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Les Flammes de l’empire

L’empire est à deux doigts d’exploser, mais ne se l’avoue pas. Par méconnaissance des faits ou par calcul politique. Pourtant, les scientifiques avaient raison. La preuve est là : un courant du Flux s’est effondré. Ce Flux sur lequel toute l’économie est fondée va disparaître – à plus ou moins longue échéance, c’est désormais une quasi certitude. Reste à savoir quand ? Cependant, au lieu de tous s’unir pour se préparer au pire, les différentes familles au pouvoir (politique, religieux ou commercial) préfèrent placer leurs pions, tenter de s’enrichir davantage, de grignoter de l’influence. La jeune emperox, pas vraiment volontaire pour le job, rappelons-le, risque de l’apprendre à ses dépends tant elle gêne pas mal de monde. Surtout depuis qu’elle déclare entendre des voix…

John Scalzi poursuit, non sans succès et brio, cette trilogie dont l’ultime tome est paru en avril aux États-Unis (malgré les bouleversements covidiens actuels il devrait, sauf accident de flux, arriver bientôt sous nos contrées). Encore plus de complots, encore plus de poignards dans le dos, encore plus d’humour. Et grâce à Kiva, encore plus de grossièretés. L’action se bouscule sur plusieurs tableaux : chacun essayant de tirer les marrons du feu, les coups bas se multiplient, les trahisons s’enchaînent, les tentatives (réussies ou non) d’assassinat également. Et c’est terriblement jouissif. Les anciennes cours royales des différents pays européens, pourtant expertes en la matière, auraient eu à apprendre de ce maelström : Machiavel est de la partie. Et l’emperox Griselda II n’est pas en reste : malheur à ceux qui ne voient en elle qu’une petite marionnette placée là par hasard ! Ils s’en mordront les doigts.

Résultat des courses, Les Flammes de l’empire s’avère encore plus addictif que le premier tome. D’autant que Scalzi ajoute un autre niveau d’intrication, avec la recherche de l’origine du Flux, et de fait l’origine de la société qui a vu l’emperox dominer un conglomérat de plusieurs mondes, souvent hostiles, trop éloignés les uns des autres pour pouvoir survivre sans ledit Flux. Ainsi est-ce donc à une exploration spatiale que nous convie l’auteur. Et pour y découvrir quoi ? Des individus d’une autre race ? Une autre planète ? En tout cas, cette incursion montre la maîtrise évidente de John Scalzi pour l’exercice, et évite à l’intrigue de ronronner. C’est d’ailleurs bien agréable qu’un auteur sorte du cadre qu’il avait institué pour embarquer ses lecteurs plus loin, toujours plus loin. La découverte de certains éléments du passé et de personnages d’un autre temps apporte ce qu’il faut de mystère pour relancer complètement une machine qui, sans cela, aurait pu lasser. De quoi titiller la curiosité et espérer une rapide traduction de l’ultime opus de cette trilogie aussi réjouissante que jubilatoire.

Le Mur de tempêtes

Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]

Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.

Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.

Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.

D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.

Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !

Le Goût de la victoire

[Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]

Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.

Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.

Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.

D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.

Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !

Danseuse de corde

Suite directe de Diseur de mots, Danseuse de corde est le volet final du diptyque «  La Lyre et le glaive ». Varka, abandonnée par son amant, parti pour un monde parallèle, magique, va se réfugier, sous la garde attentive d’Hòggni, dans le village de son amant disparu. Elle y donne naissance à une fille, qui finira par prendre le nom de Danseuse de corde, funambule cherchant un équilibre sur un fil, mais surtout entre la réalité des hommes et celle des êtres magiques. Pendant ce temps, Slegur se remet du dernier combat, désastreux suite à une coulée de boue imprévue. Signe des dieux ou du Dieu ? Et, sous l’impulsion de Kredfast, le servant (voire l’inventeur) de l’Unique, le dieu à la Lyre, il songe fortement à agrandir son territoire au détriment de ses nombreux voisins. Créant là les conditions idéales pour un affrontement dantesque entre les partisans de l’Axe-divin et ceux de l’Unique.

Ce roman reprend au même rythme que le premier tome : à hauteur d’homme. On y retrouve le plaisir des contes, et ses personnages forts, pleins d’amour et de haine, d’envies et de dégoûts. Avec des paysages croqués en quelques mots, mais qui s’imposent à nous, évidents. Avec une once de magie, la présence de créatures et de forces puissantes, tapies à la limite du monde des humains, à les observer, à intervenir parfois. Plaisir des contes, donc, mais contes cruels, ancrés dans la violence des hommes, dans le tourbillon de leurs désirs parfois contradictoires, souvent antagonistes. Les questions et les doutes minent les esprits. L’ambition et l’orgueil fouaillent les cerveaux. Les tensions s’exacerbent et montent jusqu’au final d’anthologie qui se déploie, magistral, sur des dizaines de pages.

La langue de Christian Léourier, si elle se montre riche et précise, n’est en rien obscure ni pédante. Les mots ont un poids, et cet auteur sait les choisir en conséquence. Légers ou lourds selon les circonstances, graves ou joyeux. Il entraine ainsi son lecteur sans barrière dans une histoire pourtant foisonnante de détails, de noms propres et de péripéties. Son habileté et la rapidité du rythme induite par le changement fréquent de protagonistes lui permettent de mener son récit sans brisure, sans temps mort. On se croirait à une veillée, avec un orateur talentueux aux commandes. Les silhouettes prennent des couleurs et des formes sous les coups de pinceau de l’artiste. Certains personnages ressortent du lot, comme Elyhora, la reine aux trois fils, auxquels elle tient comme à la prunelle de ses yeux. Elle possède un petit côté Cersei (Lena Headey dans la série HBO), obnubilée par la réussite de sa progéniture ; par la prudence, en opposition totale avec la fougue de sa descendance, pleine de testostérone et de désir d’en remontrer à tous. Comme Hòggni, aussi, le guerrier brutal, quasi animal, mais au sens de l’honneur irréprochable et au cœur tendre quand il est en présence de Kélia, la fille de Varka.

Après la très bonne surprise du Diseur de mots, la lecture de Danseuse de corde confirme l’aisance de Christian Léourier dans le registre épique. « La Lyre et le glaive » fait plus que convaincre, il emporte, et après avoir refermé l’ultime page de ce gros roman coupé en deux livres, impossible de ne pas souhaiter que l’auteur renoue bientôt avec la fantasy héroïque, tant il y excelle.

Thin Air

Dopé par l’adaptation en série Netflix de la trilogie «  Carbone modifié », Richard Morgan revient à la science-fiction bodybuildée avec Thin Air, un polarpostcyberpunk et martien. Le roman emprunte à l’univers de Black Man (prix Arthur C. Clarke 2008) et se déroule trois siècles plus tard. Le vieux rêve technologique d’une terraformation de Mars a fait long feu sur l’autel de la rentabilité économique. Le Martien vit au fond des trous. Valles Marineris est un système de canyons de près de quatre mille kilomètres, couvert par la Lamina, une coupole qui remplace les cieux et enferme un semblant d’atmosphère. Le ciel au-dessus de la vallée est couleur écran plasma en nuances de paprika. C’est la Nouvelle Frontière vendue aux colons par la LINCOLN, entreprise privée derrière chaque pas effectué par l’homme dans l’espace dès qu’il y a du fric à faire. Valles Marineris a des allures de Far West. La vie politique et économique de la colonie est rongée par la corruption au point que la LINCOLN envoie une centaine d’inspecteurs depuis la Terre pour réaliser un audit trop longtemps repoussé et faire le ménage. Mais nul ne sait encore combien, à Valles Marineris, tout repose sur le mensonge. Madison Madekwe enquête sur la disparition du gagnant d’un billet de retour sur Terre, symptomatique de la corruption du système. Voyage financièrement inaccessible à la plupart, la loterie fait partie de la construction du rêve martien et de son dévoiement. Pour sa protection, la police de Valles Marineris lui adjoint les services d’un certain Hakan Veil.

Hakan Veil est terrien. Pour survivre, sa mère avait le choix de vendre sa chair ou vendre la chair de sa chair. Le fœtus fut acquis par Blond Vaisutis, compagnie de sécurité spécialisée dans la protection de vaisseaux spatiaux. Veil est un humain modifié, cybernétiquement et génétiquement, construit pour être mis en hibernation pendant des mois en fond de cale et réveillé en cas de crise, prêt à l’emploi. Il intègre une IA militaire sous forme de filaments-processeurs insérés dans le cerveau et le système nerveux. Licencié suite à une opération qui a mal tourné, il gagne sa vie comme il peut sur Mars. Là, il sort de sa période obligatoire de sommeil annuel et il est au taquet.

Hakan Veil incarne les archétypes du héros morganien et de la SF musclée qui a fait la réputation de l’auteur. Anti-héros cynique et violent, il se distingue toutefois du protagoniste de « Carbone modifié » par le sens moral et la conscience politique qui l’anime, lorsque que Takeshi Kovacs en était totalement dépourvu. Veil ne s’arrête pas aux réponses toutes prêtes que lui servent les autorités martiennes ou la LINCOLN, et va faire dérailler la machine avec extrême préjudice. Certes, Thin Air n’échappe pas aux clichés gros flingue, gros seins, grosse queue, mais est sauvé par un scénario dynamique au profit d’une intrigue complexe qui va de rebondissements en rebondissements et d’un worldbuilding de première classe. Les amateurs du genre seront ravis.

Eriophora

Dans l’entretien accordé à Bifrost en 2018, Peter Watts déplorait la paresse des auteurs qui reprennent poussivement les trous de ver de leurs prédécesseurs pour s’affranchir des longues distances spatiales. Il revisite ce trope en se penchant sur la condition des ouvriers chargés de créer les portes, maçons de l’espace sacrifiés pour la cause, qualifiés de spores qui facilitent l’essaimage de l’humanité, mais aussi d’hommes des cavernes au regard de l’évolution qui s’est forcément poursuivie entre-temps.

L’Eriophora, du nom d’une araignée plus communément appelée tisserand, est un astéroïde transformé en vaisseau spatial qui sillonne la galaxie depuis soixante-six millions d’années pour créer ces futures autoroutes de l’espace. Trente mille membres d’équipage sont réveillés par petits groupes à intervalles de milliers d’années chaque fois que Chimp, l’intelligence artificielle du bord, a besoin d’assistance humaine. Elle est en effet d’une capacité limitée, une précaution des concepteurs pour éviter, à terme, une dérive vers l’autonomie qui contreviendrait au projet. Les humains, ingérables de nature, mais contrôlables par l’accès aux ressources, constituent le contrepoids nécessaire. Cependant, que vaut cet équilibre au regard d’une échelle de temps étirée en millions d’années ?

En effet, les passagers, ravalés au rang d’outils, finissent par s’interroger sur le sens d’une mission sans fin destinée à une humanité qui les ignore et n’existe sans doute plus sous sa forme originelle, voire plus du tout. Au centre du récit, la relation privilégiée de Sunday Ahzmundin avec l’IA. La loyauté de la première est mise à rude épreuve lorsque Chimp ment ou manipule pour rassurer les humains ou garantir la paix sociale. Et bientôt, la question de sa fiabilité se pose lorsque, en vertu des intérêts supérieurs de la mission, l’IA devient tueuse en série… La révolte gronde.

Mais comment s’opposer à une intelligence qui a des yeux et des oreilles partout, ne se repose jamais et suit les activités de chacun via ses terminaux ? Comment savoir si des révoltes n’ont pas été étouffées dans l’œuf dans un passé lointain ? Il faut beaucoup d’ingéniosité et de détermination pour ourdir en toute discrétion un complot alors qu’on passe des milliers d’années endormi sous la surveillance de son ennemi…

Peter Watts reprend ici ses thèmes de prédilection avec son implacable lucidité, et à travers ses modes de traitement préférés. À l’image de Starfish, Eriophora est un récit en vase clos qui offre des conditions d’observation dignes d’un laboratoire. L’auteur y démontre qu’aucune entreprise humaine n’est viable à long terme  : la conception même du projet, incluant des précautions et des garde-fous retors, contient les germes de son échec. Effondrement est d’ailleurs le titre d’un des chapitres de ce récit.

Mais s’il est question, au centre de l’Eri, d’un trou noir fournissant l’énergie à la création des portailles, Eriophora est un roman psychologique plus que technologique. Watts cerne les petits signes annonciateurs de changements majeurs, la fragilité croissante des personnages, auxquels il réserve sa sympathie malgré leurs compréhensibles errements. Ceux-ci éprouvent davantage d’amertume devant la situation que de colère contre une IA, paramétrée par les concepteurs qui les ont également formés. Le sentiment d’impuissance prévaut : en cas de victoire, quel bénéfice tirer d’une autonomie retrouvée sachant que le vaisseau restera à jamais leur seul horizon ?

C’est un récit basé sur le très long terme que Peter Watts a entrepris avec le cycle de « Sunflowers », qui suscite nombre de vertiges métaphysiques. La vie à bord de l’Eri devient la métaphore de l’absurdité de l’existence et des tentatives pour lui donner un sens. La brillante conclusion retourne les questions en direction du lecteur, qui se voit astucieusement pris à partie. Il lui est même proposé d’agir comme un passagers du vaisseau en récoltant les indices fournissant un lien vers une nouvelle inachevée qui se déroule dans le même univers.

Car Peter Watts continue d’explorer son univers à travers des nouvelles, dont trois ont été publiées dans le recueil Au-delà du gouffre : « L’Île » (prix Hugo 2010 et initialement parue dans le n° 61 de Bifrost), « Géantes » et « Éclat », qu’on aurait bien aimé voir réunies dans le même opus, comme un écrin pour un récit qui fait réfléchir sans jamais perdre de vue son intrigue au suspense constant.

Alliances

Situé à l’époque du troisième opus de la trilogie climatique : Aqua™, Exodes et Semences, Alliances suit le destin de petits groupes tentant de survivre aux conséquences du changement climatique survenu trois siècles plus tôt. Le précédent roman s’achevait sur une note d’espoir, avec la rencontre de Tikaani et du trio Denn, Nao et Marali, à la recherche du paradis terrestre auquel ils croient dur comme fer, emmenant avec eux quelques fourmites servant de guides, grâce au lien télépathique que Nao a établi avec elles. Ces insectes intelligents qu’on trouve désormais un peu partout, fruits d’un croisement de fourmis et de termites réalisé par génie génétique, ont en effet développé cette forme de communication avec les rares humains réceptifs.

L’action se déroule cette fois quelques décennies plus tôt, dans la communauté islandaise troglodyte de Tikaani, encore adolescent. il aide un vieil obstiné, Vinda, à restaurer un avion solaire pour voler en direction du Groenland en quête de poches de survie. Au Canada, d’autres rescapés tentent de remettre en fonction des vestiges de technologie hautement plus dangereux, à savoir une centrale nucléaire. Non loin de là, solitaire dans la jungle et fuyant désormais les hommes, Ophélie s’accommode de la présence amicale d’une mygale et d’un anaconda qui tiennent à distance alligators et insectes prédateurs. Elle recueille et soigne le jeune Natsume avant qu’il ne poursuive sa route. Tout ce petit monde se croise, se perd et se retrouve au fil d’une intrigue étalée sur plus de vingt ans.

Le lien avec le précédent opus est établi lorsque Denn, Nao et Marali font la connaissance de Tikaani et des chiens qu’il a apprivoisés. Reproduite à l’identique, cette section se poursuit avec l’acclimatation des jeunes gens dans la communauté qui a passé un pacte avec les fourmites : en échange de nourriture et de soins, celles-ci concèdent leurs cadavres riches en protéines. Mais le nid implanté au Groenland se révèle bien plus agressif et intolérant envers l’homme. Est-ce une guerre entre deux espèces qui se profile ?

Les différentes éléments s’agencent parfaitement pour donner son unité au roman, fermer les dernières portes laissées ouvertes et mettre en perspective le propos de ce qui reste une trilogie. En effet, ce quatrième opus doit davantage être considéré comme un diptyque du troisième tome auquel il est temporellement rattaché que comme le dernier élément d’une tétralogie.

Alliances porte bien son nom : partout l’accent est mis sur une possible entente entre l’homme et l’animal : les chiens de Tikaani, la faune au milieu de laquelle vit Ophélie, sont autant d’exemples basés sur des formes particulières de communication. Celle avec les fourmites, qui semblent développer des capacités encore plus extraordinaires, prend des contours plus fantastiques que science-fictionnels, mais témoignent de la même nécessité pour l’humain de cesser de se situer hors de la nature et d’agir en opposition à elle. Ici, les animaux apparaissent comme de véritables acteurs et pas seulement comme la manifestation d’une nature ayant repris ses droits. Jean-Marc Ligny en donne encore pour preuve les remerciements d’usage en fin de volume, adressés aux animaux de la campagne qui ont soutenu son inspiration durant la rédaction.

Désormais considéré comme le maître francophone de la climate fiction en raison de la constance de son engagement et d’une documentation ayant mobilisé nombre de chercheurs, Jean-Marc Ligny signe ici un roman militant plus que nécessaire en cette époque où l’on constate comme jamais l’impact sur nos sociétés de la nature malmenée.

Kree

Kree, c’est ce qu’on appelle une dure à cuire, une vraie. Du genre de celles qui ont « survécu à la guerre, à la faim, à une succession incessante de dangers, à des combats rapprochés, à d’interminables années de solitude, à la perte de tout repère moral, à l’errance en territoire ennemi  ». Mais « dans le monde d’après l’agonie », celui des ruines laissées par « la guerre terminale [puis] les guerres noires [et] les troubles qui avaient couronné les guerres  », on finit toujours par rencontrer son destin. Y compris l’implacable Kree pour laquelle il semble prendre la forme d’un coup de fusil fatal, tiré par « un salopard mangeur de chiens ». Dans ce futur dont le qualificatif de dystopique peine à dire la noirceur hallucinée, même la mort n’est plus promesse de réconfort.

Soumise à la loi du bardo – celle édictée, dans le temps d’avant les catastrophes, par le Livre des morts tibétain –, Kree rend son dernier souffle… puis revient à elle, en un monde aussi tragiquement poisseux que le précédent. Dénuée du moindre souvenir de celui-ci, elle se glisse dans sa nouvelle (non) existence sans autre forme de procès. Après avoir erré dans « cet espace noir, inconnu et bizarre », Kree finit par rallier une cité évoquant Stalingrad au lendemain de la bataille fameuse.

Ce fantôme de ville est sous la coupe des « mendiants terribles ». Ils s’efforcent d’y instaurer une «  égalité fraternitaire radicale » à coup de slogans communistes, de rituels shamaniques… ou de pelles. Ces hybrides inédits de commissaires politiques et de shamans éliminent sans pitié celles et ceux leur semblant faire obstacle à l’érection de leur paradis socialiste. Mais dans la nuit sans fin du bardo, il y a sans doute pire endroit où échouer. Kree se résout donc à rester là, parvenant même à se ménager de fugitifs moments de bonheur avec quelques « frères et sœurs de désastre ». Qu’ils soient humains comme Myriam Agazaki, guérisseuse de son état, et Griz Uttikuma – fraîchement « rééduqué » par les mendiants terribles –, ou animaux telle la chienne Loka. À moins qu’ils ne tiennent un peu des deux à l’instar du trio mutant formé par Jeune Blatte, Loqueteuse et Carbonisé, rencontré par Kree lors d’une transe sorcière. Mais dans le Bardo, tout est appelé à disparaître. Et Kree pressent que, bientôt, elle entrera « dans la déchéance d’un nouveau bardo »

Signé Manuela Draeger (l’un des hétéronymes d’Antoine Volodine), ce très formidable Kree s’inscrit dans l’univers de Terminus radieux. Répondant comme ce dernier aux règles du post-exotisme – ce mouvement littéraire forgé de toutes pièces par Antoine Volodine –, Kree fait de l’oxymore sa clef de voûte littéraire. Le livre oscille constamment entre puissantes envolées imaginaires et vérisme le plus sordide, entre bizarrerie cauchemardesque et bouleversants éclats d’humanité. Ainsi, Kree s’impose comme un extraordinaire hybride de SF post-apocalyptique et de littérature du goulag. Autant de cadres narratifs qu’unit une écriture aussi splendide, lorsqu’elle se fait visionnaire, que saisissante quand elle évoque l’abjection. Poétique et politique, Kree touche au plus terriblement vrai des catastrophes du monde contemporain, tout en sauvegardant la possibilité de la beauté comme de la bonté. En ces moments d’extrême inquiétude qui sont les nôtres – cette critique est contemporaine, entre autre crises, de la pandémie du COVID-19… –, Antoine Volodine offre avec Kree un magnifique viatique.

L’Institut

Marchant sur les traces de Doctor Sleep ou de L’Outsider, L’Institut s’inscrit dans la lignée des romans nomades de Stephen King, embrassant largement la topographie étasunienne. Le récit s’ouvre à Tampa, dans la méridionale Floride, où l’on retrouve Tim Jamieson, un ex-policier en quête à la fois d’un autre job et d’une nouvelle vie. Il finit par les trouver à DuPray, en Caroline du Sud. C’est un de ces recoins de l’Amérique profonde chers à King, où services et commerces se comptent sur les doigts d’une main. Ils ne doivent leur léthargique existence qu’au nœud ferroviaire auquel DuPray s’accroche, comme un naufragé à une bouée. La bourgade bénéficie ainsi du passage d’immenses convois de marchandises, dont elle grappille les miettes assurant sa survie économique. Mais parfois un de ces trains abrite un passager clandestin…

C’est ainsi qu’arrive un jour à DuPray le jeune Luke Ellis… ou plutôt y atterrit, sous les yeux stupéfaits de Tim. Ce dernier voit en effet le garçon d’une douzaine d’années s’éjecter d’un wagon en marche, avant de le lui porter secours. Tim écoute ensuite Luke – le véritable héros de L’Institut — lui narrer une sombre odyssée débutée quelques semaines auparavant à Minneapolis, tout au nord des États-Unis. Durant une nuit aux allures de cauchemar, le garçon a été enlevé par un énigmatique commando. Sans doute le quotient intellectuel hors-normes de Luke – le « gamin intelligent » était sur le point d’entrer à Cambridge ! – n’est-il pas sans jouer quelque rôle dans son kidnapping. Mais ce n’est qu’une fois Luke parvenu dans «  l’Institut » donnant son titre au roman, que les motivations de l’enlèvement s’éclairent peu à peu. Tapie dans une forêt du Maine – nous voici maintenant sur le littoral atlantique des États-Unis –, la structure tient à la fois de la prison juvénile et du laboratoire scientifique. Luke y découvre d’autres jeunes, voire très jeunes compagnons et compagnes d’infortune venant des quatre coins du pays. Considérés officiellement comme « disparus », ces enfants et adolescents sont soumis à des expériences aussi étranges que douloureuses, les métamorphosant en involontaires acteurs d’une géopolitique occulte…

Mais n’en écrivons pas plus, afin de ne pas divulgâcher un plaisir que l’on promet grand aux futures lectrices et lecteurs de L’Institut. Alliant une imparable efficacité narrative et un art humaniste de la caractérisation de personnages, L’Institut s’avère aussi addictif qu’attachant. Très politique, le roman vient par ailleurs confirmer l’aversion déjà manifestée par King pour l’actuel occupant de la Maison Blanche, qualifié de «  gros con » ! Mais au-delà de cette dimension critique, son intrigue dessine une idéologie complexe. S’y exprime notamment une vision ambiguë du complotisme, raillé dans certaines pages, devenant une forme salvatrice de scepticisme dans d’autres. Quant aux armes à feu, elles apparaissent tantôt comme un fléau, tantôt comme un outil libérateur. Mêlant de manière apparemment contradictoire rationalité et paranoïa, ou entretenant un rapport équivoque à la violence, L’Institut dessine en réalité un horizon politique profondément étasunien. Et qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui des X-Files, une série chère à Stephen King. Un auteur dont ce dernier opus en date rappelle – s’il en était encore besoin – qu’il est l’un des cartographes essentiels de l’Imaginaire américain.

Le Dernier Juif d’Europe

La couverture du dernier livre de Joann Sfar est un mensonge. Le dernier juif d’Europe ne comprend aucune gargouille, ni aucun nosferatu contemplatif sur le toit de Notre-Dame. Mais surtout, Le dernier juif d’Europe n’est pas un roman, contrairement au sous-titre indiqué. Appelez-le comme vous voulez : pamphlet, cauchemar sous acide révélant toutes les pulsions de l’auteur, logorrhée sans fin… Au choix. Mais pas un roman. L’histoire ? Elle est décousue au possible. D’un côté vous suivez une famille juive séfarade dont le fils, vétérinaire, va épouser bientôt un homme et dont le père se découvre tout d’un coup l’envie de ne plus être juif et de retrouver son prépuce. Et de l’autre, un vampire russe adepte de skateboard amoureux d’une psychanalyste hantée par son défunt mari qui essaie de régler les problèmes des monstres en tout genre tapis au sein de l’humanité. Ces deux histoires vont se poursuivre cahin-caha en parallèle pendant les deux tiers du roman avant de se télescoper de façon brutale pour un final grand-guignolesque précédant le fameux mariage.

Le tout étant enfoncé dans un salmigondis de ce qui était le cœur de l’actualité française avant la mi-mars 2020 et l’apparition d’un certain Covid-19 : nous y retrouvons la politique, la mort de Johnny ressuscité à l’état de zombie chantant pour calmer le mouvement des Gilets Jaunes, le racolage et la fausse information circulant sur les réseaux sociaux, les déboires liés au mariage pour tous et surtout… l’antisémitisme ambiant. Clairement Le dernier juif d’Europe est une façon pour Joann Sfar de régler ses comptes avec l’antisémitisme et d’affronter sa peur, mais il en fait trop. Beaucoup trop. Faire de l’antagoniste la personnification de l’antisémitisme, admettons, mais se retrouver à lire des pages et des pages entières de « Sale Juif » lorsqu’à la base le lecteur a pris un roman pour se détendre… Et passons sur les pages entières liées aux aspects techniques des changements de sexe, qu’ils soient magiques « comme un éternuement » pour l’un des monstres ou chirurgicaux. Trop c’est trop. N’est pas Philip José Farmer ou Kurt Vonneburg qui veut. À trop vouloir forcer le trait, Joann Sfar finit soit par ennuyer soit par dégouter son lecteur. C’est un gâchis, car pour lutter contre l’antisémitisme et la bêtise ambiante, l’auteur avait montré un vrai talent avec sa BD Le Chat du rabbin. Ici, la sauce ne prend pas. Restent ses dessins, qui viennent joliment reposer les yeux en cours de lecture.

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