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Le Chant du prophète

Dublin. État d’urgence. Un soir de pluie. Deux hommes frappent à la maison des Stack. Ils appartiennent au GNSB, la police secrète mise en place par le nouveau parti fraîchement arrivé au pouvoir. En leur ouvrant la porte, Eilish sait que le mal vient de pénétrer dans son foyer. Ces deux policiers veulent voir son mari, qui est professeur, et syndiqué. Larry est absent. Le lendemain, le voilà convoqué ; on l’accuse d’agir de manière subversive et on lui demande d’annuler les grèves des enseignants. Larry se met en colère. Larry ne s’inquiète pas. « Ils mettent la pression, c’est tout. » Larry disparaît.

S’ensuit la descente en enfer d’une femme qui se retrouve seule avec ses quatre enfants ; le glissement terrible d’un pays dans le totalitarisme, la violence et l’absurde tandis qu’Eilish refuse obstinément d’ouvrir les yeux sur la situation, refuse d’admettre que son mari ne reviendra pas, refuse sa mort, refuse de partir quand sa sœur les supplie de la rejoindre au Canada, elle et ses enfants. Un entêtement qui les poussera dans un engrenage dont ils ne se déferont jamais.

Tout ça, on l’a déjà lu. Les dystopies de ce genre se comptent par dizaines. Mais Le Chant du prophète atteint une angoisse sinueuse et une plausibilité rares. Paul Lynch nous drape dans une atmosphère anxiogène où les fantômes, présences récurrentes de son œuvre, ne cessent de hanter des lignes qui nous plongent, page après page, dans une obscurité à chaque fois plus dense et étouffante. On respire mal dans ce roman sans paragraphe, où les dialogues se mélangent à la narration, tel un miroir au désarroi et à l’obstination d’Eilish. Son esprit brouillé n’en finit pas de nous questionner, et de nous exaspérer. Le lecteur lui hurle de partir quand le pouvoir bâillonne la presse et interdit les grèves. Quand les pays étrangers s’indignent sans agir. Quand l’eau boueuse coule des robinets. Quand elle perd son travail. Quand elle refuse de mettre ses enfants à l’abri. Son inertie énerve, secoue. Quel espoir entretient-elle ? Le même que nous. Celui qui nous murmure que, non, ça ne peut pas arriver chez nous.

Le Chant du prophète, récompensé par le Booker Prize, est d’une violence inouïe par la façon dont il nous renvoie à notre propre immobilisme, à notre persistance à nous croire intoucha-bles. Rien de ce qui est décrit ici n’est gratuit. Chaque détail nourrit l’ombre qui obstrue l’esprit de cette femme démunie, intelligente, cultivée, mais désarmée face à l’impensable. Eilish nous rappelle que nous ne sommes pas prêts. Et pourtant, la scène à la morgue prend aux tripes et ne peut laisser personne indifférent. La construction du nid totalitaire est si réelle que cette scène n’en est que plus violente de réalisme. Elle tord le lecteur à grand coup de phrases interminables, tel le supplice de cette mère qui n’en finit pas, qui se focalise sur les détails pour retenir la vie de son fils.

Paul Lynch prophétise notre fin, et nous rappelle que cette dernière n’est pas propre aux religions. Il nous enjoint à nous réveiller, et il le fait magistralement.

 

 

 

Requiem pour les fantômes

Les fantômes dont parle le titre sont ceux des morts de la Grande Guerre : ceux des soldats tués sur les champs de bataille, comme ceux des victimes civiles collatérales, à l’instar de celles qui périrent dans l’accident d’Halifax en 1917 (un navire rempli de munitions explosa dans ce port canadien, tuant 2 000 personnes). Laura, engagée volontaire comme infirmière, blessée pendant le bombardement de son hôpital près d’Ypres, revient en Belgique lorsqu’elle apprend que son frère a été porté disparu lors de la bataille de Passchendaele. Freddie n’est pas mort, mais il est perdu entre les lignes ennemies, en compagnie d’un soldat allemand. Au cours de leur errance dans un no man’s land terrifiant, les deux hommes rencontrent Faland, un violoniste que tous les soldats connaissent pour le réconfort qu’il leur apporte…

Bien que le roman de Katherine Arden ressortisse clairement au fantastique, les premiers chapitres sont dénués de tout élément surnaturel, tant rien ne saurait rivaliser en termes d’effroi et de sidération avec les horreurs de la guerre. Aucune malédiction n’égalera jamais le quotidien de ces hommes ensevelis vivants sous une casemate effondrée, dans le froid et la boue, dans l’obscurité, au milieu des cadavres et des rats ; aucun monstre ne suscitera autant de terreur que ces postes de secours où on trie à toute allure les blessés, les mourants et les morts au son de la canonnade, où les corps arrivent littéralement déchirés, où, en quelques secondes, on euthanasie un agonisant d’une piqûre de morphine.

Le paranormal finit cependant par s’immiscer dans l’intrigue et, après quelques signes discrets, comme ce trio de sœurs qui assurent prédire l’avenir, le vrai visage du violoniste se dévoile. Là réside le principal ressort du roman, dans le parallèle entre cette figure classique du diable, trompeur et corrupteur, et cet enfer sans maître qu’est la guerre. Faland propose un pacte faustien dans lequel les mortels perdent davantage que leur âme : ils se font dépouiller de leurs souvenirs, de leurs histoires. Perspective effrayante pour une autrice, et dilemme sans solution pour ces soldats brisés par les combats, qui ne peuvent échapper à leurs traumatismes qu’au prix de ce qui constitue leur propre essence.

Traitant d’un thème sombre dans un contexte qui l’est tout autant, on pourrait s’attendre à un roman d’une noirceur absolue. S’il compte plusieurs scènes difficiles et de nombreuses situations déchirantes, le livre est cependant traversé par la pulsion vitale de l’héroïne et des deux femmes qui l’accompagnent. Il n’y a jamais de légèreté, bien entendu, mais le roman compte de nombreux passages apaisés, voire lumineux. Katherine Arden réussit même à glisser dans son histoire quelques traits d’humour et une intrigue amoureuse sans naïveté ni mièvrerie. Avec naturel, tout simplement. Et tous ces personnages permettent également à l’autrice de souligner le courage et le dévouement des personnels soignants durant la Grande Guerre.

Mentionnons pour terminer que l’écriture de Katherine Arden ne manque pas de charme. Le roman est rythmé par des évocations de poèmes et des références à l’Apocalypse de Jean. Et se termine par une postface très éclairante sur le regard que les États-Unis portent sur la Première Guerre mondiale. Une réussite.

 

 

 

Les maîtres du temps

Benjamin est chercheur en physique théorique, tendance théorie du tout, tandis que sa compagne, Sam, entreprend une thèse de philosophie sur la notion du temps. Ils ne sont donc pas plus étonnés que ça lorsque, suite à une expérience ratée au synchrotron de Saclay, la jeune assistante d’Isaac Newton, qui vivait jusqu’alors au XVIIe siècle, débarque à leur époque. Au même instant, un homme qui avait disparu en mer réapparait également après un bond temporel de 50 ans et retrouve son écrivaine de fille, laquelle a consacré l’ensemble de sa carrière littéraire à cette disparition.

S’emparant d’une intrigue ultra-rebattue de la science-fiction, Stéphanie Janicot propose un roman qui n’apporte pas grand-chose de neuf au thème du voyage dans le temps. Sur le plan scientifique, les explications sont simplistes (dans sa postface, Jean-Pierre Luminet les qualifie avec mansuétude de « totalement invraisemblables »). Plus gênant, pour un roman de littérature blanche, elle ne s’embarrasse guère de construire des personnages à la psychologie crédible. Qu’ils soient ballottés d’une époque à l’autre ou confrontés à l’apparition de contemporains de Newton, les protagonistes encaissent ces bouleversements avec calme, s’adaptent à une vitesse phénoménale à leur nouvelle situation, et tout ce petit monde parvient sans difficulté à cacher au reste de l’Humanité que le voyage dans le temps est devenu possible.

Si l’autrice ne ménage pas l’incrédulité de ses lecteurs, c’est qu’elle est trop occupée à inventer la science-fiction. N’en ayant visiblement jamais lu, elle enchaîne tous les « tropes » (comme dirait un célèbre philosophe du XXIe siècle) du genre comme si elle les découvrait : micro-trous noirs, téléportation, univers multiples, couloirs temporels, trous de vers, la théorie des cordes, le Triangle des Bermudes (sic) ou encore la mécanique quantique. Le résultat est assez consternant, et même les passages plus « philosophiques » du roman, où sont discutés les effets du temps sur nos existences, la vie, la mort… sonnent plutôt creux. On s’étonnera aussi de la disparition pure et simple de l’un des deux fils de l’intrigue (le retour du marin disparu dans le Triangle des Bermudes), comme si l’autrice, elle-même gênée par l’accumulation des invraisemblances, avait fini par renoncer. Seule la dernière partie, située dans un futur dystopique, apporte un peu d’originalité au roman, mais la société qu’elle imagine est trop succinctement décrite pour récupérer l’intérêt du lecteur.

Symptomatique d’une tendance qui pousse des auteurices de littérature blanche à s’aventurer sur les terres de science-fiction sans rien y connaître, Les Maîtres du temps n’apporte rien à un lectorat familier de ce domaine et semble bien incapable d’attirer des lecteurs et lectrices de littérature générale vers les genres de l’Imaginaire. On ne retiendra de cet ouvrage que la postface de Jean-Pierre Luminet : comme à son habitude, l’astrophysicien parvient à rendre claires et accessibles des notions complexes.

 

 

 

Le livre de la sage-femme sans nom

Attention : cette dystopie féroce ne fait pas l’autruche face à la violence d’un effondrement soudain, et cette sage-femme sans nom restera longtemps en mémoire.

Ce roman nous accueille dans une salle de classe bien longtemps après l’action, avant de nous y plonger tout aussi rapidement : nous lirons ici un journal, un récit post-effondrement, celui de cette sage-femme sans nom. La rédaction de ses textes commence à la suite de l’apparition d’un virus aéroporté qui touche mortellement toute l’humanité, mais plus précisément les femmes et les enfants.

Notre protagoniste, tout à la fois victime, rescapée et désœuvrée dans une société où son genre comme sa profession se font rares, devra très vite s’adapter à sa nouvelle réalité où il ne fait pas bon être repérée comme une femme. Elle décide bientôt d’écrire son parcours, ses inquiétudes, les violences observées au cours d’un voyage qui part de San Francisco (où elle a connu une vie heureuse dans une société résolument diverse et joyeuse) jusqu’en Utah, proche d’une communauté recluse, tout en passant par bien des lieux dévastés, abandonnés, pillés, saccagés, parfois paisibles le temps d’une étape… mais toujours à quelques pas du danger, en premier lieu les hommes.

Avec finesse, ce roman met en scène les stratégies d’adaptation de la protagoniste, comme sa capacité à garder les plus intacts possibles son humanité, son éthique et sa mission de sage-femme autant que d’infirmière. Un de ses premiers gestes sera de penser la propagation d’outils de contraception dans un monde où chaque grossesse semble fatale et où les viols sont devenus une arme courante. À l’aide de ses journaux, finement entremêlés à la narration, nous suivons sa bataille pour ne pas oublier sa propre identité, mise à mal dans un monde où elle doit la travestir et rester sur ses gardes.

Pour autant, et c’est là une des prouesses de ce roman, nous ne sombrons ni dans l’essentialisme ni dans le voyeurisme : à la violence du monde répondent des rencontres plus subtiles, des espoirs qu’il faut préserver coûte que coûte, et peut-être aussi des façons de (re)faire société autrement, ou du moins d’essayer.

Après son recueil de nouvelles La Pilule (critique in Bifrost n°109), on savait Meg Elison à même de mêler le propos de fond et la fiction, on sait aujourd’hui qu’elle tient aussi la route sur la durée avec ce roman. Vivement la suite !

 

 

 

Les Mains vides

Tout commence par une rupture, amoureuse, intime, dont le bouleversement poussera notre personnage principal à entamer une migration à vélo vers un lieu où vivre la saison suivante. Ce récit de voyage, à la seconde personne du singulier, nous est conté depuis l’Amoureraie, lieu de départ et foyer, à la faveur de lettres envoyées au cours du périple. On y lira aussi bien une reconstruction intime qu’une exploration de types de sociétés coexistant (plus ou moins bien) sur un même territoire : l’Hexagone, d’ici quelques décennies, dans un contexte post-pétrole.

Le début du périple est presque paisible, malgré les alertes météos de GaIa égrainant les conditions climatiques. Ce qui permet de s’acclimater avec ce quotidien ni post-apo ni trop lointain, et ses différentes communautés d’appartenance qui ponctuent le territoire. Ainsi comprend-on peu à peu comment peuvent se lier des façons de vivres en anarchie au sein de l’horhizome. Au fur et à mesure de ce roman publié dans une collection de novellas (on est chez La Volte, non ?), on en découvrira les principes fondateurs, moteurs : dans chaque communauté, quelle que soit la structure adoptée, l’objectif est une vie bonne, où chaque personne peut se nourrir, se loger, se soigner, s’adonner à ses propres activités autant que subvenir aux besoins de la communauté. Une existence apaisée et en lien avec son environnement, aussi cruel qu’il puisse être en des temps où l’impact du changement climatique se fait lourdement sentir. Un futur où la langue prend part intégrale au changement, à grand renfort de mots-valises et néologismes, explicités dans un lexique en fin d’ouvrage.

Cheminant de communauté en communauté, rafistolant son vélo, rencontrant nomades ou sédentaires, le protagoniste répare son cœur brisé au gré des rencontres et des imprévus climatiques. Peu à peu, il arrive jusqu’à des villes sclérosées qui émanent de notre société, capitalistes, à peine remises de la fin du pétrole, en proie à des systèmes de valeurs héritées aussi bien du libéralisme que de Donjons & Dragons (oui, oui !), où la répression et la méfiance font système. Des villes sources d’une incompréhension violente quand on n’a connu que l’entraide et la communauté, sans devoir subir au quotidien des sanctions arbitraires liées à sa couleur de peau, son genre, sa provenance géographique ou politique.

Cette épaisse novella propose donc un parcours initiatique qui questionne la capacité de changement individuel et des sociétés que nous composons, créons, réformons. Riche d’idées, la lecture peut se trouver ralentie par l’abondance de néologismes et d’expériences de langage, mais l’expérience littéraire s’inscrit ici dans un écosystème de pensée, largement crédité au fil du texte comme du paratexte. Le récit attachant, bienveillant, met en scène un personnage qui découvre un autre monde — le capitalisme —, qui constitue un évident clin d’œil au Shevek des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin. Un récit qui rappelle aussi les expériences collectives que sont les livres Bâtir aussi ou Subtil béton (cf. Bifrost n°106), et par son travail sur la langue les plumes et voix au catalogue de La Volte.

Reste une question en suspens à la fin de cette lecture à qui s’adresse ce livre ? Un public déjà convaincu qui y trouvera un certain réconfort, un public curieux de ces futurs désirables mais qui risque d’en sortir un peu étourdi, ou plus simplement un grand public curieux de possibles offerts par la littérature ? Quoi qu’il en soit, si un rhizome se plante, il peut ensuite se multiplier seul, fournissant une réserve d’énergie plus vaste : c’est tout ce que nous souhaitons aux projets qui inspirent et que porte Les Mains vides

 

 

 

La Harpiste des terres rouges

Malchanceux, faible, Abraham n’a pas grand-chose pour lui. Métisse, né dans une famille de domestique d’une grande lignée nobiliaire de l’ancien continent, il se fait régulièrement tabasser par les autres serviteurs du fait de sa couleur de peau. Jarod, son frère aîné, lassé de cette vie qu’il juge médiocre, finit par fuir. L’ouest sauvage d’un monde en voie de colonisation lui semble augurer d’une vie meilleure. Abraham, qui manque de courage pour le suivre, préfère rester dans sa servitude, à veiller sur leur mère malade. Jusqu’au décès de cette dernière et celui, probable, de son frère, qui poussent enfin notre héros à démissionner. Avec ses gages, il se paye un aller simple vers le nouveau monde doublé d’un équipement pour retrouver son frère, dont il refuse de croire à la mort. Pourtant, là encore, le courage de partir à l’aventure lui fait défaut. C’est la rencontre avec une équipe de chasseurs de primes, dont l’un des membres est la dernière personne à avoir vu son frère vivant, qui scelle son destin et lui met le pied à l’étrier. Les choses sérieuses peuvent (enfin) commencer…

Pour qui aurait ici l’impression de lire le synopsis d’un western spaghetti, rien de plus normal. Même s’il serait en fait plus juste de parler de weirdstern — car le monde qui nous est ici proposé n’est pas le nôtre. La Harpiste des terres rouges a pour décor le continent de Nacarat, dont les descriptions ne sont pas sans rappeler l’Arizona ou le Nevada. Un soleil de plomb, de la poussière et des cactus jusqu’à la nausée. Cette terre hostile est aussi la promesse d’aventures et de richesses — l’horizon d’une nouvelle vie, possiblement meilleure. Pour avoir une chance de survivre face aux périls de cette contrée, plus fantasmés que documentés, les candidats à l’aventure se font greffer des morceaux d’animaux sauvages et y gagnent un pouvoir surnaturel. Lequel ? Impossible de le prévoir, et la plupart des greffes finissent mal pour le receveur, que ce soit par rejet du greffon ou par son « envers » (pendant de la capacité surnaturelle) qui ne s’exprime que la nuit et, bien souvent, contre son propriétaire. Or, en ce qui concerne Abraham, un pouvoir ne serait pas de trop pour affronter cette femme ayant une harpe en guise de tête, manière de sirène réinventée, qui envoûte tous ceux qui entendent sa mélodie. Mais se faire greffer ne reviendrait-il pas à perdre son humanité ?

Entre les cavalcades juchées sur des chevaux écumant et les nuits grouillant de dangers, Aurélie Wellenstein nous offre avec La Harpiste des terres rouges un page-turner des plus efficaces, porté par un rythme à ce point intense qu’il nous donne l’impression que ralentir reviendrait à mourir. Un excellent roman sous d’étranges latitudes, en somme, dans le registre du divertissement on ne peut plus assumé, et qui nous fait regarder notre petit chez-soi comme pourrait le faire un hobbit de son trou : aussi fantastiques que soient les promesses de Nacarat, elles sont par trop effrayantes…

 

 

 

Aatea

Se représenter un monde essentiellement composé d’eau est une chose assez aisée, beaucoup d’œuvres de science-fiction prennent pour cadre des planètes océanes. Avec ce second roman, Anouck Faure, dont nous avons pu apprécier la très gothique Cité diaphane (critique in Bifrost n° 110), laisse derrière elle la fantasy pour un récit prenant les codes de la SF, qu’elle marie, non sans brio, à l’imaginaire polynésien. Avec pour constante les illustrations intérieures de l’autrice elle-même (qu’on connaît avant tout en tant que dessinatrice), afin d’accentuer l’immersion des lecteurs et nous offrir un éclat de sa vision.

Ici, Anouck Faure plante un décor où les courants océaniques sont superposés et en suspension. Les rares terres fermes sont des îles, rassemblées en archipels et naissant après gestation dans les profondeurs. Les humains, répartis en nations insulaires, sont guidés par des navigateurs aguerris capables de mener leur embarcation d’île en île. Pour ce faire, ils doivent recourir à une capacité hors norme, celle d’« oncevoir », sorte de sixième sens rendu possible par un filament permettant de ressentir les ondes transmises par les eaux. Ainsi est-il possible de localiser des poissons et des îles. Mais c’est surtout pour prévoir et esquiver les nuées — ces cataclysmes prenant la forme de bancs de crustacés qui dévorent tout sur leur passage — que l’oncevoir s’avère essentiel. Dans ce monde, la société est fortement hiérarchisée : des castes supérieures, où la noblesse a tous les droits, jusqu’aux parias, ceux qui ont eu la malchance de naître en mer et qui, de fait, ne peuvent plus poser le pied sur une île sous peine de mort. Les individus capables d’oncevoir sont destinés à être exclusivement des navigateurs, caste dont les mâles sont châtrés à la puberté — une sombre tradition destinée à garder ce don sous contrôle de l’aristocratie.

Nous suivons ici un de ces parias, Aatea. Fils d’une reine-navigatrice, dont il a hérité le don d’oncevoir, il est né en mer et n’aura donc jamais le droit de fouler la terre ferme. Mutilé pour le bénéfice de sa communauté, il souffre de l’interdit de vivre avec ses pairs, et devient bientôt le jouet de manœuvres politiciennes destinées à déstabiliser sa mère. A-t-il besoin d’autres raisons pour saisir la première occasion de s’enfuir, en quête d’une nouvelle terre où s’établir et d’enfin goûter à la liberté ?

Avec Aatea, Anouck Faure promet à ses lecteurs le dépaysement. Une promesse tenue, au prix d’un rythme lent où la tension s’échelonne au fil des tempêtes et des plongées. On ne cherchera pas non plus ici un traitement radicalement original des personnages qui traversent le récit, ni même l’immersion dans une société résolument autre. L’intérêt véritable réside dans la plume évocatrice, précise, d’une artiste aguerrie qui parvient à faire vivre un monde à l’étonnante topologie. Un roman onirique plus qu’une aventure initiatique.

 

 

 

Halcyon

Naviguant entre fiction et essai, Elliot Ackerman n’en est pas à son premier ouvrage. Cet ancien marine, après un bref détour par la vie politique de son pays au début des années 2010, a publié son premier roman en 2015 et mène depuis une carrière d’auteur remarquée (on se souvient de son diptyque de politique-fiction saisissant, 2034 / 2054, coécrit avec l’amiral James Stavridis). Avec Halcyon, il explore, du point de vue d’un narrateur historien, le bouleversement que provoquerait la découverte scientifique d’un moyen de conjurer la mort. À travers le regard de Martin Neumann, on devine cependant que l’auteur interroge moins le vertige ontologique que ses conséquences.

Nous sommes en 2004. Locataire saisonnier de la famille Ableson, cet enseignant ignore initialement que sa retraite d’écrivain se situe aux abords d’Halcyon, domaine d’un avocat et héros de guerre ayant mis, peu avant son décès, tout en œuvre pour bénéficier post mortem d’avancées scientifiques potentielles susceptibles de le ramener à la vie. Entraîné dans le sillage de la seconde vie de Robert Ableson, Martin se fait bien malgré lui le témoin d’un passé qui, en fin de compte, refuse de s’éteindre.

Elliot Ackerman joue ainsi sur plusieurs niveaux et s’empare pleinement de la notion de transmission, interrogeant tour à tour l’individu, la famille et la société. En contrepoint de l’héritage invalidé par la résurrection du défunt — une transmission qui se déréalise… —, l’auteur évoque celui de l’histoire de la nation, qui perdure par commémoration, de génération en génération, alourdissant chacune d’une charge symbolique dont il devient difficile de se défaire. Halcyon, autrefois lieu de quiétude, de bonheur et de souvenirs des Ableson, cristallise désormais toutes les tensions, et la souffrance qu’un passé redevenu présent réactive. Historien spécialiste de la guerre de Sécession plaçant l’idée de compromis au cœur de l’histoire des États-Unis, Martin perd peu à peu de vue le sujet de son projet d’écriture, et remet en question sa lecture de l’histoire : l’individu, la famille Ableson et la société se fracturent sous ses yeux, aucun compromis ne permettant plus ici de faire littéralement coexister passé et présent.

 

Peut-être l’auteur cherche-t-il à démontrer qu’il faut savoir se détacher du passé pour s’en libérer ; que si l’individu ne choisit pas ce qui lui est transmis, il reste maître de ce qu’il en fait. Ce choix, postule Ackerman non sans force, implique de laisser le passé au passé, seule condition à laquelle il est permis de se tourner vers l’avenir sans rejouer sans cesse les épisodes, minute par minute, d’une histoire dont on cherche en vain le point de bascule. N’est-ce pas la conclusion à laquelle parvient Robert Ableson, décidant de lui-même d’enfin disparaître de la vie de ceux qu’il a connus pour permettre à ces derniers d’aller enfin de l’avant ?

 

Si le roman se serait sans doute passé de longues et minutieuses descriptions d’évènements historiques accompagnant le propos, la réflexion qui s’y déploie n’en reste pas moins fascinante et bien amenée.

 

 

 

“La Vie secrète des robots” : l'avis d'Ubik

« La Vie secrète des robots apparaît donc comme un chatoyant patchwork de textes de SF, où se dévoilent les différentes facettes d’une écriture toute en nuances, promouvant un humanisme discret jusque dans les angles morts de situations désespérées ou étrangères. Il serait regrettable de passer outre ce recueil sans équivalent outre-Atlantique et dont on espère qu’il ne restera pas sans suite. » Yossarian – sous les pavés la page

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