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L’Enfant de la prochaine aurore

Futur proche. Cedar Hawk Songmaker est une femme d’une vingtaine d’années. En dépit de ses prénoms et nom, plus native que nature, Cedar est une enfant adoptée. Ses parents adoptifs, végans et progressistes à tous points de vue, lui ont donné ces prénoms pour ne pas la « couper » de ses racines amérindiennes. De façon amusante, son nom de naissance est Mary Potts, comme sa mère et sa grand-mère biologiques Ojibwe. Les deux femmes – et le reste de la famille – vivent dans une réserve. Et au début du roman, Cedar va les rencontrer pour la première fois. Au début aussi, elle est enceinte. Au début enfin, le monde est en train de « finir », quoi que ça puisse signifier ici. Le roman est le journal à la première personne que Cedar écrit pour son bébé à naître. On y suit les tribulations de la jeune femme dans un monde où le changement climatique se poursuit et où, surtout, l’évolution s’est changée en dévolution, les animaux mettant au monde des versions très antérieures d’eux-mêmes dans l’échelle darwinienne et, apparemment, la plupart des femmes aussi. Un monde où elle doit se cacher car son ventre fait l’objet de convoitises… En effet, le chaos causé par la dévolution a été l’occasion pour l’Église et une partie de l’armée de prendre le contrôle du pays et d’y instaurer un régime totalitaire avec surveillance, délation, milice, abolition des libertés publiques. Cerise sur le gâteau, on y pratique un contrôle rigoureux des femmes enceintes, à la recherche de la perle rare portant un enfant standard et/ou d’utérus fonctionnels dans lesquels implanter des embryons d’avant. Si Cedar est attrapée, elle sera conduite dans l’un des nouveaux centres de reproduction, vers quel destin pour elle et son futur bébé ? Il lui faudra lutter, avec l’aide de ses deux familles, pour tenter d’échapper à un sort sans doute funeste. L’Enfant de la prochaine aurore est le récit de ces événements.

Succès critique aux USA pour ce roman qui coche toutes les cases du bingo. C’est l’histoire d’une femme, d’une future mère, d’une grossesse. Ça parle du contrôle étatique sur la reproduction. Ça évoque – d’assez loin – La Servante écarlate. Ça parle surveillance et dictature. Ça se passe en partie dans une réserve indienne, parmi des habitants qui, chaos aidant, reprennent possession de leurs terres. Ça parle – un peu — changement climatique. Il y a même un Underground Railroad et un(e) pseudo Big Brother : la Mère.

Hélas, la mayonnaise ne prend pas. Partant d’un postulat qui demande une énorme suspension d’incrédulité, Erdirch écrit un roman qui ne développe vraiment ni son effondrement ni son totalitarisme. Pourquoi ? Depuis quand  ? Comment exactement ? Autant de questions qui ne sont pas vraiment traitées ; tout est vu à travers les yeux de Cedar, qui ne sait pas grand-chose. De fait, le world-building est étique, et l’ignorance de Defred, qui allait avec sa claustration, ne passe pas ici. Le ton aussi est un point faible. Naïve et émerveillée par sa grossesse au point de paraître illuminée, Cedar délivre des tombereaux de mièvrerie qui alternent volontiers avec des passages pompeux – historiques, biologiques ou théologiques, car le roman, écrit par la catholique Louise Erdrich, décrit une Cedar convertie au catholicisme et abonde de références et de questionnements touchant à l’Incarnation. Problème : même si l’autrice se place deux fois sous le patronage d’Hildegarde de Bingen, c’est plutôt aux très jeunes extases de Sainte Thérèse de Lisieux qu’elle fait penser. On oscille alors entre ennui et consternation, puis incrédulité face à une citation de Teilhard de Chardin, par exemple. Sans compter que les intuitions illuminées de Cedar sont peu claires et font très journal intime. Il n’y a rien d’inspirant à en tirer.

Que reste-t-il alors ? Difficile de dire si Erdrich a voulu décrire une sainte en devenir ou montrer l’effet euphorisant de la grossesse à un monde qui en a fait sa grande aventure. Quoi qu’il en soit, le résultat est à la fois frustrant – jusqu’à la fin même – et impossible à prendre au sérieux tant Cedar joue jusqu’à la nausée son rôle exaspérant de ravi de la crèche.

Trois saisons en enfer

2025. Le Caire. Il y a deux ans que l’Égypte a été envahie en un clin d’œil par l’armée des Chevaliers de Malte. Armée sans État ou État sans territoire, les Chevaliers de Malte, une troupe aguerrie, bien équipée, de combattants issus du monde entier, prirent sans coup férir l’Égypte ; puis la vie a repris. Le point de départ est improbable mais on l’accepte, on est dans l’Imaginaire. Réédition en pire de l’humiliation des Six Jours, l’assaut a fait de l’Égypte un pays occupé où occupants, collabos et résistants s’entrereniflent sous le regard d’une population résignée à n’importe quelle situation. Les pénuries se sont encore aggravées, la prostitution a été légalisée, les violences gratuites, les agressions sexuelles, et la consommation de stupéfiants explosent. Oublié le hashish, voici le Karbon, une nouveauté faite de l’Égypte même et dont l’effet, très dickien, est de plonger l’esprit du consommateur dans l’inconscience et l’oubli alors même que son corps continue de fonctionner comme si de rien n’était – fonctionner, paraître normal, sans savoir et sans mémoriser ; c’est, sur commande, le retrait hors de soi que pratiquent les prostituées. Au Caire, le colonel Otared, ancien flic et vrai sniper de la Résistance, remplit depuis deux ans une mission ambiguë : abattre à distance occupants et collabos, mais aussi parfois simples passants. Il y développe une certitude : les Égyptiens vivent en enfer, ils souhaitent la mort qui seule pourra peut-être les en sortir. Puis sa mission change, il s’agit de commettre des meurtres de masse pour que la population se retourne contre l’occupant. Et la certitude d’Otared sera amplifiée et validée.

Autre temps : 2011. Alors que le « printemps arabe » se déploie en Égypte au prix de morts sans nombre, un couple recueille une petite fille dont les parents ont disparu. Lors d’une lancinante descente aux enfers, de morgue en morgue cairotes, ils cherchent le cadavre du père de la petite fille, alors qu’elle et bien d’autres enfants développent une affection étrange qui les isole du monde en bouchant littéralement tous leurs organes sensoriels. Les enfants ne veulent plus voir ni entendre ni sentir ni savoir l’enfer.

Autre temps : 1063. Misère et malheur sont déjà centraux dans la vie des Égyptiens.

Dans Trois saisons en enfer, Rabie dit, hurle plutôt, le malheur de l’Égypte. Un pays où toute tentative de démocratie et de dignité est littéralement abattue dans une violence et une indifférence qui évoquent les suicides de lemmings. Un pays régulièrement occupé, de Rome aux Britanniques en passant par les Mamelouks, un pays toujours plus pauvre qu’il ne devrait l’être, un pays où la corruption règne et où la police n’est que le bras armé d’autocrates insensibles, un pays que depuis toujours l’armée soutient comme la corde soutient le pendu. Voilà pourquoi l’armée détruite est marginalisée dans la résistance, voilà pourquoi aussi c’est la police qui en est le cœur, car lorsqu’il s’agit de mener la guérilla urbaine contre son propre peuple, quand il s’agit de l’assassiner en masse, sans état d’âme et même en ricanant, son savoir-faire – ordurier – est inégalé. Et puis, l’occupation passée, l’armée reprendra le pouvoir. L’armée est le pneuma de l’Égypte.

Rabie l’exprime dans une narration qui devient progressivement de plus en plus folle, de moins en moins réaliste, de plus en plus égocentrée, qui dit la folie et le désespoir, et que la couverture – bien choisie – rend à merveille. On y croise quelques scènes très réussies, lyriques, tragiques, émouvantes, ou larger than life. Mais, problème, le roman n’est rien d’autre qu’une montée aux extrêmes ; après un début très dur, la spirale n’arrête jamais, jusqu’à provoquer l’ennui. Pour le peuple égyptien mithridatisé, il n’y a pas d’autre sens que l’éternel retour, l’indifférence engourdie, le nihilisme libérateur, la mort comme échappatoire. Une fois qu’on l’a compris – et Rabie l’assène –, il n’y aura plus rien d’autre alors que les pages et les mots continuent de se dérouler. Combien de fois trouve-t-on le mot Enfer dans le roman ? Des centaines sûrement, des milliers peut-être. Jusqu’à la nausée du lecteur.

Et là où Utopia (dystopie cairote aussi) coupait le souffle, là où Images de la fin du monde suscitait une empathie navrée, Trois saisons en enfer ne fait qu’accumuler, répéter, ressasser, jusqu’à une indigestion agacée qui tient la compassion à distance.

L’Héritage de l’empire

Si vous n’avez pas lu les trois précédents tomes de la série, vous parcourez ces lignes à vos risques et périls. Quatrième volume des «  Dieux Sauvages », L’Héritage de l’Empire poursuit la fresque épique revisitant l’histoire de Jeanne d’Arc dans l’univers d’Évanégyre.

La forteresse de Loered a résisté. Isolé, presque entièrement détruit, le verrou du fleuve a permis de protéger la Rhovelle. Mériane, sanglée dans Invincible, une armure volée à l’ennemi et convertie au service de Wer, a tenu sa promesse. Ganner, le Prophète d’Aska, décide de marcher vers Ker Vasthrion, la capitale perchée sur une falaise. Il sait pouvoir y trouver, dans les entrailles oubliées de tous, le moyen de vaincre définitivement Wer. Erwel de Rhovelle, nouveau Roi, tente toujours d’unir les provinces pour lutter contre l’armée d’Aska tout en déjouant un clergé bien décidé, entre deux intrigues pour conserver la mainmise sur le trône, à se débarrasser de Mériane, Héraut bien trop encombrant car née femme. Le calvaire de cette dernière ne cesse d’empirer. L’usage d’Invincible, qui se nourrit de sa force, conjugué à une guerre interminable dont l’issue semble plus que douteuse l’épuise physiquement et mentalement. Mériane dispose de bien peu d’alliés, d’autant que Wer lui demande une foi absolue tout en se jouant d’elle. Au fil du roman elle perd certains de ses plus fidèles amis parfois par la grâce d’un dieu traître. Les dialogues entre Wer et Aska se font à nouveau plus présents dans le roman. Frères ennemis pour lesquels l’humanité n’est rien, leur nature se dévoile peu à peu. De même Lionel Davoust dévoile un peu plus la technologie à l’œuvre, héritage de l’empire d’Asrethia, perçue comme de la magie, et à quel point les factions en présence ont perdu la capacité de la comprendre et de l’utiliser.

L’Héritage de l’Empire apporte son lot de révélations, pour certaines inattendues, pour d’autres prévisibles. Lionel Davoust parsème son récit d’indices à destination des lecteurs dont certains débouchent sur de fausses pistes – bien joué ! Ce quatrième tome est placé sous le signe de la cohérence tant dans le développement de l’histoire que dans l’évolution et les motivations des personnages. La maîtrise de la narration à multiples points de vue répond aussi à la logique interne de l’univers qui n’est jamais prise en défaut. Même si dans le premier tiers du roman il peut paraître indolent, le rythme évolue crescendo vers un final épique à souhait, effets spéciaux compris. Les scènes de bataille sont toujours aussi détaillées et précises.

« Les Dieux Sauvages », saga de fantasy francophone des plus ambitieuses, trouvera sa résolution dans La Succession des Âges dont la parution est prévue au printemps 2022. Il reste à espérer que ce tome conclusif soit à la hauteur des précédents et qu’il termine en beauté une série qui jusqu’ici n’a pas déçu.

Friday Black

Avec Friday Black, Nana Kwame Adjei-Brenyah, Américain d’origine ghanéenne, signe son premier recueil de nouvelles. Douze textes dans lesquels il porte un regard sans concession sur la société américaine et son rêve réservé aux seuls Blancs. La condition d’un Afro-américain aujourd’hui aux États-Unis ? Pile, il perd ; face, le reste du monde gagne. Tu es le meilleur vendeur du magasin ? La jeune et jolie vendeuse blanche à qui tu as sauvé la mise plus d’une fois décroche la promotion. Tu n’as pas quinze ans et tu te balades dans la rue ? Le bon père de famille blanc qui te découpe à la tronçonneuse sortira blanchi du tribunal. La pauvreté, la haine, la violence, la mort. Sans autre alternative quand on est un Noir. En plaçant ses nouvelles dans un contexte de futur proche, avec une touche de fantastique, ou en laissant germer les graines d’une dystopie, Nana Kwame Adjei-Brenyah décentre le regard du lecteur pour le forcer à voir, ressentir et comprendre : No Future quand tu n’as pas la bonne couleur de peau.

« Friday Black », « Comment vendre un blouson selon les recommandations du Roi de l’hiver » et « Dans la vente » passent à la sulfateuse les excès de l’ultraconsumérisme et la perte de l’essentiel au profit de l’accessoire qui aboutissent à une déshumanisation (jusqu’à faire des consommateurs des zombies affamés de soldes lors du Black Friday). « Ces choses que disait ma mère » et « Le Lion & l’araignée » proposent des histoires au réalisme lucide et à la plume émouvante autour de familles pour lesquelles la pauvreté oblitère presque l’espoir. « L’Ère » prend place dans un futur où les guerres successives ont abouti à un mode de vie radical, entre modifications génétiques (parfois ratées) et injonction d’être honnête en toutes circonstances. Dire sa vérité conduit à la disparition totale de la compassion, au mépris systémique et à la nécessité de s’injecter une drogue pour préserver sa santé psychique des agressions permanentes. « Après l’Éclair » nous emmène dans une boucle temporelle, Un jour sans fin version film d’horreur avec torture, mutilations et meurtres en cascade.

Dans ce recueil d’une grande qualité, deux nouvelles marquent plus particulièrement encore les esprits : « Les 5 de Finkelstein » et « Zimmer Land ». Le premier narre la montée en puissance d’un mouvement de révolte après l’assassinat de cinq jeunes noirs innocents et l’acquittement du tueur ; à la violence répond la violence. Le second met en scène un parc d’attraction avec des modules de jeux basés sur la vie dite réelle : le visiteur peut y déjouer un attentat ferroviaire ou protéger son quartier d’une menace. Dès le départ, les règles sont biaisées  : pas une seconde les musulmans du train et le jeune homme noir qui marche dans la rue ne peuvent être autre chose que de dangereux terroristes et un voleur prêt à tout pour dépouiller une famille. Le divertissement poussé à l’extrême, jusqu’à la nausée.

Avec une ironie mordante et une pointe d’humour noir, Nana Kwame Adjei-Brenyah se montre à l’aise dans tous les registres et livre la critique cinglante d’une Amérique en pleine désintégration où l’extrême violence, le racisme et la haine persistent. Un recueil dur, sans concession, porté par une voix puissante et tranchante. En un mot ? Incontournable.

La Fontaine des âges

Vingt-huitième occurrence dans la collection « Une heure-lumière », La Fontaine des âges est aussi la deuxième publication de l’autrice dans cette collection après Le Nexus du Docteur Erdmann. Les deux textes ont en commun de mettre en scène des personnages du troisième, voire du quatrième âge. Une classification quelque peu dépassée dans un monde où il est possible de ralentir le vieillissement par modification génétique. Pas de fontaine de jouvence miraculeuse ici, mais deux traitement aux coûts élevés et aux effets secondaires différents et parfois radicaux. Pour ceux qui n’ont ni les moyens ni l’envie, il reste les maisons de retraite où l’on attend la fin avec plus ou moins de confort, selon l’état de son compte en banque. Max Feder accuse ses quatre-vingt-six ans, une belle fortune acquise très illégalement, et un manque total de désir de vivre. Pensionnaire de l’un de ces établissements, il attend donc la mort dans l’ennui et la misanthropie la plus désagréable possible pour ses proches. Jusqu’à ce que la visite de son fils accompagné de ses petits-fils provoque la disparition du seul objet auquel il accorde de la valeur : une bague dans laquelle reposent une mèche de cheveux et l’empreinte au rouge à lèvres d’un baiser sur un bout de papier, souvenirs d’une idylle à Chypre avec Daria. Max se retrouve avec une nouvelle raison de vivre : revoir Daria et obtenir une nouvelle mèche de cheveux, un autre baiser. Si la retrouver n’est guère difficile, l’approcher se révèle bien plus compliqué. Devenue Daria Cleary, épouse d’un financier milliardaire, elle est à l’origine de l’un des traitements antivieillissement à base de cellules souches produites par les multiples tumeurs dont elle est victime. Son corps a, à jamais, dix-huit ans. Max n’a pas d’autres choix que de réactiver ses anciens réseaux, notamment ses contacts parmi les gitans, pour espérer déjouer la sécurité qui l’entoure.

Tout au long de son périple pour retrouver Daria, Max se plonge dans ses souvenirs, et c’est par ce truchement que nous découvrons sa vie et une société future fortement bouleversée. Max, escroc sans scrupules qui ne recule devant rien, se muant au fil du temps en une crapule assumée aux mains de plus en plus sales. Le réchauffement climatique, qui pousse les plus aisés à vivre sous Dôme, les robots se substituant à la main d’œuvre humaine, amplifiant la crise économique et paupérisant encore un peu plus les plus fragiles. En parallèle, l’essor des biotechnologies repousse l’échéance de la mort et aggrave davantage encore les inégalités, interrogeant sur ce qu’on est prêt (ou pas) à faire pour fuir l’ombre de la faucheuse. Par le truchement d’une narration non linéaire, Nancy Kress combine avec brio les répercussions sociétales d’avancées (?) technologiques majeures avec l’histoire d’un personnage éminemment humain au cœur d’une situation peu ordinaire. La Fontaine des âges, récipiendaire du Prix Nebula en 2008, confirme – s’il en était encore besoin – combien Nancy Kress excelle dans la forme courte. Une lecture hautement recommandable.

Le Grand Jeu

Outre les rééditions d’usage, le « mois du cuivre » bragelonnien (opération commerciale qui court depuis 9 ans) proposait cette année un roman français tout neuf, Le Grand jeu.

À Constantinople, en 1885, la situation entre les deux grandes puissances semble stable. Le Nouvel Empire russe, dictature industrielle et inhumaine depuis la chute du tsar, écrase sous une poigne de fer sa partie du monde. En face, l’Alliance de l’Ouest tente de résister, malgré son retard technologique. Car les Russes savent utiliser les atouts de ces machines fascinantes et meurtrières que sont les dirigeables géants et les exosquelettes à vapeur. Coincé entre ces deux monstres, entre ces deux logiques, l’empire ottoman semble le terrain d’affrontement idéal. C’est dans cette ville magique, mais au climat politique tendu, que se rend Martina, après avoir commis un larcin audacieux à Paris. Avec ses complices, Mortier et Maurice, elle veut réussir le casse du siècle : voler un diamant d’une taille et d’une pureté incommensurables qui servira de monnaie diplomatique entre le Primat Imperator russe et le sultan. Bien évidemment, elle va se trouver mêlée à un jeu bien plus vaste que celui qu’elle envisageait, mettant ainsi sa vie et celle de beaucoup d’autres dans la balance.

Benjamin Lupu n’est pas tout à fait un novice en matière littéraire : on lui doit les « Mystères de Kioshe » (en partie coécrits avec Sylvie Poulain), série de courts récits autopubliés, et il a participé aux Contes et récits du Paris des merveilles aux côtés de Pierre Pevel. Avec Le Grand Jeu, il signe un projet ambitieux plutôt bien maîtrisé. Le monde imaginé est aussi riche que cohérent : le fond historique, solide, tend une toile de fond tout à fait crédible, pleine de reliefs mais sans pesanteur. Les relations entre les forces en présence font monter progressivement la tension ; l’auteur pose les pions les uns après les autres, enrichissant son échiquier de nouveaux protagonistes, creusant les motivations de certains, retournant les certitudes d’autres. Certes, on sait assez vite à quoi s’en tenir et la trame générale n’est pas machiavélique au point de surprendre totalement le lecteur. Mais le cadre général posé joue son rôle : offrir un écrin crédible aux aventures de notre jeune monte-en-l’air.

Car Le Grand jeu est avant tout le récit des aventures rocambolesques et vivifiantes d’une jeune femme pleine d’énergie et d’envies, de passions et de contradictions. Martina Krelinkova, dont on découvre rapidement qu’elle a passé sa jeunesse à Constantinople. Et qu’elle en a déjà fréquenté les rues et les bas-fonds. Retour aux sources, en quelque sorte. Avec ses jokers sortis du passé, mais aussi ses fantômes dans les placards : un père, une sœur, un mentor. Tout un monde qui lui explose à la figure et va bouleverser ses plans initiaux. Pour la plus grande joie du lecteur, invité à suivre ses pérégrinations dans une ville en sursis, à l’accompagner sur les toits et dans les sous-sols, à tenter d’imaginer comment elle compte dérober la pierre précieuse, à s’inquiéter pour sa survie. Lupu reprend les recettes des romans d’aventures classiques  : de l’action, de l’action, de l’action. Pimentée d’une mesure de doutes, mais pas trop pour éviter que le soufflé ne retombe. Et l’équilibre est trouvé, malgré quelques maladresses. La sauce prend et l’on est vite happé dans ce Grand jeu, jusqu’au final haletant.

Reste à espérer que ce roman trouvera son public, permettant ainsi à Benjamin Lupu de poursuivre les aventures de Martina dans ce Siècle Rouge et noir plein de promesses.

Genèse de la Cité

La multi-primée N.K. Jemisin est de retour pour une nouvelle trilogie. Ainsi, après la trilogie des «  Livres de la Terre fracturée », l’autrice abandonne cet univers de fantasy dépouillé au profit d’une ville crasseuse, grouillante, baignée d’une noirceur toute lovecraftienne et de ses créatures poisseuses. Le point de départ de Genèse de la cité est à chercher du côté de la nouvelle« Grandeur naissante », parue dans l’excellent recueil Lumières noires. Seules les dernières lignes ont été changées, afin de permettre à l’histoire de prendre son envol. Et quelle histoire ! Certaines villes, parvenues à maturité, prennent vie. Pour cela, elles choisissent un individu qui va les représenter. Elles vivent dans ce dernier, s’incarnent en lui, littéralement. Mais cela se produit de façon soudaine, sans prévenir : pas de carton d’invitation, juste des impressions, fugaces, de déformation de l’espace, de point de vue… Et voilà New York : jeune homme paumé, marginal, fragile, exprimant ses visions sur des murs de sa ville. Mais il n’est pas seul, car New York est multiple. Chaque quartier de la grosse pomme va se choisir un – ou plus souvent une – représentant(e).

Car chez N.K. Jemisin, pas question de suivre les quotas habituels : l’homme blanc n’a pas le premier rôle, bien au contraire. D’ailleurs, quand il en a un, de rôle, c’est plutôt le mauvais, celui du traître, du vendu. À travers les institutions, la police, les forces installées. Ici, place à la diversité, place à une représentation plus fidèle de la population new-yorkaise. Le Bronx, par exemple, s’incarne dans une femme noire certes âgée, mais au tempérament sanguin, une personnalité forte capable de donner une leçon à ceux qui ne respectent pas les règles, ceux qui tentent de s’en prendre à son centre d’art. Tout l’inverse de la vierge blanche effarouchée vivant encore chez papa-maman à Staten Island, cette île, qui ne se sent pas vraiment new-yorkaise, reliée à Brooklyn par le trop cher Verrazzano Bridge. Le tableau général manque donc parfois de finesse, mais reflète les oppositions et les contentieux très forts tissés entre les différentes communautés, les différents cultures et sensibilités.

Au début du récit, le ton oscille entre l’onirisme et le désordre. Et l’histoire tarde à se mettre en place, en même temps que le lecteur découvre les personnages principaux. Parvenir à s’intéresser aux enjeux proposés requiert de fait une bonne dose de patience, un enjeu qui se résume au combat entre une ville personnifiée, un groupe de personnes liées entre elles plus ou moins volontaires, et des créatures monstrueuses d’inspiration fortement lovecraftienne (l’auteur lui-même est cité, et son racisme mis en avant).

L’intérêt tient avant tout aux échanges entre les différents protagonistes, à la vision offerte de cette ville de New York polymorphe, aux composantes si proches et à la fois si éloignées. Les dialogues entre les représentants de chaque quartier valent parfois leur pesant de cacahuètes. Gageons que les connaisseurs des lieux apprécieront tout particulièrement ; le texte donne en tout cas une furieuse envie de s’y immerger.

Non sans certaines réserves, on attendra donc la parution du deuxième tome de cette trilogie (encore !) annoncée pour mieux comprendre où diable N.L. Jemisin souhaite nous entrainer.

La Dernière Emperox

Trilogie annoncée, trilogie respectée. Ce dont on ne se plaindra pas, en ces temps de séries à rallonge. D’ailleurs, c’est la première fois que John Scalzi se donne ainsi une limite. Et cela lui réussit pleinement. Petit rappel : le Flux, qui relie toutes les zones d’habitation humaines, est en passe de s’effondrer. Or, parmi tous ces lieux, un seul est viable de façon autonome, la planète portant le doux nom de Bout. Les autres sont des stations spatiales et autres conglomérats hors sol, tributaires, donc, de l’approvisionnement apporté par le Flux. En conséquence, c’est la débandade  : chacun pour soi et tant pis pour les milliards de pauvres. Les riches et puissants s’entredéchirent pour savoir qui s’en sortira et, surtout, avec quel bénéfice (on ne va quand même pas perdre une occasion de faire du profit, non?). Au milieu de ce micmac, la « naïve » emperox Griselda est aux commandes. Naïve, car elle pense avant tout à sauver le maximum de personnes et non à s’enrichir. Elle détonne fortement dans ce panier de crabes haut en couleurs. Parviendra-t-elle à aider son peuple à survivre à cette épreuve ou périra-t-elle lors d’une énième tentative d’assassinat ? Les paris sont ouverts.

Trois cents pages pour boucler l’histoire, cela ne laisse guère le temps d’une pause café (clope). Même si les premiers chapitres sont un poil lents, histoire de rafraîchir la mémoire des lecteurs, le rythme bascule vite dans le passablement débridé. Et ça, John Scalzi maitrise : les turpitudes, les coups en douce (ou en force), les trahisons, les complots, les meurtres. La Dernière emperox, c’est un concentré explosif des deux premiers tomes. Cela grouille de méchanceté et de vénalité, de haine et de cupidité. Les personnages sont outrageusement égoïstes et égocentriques. Et ils l’assument pleinement. Kiva Lagos, pour ne citer qu’elle, encore, dont la mère est tout aussi charmante. Surtout au niveau du langage. On imagine le nombre de pavés noirs dans une version caviardée des dialogues pour une édition policée, tant les « putains » et autres joyeusetés fleurissent. Un coup de chapeau au traducteur, Mikael Cabon, qui a dû bien s’amuser avec certaines trouvailles scatologiques fort inventives.

« Girl Power » pourrait écrire John Scalzi, tant cette trilogie met en avant des femmes fortes et pugnaces. Car ce sont elles qui dirigent les rouages de cette société. Ayant parfaitement enregistré les mécanismes habituels, les codes attendus, elles les utilisent en les pliant à leur profit, y ajoutant le recours sans complexe à leurs charmes. Des premiers rôles, assurément, à la grande satisfaction du lecteur, et cela sans être de pâles copies de leurs homologues masculins.

John Scalzi réussit ici à boucler de manière efficace (et pas si téléphonée que cela) une histoire aux larges ramifications qui évite de se perdre dans les méandres de la politique basse et mesquine de l’Interdépendance. Brossant un tableau plutôt riche des interactions entre dirigeants, il y ajoute une pincée de science en guise de caution, un soupçon de psychologie pour faire bonne mesure, et propose au final, avec un divertissement réjouissant, un « putain » de bon moment de détente, assurément.

Le Dossier Arkham

« Sacrévindieu de fhtagn ! » Et si le rire était plus dangereux pour votre santé mentale que la simple contemplation de l’horreur cosmique ? Alex Nikolavitch, vil rejeton du chaos rampant, tente de répondre à cette question en lançant une expérience grandeur nature sur son lectorat avec Le Dossier Arkham.

Arkham, le 14 décembre 1941. Alertés par des cris inhumains, les officiers de police Thomson et Thompson pénètrent au 66H Parish Lane et y découvrent les restes éparpillés du détective privé Mike Danjer, au milieu d’un monceau de documents. La porte et la fenêtre ayant été fermées de l’intérieur, et malgré les traces de griffes sur le torse de la victime, l’enquête conclut au suicide. Heureusement pour le lecteur, ce mystère en chambre close éveille la curiosité d’un autre policier qui décide d’examiner les centaines de feuillets épars retrouvés chez Danjer. Les éditions Leha ont fait le choix judicieux, tant pour l’esthétique de l’ouvrage que pour l’effet immersif que cela peut avoir, de reproduire en fac-similés ces documents : les notes du détective, des coupures de journaux, des témoignages recueillis, les lettres entre le détective et son employeur. L’ensemble constitue un puzzle pour le lecteur qui est amené à retracer, depuis le 5 juin 1937 jusqu’à ce jour fatidique de 1941, l’enquête menée par Mike Danjer sur la disparition du jeune Kurt Plissen lors d’un voyage de recherche universitaire dans la région de Dunwich.

Vous l’aurez compris dès l’évocation du titre, Alex Nikolavitch promène son lecteur dans les contrées lovecraftiennes et agence son roman autour de l’œuvre d’Howard Phillips Lovecraft, puisant allégrement dans ses écrits et dans ceux des auteurs que le mythe inspira. Mais Alex Nikolavitch le fait avec beaucoup d’humour, enchainant les jeux de mots, des plus désopilants aux plus sournois, ne reculant devant aucune boutade. Ce qui n’empêche nullement l’enquête d’être parfaitement construite et de procurer, en plus des fous rires, le plaisir de se plonger dans une histoire que l’on découvre, indice par indice, à la manière d’un jeu de piste. À l’évidence, Alex Nikolavitch aime profondément l’univers et les ambiances créés par le maître de Providence, et il n’en renie rien. Le monstre se cache au-delà du seuil… de l’humour. C’est un texte très fortement référencé, et le plaisir de sa lecture repose en grande partie sur la connaissance intime que l’on possède (ou pas) du tentaculaire mythe de Cthulhu. C’est peut-être là un aspect qu’on pourrait reprocher à ce roman, puisqu’au-delà des nombreuses pièces qui s’emboitent, la résolution finale du crime ne peut se comprendre que si l’on possède le bagage nécessaire. Le lecteur innocent se trouvera fort dépourvu la dernière page venue. L’amateur à la santé mentale déjà défaillante y trouvera à l’inverse grand plaisir et sacrifiera avec joie ses derniers points de SAN.

Histoire du Futur

Cette nouvelle intégrale de l’Histoire du futur diffère grandement de celle de 2016. Les deux spécialistes français de Heinlein, Ugo Bellagamba et Éric Picholle proposent une chronologie et un nouveau découpage des sections (Les Années folles, La Fausse Aube, Période d’exploitation impériale, Hiatus et Première civilisation humaine), agrémentés d’un paratexte permettant de mieux apprécier l’ampleur de ce chef-d’œuvre de la science-fiction.

Il ne s’agissait pourtant que des débuts de l’auteur, la rédaction s’échelonnant, pour l’essentiel de 1939 à 1950. Comme le précisait déjà R. A. Heinlein dans sa préface de l’époque, supprimée ici selon ses vœux, il ne s’agit pas de prophétie mais d’une histoire du futur entre d’infinité d’autres ; la réalité s’est d’ailleurs très vite chargée de faire mentir certaines projections, parfois naïves, aussi bien dans les sciences que la marche du monde, mais l’actualité a parfois redonné à certains récits une pertinence inattendue. Ainsi, « L’Homme qui vendit la Lune », formidable épopée du visionnaire D. D. Harriman, aux méthodes parfois douteuses mais à l’énergie et à la foi inébranlables pour promouvoir le voyage spatial, redevient plausible depuis que Jeff Bezos et Elon Musk, un fan de Heinlein, ont remis les entreprises privées au goût du jour.

Il n’est pas vraiment utile de détailler l’histoire du futur imaginée ici, ni même les étapes, qui comprennent pourtant une énergie solaire promue (en 1940 !), un coup d’arrêt de la conquête spatiale (durant une période d’obscurantisme religieux) et le premier vaisseau-génération à la population frappée d’amnésie, sinon pour apprécier l’habileté avec laquelle Robert Heinlein intègre aux innovations scientifiques l’ensemble des sciences humaines, du politique au social, sans oublier les impacts psychologiques.

Ce qui frappe est l’attention accordée à tous les maillons de la chaîne, du simple employé au chef d’entreprise et aux modifications de comportement ou aux expressions langagières accompagnant une nouvelle technologie, le tout au service d’une critique sociale, affichant parfois un pragmatisme rugueux mais plein de bon sens. Rien que dans « La Logique de l’Empire » (1941), autour de l’esclavage colonial, il est question de contrats d’exploitation volontaire anticipant l’ubérisation du travail, d’analyse du système économique qui induit cette exploitation, d’avantage dû à la bêtise qu’à la perversité, de dénonciation du journalisme à sensation et de la capacité des sociétés à éliminer leurs défauts : « Avant de s’améliorer, il faudra que la situation empire encore pas mal. » C’est aussi pour cette raison que des visions fausses comme « Les routes doivent rouler » ont gardé leur intérêt : le récit de la contestation sociale prend le pas sur la pertinence du moyen de transport.

On peut parfois trouver Heinlein expéditif et lui reprocher une certaine intransigeance. Exécution ! Tout doit aller vite. Il est vrai qu’il n’accorde que peu d’intérêt aux incapables et met en exergue le courage, la persévérance et l’esprit d’entreprise au service du bien commun. Son héros est un pragmatique pressé et un moraliste convaincu. Il n’a pas de mots assez durs à l’égard des religions ou de tout ce qui entend limiter ou confisquer le savoir. Bien des passages attestent de ses hauteurs de vue comme de son féminisme progressiste, qui met en scène une scientifique (motif de refus d’une nouvelle par Campbell) ou envoie la première femme dans l’espace.

Les récits ne s’embarrassent pas non plus de fioritures. Ils se cantonnent aux scènes essentielles, concluent sans s’attarder une fois le but atteint. Cette sécheresse très efficace sur le plan de l’action cède parfois la place à des envolées lyriques et des récits poétiques. L’émotion l’emporte à la lecture des « Vertes collines de la Terre », de « Requiem » ou de « Oiseau de passage », qui campe avec justesse et sensibilité une adolescente jalouse qui apprend à une supposée rivale à voler sur la Lune.

L’excellente préface de Ugo Bellagamba, en historien du droit et des idées politiques, rappelle la portée de Heinlein dans sa dimension mythique, tandis que Éric Picholle, qui introduit aussi chaque récit, revient en postface sur les aspects plus techniques et historiques de cet ensemble. C’est dire si, avec cette édition patrimoniale, on frôle la perfection.

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