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Shikasta

La galaxie est partagée entre divers empires et autant de prodigieuses civilisations, dont ceux de Sirius et de Canopus, voués au bien, mais aussi celui de Putiora et de sa planète damnée, Shammat, incarnant le mal absolu. Ils s’affrontent au travers des influences néfastes ou bénéfiques qu’ils exercent sur les mondes et les civilisations qu’ils y font apparaître. Quant à Shikasta, c’est bien sûr de notre Terre qu’il s’agit…

Quand Canopus entreprend le développement de Rohanda, c’est un monde qui dispose d’un potentiel fabuleux et possède tous les atouts pour devenir l’un des fleurons de l’empire du bien. Canopus y importe des géants vivant plus de dix mille ans chargés d’éduquer les primitifs indigènes qui commencent tout juste à émerger de l’animalité. De magnifiques cités géométriques sont édifiées ainsi que des champs de mégalithes assurant la communication avec Canopus, jusqu’au jour où un malencontreux désalignement de planètes offre à Shammat l’opportunité de reprendre la main et d’étendre son influence maléfique sur ce monde devenant Shikasta, la planète martyre. Tandis que le flux de « substance absolue de fraternité » provenant de Canopus tend à se tarir, les populations dégénèrent, leur espérance de vie passant de milliers, à des centaines puis à quelques dizaines d’années, la taille des individus diminuant également. On voit l’Homme « chassé » du jardin d’Eden où il vivait en parfaite harmonie avec les bêtes, à l’abri du besoin. Tout ça, jusqu’à finir dans une belle flambée nucléaire (rappelons que le roman fut publié voici une quarantaine d’années, avant la dissolution du bloc de l’Est).

L’univers que propose Doris Lessing s’inscrit dans une cosmogonie bien différente de ce que nous connaissons, avec des alignements de planètes, des mégalithes permettant la circulation de flux d’énergie très largement spirituelle où l’on est plus proche de l’astrologie que de l’astronomie. Ensuite viennent les six zones qui ne sont pas sans rappeler La Divine Comédie. Notamment la zone Six, sorte de purgatoire crépusculaire, où les âmes des morts patientent en instance d’une nouvelle incarnation. Nombre de passages renvoient à l’Ancien Testament, entre autres au Déluge et à l’anéantissement de Sodome et Gomorrhe (par la flotte de Canopus). L’idée qu’il s’agisse là de la manière dont se manifeste la « bonté » d’un dieu ou d’une civilisation supérieure ne peut que laisser dubitatif. Combien de massacres n’ont-ils pas été commis au nom du bien ?

Ce roman se veut une somme de rapports et de commentaires laissés par les émissaires de Canopus sur Shikasta, au premier chef desquels Johor. Mais ce n’est pas vraiment un rapport. Ce n’est pas écrit comme un rapport. Où ? Quand ? Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Conséquences et plan d’action. Ni comme un roman d’ailleurs ! Il n’y a pas à proprement parler de mise en scène – plutôt que le compte rendu, il s’agit davantage du récit d’un observateur fortuit faisant état de son jugement à propos d’une situation sur laquelle il n’a pu enregistrer de données, lourd et redondant. Doris Lessing va, de propos délibéré, à l’encontre du principe de base de la fiction : show, don’t tell. Elle ne cesse de dire et dire encore, de ressasser, sans jamais rien montrer. Affirmer que le processus est malheureux relève de l’euphémisme : c’est carrément catastrophique ! En fin de compte, Shikasta apparaît comme un récit à vocation moralisante, un brin simpliste, où l’on « découvre » que certains traits humains tels que la jalousie, l’égoïsme, le matérialisme, etc., ne sont pas « bien ». Dans ce livre, c’est Shammat (le diable) qui est responsable d’exalter les plus bas instincts de l’humanité. À quoi peut bien servir d’adresser une leçon de morale à des êtres sous l’emprise d’une puissance métaphysique, s’ils sont en quelque sorte possédés ? Le choix d’opter pour le point de vue d’une civilisation cosmique sur l’ensemble de l’histoire humaine, d’un passé mythique à l’époque contemporaine, désamorce le discours moral qui semble bien être le but du livre.

Rarement lecture me fut aussi pénible. S’il a été jugé bon d’attribuer le Prix Nobel à Doris Lessing, il doit bien y avoir des raisons, mais elles m’échappent à la lecture de cet ouvrage – peut-être les y trouverai-je dans les quatre autres volumes du cycle à paraître : il est permis d’en douter…

Existence

David Brin s’était fait rare sous nos longitudes. La réédition de plusieurs de ses anciens romans et la parution d’un inédit chez Bragelonne semblent marquer un regain d’intérêt pour l’un des auteurs de hard SF les plus intéressants de la fin du XXe siècle. Un fait dont on ne se plaindra pas, tant ce briseur d’étagère (pas moins de 700 pages) intitulé Existence, malgré des prémisses un tantinet mollassonnes et une propension à tirer à la ligne, se révèle au final passionnant.

Fin du XXIe siècle. Dans son berceau natal, au fin fond du puits de gravité terrestre, l’humanité vit dans la hantise de sa propre extinction. Les États-Unis ont disparu, remplacés par plusieurs États de seconde zone, et la Chine, désormais promue superpuissance mondiale, ne semble pas en mesure d’imposer son leadership sur une planète divisée en clades, castes et zones de libre-échange. Dans ce monde ravagé par les catastrophes climatiques, en proie à la pénurie, aux migrations incontrôlées et aux inégalités criantes, où de vastes espaces côtiers sont engloutis par l’élévation des mers, ils sont bien peu encore à tourner leur regard vers des cieux désespérément déserts. L’espace profond est désormais dévolu aux sondes robotisées. Seul l’espace proche, à l’abri de la ceinture de Van Allen, attire encore l’humanité. Converti en terrain de jeu par les plus riches, il est parcouru aussi par des éboueurs qui le nettoient des déchets abandonnés après le boom de la course à l’espace. Pourtant, la découverte d’un artefact extraterrestre vient bousculer les routines de cette société de l’immédiateté où l’information, disponible en multiples couches de réalité augmentée, requiert l’assistance d’IA dévouées. La nouvelle inquiète la néoblesse, cette oligarchie attachée à ses privilèges pour qui la transparence ne va pas de soi. Elle remet en question la stratégie de conquête du pouvoir du mouvement des Renonciateurs, une secte prônant la rupture avec le progrès technologique. Elle attise enfin les convoitises, menaçant d’entraîner l’apocalypse tant crainte.

Existence illustre le versant purement spéculatif de l’œuvre de David Brin. S’inscrivant dans le registre de la hard SF, même s’il s’autorise un clin d’œil en direction du très séminal « cycle de l’Élévation », l’auteur américain amorce ici une multitude de pistes de réflexion qui titille le sense of wonder, tout en acquittant son tribut à la mémoire collective du genre. Le roman apparaît comme une sorte de boîte à outils pour un post-humanisme conçu comme seul débouché pour une humanité acculée au bord du gouffre par un progrès exponentiel. Entre Pandore et Prométhée, les hommes doivent ainsi se résoudre à se choisir un destin et une place dans l’univers, conscients que la vie est chose fragile et fugace.

À la question posée par le paradoxe de Fermi, Existence apporte ses réponses. Un foisonnement d’hypothèses, parfois exposées de manière trop didactiques, dévoilant des perspectives vertigineuses comme on les aime en science-fiction. En dépit de personnages fades et d’intrigues secondaires superflues, l’auteur américain trace sa route, compensant la faiblesse des uns et l’ennui suscité par les autres. Il explore ainsi les possibles, tissant avec habileté une trame dense et parfois confuse, où fort heureusement émergent des fulgurances saisissantes.

Bref, avec Existence, David Brin accomplit un retour gagnant dans nos contrées. De quoi réjouir les adeptes de prospective mais également de space opera, sans oublier les amoureux des dauphins. Ils sont légion chez les fans de l’auteur depuis le rafraîchissant Marées stellaires.

Brume de cendres

Toutes les Terres possibles forment la Protée dont la mémoire est conservée précieusement dans le Livre, un astre artificiel confié à la garde de la Sapience, une sorte de clergé interstellaire. Hélas, la mémoire de la Protée est menacée par les Nuées Noires, un Alzheimer implacable effaçant progressivement les différentes versions de la Terre. Pourtant, l’Heptadécagone, un groupe d’humains issus d’une Terre alternative, semble en mesure de contrer le phénomène grâce aux talents conjugués de ses membres. Parmi eux, Bajo se distingue par la faculté de glisser d’une Terre à l’autre pour échapper à l’effacement. Un don utile mais vécu comme une malédiction par le jeune homme.

Second roman inédit de Dominique Douay, ces dernières années, si l’on fait abstraction des remaniements de la réédition de Car les temps changent, Brume de cendres participe au retour de l’auteur sur le devant de la scène science-fictive francophone. Après une longue éclipse et quelques rééditions chez « Hélios », il semble vouloir renouer avec ses amours de jeunesse, un temps délaissés pour ses activités professionnelles.

Si Brume de Cendres relève du même univers que La Fenêtre de Diane, le roman s’avère au final beaucoup plus frustrant. L’argument de départ dévoile en effet des perspectives vertigineuses, du genre à ravir l’amateur de fiction spéculative. Hélas, au lieu d’ouvrir les possibles, l’auteur français s’enferme dans un récit décousu, ne gardant pour seul fil directeur qu’une histoire d’amour aux enjeux bien maigres, à moins de végéter dans l’adolescence. À vrai dire, on a beaucoup de mal à adhérer aux préoccupations de Bajo, dont le périple à travers plusieurs avatars terrestres, tous plus ou moins cauchemardesques, ne parvient guère à susciter l’enthousiasme, à moins d’aimer les pochades. Bien pire, Dominique Douay nous perd définitivement en tentant de rompre la linéarité de l’intrigue par quelques artifices textuels. Ces procédés qu’il expérimente pour casser la narration et introduire une sorte de mise en abyme ne contribuent qu’à aggraver le naufrage d’un court texte dont on s’empresse d’oublier l’existence.

Bref, à l’instar des Nuées Noires qui menacent la Protée, l’ennui grignote petit à petit la patience du lecteur, métamorphosant cette ébauche de roman en pensum interminable. Dommage…

Demain les chats

On s’était pourtant promis de ne plus le faire, oui. Mais voilà… Ce nouveau Werber, avec un titre pareil, franchement, difficile de passer à côté… Et puis quoi, après tout, qui sait ? Werber n’est peut-être plus aussi mauvais que d’aucuns l’affirment, non ? Qui a lu un de ses romans récents ? Loin de vouloir hurler bêtement avec la meute (pas notre genre, si ?), on a souhaité en avoir le cœur net.

Le cru 2016 de cet auteur à la régularité quasi métronomique trace un parallèle évident avec le Demain les chiens de Clifford D. Simak… Un chef-d’œuvre, donc – la comparaison risque bien d’être douloureuse. Tout commence quand un attentat est commis dans une école parisienne : une France malade plonge dans la guerre civile. Le président et les élites quittent la capitale devenue la proie des pilleurs. Pire : une nouvelle souche de la peste répand la mort. Tout cela est décrit par Bastet, une jeune chatte intelligente qui vit chez Nathalie, ingénieure en bâtiment, et qui a pour ambition d’instaurer un dialogue interespèces avec les humains, les « servants ».

L’idée en soi est intéressante, mais… on sait Werber peu avare d’incohérences, voire de maladresses. Florilège. Le premier réflexe de Nathalie pour en apprendre plus sur l’attentat est d’acheter une télé. Formidable, puisqu’en dépit de la guerre civile, elle continue de diffuser reportages sur le conflit, matchs de foot et bulletins météo. Sans oublier Les Aristochats. La voisine de Nathalie est une scientifique. Dans quel domaine, on ne sait pas trop. Peu importe car c’est une scientifique à l’ancienne, avec son labo secret dans sa cave (il ne manque plus qu’Igor)… Cette dame a greffé sur le crâne de son chat Pythagore une prise USB ! Pratique : branché à un smartphone, le matou peut accéder au web et au GPS, alors que l’électricité est coupée un peu partout. Le réseau de France Télécom, c’est du costaud. Le matériel des sociétés de vidéosurveillance aussi, puisque Pythagore se connecte aux caméras, notamment celles de l’Élysée… Mais le bunker antinucléaire du palais est une telle camelote que des rats peuvent en grignoter le béton. Quant aux chats, eux, ils sont parfaitement capables d’ouvrir des conserves sans outil.

Côté sciences, l’auteur s’y connaît, lui qui a été journaliste scientifique. On peut donc croire que lorsqu’il recommande la ronronthérapie, c’est du sérieux. La preuve : il nous donne même ses sources en bibliographie. Il ne manque pas non plus de rappeler ses récentes tocades sur une humanité gigantesque préhistorique et maintenant disparue, plus une bonne dose de considérations philosophiques propre à faire passer Michel Onfray pour le nouveau Proudhon, du baratin sur les ondes psychiques, le pseudo-chamanisme, et un final chargé d’un délire antispéciste qui ressemble aux images du Paradis diffusées par les Témoins de Jéhovah. Dans le prochain roman, le héros fera du porte-à-porte ?

L’uber-fan dira néanmoins : ce n’est pas de la SF mais un conte philosophique. Quid de la forme, alors ? Le roman est certes bien construit, Werber a bâti son histoire avec soin et l’a fait progresser intelligemment. Mais le style ? Plat. Simple voire simpliste, il prévient toute empathie que le lecteur pourrait ressentir pour les personnages. La façon de penser de Bastet, trop humaine, donne l’impression de lire les mémoires d’une collégienne, style à l’avenant. Les rares tentatives d’humour ne font pas mouche, et on se demande parfois si la volonté comique est réelle. « Je me lèche. J’adore me lécher (ma mère m’a toujours dit que “l’avenir appartient à ceux qui se lèchent tôt”). » Eh oui, les chattes se lèchent, c’est très drôle.

Bref, Bernard Werber reste fidèle à sa réputation. Et comme le dit maître Gérard Klein : le public ne se trompe jamais, plus c’est mauvais, plus ça se vend. Demain les chats sera un best-seller…

La Neige de Saint-Pierre

Petit à petit, les éditions Zulma complètent dans leur collection de poche les œuvres du Maître Léo Perutz, toujours dans les élégantes traductions de Jean-Claude Capèle. Après Le Maître du jugement dernier et La Troisième balle, c’est au tour de La Neige de Saint-Pierre de venir répandre sur nos vies ses flocons électriques et frissonnants.

Georg Friedrich Amberg jaillit du néant aux premières lignes du récit, dans les murs d’une chambre de clinique. L’histoire qu’il porte en lui n’est pas celle qu’on lui raconte. Il reconnaît pourtant autour de lui des protagonistes de ce qu’il croit être la vérité, mais avec des rôles différents. Que s’est-il vraiment passé après qu’il s’est tenu debout au milieu de ce carrefour, à regarder partir dans sa Cadillac verte l’énigmatique Bibiche, sa collègue de laboratoire à l’institut bactériologique de Berlin, dont il est amoureux ? A-t-il été percuté par une voiture, comme on le lui affirme ? Ou bien a-t-il rejoint les terres du baron von Malchin, qui s’est mis en tête de réveiller la foi religieuse en son village et de restaurer la vieille lignée impériale des Staufen en faisant ingérer aux villageois la Neige de Saint-Pierre, l’ergot de seigle aux puissantes vertus hallucinatoires ? Et s’est-il vraiment trouvé pris dans un mouvement populaire qui a failli lui coûter la vie ?

Perutz est le maître d’un fantastique subtil qui irrigue une narration excellemment maîtrisée. Il nourrit celle-ci d’une érudition historique et scientifique jamais empesée et qui ne vient jamais faire obstacle au plaisir de la lecture. Bien sûr, un tel roman écrit en 1933 sur les volontés de pouvoir hallucinées ne pouvait qu’attirer les foudres du régime nazi, mais ce n’est pas là son aspect le plus dérangeant : celui-ci délivre un questionnement singulier sur le réel et son inexplicable continuité, tout autour de nous. Ainsi, quelques questions primordiales hantent ce texte et plus largement toute l’œuvre de l’écrivain autrichien : serons-nous vraiment le même dans la seconde qui suit ? Pourquoi persistons-nous dans notre identité ? Et si nous n’étions pas l’histoire que les autres nous racontent de nous-mêmes ? Et si le simple fait de raconter faisait jaillir les êtres et les événements ? Et si le monde n’était simplement que ce récit mâtiné de l’imagination des autres et de celle de nous-mêmes ? Questions qui sont autant d’étranges réponses à l’angoisse profonde de la folie qui ne nous quitte jamais vraiment…

Et si, à la sortie du roman, vous ne savez plus qui est qui, de vous-même et des autres, alors vous serez mûrs pour partir en quête de l’inquiétant Marquis de Bolibar, aux mille visages : vivement une prochaine réédition !

Traverser la ville

« La collection “Dyschroniques” remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF, nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques. Si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF. Chaque texte est suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. »

Traverser la ville, de Robert Silverberg, sort en 1973, un an seulement après le rapport Meadows qui exhortait à la fin de la croissance, onze ans après le Billennium de Ballard qui pointait les risques de la surpopulation, et deux ans après son Monades urbaines sur le même thème. Les années 50 et 60 connurent simultanément l’explosion démographique et l’urbanisation du monde ; c’est alors que naquit le concept, banal aujourd’hui, de mégalopole, qui liait les deux phénomènes. D’autre part, le monde était alors l’objet de forces contradictoires entre volonté de régulation globale et poussées nationalistes variées ; comme l’Europe aujourd’hui. C’est donc un monde surpeuplé, intégralement urbanisé mais politiquement fragmenté, que décrit Silverberg. Le centre est loin, la vie s’organise dans une myriade de districts (proches des comtés US) où vivent (plutôt mal) quelques centaines de milliers de citoyens. Les districts, entre spécialisation et standardisation, ont chacun leur propre organisation politique, leur composition sociologique, leur activité économique dominante. Chacun se méfie des autres, l’âge est aux frontières, tiens donc ! C’est dans ce contexte qu’une rebelle s’exfiltre du district de Ganfield en emportant le logiciel qui régule le fonctionnement de toutes les infrastructures ; un logiciel que personne ne sait remplacer (on est ici proche de « La Pompe six » de Bacigalupi). Dans un monde automatisé où la surpopulation impose une gestion quotidienne de la pénurie endémique et dont la complexité empêche tout contrôle humain, l’évènement est dramatique ; l’effondrement guette Ganfield. Menacé de lynchage par procuration, son mari-du-mois part à sa poursuite afin de récupérer le logiciel pour sauver sa communauté. Il traverse la ville et emmène le lecteur à sa suite, lui faisant visiter un petit bout d’un monde peu attirant. C’est à la fois un peu court et très bien vu.

On notera, dans ce texte, une vision peu valorisante de la femme. Autres temps…

L'Histoire secrète de Twin Peaks

Surprenant car, loin d’être le roman de facture classique que sa couverture laisse imaginer, LHSDTP s’apparente dans sa forme au roman épistolaire sans être un épistolaire strict. LHSDTP se présente comme la mission confiée à un agent du FBI d’identifier l’Archiviste, l’auteur anonyme d’un imposant dossier sur les racines du mystère Twin Peaks – si long et détaillé qu’il confine à une anamnèse de l’étrange dans la petite ville. LHSDTP est donc le dossier secret in extenso, annoté en marge par l’agent du FBI qui l’analyse.

Surprenant aussi car seule une très faible part de l’ouvrage est consacrée directement à l’affaire filmée par David Lynch, ce qui déroutera – voire décevra – sûrement les aficionados. On trouve bien des bios détaillées des personnages principaux de la série, ainsi qu’une histoire de leur famille et une analyse de leurs relations, mais ce n’est pas l’essentiel. Il s’agit ici d’histoire secrète au sens strict du terme, c’est-à-dire du récit de temps long d’événements dissimulés au commun des mortels ou de mise en relation de faits apparemment indépendants pour en extraire les liens cachés.

Mais c’est aussi un ouvrage séduisant. Il est très beau, d’abord. La variété des documents proposés (coupures de presse, photos, dessins, rapports officiels caviardés, etc.) et le soin apporté à la création des facsimilé offrent à l’œil un objet plaisant à voir, qu’on feuillette avec plaisir, un peu comme quand on fouille dans une vieille malle retrouvée au grenier ; une plongée dans un monde jusque-là inconnu, aussi joliment suranné dans la forme que foisonnant dans le fond. Car pour peu qu’on s’y plonge vraiment (je pense que le feuilletage distrait est ici contre-productif), il est d’une grande richesse thématique. Mêlant le vrai, le supposé, le complotiste, l’auteur raconte l’histoire secrète de Twin Peaks, du monde et de l’humanité entière. Sans jamais lever complètement le voile, laissant une part au doute et à l’interprétation (car à l’inverse des secrets qu’on peut révéler au grand jour et changer en informations, les mystères restent inaccessibles à une connaissance complète), Frost livre un récit qui s’étend de l’expédition Lewis et Clark – qui traversa les USA jusqu’au Pacifique au début du XIXe (cf. le comics Manifest Destiny) – à nos jours. On y croise des Francs-Maçons et des Illuminati ; on y apprend le sort tragique des Indiens Nez-Percés, premiers habitants de la région de Twin Peaks. Déjà, l’inexplicable hantait les forêts du futur État de Washington. Et le temps passe. Twin Peaks, la ville, naît et grandit. Autour, dans les monts et les bois, les phénomènes étranges sont rares mais récurrents, et de plus en plus documentés avec l’augmentation du peuplement et l’avancée des techniques. Fil rouge du dossier, le jeune Doug Milford vit l’un de ces événements. Sa vie en est bouleversée ; Milford devient un agent de plus en plus secret au service du gouvernement. Projets Sign, Grudge, Blue Book, Milford est de toutes les recherches ufologiques et de toutes les dissimulations. Il « croise » Eisenhower, fréquente Nixon, mais aussi Ray « Amazing Stories » Palmer ou le Majestic 12. Il finit par mourir dans l’épisode 19 de la série, non sans avoir transmis, dans LHSDTP, sa charge de surveillance à l’Archiviste.

A voté

« La collection “Dyschroniques” remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF, nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques. Si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF. Chaque texte est suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. »

A voté, d’Isaac Asimov, est un court texte à lire en ces temps d’élections américaines. Écrit en 1955, alors que les sondages d’opinion avaient déjà prouvé tant leur efficacité que leurs limites, et que la publicité politique commençait son œuvre débilitante, elle poussait au bout l’idée de l’échantillon représentatif, cher aux instituts de sondage, et la mixait avec les espoirs et craintes associés à la cybernétique et au développement des ordinateurs. Asimov y imagine un monde à venir (2008, pour info) dans lequel la démocratie a été « améliorée ». Au lieu de convoquer à intervalles réguliers des dizaines de millions de citoyens pour voter – seul le grand-père se souvient de cette époque et radote dessus dans l’indifférence –, les USA s’en remettent à un seul « électeur » dont le profil permettra de désigner les élus idéaux pour toutes les fonctions politiques. Cet électeur, qui change chaque année et représente à lui seul l’américain-type, est désigné par l’ordinateur central Multivac (« qui gère les élections ainsi que bien d’autres choses »), grande responsabilité qui donne lieu à une grande excitation citoyenne. On y voit le fantasme fifties de l’ordinateur central tentaculaire et les inquiétudes légitimes devant les dérives en gestation de la démocratie élective – en 2007 Idiocracy l’avait moqué, Trump et consorts le confirment aujourd’hui. On y voit aussi l’attrition extrême d’un corps électoral ramené à un « électeur », qui interroge nos temps d’abstention massive et/ou de populisme affirmé dans ce que les politologues nomment la politique post-vérité. Intéressant bien que peu réaliste, le texte, néanmoins, est de qualité très moyenne. Jouant sur le mystère que présente ce mécanisme électoral pour le lecteur, il ne contient que peu d’intensité dramatique et met en scène un personnage falot que sa « responsabilité » émeut in fine.

On notera, dans ce texte, une vision peu valorisante de la femme. Autres temps…

Au-delà du gouffre

Le Canadien Peter Watts est l’un des pontes actuels de la hard SF. Peu prolixe – quelques romans et une grosse vingtaine de nouvelles –, il crée une des SF les plus exigeantes et imaginatives de ces dernières années et fait partie du club des futurs classiques, en compagnie de gens comme Liu, Chiang ou Egan. Au-delà du gouffre est le premier recueil de ses nouvelles publié en français, coédité par le Bélial’ et Quarante-Deux. Il compte seize nouvelles – onze inédites en VF, deux primées (Hugo et Shirley Jackson) –, deux articles plus une bibliographie.

Au fil de textes qui racontent le The Thing de Carpenter du point de vue de la créature, plongent jusqu’au bout de l’espace et du temps à la rencontre de vies inimaginables, réécrivent l’histoire d’un monde romanisé et fanatique, ou tordent ce que nous définissons comme humain jusqu’à l’incongruité, Watts développe un monde radicalement différent qui baigne pourtant dans une vraie ambiance de plausibilité.

Matérialiste convaincu, Watts donne à ses lecteurs la vision sans équivoque d’un univers moniste. Dieu n’existe pas, la foi est une erreur intellectuelle, au mieux le résultat d’une stimulation cérébrale externe. Dieu évacué, reste à traiter de l’humain. Si l’animal humain existe, celui-ci ne porte rien en lui qui ne soit matériel et quantifiable. La conscience est une illusion. Actes et pensées ne sont que des réponses à des stimuli. Ce qui se donne à voir comme ce qui (croit) se pense(r) ne dépend que des stimuli reçus et de la forme du câblage neural qui les traite : inputs –> algorithmes de traitement –> pensées/actes. Rien de plus. Le néocortex se leurre s’il croit être aux commandes, le gros du traitement vient des systèmes limbiques, ensemble de sous-routines qui traitent l’information et forment un réseau qui croit être une unité consciente. Au spectacle de cet homme-machine, on pense autant à Descartes qu’au plus confidentiel de La Mettrie.

Bardé de ces convictions fortes qui rappellent – dans un genre très différent – Lovecraft, Watts entraîne le lecteur à sa suite, des coulisses de Vision Aveugle et d’Échopraxie à celles de Starfish, en passant par quantité d’univers indépendants tous sous-tendus par les mêmes certitudes. Numérisation ou fusion des « individus », modifications génétiques ou bioniques, transformations volontaires (ou pas…) des états de conscience. Si tout n’est que viande (le mot qu’il emploie), tout est modifiable pourvu qu’on ait la technologie adéquate. Toutes les expériences sont possibles, tous les échecs aussi. Le seul message ici est que la vie existe et se perpétue, souvent au prix de la violence physique, assistée par la technologie quand elle est disponible. La vie n’a rien à dire à un univers qui lui est indifférent. Les humains veulent survivre et se perpétuer, les aliens aussi, les animaux ne sont pas moralement supérieurs – Watts est l’homme qui affirma en interview « Animals are assholes » (les animaux sont des cons).

Pour exprimer son postulat, Watts manie le champ lexical scientifique avec une virtuosité qui donne l’impression qu’il ne ferait que décrire un monde qu’il voit. Tout est clair, tout se tient, l’aspect factuel de son style donne à ses textes la force de l’évidence.

Au-delà du gouffre est donc un recueil moderne, brillant, engagé au bon sens du terme. Et l’ensemble, s’il est dur, n’est jamais glauque ; l’auteur se définit comme un optimiste en colère, pas comme un pessimiste.

Ada

Ada a disparu. L’inspecteur Frank Logan, de la police de San Jose, est chargé de l’affaire. Mais cela commence mal : lui, totalement imperméable aux nouvelles technologies et à tous ces appareils censés nous faciliter la vie, le voilà à la recherche d’une IA ! Et pas n’importe laquelle : une IA programmée pour écrire des romans à l’eau de rose. Eh oui, eux, au moins, se vendent par dizaines de milliers (de quoi faire baver d’envie d’autres littératures de genre). D’ailleurs, Ada doit parvenir à écouler cent mille exemplaires de sa bleuette. Et elle est, bien évidemment, prête à tout pour parvenir à ses fins. C’est sa raison d’exister.

De fait, pour devenir un écrivain à succès, elle compile toutes les données, toutes les statistiques sur le sujet, lit tous les romans Harlequin (et autres). Et en arrive à des conclusions sans appel : « le sexe vend », mais « au-delà d’un certain seuil, chaque pénétration coûte 2500 lecteurs et je ne parle même pas de pratiques plus scabreuses. » Tout un poème ! Pour améliorer son efficacité, Ada décide très rapidement de prendre contact avec Frank Logan, bien surpris de ce retournement de situation. Il va aider l’IA à mieux appréhender les tenants et les aboutissants d’un monde où les chiffres ne sont pas une valeur absolue.

On l’aura compris, l’intrigue policière est avant tout pour Antoine Bello l’occasion, une fois encore, de s’interroger sur la création littéraire. Ses descriptions de la typologie des romans à l’eau de rose est parfois hilarante. Et la naïveté d’Ada, du moins au début, lorsqu’elle ne saisit pas encore parfaitement la dimension humaine, y est pour beaucoup. Mais l’auteur se questionne aussi sur la valeur de l’écrivain : s’il suffit d’appliquer quelques recettes pour faire à coup sûr un best-seller, à quoi bon continuer à payer ces êtres capricieux et peu fiables ? Et il va plus loin : quels métiers peuvent échapper à une IA efficace ? Quelle est la réelle valeur ajoutée de l’humain ? Les machines ne sont-elles pas plus efficaces pour moins cher, plus… rentables ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Autant de questions qui traversent le roman sans alourdir l’histoire principale. Des questions qui ne sont d’ailleurs pas neuves pour les lecteurs de Bifrost, loin de là – mais n’en sont pas moins traitées de façon agréable.

Reste un bon Antoine Bello, pas un grand. La faute, sans doute, à cette volonté de coller, par le style, aux œuvres dont il parle. Les personnages sont à la limite de la caricature, surtout Frank Logan, policier un peu aigri prêt à tout pour lutter contre un système qu’il abhorre – poussé en cela par sa Française de femme. Quant aux discussions liées à la quantité de pornographie nécessaire au succès d’un livre, pour distrayantes qu’elles soient, elles n’en finissent pas moins par lasser. Tout cela n’enlève rien au plaisir de lecture, mais ôte de la richesse et de la profondeur au récit. Et pousse à attendre avec espoir le prochain opus de cet écrivain talentueux… ou de son IA, pour peu que la prédiction contenue dans le présent roman se réalise d’ici là.

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