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Spam

Dix ans. Dix ans déjà que Jacques Mucchielli nous a quittés. Trop tôt, beaucoup trop tôt (il avait 34 ans). Laissant derrière lui un roman fantastique, Sur le fleuve, et de nombreuses nouvelles, dont bien entendu celles qui constituent le corpus de « Yirminadingrad » (du nom de cette ville imaginaire située en Europe de l’est, au bord de la Mer Noire), pur chef-d’œuvre convoquant un peu tous les genres, de la science-fiction au polar en passant par la littérature sociale et politique. Le tout coécrit avec Léo Henry, son compère de toujours, qui est à la baguette de cet élégant recueil publié par la micro-structure des Règles de la Nuit, située à Strasbourg, et bénéficiant d’une préface de Maheva Stephan-Bugni, sous forme d’émouvante nouvelle/portrait qui, l’espace d’un instant, nous donne à partager quelques moments (réels ? inventés ?) de la vie de Jacques. Les textes, brièvement présentés par Léo Henry, sont pour partie inédits. Mucchielli s’y met du reste en scène, en compagnie de Henry, dans le très second degré et fort jouissif « Journal anticipé d’un écrivain mythomane », décrivant leur parcours parallèle vers la célébrité et la réussite sociale, et la jalousie qui en découle forcément. Une satire grinçante qui tranche nettement avec le ton beaucoup plus dramatique des autres textes. Car, dans « Spam », le marketing est devenu viral, il est injecté dans le sang via des moustiques transgéniques – et encore, on ne parle là que d’applications civiles… « Shrapnel memento » traite aussi de la guerre, au travers d’un récit déconstruit qui glace le sang. « Le Sixième sens » convoque une figure classique du fantastique, pour mieux la projeter dans un univers moderne… Enfin, Paris est le personnage principal de deux textes: « Il est cinq heures… », à la structure étonnante, et « Ce qu’ils savent de Paris », à l’atmosphère ténébreuse… On retrouve dans ces différents textes ce qui fait la force de Yirminadingrad : une narration au plus près de l’humain, des petits bouts de vie, à la fois insignifiants et primordiaux, une vision de la détresse sans misérabilisme et avec une force impressionnante. Le matériau humain est travaillé à la manière d’un sculpteur qui y projetterait toute sa volonté créatrice, comme l’est la langue, splendide, puissante, envoûtante… L’auteur n’oublie pas de se lancer aussi quelques défis oulipiens, comme la construction de certains textes, ou « L’Or des fées », qui mélange allègrement les genres. On y trouve aussi un très beau texte du corpus de « Yirminadingrad », un splendide hommage au Ballard de Vermilion Sands, paru dans les pages de Bifrost, et un commencement de roman fantastique et anorexique, illustré par Caroline Vaillant, qui partageait l’existence de l’écrivain, et à la mise en page étonnante. Signalons pour finir que la couverture de ce livre est signée Stéphane Perger, qui fut également co-auteur pour « Yirminadingrad », puisque pour le dernier tome de la série, Adar, ses illustrations ont inspiré d’autres écrivains afin qu’ils racontent leur vision de la ville, et l’on comprendra que ce recueil est définitivement une affaire de famille, celle qui, dix ans après, n’a toujours pas su se consoler de la disparition prématurée de cette voix tellement attachante qu’était Jacques Mucchielli. On espère que cette famille se découvrira de nouveaux membres à la lecture de Spam.

L'Excuse

La ville de Krasnoïarsk est brutalement frappée par une tempête d’une force telle qu’elle réduit en ruines tout le quartier où réside Vassili. Celui-ci, après avoir mis en sécurité sa femme et son fils, décide d’aller chercher ses filles, des jumelles, que sa femme et lui avait confiées à leurs grands-parents. Mais arrivé sur place, la maison est vide, Vassili se blesse et devient la proie de visions de plus en plus étonnantes, dans lesquelles il a du mal à distinguer le réel du fantasmé, et où il croise deux hommes, Sergueï et Sacha, qui semblent autant s’opposer que se compléter… Tout en tentant de démêler le faux du vrai, notre protagoniste se verra confronté à ses propres souvenirs et son histoire personnelle dramatique. Roman déroutant, parfois foutraque, L’Excuse, pourtant signé d’un auteur français d’origine portugaise qui avait déjà publié chez Rivages deux ouvrages au titre énigmatique (F et S), brosse le tableau d’une Russie de la fin du XXe siècle, en empruntant à la littérature de ce pays un certain nombre de ses figures, comme la fratrie déjà mentionnée, et aussi le docteur Kotov, psychiatre, qui s’occupe de Vassili. Celui-ci a en effet vécu un événement traumatique, et Kotov, personnage inquiétant dont les méthodes sont tout sauf académiques (rituels chamaniques, psychotropes, cartomancie, voire trépanations…), tente de l’en sortir. L’ambiance du roman s’en ressent, très sombre, étouffante, entre faute originelle et manipulations mentales ; Seabra alterne et enchâsse les lignes de narration, les époques, plongeant son lecteur dans un labyrinthe déroutant au bout duquel la sortie ressemble à la folie de ses protagonistes. Le tout dans un style extrêmement riche, parfois trop, au risque de laisser le lecteur de côté, sachant que de pénétrer à nouveau dans le roman n’est pas chose aisée… Bref, lecture attentive obligatoire, sous peine de trouver tout cela hermétique. Ceux qui sauront faire preuve d’abnégation apprécieront toutefois la forte originalité de ce texte.

Subtil béton

Subtil béton , c’est avant tout une aventure humaine, et la formule n’est pas ici galvaudée : fruit d’un travail d’écriture collective entamé en 2007, c’est près de soixante-dix personnes qui, de près ou de loin, dans l’écriture ou la logistique, furent impliquées dans ce projet. Quinze ans plus tard, la publication de ce livre en est un (premier ?) aboutissement.

L’élégante couverture reprend des motifs de la carte « type IGN », incluse dans la troisième de couverture, et qui promet à elle seule de longs moments d’observation, de déambulation, de découvertes, jusqu’à se perdre dans son urbanisme tentaculaire.

Dans une ville portuaire fictive de la façade Atlantique, au passé négrier, des mois de troubles durant l’année 2037 aboutissent à une insurrection. La riposte du pouvoir sera brutale et sanglante, puis sournoise et diffuse, sans jamais se départir totalement d’une violence frontale… Mais alors, une énième dystopie sur la société du contrôle ? Assurément, mais bien davantage aussi. Car un souffle novateur est porté par cette expérience totale.

Chroniques de l’après-écrasement – pour preuve, l’insurrection est traitée en une trentaine de pages –, de la mise en place de stratégies de survie, l’une des problématiques déployées par les Aggloméré·e·s est celle de l’amitié politique, évoquée dès les premiers chapitres. De discussions interminables en débats frustrants, c’est toute la fragilité de l’organisation collective qui est décrite. Ce qui la rend aussi belle et nécessaire.

Par sa vision d’un futur proche et totalitaire, comme dans son côté choral, Subtil béton fait immanquablement penser aux Furtifs d’Alain Damasio (cf. Bifrost 95), mais en plus fin politiquement, en plus ciselé dans la polyphonie (polyphrénie, dirait Damasio), bref, en plus… subtil !

Vous remarquerez peut-être un changement de « plume » lors du passage d’un personnage à une autre. Auquel cas, vous aurez été piégé par vos projections, car l’aspect « collectif » de l’écriture fut total. Chaque page fut retravaillée des dizaines de fois, par un nombre littéralement incalculable de personnes. Au fil des parties, les chapitres passent d’individualisés (un prénom) à collectifs (plusieurs prénoms), pour finir par une anonymisation (plus de prénoms). Le fond et la forme en osmose, la construction du livre comme mise en œuvre du projet politique porté.

Au-delà de la carte, précédemment évoquée, un site internet permet de prolonger l’expérience, regorgeant d’anecdotes sur l’élaboration du livre et de ressources ayant servi à la nourrir. Le tout, tournant autour de l’écriture et de la lutte. Tel est en fin de compte l’objet de Subtil béton : l’écriture pour la lutte, et la lutte par l’écriture. La fusion de l’intime et du politique.

Un livre important, à partager pour en faire un support de lecture collective – quel plus bel hommage ?

Les Rêves qui nous restent

Artiste disposant de plusieurs cordes à son arc, Boris Quercia s’était jusqu’à présent fait remarquer dans le champ littéraire en signant des romans policiers. Avec Les rêves qui nous restent, il signe son entrée dans le monde de l’anticipation, sans renier pour autant ses vieilles amours, car c’est un polar à la sauce SF qui nous est proposé.

Futur indéterminé mais proche. Une société ultra-segmentée. Spatialement d’abord, entre la City et la vieille ville, séparées par une frontière devant rester étanche et contrôlée – les petites mains journalières sont tolérées. Socialement, aussi : Natalio, le personnage principal du roman, en est l’un des symboles. Il est un « classe 5 », un flic chargé du sale boulot, d’éliminer les « dissidents », chien de garde de l’ordre social. « Classe 5 », la catégorie méprisée par toutes les autres.

Boris Quercia nous plonge au cœur de l’action, avec ce héros désabusé qui ne déparerait a priori pas dans un hard-boiled classique. Sauf qu’ici, un « Électroquant » le suit en permanence – un robot, en fait, l’auteur démontrant d’ailleurs toute sa finesse dans la création des divers diminutifs ou surnoms que la population leur donne. Réappropriation et transformation par l’usage, le peuple n’a pas dit son dernier mot.

L’une des caractéristiques principales – et marquantes – de ce monde, c’est la disparition des rêves. Littéralement. En parallèle, un événement mystérieux mais majeur s’est produit dans la ville d’Oslo. En bon auteur de polar, Boris Quercia sait distiller au compte-gouttes les pièces du puzzle, et l’attente des explications vaut le coup. Surtout que d’attente il ne sera que peu question, tant les pages défilent vite – au fil de chapitres courts, l’histoire s’avère prenante. Sans pour autant être révolutionnaire, la narration alternée entre Natalio et son électroquant fonctionne bien. Boris Quercia arrive à cocher tout un tas de cases, interrogeant l’humanité par le regard d’un électroquant, sans jamais tomber dans le cliché et en apportant constamment une touche de fraîcheur.

Un mot sur la traduction… Ce livre a d’abord été publié dans sa version française. Il est dédié à la traductrice Isabel Siklodi, déjà à l’œuvre sur deux précédents livres de l’auteur, et décédée le 6 mai 2020, après avoir participé à la première version de la traduction des Rêves qui nous restent.

Un roman qui se lit d’une traite, extrêmement plaisant et parfaitement exécuté, qui pourra séduire au-delà des frontières de chacun des genres auxquels il emprunte.

Polaris

Vers la fin du millénaire, l’univers du jeu se renouvela, les anciens jeux d’échecs, de go, de cartes, de société et autres trains électriques et petits soldats ne faisant plus recette. Sont alors apparus quasi simultanément jeux de rôles, wargames/jeux de plateau, et jeux vidéo. Un quart de siècle plus tard, ces derniers se taillent la part du lion.

C’est pourtant bien en tant que jeu de rôles que naquit Polaris. Afin d’exploiter le filon au mieux, Philippe Tessier écrivit quelques romans situés dans l’univers de ce jeu qui furent initialement publié chez un éditeur voué à ce registre : Le Khom Heidon. Et à l’existence brève : une vingtaine de livres et un titre de gloire, les débuts de Pierre Pevel sous le pseudonyme de Jacq.

Philippe Tessier, lui, continua d’exploiter Polaris, publiant quand et comme il le put. Polaris : Point Nemo est la dernière production à ce jour issue de cet univers.

Dans un futur lointain, la surface terrestre étant devenue inhabitable, la civilisation s’est réfugiée sous les océans. Après avoir un temps dominé, l’empire global des généticiens finit par s’effondrer et, depuis, diverses puissances de moindre envergure et moins évoluées se livrent à des guerres acharnées sous les eaux, se disputant les rares ressources encore disponibles.

Dans ce monde, Point Nemo est une station sous-marine très isolée, tombant en ruines et sur le point d’être abandonnée par ses derniers résidents qui ont demandé leur évacuation. Sauf que les secours tardent. Et pour cause : le sous-marin parti quérir de l’aide à lui-même fait naufrage. Dans une tentative de la dernière chance, le commandant de la station part à son tour, à pied, sur les fonds marins grouillant de monstres divers et variés. À défaut des secours espérés, il rencontre d’autres naufragés qu’il ramène à la station. Mais ne fait-il pas entrer là le renard dans le poulailler ? Ils ont l’intention d’utiliser la station pour réparer leur propre sous-marin avarié avant de repartir sans accorder l’évacuation promise. Cependant, ils sont eux-mêmes poursuivis par des forces considérables bien décidées à leur mettre le grappin dessus sans laisser de témoins. Quelques deus ex machina plus tard…

Le livre est nanti du désormais sempiternel lexique. Les péripéties ne cessent de s’enchaîner sans temps mort aucun. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les pirates on les noiera ! La parole est aux flingues, du gros calibre, et les coups de feu tiennent lieu de psychologie. Les personnages ont été grossièrement découpés dans du papier à cigarette par un môme de quatre ans, adroit de ses dix doigts comme un chien de sa queue. Ce qui se comprend. Dans le jeu de rôle, le personnage est nanti de certaines potentialités mais c’est le joueur qui lui insuffle sa personnalité. Or ici, le joueur est absent, et Philippe Tessier ne s’y substitue pas le moins du monde. La partie de jeu, brute de décoffrage.

Notons la belle couverture de Didier Graffet, parce que c’est ce qu’il y a de mieux dans ce bouquin très vite lu et bien plus vite encore oublié.

Le Dévoreur de soleil

[Critique portant sur les trois premiers volets du cycle]

Christopher Ruocchio est un auteur nouvellement apparu sur la scène de l’Imaginaire américain, plus particulièrement celle du space opera, avec cet imposant cycle du « Dévoreur de Soleil » dont un quatrième tome sera sorti outre-Atlantique quand vous lirez ces lignes. Un cinquième devrait suivre selon des sources bien informées…

L’œuvre appartient à cette catégorie de space op’ riches et foisonnants à l’envi, avec les sempiternels lexiques : un pour le vocabulaire, un index des mondes, et la liste des personnages. Ruocchio ne sacrifie pas à cette mode dont « Le Trône de Fer » est un excellent exemple, voulant que l’on suive, quitte à s’y perdre, une multitude de personnages. C’est facile et agréable à lire car l’auteur renoue avec l’ancienne manière : un seul personnage, Hadrian Marlowe, et un récit linéaire à souhait. Il nous livre en fait l’autobiographie de Marlowe.

« Un space opera rappelant Iain M. Banks et Frank Herbert », nous dit Eric Flint (auteur américain non traduit) en quatrième de couverture du T.3. Si on veut… L’empire galactique créé par Ruocchio, féodal, peut à la rigueur évoquer celui de « Dune » ; la religion y est toute-puissante. Mais l’auteur ne s’attache nullement à en montrer les ressorts, ainsi que Frank Herbert le faisait. « Le Dévoreur de Soleil » s’avère, in fine, surtout proche des préquelles et séquelles de « Dune » dues à Brian Herbert et Kevin J. Anderson, auteur de la « Saga des Sept Soleils ».

Hadrian Marlowe, lointain cousin de l’empereur, est un jeune noble dont le père entend faire un inquisiteur de la Fondation (tout à l’opposé de celle d’Asimov) afin de faire de son cadet son successeur. Hadrian, lui, se verrait plutôt devenir scholiaste, sorte de savant sur le modèle de ceux du Moyen Âge. Il « s’évade » donc de Delos, leur fief, avec la complicité maternelle, pour gagner le monde universitaire où sont formés les scholiastes. Sauf qu’il n’y parvient jamais. Et se retrouve clochard sur Emesh, une colonie attardée, fief de la famille Mataro, où sont exploités de paisibles extraterrestres et où se trouvent des ruines non humaines fort anciennes. Ici débute le périple odysséen de Marlowe : gladiateur, étalon pour princesse, mercenaire, et multiples périples de marges de l’empire où vivent des branches de l’humanité qui se sont tant éloignées de celle-ci qu’elles semblent ne plus y appartenir, avant de revenir en chœur à la cour impériale… Les personnages principaux sont assez fouillés, et de nombreuses allusions au passé contribuent à l’enrichissement de cet univers.

Idéologiquement, Marlowe ne semble guère partisan du système impérial, et on pourrait supposer que l’auteur non plus. Toutefois, page 204, puis 358/359, des réflexions peuvent nous amener à penser différemment. « Nous ne sommes pas des corps. Nous possédons des corps », écrit-il. Qui, nous ? « Il n’y a pas d’idée plus dangereuse que celle qui réduit l’humain à de la viande. » C’est certes vrai. Mais où va-t-il chercher qu’une jambe de bois, un rein greffé, une prothèse de hanche, voire un téléphone portable ou une thérapie gériatrique vous réduit à de la viande ? « Leur clientèle convaincue de s’améliorer (…) perdait son âme (…) n’était pas purifié(e) mais mort(e). » Comme si se soigner ou s’améliorer était mal en soi. Il n’est ici aucunement question de recherche de « pureté ». Un humain, entre autres, n’est qu’une physiologie en action métabolique. L’âme n’est pas une nécessité ontologique. « Ceux qui prétendent que nous ne sommes que chair sous-entendent que nous n’avons pas de volonté propre. » Là encore, où va-t-il chercher pareil raisonnement ? Pour l’auteur, créer une entité dépourvue de conscience afin qu’elle n’ait pas à souffrir des tâches ingrates serait criminel. On rejoint l’esprit chrétien selon lequel l’homme est né pour expier (quoi ?). Et le lecteur de finalement se dire qu’après tout, aux yeux de Ruocchio, l’empire et la Fondation ne sont peut-être pas si mauvais que cela…

Chaque volume compte 80 chapitres d’une dizaine de pages dont certains ont assez peu d’utilité, Ruocchio ne recourant à l’ellipse qu’à minima. D’où quelques lenteurs narratives, même si rien de rédhibitoire. Pour qui a apprécié « La Saga des Sept Soleils » ou « The Expanse », sans doute que cet énorme cycle du « Dévoreur de Soleil » s’avalera sans problème.

Clarissa ou le doux attrait du mal

Clarissa ou le doux attrait du mal fut fort discrètement publié en poche outre-Atlantique en 1975, et Jacques Finné, traducteur et postfacier, grand spécialiste du fantastique américain, ne tarit pas d’éloges sur ce roman présenté comme une variation modernisée du célébrissime Tour d’écrou. Mais si bon soit-il, et il l’est, il est toutefois bien loin de son modèle, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature fantastique et psychologique. Cela justement parce que Le Tour d’écrou est presque pile poil sur la ligne de front séparant littérature de genres et littérature dite générale, ou psychologique. Tout le génie du Tour d’écrou tient dans son ambigüité entre psychologie et surnaturel. Henry James laisse la porte entrouverte, quand bien même le lecteur veut, bien sûr, toujours sa réponse, quitte à la donner lui-même. Libre à lui.

Où Henry James est dans la littérature générale, Theodus Carroll s’inscrit davantage dans la littérature de genres, un point sur lequel Jacques Finné insiste dans sa postface. Lorsque l’on voit Clarissa quitter la foire en compagnie de deux enfants, ce pourrait être n’importe quels gosses réels, or ce sont implicitement des fantômes. Pourtant, quand Max meurt, il devrait être facile de distinguer entre une chute de plein pied sur le ballast et quelqu’un écrasé par un train, mais l’auteur laisse la confusion persister. Quant aux dessins obscènes découverts dans la chambre de l’héroïne, s’ils pourraient être son œuvre oubliée par un mécanisme de refoulement, l’explication n’est pas vraiment envisagée. N’oublions pas que tout au long du roman, l’attitude de Clarissa oscille entre ingénue et femme (déjà – elle n’a que treize ans) fatale. Le livre apparaît de fait plus subtil que Jacques Finné, qui veut y voir un roman explicitement fantastique, ne le laisse croire. Quand bien même, in fine, seule l’axe surnaturel répond à toutes les questions posées. L’interprétation psychologique est insuffisante, et il n’y a pas de lecture analytique possible.

Variation sur Le Tour d’écrou, en effet, cette histoire d’une jeune adolescente livrée à elle-même par des parents perpétuellement absents se révèle moins subtile, on l’a dit, que son modèle. La tendance actuelle est à l’explicitation, à la levée du doute, à la restauration de la croyance en la surnature et donc au fantastique. Publié voici près de cinquante ans, ce roman non dénué d’intérêt s’inscrit pleinement dans le réenchantement du monde contemporain.

L'Ex-Magicien de la taverne du Minho

Le livre s’ouvre et se ferme sur une scène de miroir. Dans celui de la taverne du Minho, il n’y a que le reflet d’un homme grisonnant. La magie vient d’ailleurs : de la poche, ou des mains, de cet homme « né fatigué et accablé d’ennui », incapable de trouver d’explication à son don. Le moindre mouvement, même dans son sommeil, lui fait produire des gens inconnus, des animaux, des objets encombrants. Las d’être un phénomène de foire, il tente de se suicider, mais sa magie, qui a la faculté de donner vie à d’autres êtres, l’empêche de se libérer de sa propre existence. En désespoir de cause, il décide d’intégrer la fonction publique, car il a entendu dire qu’être bureaucrate « c’était se suicider à petit feu »…

Inédit en français, L’Ex-magicien de la taverne du Minho donne à lire le meilleur de Murilo Rubião, présenté par l’éditeur comme le petit maître de la littérature fantastique brésilienne. La nouvelle éponyme donne la tonalité générale d’un recueil qui joue avec les codes du genre, tout en s’en démarquant. Empruntant les chemins du banal, les textes se retrouvent comme malgré eux en territoire de l’inquiétude et de l’intranquillité.

Ce territoire angoissant, chez Rubião, c’est d’abord la ville : ses bâtiments, ses habitants, ses rituels. La ville est un acteur majeur. À la fois lieu de tentation et repoussoir, de casse-tête et d’impasses fatales, dont la géographie semble continuellement se dérober : « Il avait pour destination une ville plus grande, mais le train resta indéfiniment à l’arrêt dans l’antépénultième gare. » Comme également dans « La Construction », où l’ingénieur Joao Gaspar dirige le chantier d’une tour devant compter un nombre d’étage illimité. Dans « La File d’attente », Pererico a quitté son village pour avoir un entretien avec le directeur de la Firme. Devant lui, la file d’attente, soumise à des règles de priorité aussi fluctuantes qu’absurdes, n’en finit pas de s’allonger. Chaque matin, il se présente dans la cour de l’usine, espérant que son tour arrive. Les jours passent, les semaines. Mais tout conspire à rendre cette rencontre impossible et à retenir Pererico contre son gré… La ville de Rubião est un piège qui n’a de cesse de séduire et contrarier les personnages.

Ces désirs, contrariés ou non, deviennent parfois le moteur d’étonnants dérèglements physiques. Ainsi pour Barbara, femme excentrique et capricieuse, qui « n’aimait rien tant que demander. Elle demandait et grossissait ». Le petit lapin Teleco est quant à lui un transformiste compulsif, farceur mais serviable, jusqu’à ce que lui prenne l’envie de se fixer dans la peau d’un homme… « Aglaia » raconte les déboires d’un couple, autre balise de l’auteur. Colebra et Aglaia sont jeunes, beaux, amoureux, et ne veulent pas d’enfant. Au début leur union n’est que fête, tumulte, sexe débridé. Mais soudain Aglaia cesse d’avoir ses règles. À la suite de quoi elle n’en finit plus d’enfanter, malgré les contraceptifs, l’abstinence et même la stérilisation. Les enfants n’arrivent « jamais à l’unité, mais par portées de quatre ou cinq », après une inexplicable fécondation et une durée de gestation raccourcie à vingt jours.

La plupart du temps subies, les métamorphoses sont parfois vécues comme des échappatoires. Alfredo en fait la singulière expérience, allant jusqu’à se transformer en dromadaire spleenétique pour se délivrer de la douloureuse condition humaine (« Alfredo »). Il est aussi beaucoup question d’altérité dans ce recueil, plus précisément de « l’impossibilité de vivre parmi ses semblables », de la difficulté à repérer et à intégrer les codes, les normes d’une société incompréhensible (« L’Invité », « Les Commensaux »), où l’amnésie, le déni et la boisson constituent les meilleurs expédients à la solitude.

Les personnages de Rubião sont des héros de peu, des anormaux plongés dans un monde de nonsense qui les laisse en plein désarroi. Ses fictions relèvent de l’équivoque, combinant l’onirique, l’ironie, l’absurde et l’angoisse. Le malaise n’y est jamais frontal, mais se diffuse graduellement et se prolonge bien après la chute – ou plutôt l’absence de chute, comme un cauchemar qui n’en finirait pas. Le plus frappant tient à la collision en l’écriture au cordeau, limpide, académique, et le propos hautement fantaisiste. Lorsque l’improbable envahit l’ordinaire, la sobriété de la phrase décuple le pouvoir de saisissement. Les amateurs de Kafka apprécieront.

Proletkult

« Pourquoi avons-nous échoué ? » Telle est la question lancinante qui taraude Alexandre Bogdanov en 1927, à l’occasion des préparatifs de la commémoration des dix ans de la Révolution d’octobre. Telle est l’interrogation qui le bouscule dans ses convictions profondes lorsqu’il y pense. Lui, le révolutionnaire, apôtre d’un socialisme intégral, médecin et philosophe marxiste, compagnon de route et d’exil de Lénine avant de rompre avec le père du bolchevisme, mais aussi écrivain de science-fiction, notamment du roman L’Étoile rouge racontant le voyage d’un Terrien sur Mars la socialiste. Lui, le théoricien du Proletkult, ce mouvement d’éducation populaire promouvant une culture littéraire et artistique authentiquement prolétarienne, l’inventeur de la tectologie, cette science universelle de l’organisation, anticipation prémonitoire de la cybernétique. La cinquantaine venue, il ne nourrit désormais plus guère l’espoir de changer le monde, d’impulser un sens plus collectif à l’existence humaine afin de contribuer à l’avènement d’un avenir plus enchanteur. Alors pourquoi cette jeune inconnue l’émeut-elle autant ? Fille d’un ancien compagnon perdu de vue pendant la Révolution et la guerre civile, elle prétend être sa fille naturelle, née de l’union avec une Martienne dont elle partage en partie le patrimoine génétique. Alors, fantasme ou réalité ? L’imagination ayant présidé à l’écriture de L’Étoile rouge et dont il tire l’inspiration des propos confus de cet ancien compagnon ne serait-elle pas seulement une chimère ? Même si son pragmatisme le pousse à douter, Bogdanov aimerait tant croire que l’utopie est toujours une option défendable. En dépit des anciens camarades devenus bureaucrates sans état d’âme, en dépit des arrestations de la Guépéou, en dépit du climat de terreur et des menaces de répression qui s’apprêtent à se déchaîner contre les opposants à Staline. Croire encore une fois que l’on peut tout changer, plier le réel aux rêves de rénovation politique, sociale et culturelle. Parce qu’une révolution ne suffit pas. Il en faut cent.

Avec Proletkult, les auteurs du collectif Wu Ming renouent avec le procédé de L’Étoile du matin (cf. Bifrost n° 76) où s’entremêlaient les destins de T.E. Lawrence, J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis et Robert Graves sur fond de Première Guerre mondiale. À mi-chemin entre le roman historique et la science-fiction, Le Docteur Jivago et L’Homme tombé du ciel, ils dépeignent la société soviétique à la croisée des chemins, entre utopie et totalitarisme, s’attachant aux pas d’Alexandre Malinovski Bogdanov. Un franc-tireur, éternel marginal à l’intérieur de son propre parti, un philosophe convaincu du bien-fondé de ses théories, mais aussi un homme fragile, qui doute et aimerait croire que l’on peut amender l’esprit humain dans un sens plus collectif et fraternel. Le personnage nous touche à plus d’un titre, d’autant plus que l’histoire l’a cruellement touché, lui. Il a connu la clandestinité, traqué par la police du tsar, mais aussi l’horreur de la guerre auprès des combattants russes sur le front des lacs de Mazurie. Il a bataillé sans faiblir au sein du parti ouvrier social-démocrate pour défendre ses idées, avant d’être frappé par la trahison et l’exclusion. Poussé peu à peu dans les coulisses du pouvoir, il n’a pourtant jamais renoncé à ses théories, les appliquant en dernier recours dans le domaine des transfusions sanguines. Son histoire personnelle sert de fil directeur au récit de Proletkult. Mais le roman est aussi celui de sa quête pour retrouver un ancien camarade, donner ainsi substance au récit d’un hypothétique voyage interstellaire et à la possibilité de l’existence d’un paradis socialiste, ailleurs. Support d’un récit empreint d’une émotion pudique et d’un regard désabusé sur l’histoire, Proletkult est également une réflexion stimulante sur notre modèle politique, social et économique, illustrant une nouvelle fois le projet Wu Ming : opposer mille histoires pour faire face au récit officiel du/des pouvoirs.

Proletkult est donc un roman historique passionnant et une fable faisant écho d’une manière décalée à la SF, du moins dans son acception utopique. On est ainsi constamment tiraillé entre la nostalgie et la tragédie, interpellé par cette question lancinante, la même qui ébranle les convictions des vieux militants du socialisme : pourquoi avons-nous échoué ?

Oiseau

Troisième titre paru dans la collection « Agullo court », Oiseau est un ouvrage qui, comme son prédécesseur Mars de Asja Baki?, relève d’une science-fiction subliminale. Une atmosphère plus qu’un véritable traitement, servant ici de prétexte à un récit contemplatif lorgnant du côté de l’épure. À vrai dire, on est plus prêt de l’ambiance cotonneuse et oppressante d’un Amatka (in Bifrost n° 91) que du vertige éprouvé à la lecture de Greg Egan. L’argument de départ reprend l’un des lieux communs de la SF : le récit de colonisation. Sur Home, la vie est rude. Soumis aux caprices d’un vent malin agissant sur les révolutions de la planète au point d’en modifier la durée, un souffle du temps que n’aurait pas désavoué Robert Holdstock, exposés à un rayonnement solaire assourdissant, les colons de l’expédition UR endurent une routine monotone dont dépend leur survie. Ils ne connaissent du monde que la poussière de la vallée qui les a vus arriver, et les crêtes des collines érodées surplombant la paroi protectrice du dôme de leur habitat. À bien des égards, leur implantation sur Home a toutes les apparences d’une greffe, mais une greffe fragile, tributaire d’un milieu hostile où les ressources sont chiches. Quelques maisons au style fonctionnel et des champs amendés avec leur propre terreau composent l’ordinaire d’un univers réduit à un microcosme étouffant. Sous le ciel bavard de la planète, leurs paroles ne portent pas. Ils écrivent donc pour communiquer, sur des écrans rudimentaires, incapables d’exprimer les non-dits de leur esprit torturé. Sans Histoire depuis l’effacement de ses archives numériques, la communauté semble également dépourvue d’avenir autre que celui de recommencer sans cesse les mêmes gestes dans une précarité permanente. Jusqu’au jour où atterrissent sur place de nouveaux colons.

Ne nous voilons pas la face, Oiseau a l’aridité de son cadre désertique, rejouant un scénario déjà vu sur un mode intime et contemplatif. Écartelé entre deux époques, elles-mêmes entrecoupées par les extraits d’un journal de bord, l’auteur Sigbjørn Skåden déroule un récit fondé sur l’incompréhension, la méfiance et l’instinct de survie. La narration oscille ainsi entre un quotidien prosaïque, ordonné autour de tâches répétitives, et la contemplation des paysages désolés de Home. La planète écrase les êtres humains de toute son indifférence minérale, réduisant leur empreinte à peu de choses, sous le murmure implacable des rayons de son soleil. De ce camaïeu de couleurs primaires faisant écho à l’état d’esprit des colons, émerge une histoire d’amour qui se transforme en haine, nécessité de la survie oblige. Et de ce combat permanent contre l’agression sonore ressort un univers étrange dont on apprivoise petit à petit les contours, au fil d’une narration ou prévalent les temps morts.

D’aucuns trouveront les choix narratifs de Sigbjørn Skåden trop alambiqués, s’agaçant de l’ennui distillé par Oiseau. D’autres déploreront le dénouement abrupt, ouvert sur un avenir cruel et incertain. Dans tous les cas, nul doute que l’expérience soit clivante. Après tout, c’est la prérogative des artistes que de provoquer.

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