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Disons que je viens de mourir. Mon corps s’arrête, mes bactéries intestinales s’apprêtent à en entamer la décomposition. Mais que devient mon âme ? Elle part, invisible, pour le grand centre de tri de l’après-vie. Là, deux possibilités : soit je suis vraiment mort et mon âme entame son dernier voyage (en bateau) vers un au-delà inconnu, soit je suis promis au réveil (après un massage cardiaque réussi, par exemple) et elle doit alors attendre le moment de réintégrer mon corps physique.

La deuxième option, c’est ce qui arrive à Jasmine. Gravement blessée en opération au Kosovo, la jeune lieutenant « arrive » dans une ville crépusculaire qui évoque fortement un port chinois. Elle y est pesée, on lui donne un visa, puis Ting, un local, l’escorte jusqu’au Terminal de Cabotage. De là, un dazibao l’appelle à revenir vers notre monde, son corps, et sa vie. D’autres ont moins de chance et attendent longtemps, assez pour qu’une vraie société des morts en stand-by se soit constituée, fondant une ville purgatoire. À son réveil, nul ne croit Jasmine. Choc post-traumatique, dit-on. Hôpital psychiatrique, traitements lourds, Jasmine finit par se reconstruire, jusqu’à devenir la mère d’un petit garçon, Dante. Puis voici qu’un jour la jeune femme est prise dans un terrible accident de voiture. Sa mère, qui conduisait, meurt ; elle et son fils sont gravement blessés. Après un nouvel aller-retour express dans la ville des morts, et alors qu’elle croit s’en être tirée, Jasmine doit y retourner volontairement – en provoquant un coma – pour escorter son fils durant son chemin de retour vers la vie. Car, dans la ville des morts, des gangs volent les visas qui permettent de revenir parmi les vivants et les revendent à ceux qui veulent s’assurer une forme d’immortalité. Pour sauver Dante, Jasmine devra lutter contre l’administration corrompue de la ville au péril de sa vie et de celle de ses alliés.

Le pitch était attirant. Bien des choses pouvaient être faites avec. D’autant que les descriptions de la ville, port franc et lieu de perdition entre la Los Angeles de Blade Runner et une Macao priapique, installent une véritable ambiance, et que de nombreux éléments laissent penser qu’on va entrer dans les secrets du lieu et de sa mythologie. Hélas, après un début alléchant, la qualité du roman ne cesse de se dégrader. Coïncidence incroyable dans les relations entre ville des morts et monde réel. Transferts peu crédibles de matériel d’un côté à l’autre. Décalages temporels à géométrie variable entre temps des morts et temps des vivants. Coma induit grâce à l’aide de la sœur de Jasmine qui n’y croit pas mais réalise néanmoins la délirante opération. Ce sont là quelques-unes des facilités de l’histoire. Ajoutons-y les deux problèmes principaux : pauvreté du récit et style. Pour le récit, dès l’affaire principale enclenchée, plus rien ne dépasse le niveau de la course-poursuite même pas palpitante tant elle est linéaire. Plus de politique, plus de mythe (un peu de folklore et de Hell Money), plus rien qui nécessite deux neurones fonctionnels. Juste des personnages fantomatiques, de la violence quelconque, un « voyeurisme » cosmétique, un peu de sexe pour émoustiller la ménagère. Le style, lui, oscille entre plat et involontairement drôle, à coup de phrases creuses qui se veulent définitives ou profondes.

Les Griffes et les Crocs

Quel étrange roman que Les Griffes et les crocs ! Quelle étrange idée de l’avoir écrit ! Et quelle merveille encore qu’il ait obtenu le World Fantasy Award en 2004. Qu’on en juge.

Le Digne Bon Agornin se meurt, le Digne Bon Agornin est mort. Ce petit self-made aristocrate rural laisse derrière lui deux fils – Penn, un pasteur, et Avan, un citadin avide d’ascension sociale – et trois filles — Selendra et Haner, encore célibataires, et Berend, mariée « vers le haut  » à l’Illustre Daverak. J’ai oublié le principal : tous ces gens sont des dragons.

En postface, Walton dit avoir grandi en lisant des romans victoriens. Elle dit s’être demandé s’il était possible de « biologiser » les comportements incongrus que ces romans attribuent à leurs personnages, notamment féminins, et s’est donc lancée dans cette adaptation libre de La Cure de Framley d’Anthony Trollope. Dans Les Griffes et les crocs, donc, les dragonnes virent au rose quand un membre de la gente masculine les touche ou les approche de trop près. La nouvelle nuance qu’elles arborent à compter de ce moment les signale au monde comme potentiellement sexualisées. Acceptable pour les fiancées et les femmes mariées, le rose marque d’un signe d’infamie les dragonnes sans dragon et en fait des « dragonnes perdues ». Cette contrainte de pureté virginale qui ne pèse que sur les femelles est la preuve de leur infériorité sociale, justifiée ici par leur absence de serre. À l’inégalité des sexes s’ajoute une inégalité sociale forte, avec des serviteurs aux ailes entravées et le droit pour les dragons puissants de dévorer les plus faibles afin d’en tirer force et pouvoir. Notons qu’on dévore aussi, pour la même raison, ses enfants débiles ou ses ancêtres morts, et c’est sur un coup pendable à ce propos que s’ouvrira l’intrigue du roman. Car si le vieux Bon avait laissé par testament le plus gros de sa fortune à ses trois enfants non installés, ses instructions concernant son cadavre étaient moins claires, ce qui permit à Daverak et à sa femme de s’attribuer, à l’esbroufe, la part du lion.

à partir de cette spoliation, le roman est victorien, ou, pour ceux qui ne sont pas familiers avec le genre, balzacien. Inégalités sociales et sexuelles, stratification du prestige, religieux omniprésent, testaments, héritages, morts en couche, projets de mariage, recherche d’homogamie, importance de la dot, développement urbain, aventuriers et prévaricateurs, premiers chemins de fer, procès et avocats, jusqu’à une conclusion où tout finit par s’arranger au mieux, avec même l’une de ces épiphanies généalogiques au terme desquelles on réalise que le dernier était en fait un premier caché. Si on aime, on pourra aimer… Mais, outre le caractère un peu surréaliste — jusqu’aux avocats dragons portant perruque  ; le pompon ! – d’une société victorienne draconique que Walton décrit toujours un peu à distance sur le plan technique tant elle est, de ce point de vue, difficile à justifier, je me suis demandé durant toute la lecture à quoi servait cette transposition. Et je n’ai pas trouvé de réponse. Les deux ou trois métaphores faciles (changement de couleur, draconophagie, entrave des ailes) n’apportent rien à un récit qui est strictement classique. Pour ces thèmes et ces histoires, on peut lire Austen ou Balzac. Pourquoi lire Walton ? Je l’ignore.

Dans le sillage de Poséidon

Dans le sillage de Poséidon est le troisième et dernier tome de la trilogie des «  Enfants de Poséidon » (critiques du tome 1 et du tome 2). Il est si clair qu’il peut presque se lire seul, même s’il est évidemment plus judicieux d’en faire la lecture conclusive du cycle pour avoir l’effet de temps long et de dynastie souhaité par Reynolds.

Oubliez Terre et système solaire, le passage y sera bref. L’action démarre sur Creuset – point focal de la panspermie humaine –, longtemps après que trois ambassadrices – l’IA incorporée Eunice, la clone Chiku, et l’éléphante augmentée (une Tantor) Dakota – ont accompagné les mystérieux Gardiens pour ne jamais revenir, puis que Ndege Akinya a réveillé le Mandala de Creuset, provoquant involontairement la mort de centaines de milliers d’Humains et de Tantors. Alors que la lignée des Tantors s’éteint sur Creuset, un message texte inattendu et non signé arrive de Gliese 163, une étoile située à 70 AL environ de Creuset : « Envoyez Ndege ». Discussions, négociations, préparatifs, une expédition partira finalement pour G163 à la recherche de la Trinité perdue, d’éventuels Tantors survivants, ou de toute information qui pourrait éclairer une humanité encore dans l’enfance sur les Bâtisseurs de Mandala, sur les Gardiens, ou sur toute autre de ces sentiences si évoluées qu’elles relèguent l’humanité au rang de Préhistoriques. Hasard ? Chance ? Un autre Akinya, sur Mars, a connaissance du signal et, affublé d’une IA de l’Evolvarium bien plus à la manœuvre qu’il n’y parait, se met aussi en route pour G163 et le contact avec les non-humains. Les deux expéditions constituent deux fils parallèles, inconnus l’un de l’autre, qui finissent par rejoindre deux factions concurrentes à l’arrivée. Faux-semblants, manipulation, aventures épiques, leur confrontation permettra enfin à tous – et donc au lecteur – de savoir quel fut le sort de la Trinité et celui du vaisseau perdu Zanzibar, de comprendre ce que sont les Gardiens et ce qu’ils veulent, et, last but not least, d’en savoir plus sur les Bâtisseurs de Mandala et l’avenir de l’univers.

On ne peut traiter ce roman qu’en actif/ passif. À l’actif du livre, un sense of wonder important avec lunes artificielles, vitesse-lumière, élévation, civilisation post-physique ; Reynolds ne s’interdit rien. De plus, dans un univers infiniment divers, les mystères abondent, et le lecteur sait que les réponses seront au bout du pageturning. Le roman se lit donc vite car, une fois pris, on veut savoir, ne pas mourir plus bête que les protagonistes du récit. Mais il y a aussi beaucoup de passif. D’abord, même si c’est bien fait, rien n’est original, des BDO à la civilisation de machines en passant par l’Élévation (c’est Brin qui vient le plus à l’esprit : augmentation, civilisation mécanique, société galactique normative – même si on a du mal à imaginer les Tantors siffler des trilles en ternaire). Ensuite, l’écriture est très basique, entre analogies malvenues et surexplication de tout (ce qui allonge le texte et énerve le lecteur). Enfin, il faut supporter la nunucherie de personnages affublés de dialogues consternants de mièvrerie. Et puis, tout ça pour ça ! Trois siècles de voyage pour aller découvrir une vérité morale qu’Arendt avait peu ou prou énoncée et la reformuler dans la langue de Paolo Coelho.

Le Cycle de Linn

Van Vogt est l’un des maîtres incontestés de la SF américaine classique, connu en France pour ce Monde du non-A que traduisit Boris Vian, comme Baudelaire Poe en son temps. « Le cycle de Linn » (L’Empire de l’atome et sa suite, Le Sorcier de Linn) est moins notoire. À juste titre à mon humble avis.

Fix-up rassemblant cinq histoires publiées dans Astounding, le premier roman se passe en 12 000 environ, sur Terre. Relevée d’une apocalypse nucléaire passée qu’on devine, l’humanité a fondé une société impériale qui vénère les dieux de l’atome (uranium, etc.). Politiquement, c’est un empire calqué sur la Rome d’avant les empereurs fous. Patriciens, chevaliers, plébéiens, esclaves, intrigues de cour, assassinats politiques, rebelles aux marches (Mars et Vénus), armée organisée en légions commandées par des généraux plénipotentiaires – c’est transparent au point d’en être gênant. A fortiori quand on réalise que, techniquement, cette race spatiopérégrine ignore l’électricité, communique par pigeons, combat avec épées, lances et flèches, après être descendue de vaisseaux spatiaux qui ne sont que de grosses barges de débarquement. La transcription que fait Van Vogt du « Moi, Claude, Empereur », de Robert Graves (de l’assassinat de César à celui de Caligula), sautera aux yeux de qui connaît un peu l’histoire romaine, même s’il n’a jamais ouvert le Graves.

Le cycle raconte les luttes pour le pouvoir à la cour impériale de Linn, sur Terre d’abord, puis dans l’espace (Le Sorcier de Linn ), quand l’empire doit survivre à une brutale invasion étrangère. Son héros est Clane, petit-fils de l’empereur régnant et, hélas pour lui, mutant difforme. Protégé par un savant débonnaire du sort funeste réservé aux mutants, Clane devient un jeune puis un adulte d’une intelligence stupéfiante qui conseille les princes, dirige des armées, redécouvre la science ancienne, et se fait nombre d’ennemis rêvant de l’éliminer. Il trouvera son meilleur allié en la personne d’un général barbare vaincu et finira par diriger l’empire après l’avoir sauvé. Honnête et honorable, Clane, s’il se méfie des mouvements de la foule autant que Tarde et Le Bon réunis, et doit parfois sacrifier à contrecœur aux intrigues politiques, veut néanmoins abolir l’esclavage et changer la forme autocratique du régime. Lors de la guerre contre les Riss (« Russes »), il cherche à éviter l’extermination mutuelle en prônant une coexistence pacifique garantie par une forme locale de dissuasion. Empire romain mâtiné de Guerre froide et de course aux armements.

Ces deux romans expriment donc l’inquiétude atomique de l’époque plus quelques valeurs et idées politiques. Hélas, elles sont bien mal servies par un texte discutable : invraisemblances scientifiques et techniques, développements sociopolitiques basiques, personnages fantomatiques mis à part les deux ou trois principaux, motivations des acteurs pas toujours compréhensibles, comportements parfois petit-bourgeois, et ne parlons pas de la bulle contenant l’univers en réduction ou des paysans téléporteurs, entre autres. On n’excusera que l’approche machiste, caractéristique de l’époque plutôt que de l’auteur. Et puis il y a cette écriture, scolaire, où distance, effectifs, termes des alternatives ou motivation des choix sont listés et décrits comme par un élève consciencieux. Rapide à lire mais impossible à prendre au sérieux.

Sans même parler des troublants points communs entre Clane et le Mulet d’Asimov dans « Fondation », d’autant que les dates coïncident…

La Messagère du ciel

Né en 1978, Lionel Davoust, biologiste marin de formation, s’est reconverti dans la traduction et l’écriture. Ancien critique et rédacteur en chef de revue, anthologiste, auteur de fantasy et de thriller, il a plus d’une trentaine de nouvelles à son actif. La Messagère du ciel, son huitième roman, est le premier tome d’une trilogie, « Les Dieux sauvages », dont les opus suivants se nommeront La Fureur de la terre (edit : Le Verrou du fleuve) et L’Héritage de l’empire. Toute l’œuvre fantasy de l’écrivain s’inscrit dans un unique monde : Évanégyre. Chaque roman se situe à une époque différente et peut donc se lire indépendamment des autres. La Messagère du ciel nous projette presque deux siècles après l’effondrement de l’empire d’Asrethia, une chute brutale sous forme d’apocalypse. Depuis, les anomalies, séquelles de cataclysmes magiques issues de la technomagie d’Asrethia, se multiplient dans les zones instables progressivement abandonnées par les hommes. Dans ce contexte, Mériane, trappeuse, s’est exilée en forêt après la mort sur le bûcher d’une guérisseuse accusée de sorcellerie. Le dieu Wer la désigne pour être son Héraut et défaire les armées de son rival, Aska, dont le champion Ganner est capable de relever les morts. Dans une société où les femmes portent le poids du péché originel – l’une d’entre elles, Mordranthia, aurait, dans un lointain passé, corrompu l’Âge d’or et déclenché l’ire des dieux –, il n’est guère possible qu’une femme puisse être choisie pour porter la parole de l’un d’entre eux…

Premier volet qui pose les enjeux et les personnages, La Messagère du ciel répond aux codes classiques de la fantasy épique anglo-saxonne. Il s’ouvre sur une carte des lieux, multiplie les intrigues politiques et religieuses, met en scène de nombreux personnages, et offre des batailles de grande ampleur. Pourtant, il se démarque des autres productions du genre par une caractérisation approfondie des protagonistes, mêmes secondaires, des dialogues incisifs, une ambiance post-apocalyptique avec une société technologiquement avancée qui aurait régressé vers un Moyen Âge féodal obscur, et des dieux qui pourraient très bien ne pas en être. Mériane fait preuve d’insolence, d’insubordination et, à sa façon, incarne une forme de modernité en refusant les diktats ambiants. Son caractère et son sens de la répartie mettent Wer quelque peu en difficulté. Ce dernier subit aussi les affres de son clergé, incapable de remettre le dogme en question, pour suivre la voie ouverte par la porteuse de sa parole. La Messagère du ciel est un roman choral à la narration plurielle placé sous l’influence de l’histoire de Jeanne d’Arc et de George R. R. Martin. Dans ce tome initial, Lionel Davoust entrelace avec maîtrise les arcs narratifs et pose les enjeux d’une guerre d’envergure à venir. On sera au rendez-vous pour les suites des aventures de Mériane.

La Cité des miroirs

Une aventure éditoriale d’une dizaine d’années (entre le déclic initial lors d’une balade avec sa gamine de huit ans – «  papa, tu peux me raconter une histoire où une petite fille sauve le monde ?  » – et la publication de l’ultime volet de la trilogie…) ponctuée d’un cancer entre les tomes 2 et 3, une saga littéraire de près de 2 500 pages en grand format, soit 900 000 mots, publiée dans plus de trente pays et près de quatre millions de dollars encaissés (pour les seules ventes des bouquins – sachant que les droits ont en outre été acquis par la Fox)… Contrat rempli, en somme, pour Justin Cronin, auteur exigeant, littéraire, qui, après deux livres mainstream non dénués de qualités mais aux ventes confidentielles (Huit saisons, un recueil de nouvelles, prix Pen-Hemingway tout de même, et le roman Quand revient l’été, tous deux traduits au Mercure de France), ambitionnait le jackpot avec la trilogie du «  Passage » et une bascule vers la littérature de genres et ses codes…

Un sacré pari, quand même. Parce qu’en pleine folie «  Twilight » et bit-lit’, avec un pitch se résumant à : « Futur proche ; l’humanité a été balayée par un virus ultra virulent transformant tout ceux qu’il contamine en vampires zombies dotés d’une force hors normes ; les rares survivants se terrent derrières les murs de villes forteresses », sincèrement, faut être sûr de son coup pour ne pas se faire taxer d’opportunisme patenté. Sûr de son coup, et doté d’un talent sans faille doublé d’une ambition à l’avenant. Rien que sur le papier, le projet donne le vertige : une quarantaine de personnages ; une action principale qui court sur trois générations et tout un continent ; une sous-intrigue qui, elle, promet de nous balader sur un millénaire. Rien que ça. D’ailleurs, Cronin n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Avec La Cité des miroirs, c’est un peu comme si j’avais écrit le troisième Testament. » Tout simplement. Et le pire, c’est que c’est vrai. La trilogie du « Passage », c’est pas compliqué, c’est le Stephen King du Fléau qui aurait boulotté le Dan Simmons de L’Échiquier du mal. Sauf qu’une fois qu’on a dit ça, on a rien dit ou presque. Rien dit de l’exceptionnelle densité de l’ensemble, de la redoutable humanité, la sidérante épaisseur des personnages qui traversent cette saga colossale, de son caractère digressif, réaliste, voire naturaliste, de sa richesse thématique, de sa dimension éminemment addictive, de l’implacable mécanique littéraire traversant ces milliers de pages. Cronin nous raconte son Apocalypse et sa Genèse mêlées. Et ça ne marche pas : ça court ! Un tour de force imparable, clairement, dont le premier opus a déjà rencontré pas loin d’une centaine de milliers de lecteurs en France, ce qui n’a rien d’étonnant.

On réservera tout spécialement cette « expérience » aux lecteurs cœur d’artichaut, ceux qui chialent à chaque fois qu’ils tombent sur La Route de Madison, qui vibrent d’empathie pour la chair, le sang et les larmes, les destins hors normes aussi bien que le caractère proprement merveilleux d’un quotidien fait d’une succession de petits riens, la transcendance viscérale d’un paysage âpre et brutal, l’amour comme début et fin de tout, l’amour, oui, qui s’avère in fine le sujet véritable de ce montre de papier. Mais attention tout de même. Que les purs cérébraux se méfient : dans le registre de l’émotion viscérale, la trilogie du « Passage » relève du chef-d’œuvre, et ses coups de boutoirs pourraient bien les faire plonger à leur tour… Ébouriffant.

Aquamarine

Milieu du XXIIe siècle. Au jeu du chamboule-tout climatique, l’Australie s’en est pas trop mal tirée et gère l’après comme elle peut, redécoupée en différente aires politiques plus ou moins réactionnaires et plus ou moins recluses. Saha Leeds a 16 ans. Élevée par sa tante sourde et muette, elle vit dans une zone néo-traditionnaliste, un coin friqué qui ne rigole pas avec le respect de la nature, les dérives scientifiques et les délires de bio-ingénierie farfelues qui ont cours ailleurs, chez les voyous d’à côté. Pauvre, ostracisée par ses camarades pourris de pognon, elle fait profil bas. D’abord parce qu’elle ne veut surtout pas se faire chasser de cette enclave serrée du derche mais paisible. Et aussi, surtout, parce qu’elle a un secret honteux. De grosses plaies qui lui découpent le torse, sous les bras. Des trucs dégueulas-ses qu’elle a de naissance et qui l’empêchent de se mettre en maillot de bain. Et de toute façon, elle ne sait pas nager. Une honte pour ce coin Aussie où la mer est mère de tout…

Sincèrement, j’aurais adoré aimer ce bouquin. Parce qu’Eschbach a du talent. Et parce que j’ai toujours été un fan honteux de L’Homme de l’Atlantide… Sauf que dans ce roman pour ado qui ne s’assume pas (pourquoi avoir publié ce YA dans « La Dentelle du Cygne » alors que l’Atalante dispose d’une collection jeunesse ?), rien ne va. À commencer par les ados eux-mêmes, compassés, improbables, plus neuneus que dans une pub de corn flakes. L’histoire est à l’avenant, totalement improbable, même à motiver sa sacro-sainte « suspension d’incrédulité » à grands coups de pompes dans le fondement tout au long de sa lecture. Ceci étant posé, Eschbach gère son arrière-plan socioculturel avec un certain métier, voire même quelques idées indéniables, mais le mal est fait, et pas qu’un peu : on y croit tout simplement pas. Du tout.

Reste un livre qui se lit. C’est sûr, y a des mots dedans. Mais sincèrement, à quoi bon ?

Métro 2035

Dix ans après le premier opus de cette série (sept ans en France), Dmitri Glukhovsky nous invite à une nouvelle plongée dans l’univers étouffant des souterrains moscovites. Si Métro 2034 avait relégué Artyom, moyeu central de Métro 2033, au rang de personnage secondaire au profit d’un trio, il reprend ici sa place dans ce nouvel opus. Exit donc Hunter, la machine à tuer. Par contre, le vieil écrivain Homère et la diaphane Sacha vont croiser la route du jeune homme, revenu dans la station VDNKh. Au début du roman, Artyom possède tout ce qu’il faut pour vivre heureux (autant qu’on puisse l’être dans ce monde en déliquescence) : une épouse aimante, fille d’un haut dirigeant, un statut de héros, puisqu’il a débarrassé le métro du « danger des Noirs ». On lui a même trouvé un travail facile et peu contraignant. Mais il ne peut se contenter de cela. Il est toujours rongé par les remords, persuadé d’avoir causé la destruction d’êtres intelligents (les Noirs, donc) capables de les aider à sortir de ce cloaque. Et il est hanté par la mémoire d’un message. Un message reçu à la radio, en provenance d’un autre groupe d’humains rescapés. Il s’accroche à cette idée, à ce rêve d’un ailleurs, d’une possibilité de vivre à nouveau sur la terre plutôt qu’en dessous, tels des rats, des vers… Cette existence lui devient si insupportable qu’il risque quotidiennement sa vie. Il sort, vêtu d’une vieille combinaison, et s’expose aux radiations toujours présentes. Il grimpe sur les plus hautes tours, armé d’un lourd poste de radio, et tente de joindre d’autres hommes, d’autres femmes. La radio-activité commence à produire des dégâts sur son organisme : ses cheveux tombent, son corps répond moins bien. Et les habitants de sa station le regardent avec pitié ou mépris. Aussi, quand Homère débarque et lui parle d’un nouveau message radio reçu voilà des semaines depuis une autre station de métro, Artyom n’hésite pas une seconde. Il abandonne le confort illusoire de VDNKh et part en quête de cette chimère : une porte vers l’extérieur, une chance de récupérer le statut d’être humain.

Revenir, des années après, à une série qui a fait son succès, est un exercice délicat pour tout créateur – nombreux s’y sont essayés, avec pertes et fracas, dans l’espoir de retrouver une gloire disparue. Or, Dmitry Glukhovsky avait parfaitement réussi sa sortie de l’univers foisonnant de Métro : Sumerki, et peut-être plus encore Futu.re, avaient prouvé qu’il n’était pas l’homme d’un seul ouvrage, mais bien un écrivain à part entière capable de changer de genre, de proposer des visions du monde variées, des univers différents et denses. Le doute n’en était pas moins permis…

Un doute que les premières pages de Métro 2035 balayent d’emblée. Moins cloisonné que Métro 2034, très tourné vers les relations complexes unissant Hunter, Homère et Sacha, ce dernier opus de la saga se montre plus ouvert, plus riche d’actions. Bien sûr, les doutes d’Artyom constituent la colonne vertébrale du roman : réflexions désespérées sur l’être humain, concessions dont il est capable pour survivre, sens de la survie même dans un contexte d’extrême brutalité… Aiguillonné par ces questions, le jeune homme cherche des réponses, et pour ce faire voyage : il parcourt des stations encore non visitées, mais aussi la surface, source de surprises et de déceptions, se met à la merci de personnages terribles et, hélas, si crédibles.

Avec Métro 2035, Dmitry Glukhovsky nous offre, non une resucée insipide, mais une nouvelle dimension épique, renouvelant avec succès son univers. Prenez donc une bonne bouffée d’air frais (ce sera la dernière avant longtemps) et plongez à nouveau, sans hésiter, dans les tunnels de Moscou.

Libration

Suite du premier roman de Becky Chambers, L’Espace d’un an, cet opus peut se lire indépendamment. Lovelace, sensible intelligence artificielle d’un vaisseau spatial, va enfin vivre au sein de la diaspora des Intells, au milieu des humains, Aéluons, Aandrisks, Harmagiens, Quélins… C’est Poivre, mécano, bricoleuse de logiciels plus ou moins pirate, qui lui a fourni illégalement une imitation de corps lui permettant de frayer parmi les espèces douées d’émotions. Elle-même a été élevée par une intelligence artificielle de navire dont elle recherche désespérément la trace.

Parallèlement, on suit Jane 23, une enfant-esclave parmi de nombreuses autres, élevée dans l’ignorance de tout par les Mères, des robots sans visage. Évadée, s’abritant dans un vaisseau spatial en partie fonctionnel, elle apprend à survivre malgré les chiens errants et à réparer l’engin pour pouvoir quitter ce territoire de retraitement de déchets technologiques.

Récit d’apprentissage, le roman suit la double trajectoire de personnes mal préparées à la vie en société du fait de leur isolement respectif. Jane n’a pour compagnons que les personnages virtuels de jeux interactifs, ainsi que l’IA qui tente de lui apprendre le monde à partir de sa base de données, tandis que Lovelace, devenue Sidra, se sent isolée dans un corps qui la limite, ne lui offrant qu’un seul point de vue et des connexions intermittentes au monde informatique. Auparavant omnisciente, elle découvre en quelque sorte l’ignorance, et doit apprendre à se comporter sans tout connaître du milieu où elle évolue et de ses interlocuteurs. Heureusement, ceux-ci se révèlent d’une tolérance et d’une compréhension sans faille.

Tout le monde ici respire la gentillesse, de sorte que les impairs sont moins vécus comme des risques de dénonciation que des occasions d’apprendre à se comporter avec autrui. Il est difficile, même pour une IA douée d’empathie et une humaine désocialisée, de se faire une place dans la société. À défaut d’intégration parfaite, le destin parfaitement symétrique de ces deux personnalités est celui de la recherche d’un équilibre : l’insertion, finalement, se fera en adaptant les traits irréductibles de sa vie passée. La libration du titre français, éloigné de l’original (A Closed And Common Orbit), illustre assez fidèlement les oscillations des protagonistes en quête de stabilité, les compromis que tout un chacun doit adopter pour assurer une stabilité satisfaisante. Il n’appartient pas qu’à Jane et à Sidra de faire des efforts en vue de s’insérer, mais à l’entourage de les y aider.

La science-fiction est ici davantage un décor qu’un moteur du récit : celui-ci évite de trop entrer dans les détails, du côté des technologies comme des sciences humaines, adoptant pour ce faire quelques stratégies cosmétiques peu convaincantes. Par ailleurs, le roman n’est pas exempt de naïvetés ni de mièvreries, mais c’est parce qu’il fonctionne avant tout à l’émotion. Les amateurs de space opera militaire ou de philosophie scientifique passeront leur chemin. Le reproche qui est d’ailleurs adressé aux entités biologiques est précisément de se fixer des buts dans la vie au lieu de se contenter de jouir de l’existence. L’avalanche de bons sentiments, agrémentée de quelques traits humoristiques, fonctionne toutefois mieux que dans le premier opus, du fait d’une intrigue plus serrée qui se dote en fin de volume d’une dernière quête servant à boucler la boucle. Dans la catégorie des histoires feel good n’ayant d’autre prétention que de transmettre de bonnes vibrations, Libration réussit assez bien son coup.

Aux comptoirs du cosmos

Si ce deuxième opus des cinq volumes consacrés à «  La Hanse galactique » laisse un peu en retrait Nicholas van Rijn, le flamboyant directeur de la Compagnie Solaire des Épices & Liqueurs, c’est pour faire place à d’autres personnages de la Ligue polesotechnique, qui résolvent à leur tour de tortueuses énigmes planétaires.

Ainsi, comment transporter sur une longue distance un lourd générateur à même de réparer un vaisseau spatial et de quitter une planète où rien n’est comestible pour l’humain, avant épuisement des provisions, quand une puissante théocratie interdit l’usage de la roue, et donc de moyens de transports adéquats ? Tel est le problème auquel est confronté le jeune David Falkayn, qui joue intelligemment sur deux tableaux et amorce ce qui s’apparente bel et bien à une révolution copernicienne ( « La Roue triangulaire »).

Dans « Un Soleil invisible », les Kraokas, peuple dispersé autour d’un astre brillant de type F impropre aux humains, tiennent à former un empire en interdisant la navigation interstellaire dans le périmètre que forment leurs rares planètes avec une quinzième qu’ils revendiquent, ce à quoi la Ligue pourrait consentir s’ils en connaissaient l’emplacement. Le même Falkayn ne dispose que de minces indices, lâchés par une femme venue transmettre ces souhaits à la Ligue, pour localiser l’étoile et déterminer ainsi l’importance des enjeux. La situation, calquée sur les revendications hégémoniques de l’Allemagne hitlérienne, repose ici aussi sur un détail scientifique d’ordre cosmologique.

Dans « Esaü », van Rijn vient de renvoyer Emil Dalmany, qui justifie devant lui sa décision prise sur une question commerciale à l’apparent désavantage de la compagnie. L’instauration d’un gouvernement indigène à la solde d’une entreprise commerciale afin de mieux contrôler la production traite en filigrane de la menace des transnationales, sur fond de chômage technique lié à l’utilisation de robots.

On le voit, les récits restent dans l’esprit de la saga, autour de problèmes de négoce sur des mondes étrangers, où l’art du compromis et du jeu à somme non nulle en font tout le sel. Les intrigues de type policier reposent le plus souvent sur des postulats scientifiques que Poul Anderson déploie avec beaucoup d’astuce.

Le « Cache-cache » auquel se livre un équipage extraterrestre arraisonné par van Rijn en raison des avaries que son propre vaisseau a subies, demande beaucoup de sagacité pour le repérer dans sa cargaison d’animaux exotiques, sachant que tous les éléments risquant de les trahir ont été retirés des lieux de vie. Cette nouvelle marque la première apparition de Bahadur Torrance, tandis que la dernière du recueil introduit l’imposant et très cultivé lézard Wodonite (sic !) Adzel, précisément à l’occasion d’un retour sur Terre qui lui donnera l’occasion de sauver un spectacle centré sur… l’humain. « L’Ethnicité sans peine » est un bel exemple d’ouverture sur les autres.

Si on considère qu’en outre ces nouvelles sont narrées sur un rythme soutenu, distillent une discrète ironie et regorgent de dialogues enlevés, on obtient cinq histoires très denses, que rehaussent encore des Interludes, savoureuses réflexions à propos de science ou d’extraterrestres, tout en finesse et en intelligence. Une chronologie de la civilisation technique signée Sandra Miesel clôt l’ouvrage. Le libre sieur Jean-Daniel Brèque, traducteur, a manifestement pris beaucoup de plaisir à coordonner l’ouvrage avec Olivier Girard. On reste dans la veine d’une science-fiction populaire, intelligente, mordante, et éminemment jouissive. En un mot : superfabulagique !

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