La fin des étiages
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Malgré la prolifération du genre sur les écrans (ciné, séries, jeux vidéos) et sous toutes ses formes, malgré l’impératif culturel imposant à ses déclinaisons littéraires de s’hybrider pour exister (1), Gauthier Guillemin faisait la démonstration dans son premier roman, publié à l’automne dernier, qu’une forme plus classique de fantasy avait encore des choses à raconter. Rivages dessinait ainsi les contours d’un monde sylvestre qui s’exprimait autant par ses paysages concrets que par sa dimension onirique, où le voyage du héros tenait à la fois de la fuite, du survival et de l’aventure intérieure. Volontairement exilé dans la forêt du Dômaine, le Voyageur était recueilli par le peuple Ondin, d’origine fabuleuse, partageant un temps ses vicissitudes avant de s’évanouir dans son désir de mouvements et d’espaces. Cette soif de découverte, sinon d’absolu, cette volonté constante d’aller voir ailleurs, facilitée par un étrange pouvoir de téléportation, incitaient du même coup les Ondins à sortir de leur attentisme impuissant pour enfin aller à la rencontre de leurs mythes, et non plus simplement les rêver.
Rivages était l’histoire d’un itinéraire sur une carte, celui du Voyageur, et celle d’un territoire autrement plus vaste que la carte, inexploré. Le trajet du héros se suffisait à lui-même et n’appelait pas vraiment de suite. Mais le territoire bruissait de récits demandant à naître… C’est ainsi qu’a pris forme La Fin des étiages. Le Voyageur en est (quasiment) absent, et les autres têtes d’affiche de Rivages (telle Sylve, la compagne délaissée d’icelui) sont passées au second plan. Le casting est dominé par Quentil, ancien second couteau, à qui échoie le rôle de passeur entre les communautés et les cultures, sujet récurrent chez l’auteur. Les Ondins ne sont pas les seuls habitants de la forêt luxuriante. D’autres peuples, rivaux, alliés, oubliés, entrent en scène. Par la relation de leur découverte et apprivoisement réciproques, mais aussi en mettant en scène tout une gamme de clivages, le roman joue une partition politique plus convaincante, parce que plus complexe et plus crédible, que dans le précédent opus. Les lecteurs de Rivages y retrouveront en outre des questionnements identiques sur les rapports sociaux et sur la place de l’homme dans la nature.
Car tous les peuples du Dômaine n’ont pas développé cette forme de métacommunion avec la forêt prodigieuse. Plutôt qu’une irénique harmonie naturelle, les Nardellynais ont emprunté, à l’image des humains de la cité sans nom fuie par le Voyageur dans Rivages, le chemin du développement industriel et technologique, exploitant sans vergogne ses abondantes et précieuses ressources de bois, de métaux… voire de magie, en dépit du caractère sacré, et même divin, des créatures indigènes d’où cette magie émane.
La cohabitation, dans un cadre non médiéval, d’armes à feu, d’artefacts cyclopéens, d’une technologie à vapeur et d’une sorte de magie élémentaire (sous la forme de machines qui ne sont pas sans évoquer les fameux « djaggernauts » de Magic : the Gathering) n’est pas la moindre astuce d’un récit hybride qui se veut à la fois hommage aux pères fondateurs de la fantasy et relecture moderne. L’imagerie flintlock, proche de ce que l’on peut voir dans certaines œuvres de Miyazaki, est peut-être toutefois la seule convention vraiment novatrice que le livre nous demande d’avaler, tout le reste de l’épopée relevant d’une histoire que nous connaissons déjà fort bien et dont Guillemin ne cache pas l’éternité.
On pourrait en effet facilement résumer l’intrigue à deux formules archiclassiques, et même antiques : entre opéra et tragédie, La Fin des étiages remonte le fleuve des origines, celles de ses personnages et les siennes propres, de même qu’il se fait le théâtre d’un affrontement immémorial entre des peuples qui ignorent à quel point ils sont frères, et où tout converge vers un grand champ de bataille final, orgasme guerrier et cathartique dont l’efficacité narrative a été prouvée depuis au moins l’Iliade et la guerre de Troie.
La Fin des étiages pourrait décevoir ceux qui ont apprécié Rivages pour ses aspects contemplatifs et introspectifs. Si, en revanche, on essaie de prendre la mesure de cette fausse suite par rapport à ce qu’elle fait mieux, en commençant par le dynamisme général, les enjeux narratifs plus clairement définis (malgré une mise en place un peu longue), les dialogues plus assurés, alors il y a de bonnes chances pour que les espoirs déçus deviennent des plaisirs immédiats et garantis. Il suffit de se laisser porter.
(1). On renverra les lecteurs les plus curieux vers le travail de notre confrère Apophis, qui a établi une taxinomie des multiples sous-catégories du genre. [NdA]