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Joëlle WINTREBERT

Romancière, nouvelliste, journaliste, critique, anthologiste, scénariste, traductrice à l’occasion, voilà l’oiseau côté plume. Côté ramage, la passion du futur est le choc de ses dix-huit ans. Elle attendra quelques années avant d’oser vocaliser l’avenir à son tour. À l’orée des années 90, nouvelle gamme. L’aventure du roman historique. Une autre façon de chanter la révolte, d’explorer ces thèmes de la résistance, de l’Autre, du double, de l’identité sexuelle, du corps instrumentalisé, qui sont la chair marquée de ses livres. Les années 2000 la voient s’envoler vers de nouveaux espaces, de ceux que l’on dit border lines, quand le récit oscille entre onirisme, réalisme et fantastique. Elle vient d’en clore la première décennie avec un voyage dans le temps, la publication d’une œuvre de jeunesse, longtemps endormie, textes et photos réalisés avec Henri Lehalle, L’Amie-nuit. Des prix ? Quelques-uns : Rosny aîné 1980, 1988 et 2003, Grand Prix de la SF française 1989, Amerigo Vespucci 1993, Trophée Chêne 1995, Bob Morane 2010…

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Cendres

Réfugiée dans ma case. Porte et volet fermés. Les ténèbres rabattues sur moi comme une chape protectrice. Je vous préviens, commandant, mon humeur est funèbre. Les hommes ! Votre rire résonne encore à mon oreille. » Vous avez peur de ces arriérées ? Elles ne s’apercevront de rien, je vous l’assure. »

Votre morgue n’a d’égale que votre infirmité à comprendre l’autre moitié de l’humanité ! Ces « arriérées » vous ont damé le pion, commandant. Il fallait réfléchir davantage à ce nom qu’elles ont donné à leur planète : « Cendres »… Vouer le passé aux flammes, ce n’est pas l’oublier.

Elles ont su tout de suite que le cristal greffé entre mes sourcils n’était pas un bijou scintillant. Vous serez sans doute déconfit d’apprendre qu’elles n’ont pas eu besoin d’exciser l’émetteur pour le neutraliser. Et guère plus heureux d’avoir trouvé ici matière à confirmer vos guerrières paroles : « Ça passe ou ça casse ! » Je vous ai détesté quand vous avez refusé de me fournir un autre système de com, mais elles l’auraient détecté : elles m’ont scanné entièrement. Elles ont extirpé l’enregistreur implanté dans mon bridge, et m’ont dit aussitôt, désinvoltes : « C’est l’affaire d’une heure, simple curiosité. Ensuite, on te le rend, puisqu’il ne permet pas d’émission à distance. » Je regrette que vous ayez manqué ce spectacle d’un ennemi à qui on a par négligence abandonné des armes et qui s’en réjouit. Je vous avais prévenu : si nous acceptons leurs consignes, pas d’infraction. Vous ne m’avez pas écoutée.

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Hydra

Hellas touche ses yeux, incrédule, terrifié de les trouver aussi secs que le corps de Lyse. Penché sur sa femme, il la fixe de ses yeux secs jusqu’à ce qu’ils le brûlent. Il voudrait pleurer, pleurer encore, arroser de ses larmes les seins, les épaules, le visage flétris de son amour perdu, mais il demeure immobile, courbé comme une pietà de plâtre, stérile, tari.

J’ai peur.

Le goût du sang vient sur sa langue et il s’aperçoit que ses dents ont scellé ses lèvres. Il n’a plus de bouche. Il ne veut plus avoir de bouche. Il doit réfréner les cris qui montent en lui. Il les mord avant qu’ils ne sortent.

Tais-toi, tais-toi, ou tu embrasseras la révolte et l’horrible folie te prendra, comme elle a déjà pris tes amis.

Il est vain de menacer le dieu impie qui vole toute l’eau de leurs femmes.

Dieu d’eau. Qui donne la vie, la mort et la folie.

Lyse, ne me laisse pas seul sur la rive, seul devant l’Autre, tout seul à décider de vivre ou de mourir.

Il soulève le corps dont il a tant aimé la souplesse et qui n’est plus que brindilles cassantes. Les bras de Lyse se ferment sur sa taille, ses yeux engloutis le fixent, sa bouche craquelée s’ouvre et, au fond de la cavité obscure, il voit la langue de sa femme bouger tel un animal prisonnier.

Deux mots chuintent, forcés contre le palais asséché :

« Emmène-moi. »

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La Déesse noire et le diable blond

[Tu m’as tué.]

Les mots crépitent, s’estompent, reviennent, leitmotive obsédant.

[Tu m’as tué.]

 

Va-t’en, sale rêve ! Dégage ! Je dors ! Je dors ! Je dors ?

Ses bras, ses jambes, serrés, groupés. Position du fœtus. Autour d’elle, la douceur des draps entortillés. Tirer un pan de leur cocon jusqu’au crâne. Réfugiée. Protégée.

 

[Tu m’as tué.]

Ses mains se plaquent à ses oreilles. Impuissantes. La phrase accusatrice revient et cette fois se poursuit.

[Tu m’as tué, Andria Diou Del Logo. Sors de ce sommeil insupportable ! J’ai soif de tes sens. Je veux ta vie.]

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Avatar

Je la regarde. Elle est mon temple, et ma source, et l’autel de mon sacrifice. Je la regarde et mon ventre se tord et me brûle. J’ignorais avant de la trouver que l’amour c’était aussi la douleur.

Elle dort, mais jusque dans le sommeil elle ne connaît pas le repos. Ses membres ont le mouvement lent d’un grand poisson des profondeurs dans le sombre océan de nos draps bleu de Chine.

Elle est si blanche. Je tremble à l’idée de la perdre. Je rêve souvent que son corps tombe en cendres entre mes doigts. Elle boit mon cri sur ma bouche et me berce. Je suis forte, me dit-elle. J’ai survécu. Et maintenant, tu es là : rien ne peut plus m’arriver.

Elle dit cela, et ses yeux sont froids et solides, et je détourne mon regard. Je voudrais la croire. Natassia, ma survivante. Natassia, au nom d’emprunt choisi pour les faux papiers qui ont sauvegardé sa fuite. Natassia qui assure : je n’ai plus de nom. Ma vieille identité est restée là-bas, au Kazakhstan, avec mon sang et mes larmes.

Je regarde courir sur sa peau les serpents de nacre des cicatrices et je pleure, honteux de mon insistance, de ma volonté de tout savoir d’elle, jusqu’aux sévices passés. Je voudrais connaître l’identité de ses bourreaux, les traquer, puis les marquer un à un, comme ils ont marqué tant de petites filles, en promenant longtemps sur elles un fer rougi au feu.

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Pur esprit

A quoi se raccrocher, dans le néant ? Lourèn Aditi n’est que pleurs, elle essaie d’imaginer la sensation des larmes sur ses joues, le nœud des sanglots qui étrangle sa gorge, mais elle n’a plus de joues ni de gorge.

Il lui semble entendre sa voix gémir : « Dieux de miséricorde, réveillez-moi de ce cauchemar. »

Sa voix, à l’intérieur d’elle-même.

Mais elle sait bien qu’il n’y a plus ni intérieur ni extérieur, qu’elle est désormais sans cris, qu’elle ne pourra pas appeler au secours, ni marteler la porte d’une prison matérielle, ni tambouriner jusqu’à l’arrivée d’un geôlier excédé.

Il m’a mise en réserve, se dit-elle, terrifiée. Il n’a tué que mon corps. Je suis sûre qu’il se sent à peine coupable. Qu’est-ce qu’un corps, sinon un amas de chairs reproductibles à l’infini ?

Peut-on survivre réduit à sa mémoire ? se demande Lourèn Aditi qui corrige aussitôt : ce n’est pas ma mémoire, non. Juste une copie. Kish Nergal, tu m’as bien assassinée, corps et âme. As-tu conscience d’être un meurtrier ?

Oui. Oh ! oui. « Ne m’oblige pas à te tuer », n’est-ce pas ce que tu disais ?

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La Femme est l’avenir de l’homme

Elles ont ouvert ma boîte.

Les filles.

J’avais dit : on me réveillera le jour où la violence aura cessé de régir ce monde.

Quand je suis sortie de la phase cristalline, quand j’ai cessé de ressembler à une gourde engourdie (à mon âge, difficile de réapprendre à boire, à marcher, à pisser, à parler quasi une nouvelle langue), elles m’ont expliqué d’un air réjoui : le problème de la Terre, c’était les hommes. Nous l’avons résolu, il n’y a plus d’hommes.

Elles ont ajouté : tu es notre mère à toutes. La fondatrice de ce nouveau monde. Si tu n’avais pas trouvé les moyens de la parthénogenèse, la race humaine se serait éteinte, minuscule accident de l’évolution, arrivé au bout de son cul-de-sac.

Plus d’hommes.

Dans ma gorge, l’angoisse et le chagrin enflaient, douloureux, impossibles à déglutir. La parthénogenèse avait été conçue pour pallier le déficit des naissances de filles. On réserverait ainsi le clonage infiniment plus aléatoire et coûteux aux naissances de garçons, en attendant d’avoir résolu le problème de l’infertilité masculine, devenu critique dès le milieu du troisième millénaire.

J’avais été si sûre de moi dans les premiers moments de ma trouvaille. Si gonflée d’orgueil. Si persuadée d’être celle qui permettrait le sauvetage de l’humanité.

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Et après ?

« Omphale, ma douce femme aux cavernes profondes, comment les hommes t’ont-ils traitée pour que ton ventre demeure aussi stérile ? Pourquoi nos socs et nos semences n’arrivent-ils plus à féconder ton corps ? Qu’adviendra-t-il si se tarit le flux raréfié de tes eaux noires ?

« Omphale, femelle marâtre, tes lèvres avides nous dévorent, mais si tu cesses de remplir ton rôle de mère nourricière, la mort te prendra toi aussi, la mort blanche à l’affût sur la frontière, juste derrière la barrière d’oyats, la mort solaire, compagne du désert sans merci… »

 

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Il ne faut pas jouer avec les enfants

Dans la rue, les bâtisses ont des allures de concierges accroupies. Leurs faciès sont couturés de cicatrices et leurs bouches édentées exhalent des soupirs.

Tapies à croupetons dans des allures obscènes, loqueteuses, tavelées et soutenues de béquilles, elles cèlent dans une étreinte secrète un monde de cerveaux pourris à leur image.

 

 

Dans la rue, Marieke joue. L’enfance est reine et fait des plus pauvres lieux son royaume.

Dans la rue, Marieke joue.

Au-dessus de sa tête — qu’elle tient renversée en arrière, avançant en aveugle, un de ses jeux favoris —, le ciel en éruption écoule lentement sa lave.

Un bruit de pas. L’enfant redresse vivement la tête. Une grosse femme la croise en la dévisageant, l’air désapprobateur.

 

 

Marieke est jeune et belle. Treize ans. Encore enfant, déjà femme. Elle fait un pied de nez à la matrone, tire sur son pull trop court comme tout ce qu’elle possède — elle a beaucoup grandi ces derniers temps — et s’engouffre dans un nouveau jeu.

 

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Le Verbiage du Verbic

« Dieu de Dieu, dit l’enfant, tu ne crois tout de même pas que je vais voter pour ces ordures ? »

C’était dit d’une voix tranquille. Très, très définitive. La question était une réponse et une réponse négative. J’admirai Axel de garder son impassibilité.

« Écoute, ma choupinette, répondit-il — mais tout compte fait, son sourire était un peu crispé —, t’emballe pas et réfléchis un peu. Ces ordures, comme tu dis, c’est tout de même grâce à elles que tu te trouves au CEA, non ? Et si elles ne gagnent pas les élections, sais-tu que tu risques fort de te retrouver à la rue ?

– Parle pour toi, Axel. Tu sais très bien que dans trois mois, je suis vidée du centre. J’ai atteint la limite d’âge, pas vrai ? Stade Réinsertion Vie Sociale, alors tes marionnettes aux bouches sales et aux mots creux, tu peux te les mettre. J’en ai rien à foutre de voter.

– Mais, ma chérie…

– Ah, et puis cesse de m’appeler avec ces noms d’oiseaux ! Ma chérie par-ci, ma choupichose par-là, et puis quoi encore ? Je ne suis ni ta fille, ni ta femme, ni ta maîtresse, j’ai bientôt quatorze ans et un prénom : Myrtille. Il ne t’est pas interdit de t’en servir à l’occasion. »

 

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Le Nirvâna des accalmeurs

Ses pensées s’étiraient en volutes, tournaient paresseusement dans sa tête comme un fluide un peu trouble. Léni oscillait au bord du monde qu’il lui fallait atteindre jour après jour pour gagner son pain, mais il ne réussissait pas à basculer dans son imaginaire, son esprit refusait de se convertir au vide nécessaire et Léni restait en retrait, hanté par La Voix.

Plaisir, le service télématique complexe auquel Léni se trouvait connecté, décida d’intervenir. Son baryton serein emplit les écouteurs de l’habituelle psalmodie douce :

« Calme calme calme. Relaxe. Relâche tout. Vide ta tête. Lisse ton visage. Détends tes yeux, tes mâchoires. Ton corps est chaud. Tes membres sont lourds, lourds… »

Les consignes physiologiques ne suffirent pas et Plaisir ajouta : « Fais-le pour eux. Tu dois leur délacer ton univers. Ouvre-leur la tendre poche marsupiale de tes rêves. Laisse-les se blottir en toi. Permets-leur d’oublier leur misère, d’accéder au nirvâna des accalmeurs, ce paradis sans lequel leur vie ne serait qu’un enfer… Voilà… C’est bien… Tu flottes. Ton corps anesthésié a perdu ses limites. Tu n’es plus qu’esprit, mental, images, flux d’images… »

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