bout. Car depuis, le grand méchant se fait appeler Will Door, et il règne sur Internet. Vous savez, cet empire virtuel où vivent… les morts. Là où Catherine Dufour se contentait, dans le premier tome, d’une relecture joyeuse mais classique des contes de notre enfance pour régler ses propres comptes, ici elle prend les rênes d’un monde numérique que nous pensions connaître et le retourne pour mieux nous faire découvrir son revers magique — et ses dangers. Que faire de nos morts quand il n’y a plus ni Paradis ni Purgatoire ? L’autrice remonte le temps, nous mène à l’époque du début de l’électricité, celle où l’Ankou récupère les âmes de ceux qui sont morts pour les plonger dans un éternel ennui. Mais c’est sans compter sur Évariste Galois, spectre de son état, qui espère bien utiliser le télégramme pour mettre les spectres à « l’abri étincelant de l’électricité ». Si vous voulez savoir quel est le lien entre le Père Noël et l’Ankou, si Blanche Neige va faire son grand retour, si les fées sont de vraies alcooliques nymphomanes, il vous faudra lire ce deuxième tome, mais vite car une armée de Pac-Mans menace les .spectre et .ether qui vivent dans l’Internet. Rangez vos baguettes magiques, elles ne vous seront d’aucune utilité, il n’y a que le Word Wild Web qui pourra vous sauver…

Bon, après tout ça, on peut p’têt faire une pause. Non ? On remonte le temps ? Encore ! Avec Merlin l’ange chanteur, on prend les mêmes ingrédients et on recommence. Sachez seulement que quelques anges ont échappé au Grand Exode Chrétin et que l’un d’eux, l’Archange, n’est pas plus ange que vous et moi. Ce n’est qu’un vulgaire toxico, un accro aux rails de foi pure, celle que les hommes recrachent au moment de leur trépas. De Babylone jusqu’à l’empire du web, en passant par le Moyen Âge et la Quête du Graal, celui qui se fera appeler Merlin sème la terreur. Massacres, maladies, épidémies, ce vampire de la religion ne recule devant rien pour assouvir son manque et se maintenir en vie. Toute ressemblance avec une Histoire existante serait purement fortuite. Ou pas.

Après avoir déplumé le sacro-saint patriarcat, dénoncé les vampires de la religion qui sucent nos âmes depuis des siècles, Catherine Dufour s’attaque à la naissance du plus grand fléau que notre Terre ait connue : l’homme.  Je crois bien qu’il est ici question d’une quête, d’un elfe noir qui a mal tourné, d’un miroir à détruire, de nains, de petits hommes et d’un pays qu’on appelle le Bas-Bords. Toute ressemblance avec une histoire de fantasy existante serait purement fortuite. Ou pas.

« Il y a des femmes bardes, maintenant ? » questionne l’un des protagonistes dans L’Ivresse des providers. Oui, et Catherine Dufour est l’une d’elles. Une barde qui ne célèbre pas l’héroïsme des prétendus plus forts, mais l’ingéniosité des plus faibles, et pourfend la bêtise des hommes, pauvres marionnettes esclaves de leurs croyances diverses. Une barde espiègle au regard grinçant et cynique, noir, souvent, malgré les rires que suscitent ses jeux de mots et répliques fleuries. On le sait, Catherine Dufour n’est pas une autrice au propos gratuit. Les messages sociaux, politiques, anticapitalistes et féministes parcourent son œuvre ; « Quand les dieux buvaient » nous rappelle qu’il en allait ainsi dès ses débuts.

 

 

Le Goût de l’immortalité

Ouvrons notre bon vieux Larousse, et tournons-en les pages jusqu’à l’article consacré au mot « goût ». L’on y rappelle que ledit terme désigne aussi bien « la saveur de quelque chose » que « l’attirance » éprouvée pour celle-ci. Soit une polysémie qu’avait assurément  en  tête  Catherine Dufour lorsqu’elle intitula son roman le plus fameux.

Il y est en effet et d’abord question du goût au sens sensuel du terme, celui que procure son impérissable condition à son héroïne et narratrice. Immortelle, celle dont on ne connaîtra jamais le nom l’est assurément puisque son autobiographique et rétrospectif récit composé en l’an 2304 ramène lecteurs et lectrices deux siècles auparavant… Plus précisément en 2113, année en laquelle notre narratrice n’était encore qu’une adolescente résidant dans l’une des innombrables mégatours se dressant à presque 10 000 mètres de hauteur, dans la cité de Ha Rebin (ou bien encore l’actuelle Harbin). Sise en une Mandchourie s’étant apparemment séparée de la Chine, la cité constitue désormais l’un des pôles majeurs d’un système planétaire où l’Occident  n’occupe  plus qu’une place tout à fait marginale. Car, en ce début du troisième millénaire, selon la géopolitique futuriste de Catherine Dufour, c’est en Asie orientale que se joue le sort du monde. La région jouit pour ce faire d’une large palette d’atouts, que l’autrice imagine d’une foisonnante manière. Cette domination est-asiatique tient d’une part à l’avance décisive de la région dans des matières réellement existantes telles que les technologies numériques, en faisant l’épicentre d’un univers virtuel ayant atteint d’inouïes proportions. Témoignant par ces extrapolations high tech d’un art consommé de la hard SF, Catherine Dufour va par ailleurs puiser dans le registre du fantastique pour concevoir cet autre fondement de la toute-puissance asiatique qu’est l’immortalité. En effet, c’est grâce à une forme syncrétique de magie, agrégeant vaudou caribéen et spiritualité extrême-orientale, que l’héroïne a vaincu la mort…

L’immortalité : un état que d’aucuns jugeraient hautement désirable, notamment en un xxiie siècle que l’écrivaine dépeint comme secoué par une inédite et effrayante épidémie, mais dont la saveur est quelque peu amère… Plus zombiesques qu’olympiens, tels sont en effet les corps de celles et ceux ayant accédé à l’éternité, et que Catherine Dufour donne à voir avec une troublante force d’évocation, teintant alors sa plume d’une horreur weird. D’une âpreté non seulement physique, la qualité d’immortel l’est encore moralement, comme l’éprouvera la protagoniste au terme de la manière d’enquête policière qu’est aussi ce roman protéiforme. La singulière survivance des uns se déroule aux étranges dépens des autres, dans un avenir où les rapports de domination demeurent toujours aussi brutalement vifs, comme le révèlent des pages empreintes d’une dystopie cauchemardesque. Aussi cruelle soit-elle, cette épiphanie ne remettra cependant pas en cause l’irrépressible inclination de la narratrice pour la vie éternelle. Car, à l’instar de ceux produits par les plus puissantes des substances addictives, Le Goût de l’immortalité est de ceux auxquels il est impossible de renoncer…

 

 

 

Outrage et Rébellion

DEBBIE : La première fois que j’ai lu Outrage et rébellion, je me suis pris une belle baffe dans la gueule.

SID : La défonce, mec ! Putain, la défonce !

JELLO : Bien sûr qu’on la connaissait déjà, la Dufour. On s’était marré comme des cons avec « Quand les dieux buvaient », et puis après on s’était vachement moins marré en lisant Le Goût de l’immortalité. Dans le genre futur méchamment niqué, ça calme.

LYDIA : Tu peux lire l’un, ou l’autre, mais le mieux c’est d’enchaîner les deux : Le Goût et Outrage. Après, c’est sûr que passer du style épistolaire du premier à l’oralité rugueuse du second, vaut mieux se mouiller la nuque avant de plonger — gare à l’hydrocution.

JELLO : Évidemment, le coup de génie de Dufour, c’est de s’être inspirée de Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain, leur histoire orale du punk, pour retranscrire la parole de ces gamins sans avenir mais bourrés d’hormones, de désirs et d’imagination. Et de machins toxiques, tu t’en doutes bien.

DEBBIE : Non mais rends-toi compte, cette nuée de mômes, parqués sur ce terrain cerné de ruines de l’ancien monde, surveillés de loin mais livrés à eux-mêmes le plus clair de leur temps, qui savent comment tout ça finira pour eux même si personne n’en parle à voix haute, qu’est-ce qu’ils pouvaient faire d’autre que réinventer la défonce, la baise et la musique ?

SID : La vie, mec ! La mort quoi, mais la vie !

JOEY : Raconté d’un point de vue extérieur, étudié, analysé, ça aurait été chiant à mourir. Mais là, quand c’est les gamins eux-mêmes qui te racontent ce qu’ils ont vécu, ouais, rigole pas, mais y a des moments, ça m’a fait chialer.

IGGY : Et puis bon, arrive la fin de la première partie, et là, bim ! Uppercut.

DEBBIE : Honnêtement, le truc est tellement fort, j’ai eu du mal à enquiller.

JELLO : Non mais c’est des conneries, ça, c’est après que ça devient génial, quand le môme sort de son cadre isolé du monde réel et qu’il découvre cette société dans toute son horreur. Le fait qu’il soit le produit de toute cette saloperie ne le préparait pas pour autant à y être confronté.

JOEY : Ouais, une poignée d’ultra-riches, un océan de pauvres, séparés par trois siècles de progrès technologiques, je dis pas que ça a jamais été fait avant, je suis pas con non plus, mais quand on te colle tout en bas de l’échelle sociale comme le fait Dufour, les pieds bien plantés dans la merde ordinaire, qu’on te fait voir ce qui se trouve là-haut, qu’on t’oblige à compter les échelons et qu’on te pousse au cul pour grimper alors que t’as rien demandé, ben ouais, ça donne un truc fort. Très.

LYDIA : C’est peut-être le plus déprimant là-dedans, quand tu vois comment toutes ces révoltes sincères, viscérales, adolescentes, finissent toujours par être récupérées, encore et encore, aujourd’hui comme dans trois cents ans, par une poignée de raclures pour qui les émotions n’ont d’autre valeur que monétaire. On le découvre pas, mais c’est quand même bien gerbant.

IGGY : N’empêche qu’on se marre bien. Je dis pas que ça va te donner la patate, mais quand même, sexe, drogue et rock’n’roll, cherche pas, on fera jamais mieux.

SID : Mec, je te jure, ce bouquin, il m’a troué le cul. Tu veux voir ?

 

 

 

Entends la nuit

Entends la nuit marque en 2018 le retour de Catherine Dufour à la fiction longue, puisque neuf ans se sont écoulés depuis Outrage et rébellion. Il s’agit également de la première véritable incursion de l’autrice dans le fantastique, si l’on excepte le court Délires d’Orphée écrit dans le cadre de la série partagée Club Van Helsing.

Myriame rentre des Pays-Bas pour passer un entretien d’embauche à la Zuidertoren, pour un poste de chargée de veille d’information ; il semble malgré tout qu’il existe une autre raison à son retour, raison qu’elle ne souhaite pas dévoiler et qui aura son importance dans l’intrigue plus tard dans le livre. Elle retrouve à Paris sa mère, en rémission d’un cancer, avec qui elle entretient des relations compliquées. Ayant donné satisfaction lors de son entretien, elle est embauchée. Ses premiers pas dans l’entreprise la chagrinent et la déstabilisent néanmoins : elle hérite d’un bureau froid aux murs suintants, on n’y parle pas d’employés mais de « partners », lesquels sont fliqués par une application,  PrettyFace, qui capte le moindre de vos mouvements mais qui vous permet de voir également à quoi vos collègues occupent leur temps. C’est du reste par ce biais qu’elle fait la connaissance de Duncan Vane, qui travaille en Écosse,  et  dont  elle apprend peu à peu qu’il n’est pas un simple employé, notamment lorsqu’il lui envoie un message pour la prévenir quelques secondes auparavant que la foudre va frapper le bâtiment dans lequel est situé son bureau. Et ce qui devait arriver arrive : elle tombe progressivement sous le charme mystérieux de Duncan…

De l’aveu même de Dufour, ce roman se veut un anti-Twilight, soit l’antithèse de ce fleuron d’une certaine littérature ultra-codifiée pour adolescents ; l’autrice en adopte donc beaucoup des passages obligés : une jeune femme au mal-être patent qui tombe sous le charme d’un homme mystérieux, une relation compliquée par de perpétuelles oscillations entre attirance et répulsion, une pincée d’érotisme gothique, l’appartenance à une communauté… Mais Dufour y injecte son humour habituel, mélange de dialogues enlevés, de situations cocasses et de descriptions ironiques, toute la distance dont on la sait capable, en somme. Loin du sérieux habituel de Twilight et de ses clones de littérature young adult, on rit souvent ici, mais il ne faudrait pas croire que ce livre n’est qu’un simple pastiche, car il contient au cœur un motif fantastique d’une réelle originalité, à savoir les lémures, personnifications inquiétantes et omnipotentes des bâtiments (d’où le jeu de mots « lémures / les murs ») ; je n’ai pas de souvenir que ce thème ait jamais été abordé ailleurs, mais il a des saveurs de fantastique classique. La patte de l’autrice se reconnaît aussi dans ses préoccupations sociales, qui correspondent à la vie au sein de la Zuidertoren : Myriame doit naviguer entre alliances et personnes plus ou moins recommandables, ce qui concourt à son apprentissage de la vie professionnelle, de ses vices et ses vertus… On le voit, ce roman multiplie les niveaux de lecture, avec pour irriguer le tout une très belle déclaration d’amour à la capitale, dont les différents monuments et quartiers sont explorés avec gourmandise (mention spéciale à la Tour Saint-Jacques). Catherine Dufour s’y révèle aussi à l’aise que dans la fantasy et la science-fiction.

Entends la nuit a obtenu un très mérité prix Masterton en 2019.

 

 

Danse avec les lutins

Bien longtemps après son cycle « Quand les dieux buvaient », Catherine Dufour revient à ses anciennes amours : dézinguer les mythes et les contes qui ont bercé notre enfance. Tout en ajoutant une pincée bien épicée de satire sociale et un zeste d’écologie. Comme dans ses textes plus anciens, l’autrice multiplie les hommages à Terry Pratchett et à son Disque-Monde : on rencontre un vendeur d’aliments pour le moins douteux au verbe haut (« Je vous le fais à moitié prix ! Et franchement, là, je me coupe une jambe ») ou on s’inquiète régulièrement de la santé de Nounou et de Mémé, par exemple. Les jeux de mots, surtout sur les noms propres, pullulent : « Djinn Thonique », ou encore le marchand d’armes « Glloq » — on pensera à Jean-Claude Dunyach et sa trilogie du troll, chez le même éditeur. Mais tout cela permet-il à une histoire d’émerger, à un récit de surnager ? En grande partie, oui. Le début est laborieux : la mise en place est abrupte, en partie à cause du ton pince-sans-rire de l’autrice n’aidant pas son lecteur à se mettre en condition. Cependant, quand l’intrigue est lancée, tout roule.

Et Catherine Dufour de tirer à tout va sur notre société capitaliste aveugle et destructrice. Les ograins, subtil mélange d’ogres et de nains (vous avez l’image ?), très peu adaptés à la survie dans la nature, profitent du départ de Dieu et de ses Anges et Démons pour imposer leur vision du monde aux autres créatures restées sur Terre. Le problème, c’est qu’ils se reproduisent à une vitesse folle, ces ograins. Et qu’ils ont donc des besoins exponentiels. Toute la terre, toute l’eau, toutes les plantes y passent. Et les anciens habitants des bois se retrouvent obligés de venir travailler en ville pour pas cher. Et donc de piquer le boulot des gentils ograins, parce qu’ils acceptent, eux, d’effectuer n’importe quelle tâche, même dégradante. Et c’est tant mieux pour les marchands d’armes. Car une fois les guerres terminées, que devient leur commerce ? Pas grand-chose. D’où leur volonté d’attiser les braises de la haine, de renforcer les différends afin de vendre, encore et toujours. Toute ressemblance avec une situation réelle est bien évidemment fortuite. La critique est certes facile, mais ici, elle est justifiée, plutôt bien troussée, et mérite le détour. Mieux vaut sortir couvert, toutefois : ici, les traits volent parfois bas.

 

 

Au bal des absents

Figure majeure de l’Imaginaire, Catherine Dufour l’est par la grâce d’œuvres relevant avant tout de de la fantasy et de la science-fiction. Mais il lui arrive parfois de s’engager dans la voie d’une littérature fantastique mêlée d’horrifique. Sans doute moins fournie que celles dévolues aux univers légendaire et de l’anticipation, cette veine dufourienne placée sous le signe de l’étrange n’en a pas moins donné lieu à de brillantes réussites. Parmi celles-ci, l’on compte la nouvelle « L’Immaculée conception » (sans doute le sommet du recueil L’Accroissement mathématique du plaisir), ou bien encore le vampirique roman Entends la nuit.

C’est aussi de ce pan fantastique que relève Au bal des absents, même si ce roman parut initialement chez « Cadre noir », la collection des éditions du Seuil dévolue au genre criminel. Encore étiqueté « Polar » par l’écrivaine elle-même sur son site, Au bal des absents semble certes et de prime abord s’inscrire canoniquement dans ledit genre. Plus précisément dans ce qu’il est coutume d’appeler le roman noir, soit cette déclinaison à la fois très actuelle et tout autant critique de la fiction criminelle. Au bal des absents se déroule en effet dans une France tout à fait contemporaine, dépeinte comme un archipel de périphéries urbaines et rurales où sont relégués les néo-damnés de la Terre. Claude, l’héroïne du roman, est l’une d’entre eux, en affichant si ce n’est tous les stigmates, du moins une conséquente proportion évoquée par l’écrivaine avec une précision paradocumentaire. Autrefois soutière de l’e-économie, la quadragénaire et chômeuse de (trop) longue date ne dispose plus que du RSA pour (sur)vivre. Célibataire nullipare à la sociabilité aussi étique dans le réel qu’en ligne, Claude ne laisse personne derrière elle après avoir quitté Issy-les-Moulineaux pour le bourg fictif d’Illionville. Sis quelque part dans une campagne plus dépressive que bucolique, les alentours de l’imaginaire et modeste cité ont été le théâtre de la disparition inexpliquée des Grue, une famille d’Américains venue là en vacances. À charge pour Claude de percer le mystère, après avoir été numériquement sollicitée par un juriste travaillant pour des parents des disparus. Mais la manière d’enquête dans laquelle s’engage alors la SDF en puissance va se muer bien vite en une étrange aventure. La demeure où s’évanouirent les Grue étant le théâtre de phénomènes aussi inquiétants qu’inhabituels, ces derniers amèneront Claude à apprendre sur le tas, hormis le métier de détective, celui d’exorciste…

Le fantastique dans lequel bascule dès lors Au bal des absents convainc cependant moins que celui des susdits roman et nouvelle. Certes, l’on y retrouve avec un certain plaisir l’ambiguïté ironique de « L’Immaculée conception », à laquelle Au bal des absents emprunte sa protagoniste comme l’indique Catherine Dufour dans l’entretien qu’elle nous a accordé dans le cadre du présent dossier. Cette sorte de suite croise par ailleurs charge socio-politique et motifs fantastiques avec une inventivité évoquant celle d’Entends la nuit. Mais la prenante tension qui caractérisait ce dernier fait malheureusement défaut à ce Bal des absents. La faute en incombe à une chorégraphie narrative tournant par trop en rond. Et l’on a in fine l’impression d’avoir là  affaire à une nouvelle inutilement étirée plutôt qu’à un roman en bonne et due forme…

 

 

Les Champs de la Lune

Ainsi avons-nous lu le tout dernier roman de notre autrice française préférée, Les Champs de la Lune, tout juste paru dans la collection « Ailleurs et demain », et nous l’avons trouvé extraordinaire. Contexte : nous sommes en 2324 et la Lune est habitée depuis deux siècles. N’imaginez pas une terraformation aussi opportune qu’un coup de baguette magique qui aurait changé notre satellite en un nouvel Eden, non, l’astre sélène reste dénué d’atmosphère, aride, rincé de vents solaires, bastonné par des variations de température extrêmes. L’humanité est un peuple troglodyte, soulunaire, qui a construit des cités au cœur des tunnels de lave formés il y a plusieurs milliards d’années. Celle que l’on nomme El-Jarline est l’une des rares à travailler en surface. Elle est employée par la cité de Mut et s’occupe de la ferme Lalande, seule avec son chat Trym, qui parle peu mais qui a de l’humour. Sous un dôme protecteur, elle y fait pousser les espèces légumières qui alimentent la cité, mais aussi fleurs et arbres, et prend soin de quelques animaux. Tout ce qui a su s’adapter à la rudesse des conditions. Ses rapports étant jugés laconiques, on l’invite à se nourrir de littérature pour rédiger davantage et aller au-delà des faits. Alors El-Jarline s’y livre, elle raconte la vie de la ferme, ses observations, ses découvertes et déconvenues, les dangers auxquels elle se confronte, l’inquiétante prolifération de la minicola. Et livre bientôt un regard décalé, mais aiguisé, sur la société lunaire, ses cités confinées, les troubles qui affectent les habitants et leurs pathologies, comme la terrible fièvre aspic responsable de tant de décès. On le sait par ici, la littérature a cet effet, sur qui en use, d’étendre le domaine des émotions qui ne demandent plus alors qu’à s’exprimer. Un changement profond va s’opérer chez El-Jarline le jour où on lui confie une petite fille de la cité. Le début d’une quête qui mènera à une révolution personnelle…

Les Champs de la Lune est un roman dufourien par ses racines les plus sombres, mais qui se pare d’un feuillage aux couleurs originales et resplendissantes. C’est tout d’abord un texte immensément poétique, et Catherine Dufour y exprime parmi les plus belles descriptions de la surface de la Lune, évoquant certains passages de la « Trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson. C’est aussi un récit de science-fiction qui ne s’excuse pas de l’être, un planet opera élaboré dans lequel se devine progressivement, à demi-mot jamais prononcé, le vertige des espaces-temps infinis. C’est enfin un roman écologique sensible qui questionne la place de l’humain au sein de son environnement, et ses choix de survie sur le long terme.

Du beau, grand Dufour.

 

 

 

La Jeune fille qui entendait chanter les vents solaires

Cordes de lune, jeune maison d’édition fondée en 2023 par l’autrice et ancienne ingénieure Chloé Garcia, entend promouvoir à la fois les genres de l’Imaginaire et la forme de la nouvelle, tout en proposant un mode de fonctionnement singulier, via notamment des contrats d’édition présentés comme éthiques. Parmi les publications de 2024, on trouve une novella intitulée La Jeune fille qui entendait chanter les vents solaires de Jordi Vila Cornellas qui mêle space opera et problématiques psioniques, les deux principaux éléments science-fictionnels étant les suivants : d’une part l’humanité a établi des colonies dans différentes parties du système solaire, et d’autre part certains individus, les mentalistes, sont doués à divers degrés de capacités mentales spéciales comme la précognition, l’empathie ou la télépathie.

À partir de ce contexte de base, l’histoire suit Lysandre, tout juste sortie de l’Alma Mater, l’université des mentalistes. Elle est en transit à bord du vaisseau spatial le Majestic en direction de la station Vostok, aux confins du Système solaire, où elle doit apporter pendant sept ans, en tant qu’assistante psychiatrique douée d’empathie, son soutien aux victimes de la guerre coloniale qui sévit dans la région. Sur le vaisseau se trouvent aussi madame Engelstein, sa mentore qui l’accompagne, ainsi que son amie Zélia, qui, grâce à son rang de première de la promotion, est devenue assistante du Commandant du Majestic.

Or, et c’est là-dessus que s’ouvre la novella, Lysandre, tout juste montée à bord du vaisseau, a été assaillie par un sentiment oppressant qui se traduit, dans son sommeil, en cauchemars traversés par un homme inquiétant menaçant de détruire le navire. Est-elle juste victime du mal de l’espace ? Ou a-t-elle été affectée par les vents solaires croisés par le vaisseau ? Le fait est qu’à aucun moment, durant ses études, des dons de précognition n’ont été décelés chez elle, et Lysandre peine à convaincre ses proches — ou elle-même — de prendre au sérieux ses rêves. Mais son pressentiment est trop fort. Aussi mène-t-elle l’enquête, qui s’avère riche de rebondissements, de rencontres, de décisions importantes à prendre et de révélations sur elle-même et les gens qui l’entourent. Le lecteur en apprend, ce faisant, davantage sur cet univers et les enjeux politiques qu’il soulève, notamment concernant le rôle futur des mentalistes au sein de l’humanité. Il est à signaler (attention : spoiler) que le titre est quelque peu trompeur, dans la mesure où il n’est jamais vraiment question d’entendre « chanter » les vents solaires, même si l’idée ferait sans doute une belle histoire. Ceci étant, quand bien même l’ensemble n’a rien de révolutionnaire, et que l’on voit venir quelques retournements, le récit s’avère assez bien fichu et constitue un agréable moment de lecture. En ces temps de surcharge dystopique et post apocalyptique en librairie, il s’avère même un dérivatif plutôt bienvenu.

Osgharibyan - suivi de Un oiseau de secours

S’il est un livre que l’on peut bien qualifier d’OVNI, c’est Osgharibyan. Léo Kennel livre ici deux novellas étranges et complexes, entre poème en prose et récit de science-fiction. La première se centre sur une ville — La Ville. Celle que l’on ne peut quitter, où l’on ne cesse de se rendre, de revenir. Une narratrice aux traits peu définis, qui pourrait finalement être n’importe qui, ou encore personne, explore les méandres de cette cité changeante, tous les jours différente, dont le seul élément récurrent, le seul fil rouge auquel se rattacher, semble être une figure, parfois humaine, presque mythique, celle de Charles Osgharibyan, autour duquel gronde une révolution.

Dans « Un oiseau de secours », seconde novella du volume, plus ancienne que la précédente, et pourtant lui faisant suite (si si !), c’est cette fois la question du temps qui entre en jeu. Dans un futur où le temps, n’étant plus linéaire, n’est plus une limite, on peut alors voyager quand bon nous semble, modifier le futur ou retourner dans le passé.

C’est sur ces variations de l’espace et du temps que joue Léo Kennel, alias Odile Kennel, dans un livre-concept tout en étrangetés et en mystères. Si l’on ne peut retirer à l’autrice la qualité de sa plume, jouant sur les mots et expressions, introduisant subtilement nombre de références, d’Umberto Eco à Victor Hugo, c’est sur le fond que le bât blesse. Il n’est certes pas heureux qu’un auteur prenne (trop) son lecteur par la main. Mais de là à proposer un texte confus et peu compréhensible, il y a un gap — allègrement franchi dans ces deux récits.

Aux descriptions sans fin rendues par des phrases interminables et l’intrigue décousue du premier texte, répond le récit enchâssé à la nature obscure du second. Nul personnage ne suscite l’émotion, ces derniers s’avérant indiscernables les uns des autres, voire interchangeables, presque inutiles, en réalité. Les révoltes qui menacent d’exploser dans les deux textes n’ont pas d’origine claire, malgré plus de cent pages de développement. Elles surviennent sans prévenir, sans que l’on comprenne trop bien comment ni même pourquoi. Les figures de style se multiplient, métaphores, énumérations, accumulations, allitérations… un exercice de style, en somme, certes imaginatif, mais à l’apport thématique tout relatif, en particulier pour un genre qui a déjà tant exploré, et de manières si inventives, la question du voyage spatio-temporel. Pénible.

 

 

 

La Geste d'Hamlet Evans

Troisième Moyen Âge, dans notre galaxie. La puissante Corporation conquiert planète après planète, rayant toute rébellion de la carte, tandis que des poètes retracent par d’épiques textes les exploits des soldats, érigeant ces derniers en véritables héros. Le jeune Hamlet Evans, que tout destinait à rester dépérir sur la Terre mère à l’agonie, est repéré et choisi pour devenir l’un de ces poètes. Pourtant, nommé sur l’un des vaisseaux de première ligne, il déchante vite. Nul combat grandiose, nulle trace d’héroïsme ne viennent ponctuer les batailles. Seules l’horreur, la mort, la destruction l’attendent. Refusant de nourrir la propagande, Hamlet tourne le dos à la Corporation. Pourchassé, il fuit alors de monde en monde, tantôt mendiant, paysan, comédien ou clown, à la recherche d’une liberté qu’on lui refuse. Mais cette liberté existe-t-elle seulement ?

Rafael Marin nous entraîne ici sur les pas d’un poète de l’espace, un homme qui n’est ni un commandant, ni un scientifique. Totalement dépassé par les événements, parfaitement incompétent dans les domaines du combat comme du pilotage, le protagoniste est d’autant plus attachant que chacun peut se reconnaître en lui. L’intérêt de l’histoire réside surtout dans la capacité qu’a Hamlet Evans à refuser de se trahir, de trahir ses idéaux et ses principes, malgré sa lâcheté manifeste, et même s’il doit pour cela se faire l’ennemi de la Corporation.

Malgré quelques prises de position, certes engagées pour l’époque (le roman date de 1984), mais un peu vieillies (on pense notamment au traitement de la femme, qui reste au plan d’objet sexuel malgré une volonté manifeste de montrer une arrivée au pouvoir de certaines d’entre elles, ou encore à celui de l’homosexualité, présentée comme normale à l’époque du récit, mais avec une insistance telle que c’en devient assez lourd), le roman reste dans l’ensemble une lecture agréable. Le voyage, de planète en planète, dans la tête de ce personnage atypique et imparfait, très ouvert sur ses pensées, ses émotions, ses réflexions, se poursuit avec plaisir. Sans révolutionner le space opera, La Geste d’Hamlet Evans saura sans doute satisfaire les inconditionnels du genre à la recherche d’une lecture confort.

 

 

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