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Au Clair de la Terre

Sous une couverture pas désagréable signée Melchior Ascaride, voici un court roman d’une autrice trop vite disparue enfin exhumé du carton où il prenait le moisi depuis une bonne dizaine de lustres.

Au clair de la Terre repasse l’un des ponts aux ânes les plus couru de la SF ; la visite d’aliens sur notre bonne vieille planète. Une rencontre du troisième type, donc, au traitement d’une originalité certaine car les visiteurs ne sont nullement des E.T. mais des anges — sans ailes, toutefois. Un thème qui ne pouvait laisser indifférents Les Moutons Électriques, maison qui a déjà publié une anthologie sur ce sujet à ses débuts.

Tout ne commença pas par une nuit noire alors qu’il cherchait un raccourci… mais par une sorte d’enquête de recherche en paternité initié par la fille de l’auto-présumé cocu ayant peut-être rompu ses fiançailles un peu vite. Tous deux savent que les envahisseurs qui sont venus n’en sont peut-être pas, qu’ils n’ont pas tout à fait forme humaine et que le rêve a peut-être déjà pris fin. Les anges sont donc venus pour laisser leurs coucous de Midwich Hendaye (le célèbre roman paranoïaque dans le plus pur style de la Guerre Froide de John Wyndham est clairement évoqué par Renard (p. 55). Car des enfants bien particuliers, tels Florence, la fille d’Anne, sont nés lors de cette rencontre, comme par l’opération du Saint-Esprit…

Fort bien écrit, mais pas assez pour son dessein, sans doute inatteignable, de dépeindre un jardin d’éden parallèle où vivent les anges, Christine Renard nous laisse avec les mots d’une poésie qui reste impuissante à faire naître les images qu’il aurait fallu. La très forte empreinte gnostique qui imprègne l’ouvrage pourra aussi gêner — ce besoin que l’on aurait d’anges lorgnant par-dessus nos épaules afin de nous garder du mal tant commis que subi, niant tout libre-arbitre. Dans ce roman empreint de religiosité, l’autrice évoque une aspiration au retour au paradis terrestre où il y convient d’honorer les dieux/anges qui n’existent que tant qu’il est des gens pour croire en eux par la foi et la mémoire.

L’ouvrage se termine par une postface d’André-François Ruaud, une mise à jour de son édition en préface au recueil La Mante au fil des jours (Fleuve Noir, 1998) par trop élogieuse mais précieuse de renseignements bio- et bibliographiques sur Christine Renard, qui vaut assurément d’être découverte par de nouvelles générations de lecteurs. Las, 20 euros pour un très court roman, fut-il bon, dépourvu de frais de traduction et assorti d’une préface recyclée, c’est pour le moins exorbitant…

Zona Cero

Une fois n’est pas coutume, Gilberto Villarroel apparaît dans ces colonnes pour un roman non issu de son cycle en cours des aventures de Lord Cochrane (cf. Bifrost n° 99, 102, 108). Après Les Vagabonds de Richard Lange (cf. Bifrost 114) en début d’année, c’est à son tour de nous proposer son histoire de vampires. Là où Lange s’attachait à présenter les marges de la société nord-américaine, c’est en plein cœur de la capitale chilienne que nous transporte ce roman.

Dans Zona Cero, un tremblement de terre frappe Santiago du Chili et ses alentours. Le personnage principal, Gabriel Martinez  — descendant d’un marin ayant navigué aux côtés d’un certain Cochrane — est alors hors de la ville et va tout faire pour y pénétrer et retrouver Sabine, sa femme, localisée au moment de la catastrophe à l’avant-dernier étage du Valhalla, la plus haute tour d’Amérique du Sud. Pour couronner le tout, Sabine lui a annoncé être enceinte, juste avant que le réseau téléphonique ne saute. S’ensuit une course contre la montre, dans laquelle Gabriel ne sera pas au bout de ses surprises. Il croisera la route de militaires US spécialisés dans les Black Ops, de mineurs en grève de la faim et d’un prêtre transportant de nombreux secrets — uniquement des hommes.

Poussant loin le curseur de la série B, l’action est incessante et ça pétarade fort. L’ennemi est aussi vorace que coriace, mais sans se limiter à une assemblée de suceurs de sang bêtes et méchants. Plus les révélations s’additionnent, plus s’éclaircit cette « histoire secrète » que propose l’auteur, où les complots font office de murs porteurs.

Reprenant une vieille tradition — explicitement depuis au moins Karl Marx —, le vampire est ici une métaphore du capitalisme. La caricature suprême d’un pays encore déchiré par les séquelles de la dictature. Les fantômes des opérations Condor ne sont jamais loin, et la colère face à l’ingérence étasunienne se fait ressentir au fil des pages. Ses vampires sont également proches des zombies contemporains, revenant ainsi à l’origine folklorique du mythe.

Zona Cero est aussi, avec sa carte indiquant les lieux importants de l’histoire, une plongée passionnée dans Santiago, les informations ou anecdotes historiques ou géographiques ne manquant pas. Gilberto Villarroel a écrit ce livre comme un cri du cœur pour son pays et pour cette ville qui l’a vue naître.

Pouvant se lire comme un pur divertissement, ou bien, en suivant l’intention de l’auteur, comme une dénonciation de l’état actuel du Chili, Zona Cero constitue une lecture au rythme effréné, efficace s’agissant de l’action et de l’horreur, dont on regrettera toutefois le traitement des (rares) personnages féminins.

La Croisière bleue

Voici un livre à la quatrième de couverture trompeuse. En effet, à lire le résumé qui y figure, l’on pourrait croire que La Croisière bleue est un roman policier, inspiré du Crime de l’Orient-Express, situé dans le même univers que Les Temps ultramodernes, mais quelques années plus tard. Et… c’est en partie vrai, pour la novella donnant son titre à ce recueil. Car « La Croisière bleue » n’est pas le seul récit du livre. Celui-ci est constitué par une accumulation de nouvelles, de faux articles de journaux et, pour le dernier quart, du vrai-faux essai scientifique L’Abrégé de cavorologie, également disponible gratuitement en numérique sur le site de l’éditeur. Point n’est besoin d’avoir lu le roman de 2022 pour apprécier cet ouvrage, même si, dans ce cas, commencer par l’Abrégé peut-être une bonne façon de se mettre dans le bain et de maîtriser les notions qui seront abordées dans les textes, sans plus d’explications. En revanche, une bonne connaissance du début du xxe siècle et de certains classiques de la littérature d’aventure permet d’apprécier à sa juste mesure la prestation de Laurent Genefort.

En effet, chaque nouvelle renvoie à un élément historique et/ou littéraire. « Le Facteur Pégase » est un renvoi au palais idéal bâti par le facteur Cheval au début du siècle dernier. « La Croisière bleue » commence comme une histoire d’Agatha Christie pour prendre des tournures de roman d’espionnage et d’aventure à la Michel Strogoff de Jules Verne ou Kim de John Rudyard Kipling, « Cinquante hectares sur Mars » rappelle les témoignages de colons arrivant en Algérie ou en Indochine avec des échos de Joseph Conrad, « Le Sisyphe cosmique » et « À la poursuite de l’anticavorium » sont des récits de SF old school aux fins douces-amères qui rappellent les pulps et récits des années 30 et 50. Et l’alternance entre récits longs et vignettes plus courtes donne l’impression de lire un magazine de ces temps ultramodernes, avec parfois le regret de ne pas approfondir certains détails comme les fascinantes et dangereuses créatures exotiques hantant les égouts et les rames de métro parisien. L’avantage de ce format est le pendant de cette frustration. À la différence des Temps ultramodernes, les formats courts rassemblés ici ne souffrent d’aucun temps mort ni de réels passages à vide. Et il suffit de quelques heures bien calées dans son fauteuil pour s’offrir un voyage de Mercure à la ceinture d’astéroïdes à l’aide de cette fameuse cavorite aussi rare que précieuse.

Lagune Morte

Celles et ceux les plus au fait du milieu francophone de la SF connaissent sans doute le nom de Dominique Warfa. Né à Liège en 1954, il a, à partir des années 1970, activement œuvré à la défense comme à l’illustration du genre outre-Quiévrain. Quant à la première, il a publié nombre de critiques et études, en partie réunies dans Une brève histoire de la science-fiction belge francophone et autres essais (2015). Non seulement essayiste, il pratique encore la SF en tant qu’écrivain. Adepte de la forme courte, il est l’auteur d’une quarantaine de nouvelles. C’est une anthologie rassemblant dix-sept d’entre elles que propose la collection « Espace Nord » avec Lagune morte et autres nouvelles. Elles s’échelonnent de 1976 (« Aux couleurs d’un rivage blond ») à 2022 (« Les Hommes-sœurs d’Hermonville »). Suivis d’un entretien avec l’auteur, ces textes dressent un état des lieux sans doute significatif de son imaginaire science-fictionnel.

La plus évidente de ses caractéristiques est sa perméabilité à l’air du temps de la SF. Chacun des récits témoigne de l’un ou l’autre des univers science-fictionnels dominants lors de leur écriture, les uns littéraires, les autres audiovisuels. « Aux couleurs d’un rivage blond » et « Rituel pour un homme claustré » sont placés sous le patronage du film d’Alain Resnais, Je t’aime, je t’aime (1968). La mythologie ufologique imprègne « Les Lumières du Bellaire » et « La Danse de l’aigle ». L’influence du cyberpunk est perceptible dans « Le Danseur absolu » ou dans « Une saison sang et marine ». Et l’on pourrait ajouter à ce répertoire thématique ceux du space opera progressiste, à tonalité post-coloniale (« Un bal sur Tempête ») ou en prise avec les questions de genre (« Les Hommes-sœurs d’Hermonville »). Moins marqués par le contexte dans lequel ils furent créés, d’autres textes n’en sont pas moins référentiels, se présentant comme des hommages à des figures tutélaires de l’Imaginaire tel Jean Ray (« Comme un visage de vieil Indien buriné », « La Voile verte ») ou J.R.R. Tolkien (« L’Académie des liqueurs rares »). Ainsi marquées par leur « porosité avec le milieu [de la SF] et les mouvements qui le traversent », ces dix-sept nouvelles prennent à terme des allures de « déambulation à travers [le genre] des années 1970 à nos jours », comme l’écrit l’intervieweur (anonyme) de Dominique Warfa.

Susceptible d’intéresser celles et ceux entretenant un rapport avant tout historique à la SF, cette anthologie séduira peut-être moins aisément amateurs et amatrices de plaisir d’abord littéraire. Il ne sera certes pas nul, l’auteur possédant une plume non dénuée de raffinement, lui permettant de camper de façon souvent évocatrice ses différents univers. Mais si l’on est en quête de récits riches en tension narrative, sans doute risque-t-on de rester sur sa faim. Et pas seulement parce que Dominique Warfa est grand amateur de fin ouverte. Sa SF tient en effet plus d’une littérature d’atmosphère que de celle du page-turner

L’été et la mer

George Turner, écrivain et critique australien dont c’est a priori la première traduction en français, eut une trajectoire quelque peu étonnante : né en 1916, il débuta comme auteur mainstream en 1959, gagnant prix et renommée, avant de commencer à publier des articles et critiques de SF dans les années 70, ce qui l’amena tout naturellement à écrire de la fiction du même genre, là aussi avec un certain succès, comme le prouve L’Été et la mer, lauréat du prix Arthur C. Clarke en 1988. L’histoire débute dans un futur indéterminé, à Melbourne, alors que l’eau a recouvert la ville, ne laissant émergés que quelques chicots d’immeubles proches de l’embouchure du Yarra ; un acteur de théâtre est venu faire des repérages, accompagné d’une historienne qui lui raconte la vie au moment où tout a basculé, par le biais du manuscrit d’un roman qu’elle a écrit plutôt qu’en lui faisant un cours académique qu’elle juge trop peu incarné. Dans ce manuscrit, qui constitue la quasi-intégralité du reste du livre — et qui aurait très bien pu se passer de prologue, dont la principale utilité est sans doute de montrer qu’à peu près tous les protagonistes vont vraisemblablement périr suite à la montée des eaux — on suit, dans la deuxième moitié du xxie siècle, les pas d’une famille de Stables, gens aisés, socialement rétrogradés suite au suicide du père de famille, et obligés de vivre à proximité des Souilles, ces laissés pour compte de la société. En effet, dans le futur décrit par Turner, la crise financière a plongé la civilisation dans le chaos et le chômage généralisé, tout en exacerbant les inégalités entre ceux qui peuvent encore bénéficier de soins, d’assistance, etc., et ceux dont la débrouille devient le mode de survie. Et ce d’autant plus que la crise écologique, matérialisée par des crues de plus en plus fréquentes et hautes, se superpose et vient accroitre la précarité des plus pauvres. Lesquels adoptent alors des stratégies diverses, individualistes ou communautaires, toujours marquées par l’utilisation de la force, et donc de la violence, et par les combines quasi systématiques entre les différentes strates du pouvoir local, policiers, caïds des immeubles, spéculateurs… Le roman suit les destinées croisées d’une dizaine de personnages, proposant régulièrement des exercices de thèse / antithèse / synthèse politiques, économiques ou philosophiques, préférant se concentrer sur l’évolution psychologique de la famille Stable et de ses connaissances plutôt que d’aborder de front la problématique climatique pourtant permanente dans la vie quotidienne. C’est sombre, âpre, fort, parfois lent, régulièrement violent, et surtout très bien écrit, et bien rendu par Olivier Bérenval, auteur déjà publié par Mnémos et dont c’est semble-t-il ici la première traduction. L’Été et la mer se révèle également très actuel dans son propos, malgré son ancienneté, à tel point qu’on peut se demander pourquoi il a fallu attendre 35 ans pour qu’il soit traduit. Il était plus que temps.

Le volume du temps

Née en 1962, Solvej Balle a étudié la littérature et la philosophie à l’Université de Copenhague avant de se lancer dans sa carrière d’écrivaine. En France, elle compte un ouvrage traduit, En vertu de la loi, Quatre récits sur l’homme (Gallimard,  collection « L’Arpenteur », 1997). La série « Le Volume du temps » est composée de sept volets, dont cinq ont déjà été publiés en version originale, sachant que les trois premiers ont reçu le Nordic Council Literature Prize, en 2022, signe du succès critique et populaire au Danemark du cycle, ce qui a conduit à leur traduction dans plus de vingt langues. Les deux premiers opus, qui nous occupent ici, viennent d’être édités par les éditions Grasset.

Tara Selter et son mari, Thomas, vivent dans un petit village français où ils gèrent ensemble une boutique en ligne spécialisée dans les livres anciens. Lors d’un voyage à Paris pour élargir leur collection, Tara se trouve inexplicablement piégée dans une boucle temporelle, où le 18 novembre se répète sans fin. Thomas, ignorant de cette étrange anomalie, ne peut comprendre la détresse de Tara qui, chaque jour, tente de lui expliquer son calvaire. Épuisée, Tara décide de s’isoler dans la chambre d’amis, où elle commence à consigner ses pensées et ses expériences.

Le premier tome de son journal, allant de la 121e à la 366e journée, détaille son désespoir croissant et son éloignement progressif de Thomas. Confrontée à des circonstances extraordinaires, elle oscille entre résignation et désir de comprendre dans l’espoir d’une issue à cette énigme temporelle. À travers ses notes, Tara explore les notions de perception du temps, les relations de couple et des routines quotidiennes, ainsi que les sentiments de perte et de deuil. Elle semble être un fantôme errant, sans but, dans un monde figé.

Dans le deuxième volume, s’étendant sur plus de trois années, Tara prend une décision radicale : quitter sa maison pour entreprendre un voyage à travers l’Europe.

Chez ses parents, elle improvise un repas de Noël anticipé, comme un adieu symbolique, avant de commencer son périple à la recherche de différentes saisons, explorant les régions du Nord pour l’hiver, l’Angleterre pour le printemps et l’Espagne pour l’été. Malgré ses efforts, le temps refuse de reprendre son cours normal. Elle se tourne alors vers l’étude de la civilisation romaine, en quête de réponses à sa propre stagnation temporelle.

Solvej Balle explore ici la manière dont les individus perçoivent le temps, à travers le vieillissement et son inéluctabilité, en se concentrant sur le ressenti subjectif de Tara confrontée à l’absurdité de sa situation. La narration resserrée sous forme de journal intime, avec son aspect répétitif et contemplatif, ainsi que la sensation d’oppression que la boucle temporelle génère, nous plongent dans une atmosphère étouffante, loin du ton doux-amer du film Un jour sans fin de Harold Ramis. La dernière entrée du journal propose un cliffhanger, probablement destiné à relancer, de manière artificielle, l’attention. Néanmoins, on peut légitimement se demander si les perspectives qu’il ouvre suffisent à justifier l’investissement dans la lecture de ces deux premiers volumes.

De l'Espace et du temps

Voici Alastair Reynolds de retour dans la collection « Une Heure-Lumière » deux ans après La Millième nuit (cf. Bifrost 110). Même si, comme l’auteur le précise dans sa postface, De l’espace et du temps a été ébauché bien plus tôt, en 2001. Odyssée de l’espace ? Tout à fait, tant la structure rappelle à la fois le film de Stanley Kubrick ou Seul sur Mars et Projet dernière chance d’Andy Weir.

Dans ce court roman, nous suivons John, un scientifique qui se retrouve coincé dans sa base martienne alors qu’il est le dernier survivant de l’humanité, non seulement sur la planète rouge, mais également dans tout le Système solaire. Comble de malchance, ou de chance, suivant vos goûts musicaux, l’homme est hanté par un hologramme d’Elton John poussant la chansonnette et l’incitant à des considérations philosophiques. Après une rencontre avec des visiteurs de passage (un peu fâchés avec le respect des horaires), et la confirmation que rien ne vit plus sur Terre, John va embarquer pour un voyage au-delà de l’espace, du temps et de la connaissance qui le laissera changé.

Et la lectrice, dans tout ça ? Elle se retrouve avec un autre « Une Heure-Lumière » qui tient parfaitement sa promesse : la faire voyager et rêver le temps d’une bonne heure, et le refermer, pleinement satisfaite, un sourire aux lèvres. Avec comme seule conséquence, un ver d’oreille fâcheux nommé « Rocket Man ». Si vous connaissez déjà l’œuvre d’Alastair Reynolds, ce n’est certes pas son travail le plus remarquable à ce jour, mais il tient particulièrement bien la route. Et si vous ne connaissez pas du tout l’auteur gallois, De l’espace et du temps est une excellente porte d’entrée dans son univers. Assez courte et plus facile d’accès que La Millième nuit, elle montre que la hard SF sait aussi se faire poétique.

Koinè

La Koinè désigne en général une langue véhiculaire mais, ici, elle prend le sens de « commune », évoquant par exemple celle de Paris en 1871. Dans le roman de Mélanie Fievet, c’est une eutopie née d’une révolution, qu’on suppose violente, en réponse à la crise climatique et à la montée des eaux subséquente. Cette société égalitaire est fondée sur le partage et la mise en commun des ressources ; le travail y est limité à quatre heures quotidiennes. Elle nous est décrite dans quelques courts chapitres, sortes d’interludes au récit, par un chœur qui semble sorti d’une tragédie grecque. Il raconte l’histoire de la Koinè, son organisation, son aspiration à être un modèle pour le reste du monde, sa crainte que celui-ci ait disparu englouti sous les eaux.

Le problème avec les utopies, c’est que si tout va bien, il n’y a pas d’histoire à raconter. Il faut donc aller dans les marges, les petits défauts périphériques pour trouver un point saillant auquel accrocher une intrigue : l’autrice va s’attacher aux exclus de l’eutopie. La société idéale ne se bâtit pas sans créer des dégâts, et le bonheur ne convient pas à tout le monde. Reléguant la société utopique à l’arrière-plan, l’action se déroule dans un lieu voué à l’abandon, avec des protagonistes qui n’ont pas pu, ou pas su, recueillir les fruits de la révolution. On retrouve ici la logique de Collision par temps calme de Stéphane Beauverger (dans la même collection) : une histoire naît parce que même l’eutopie la plus réussie ne peut intégrer tout le monde.

Les protagonistes de Koinè sont des marginaux, des personnages abîmés (un schizo- phrène accro aux jeux vidéo, une femme endeuillée, un héros de la révolution hanté par ce que celle-ci a exigé de lui). Ils ont quitté les Plateaux où s’est installée la communauté et se retrouvent dans « la Ville », une cité en décrépitude du monde d’avant.

Le texte donne tour à tour la parole à ces trois inadaptés échoués dans une pension. Leurs récits, d’abord parallèles, vont s’emmêler pour tisser une histoire commune à laquelle se joindra la voix du réceptionniste. L’autrice entretient une intéressante ambiguïté entre le récit et le monde : le texte crée le monde autant qu’il le décrit. La Koinè désigne à la fois cette nouvelle société et la langue qui permet de la dire. L’un des personnages considère que « ses histoires empruntaient des branches mineures du Texte » (p. 33).

Il y a également un côté volodinien dans ces personnages abîmés par les bouleversements politiques et hantés par un être aimé, parti ou suicidé, ou encore dans l’irruption soudaine de la violence qui se produit à la périphérie du récit dans une indifférence teintée de fatalisme.

L’ambiance de cette pension pour inadaptés et de cette ville qui tombe en lambeaux est prenante, servie par une écriture très travaillée qui prend son temps pour dérouler l’intrigue. Celle-ci demeure longtemps confuse, ce qui gêne un peu la lecture de Koinè, et lorsque, vers la fin du roman, l’un des personnages s’exclame : « C’est quoi cette foutue lettre ? C’est quoi cette éruption ? C’est quoi ce mec qui est mort ici et personne sait pourquoi ? C’est quoi tout ce bordel ? » (p. 90), il exprime les sentiments du lecteur. Même si quelques éclaircissements viendront dans les dernières pages, il faut donc accepter de se laisser porter par le style, l’ambiance douce-amère et le rythme lent tout en restant dans le flou, dans le suggéré.

Malgré cette réserve sur l’histoire elle-même, cette novella retient l’attention par sa façon de dresser le portrait en creux d’une eutopie, où la réussite se devine à travers ce qui est montré de l’échec.

Chroniques Sarrasines

Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture rend justice de la qualité de l’ouvrage au lieu de flagorner éhontément. Cependant, Jacques Boireau ne fut pas à proprement parler « un secret bien gardé des littératures françaises de l’imaginaire ». En tout cas personne, et surtout pas lui, ne nourrit jamais l’ambition de le dissimuler au grand public, comme si celui-ci en eût été indigne. Son premier texte, d’ailleurs, « Les Enfant d’ibn Khaldoûn », fut publié dans la revue Univers des éditions J’ai Lu, que dirigeait alors Yves Frémion, et qui connaissait une large diffusion. Malheureusement, cela ne dura pas. Peut-être Jacques Boireau ne fit-il pas, certes, tous les efforts nécessaires pour placer au mieux sa production, préférant travailler la qualité de son écriture. Outre la revue Fiction, sa production ne trouva bientôt place que dans des publications confidentielles ou chez des éditeurs économiquement fragiles. L’enchaînement de ces circonstances fit qu’il ne connût jamais la notoriété à laquelle il eût pu prétendre en dehors d’un cercle étroit d’amateurs. Pire, une part non négligeable de son œuvre restait inédite à sa mort. Ce beau gros recueil lui rend trop tardivement justice chez un éditeur plus visible que ceux qui l’ont précédé. Sept des vingt-six nouvelles choisies par Richard Comballot étaient toujours inédites. Une édition « de luxe » de cet ouvrage, sous le label Moltinus, à tirage limité, est par ailleurs annoncée ; elle devrait contenir douze nouvelles inédites supplémentaires.

En l’état, le recueil se découpe en trois parties thématiques.

« Les Chroniques sarrasines » sont une uchronie où les Francs et Burgondes de Charles Martel, alliés aux Aquitains de Eudes, ne l’ont pas emporté face aux Arabes omeyyades menés par Abd al-Rahman à Poitiers en 732. Ceux-ci se sont donc établis en Occitanie, et la vie y est aujourd’hui plus douce et agréable qu’au nord, resté sous domination franque. Mais cette uchronie est vue par ceux qui y vivent en cette fin de xxie siècle, des gens du commun…

Deuxième partie, « La Baie des espérances » n’est pas sans évoquer Jack Finney, avec ses textes empreints d’une certaine nostalgie. Boireau y peint un passé idéal qui n’a jamais été marqué par l’écologie. On pense tout spécialement à « Chronique de la vallée », qui obtint le prix Rosny-Aîné en 1980. Ou « Les Bisons célestes », qui semble inspirée d’un mythe des Indiens d’Amérique du Nord, et dénonce les énergies hydroélectriques et éoliennes ayant désormais le vent en poupe, montrant combien l’écologisme rejetait déjà, à l’époque, toute la civilisation technique.

« La magie des îles », ultime partie largement inédite, propose une SF plus classique bien que l’auteur n’y renonce jamais à ses engagements politiques, ni non plus à la superbe écriture qui est la sienne. Cependant, les textes restent empreints d’un pessimisme latent et nul triomphalisme n’est de mise, comme si Jacques Boireau ne croyait pas possible la victoire de ses idées (de gauche) ou qu’il jugeât ce ton politiquement plus efficace. Ses univers aux teintes douces-amères et désenchantées lui ont sans doute coûté une plus large audience. Si son œuvre mérite d’être à nouveau disponible, c’est bien parce que des auteurs politiques des années 80, il est, avec Joëlle Wintrebert et une poignée d’autres, de ceux pour qui la défense de leurs idées en littérature nécessitait que l’on écrivît de son mieux. Une (re)découverte nécessaire.

Le Futur

L’autrice canadienne Naomi Alderman, dont on n’a pas oublié Le Pouvoir (cf. Bifrost 90), nous propose un page turner très divertissant au cœur de la Silicon Valley. Le roman démarre par la session de yoga d’un insupportable multimillionnaire dirigeant d’une boîte de tech (toute ressemblance avec un magnat existant n’étant pas fortuite) forcé d’apprendre à garder son calme… Si on se demande bien où l’on a atterri avec ces premières pages, nous rencontrons très vite les autres protagonistes de ce roman malicieux : deux dirigeants et une dirigeante de grandes firmes tech — Lenk, Zimri et Ellen — ainsi que leur entourage proche, composé d’une épouse puissante, d’une progéniture queer rebelle, d’un homme gay dépressif et d’une rescapée de secte… ainsi, à l’extérieur de leur monde en quasi vase clos, qu’une célèbre survivaliste.

L’intrigue tiendrait presque en cette question : au bord de l’effondrement, notre monde pourrait-il être amélioré si l’on utilisait la puissance technologique et financière des géants de la tech pour des avancées collectives plutôt qu’un enrichissement individuel et égotique ? Et si oui, comment faire alors pour s’emparer de leurs ressources ?

De cet ensemble hétérogène, Naomi Alderman compose un roman haletant et sacrément drôle où les points de vue sont entrecoupés d’entrées d’une sorte de subreddit de « preppers » discutant à bâtons rompus au sujet de certains passages bibliques.

La grande force de ce roman réside dans l’équilibre entre ces outils narratifs et les différents propos tenus, son humour assez noir ainsi que la grande variété de ses personnages qui ne sont ni forcés ni creux. Elle tient également beaucoup à son élément perturbateur : la rencontre amoureuse entre Martha — ayant fui à 16 ans la secte paternelle et bras droit du magnat Lenk — et Lai Zhen, une survivaliste célèbre et ex-réfugiée.

Jusqu’à la dernière page, Naomi Alderman jouera avec son lectorat, dans un récit qui regorge de clins d’œil et d’une réflexion sur les responsabilités des grandes firmes de la Silicon Valley (et de leurs magnats) tout en restant résolument curieuse et technophile. Un excellent roman, malin et divertissant !

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