Connexion

Actualités

Je chante le corps électrique

Je chante le corps électrique, titre tiré d’un vers de Walt Whitman, est un recueil hétéroclite, tant au niveau des genres qu’il propose que dans ses thèmes. Et pour cause, puisqu’il est constitué de nouvelles écrites entre 1948 et 1969, pour certaines inédites, ou publiées dans des revues aussi diverses que Playboy, Famous Fantastic Mysteries, Super Science Stories ou encore Life.

L’auteur a affirmé qu’il n’écrivait pas de science-fiction (à part son roman dystopique Fahrenheit 451). Ce recueil est pourtant la preuve qu’il a consacré un bon nombre de textes courts au genre. Les deux exemples les plus flagrants sont les nouvelles « Je chante le corps électrique » et « L’Enfant de demain ». Dans cette dernière, il imagine qu’un bébé est né dans une autre dimension à cause d’une machine à accoucher défectueuse (encore cette méfiance à propos de la technologie, récurrente dans ses écrits) et est perceptible dans la nôtre uniquement sous la forme d’une pyramide bleue. A travers la nouvelle « Je chante le corps électrique », Bradbury délivre d’ailleurs un message central dans son œuvre, et pour une fois d’une manière presque positive : le progrès technologique ne peut être bénéfique à l’humanité que s’il est bien employé. C’est le cas dans cette histoire de perte irréparable : une mère décède, laissant derrière elle son mari et ses trois enfants. Ils décident d’acquérir une grand-mère électronique qui adoucira leur vie. Ce texte a fait l’objet d’une adaptation dans la série La Quatrième Dimension.

Généralement, quand l’auteur écrit sur la technologie, ses récits se révèlent très pessimistes. Dans « A la recherche de la cité perdue », des hommes se retrouvent à la merci d’une ville martienne ultratechnologique abandonnée. Ses concepteurs ont été trop loin et semblent avoir été dépassés par leur création.

A côté de ces mauvais choix technologiques, le quotidien et l’humain restent deux des sources d’inspiration les plus fortes chez Bradbury : il conte la fin d’une petite ville, privée de ses commerces à cause de la construction d’une autoroute quelques centaines de mètres plus loin dans « Oui, nous nous rassemblerons au bord du fleuve », le road-trip d’une famille dans l’Amérique en récession de 1932 dans « La Prophétesse de basse-cour ». C’est un recueil un peu fourre-tout dans lequel l’auteur nous parle aussi du rapport de l’écrivain à ses lecteurs grâce à sa nouvelle « Retour au Kilimandjaro » sur Hemingway, d’une Angleterre désertée par ses habitants à cause d’un climat trop dur dans l’absurde « Henri IX », d’un automate plus vrai (et surtout plus mort) que nature dans « La Seconde mort d’Abraham Lincoln », du mythe de la sirène dans « Femmes », de son attachement à Mars dans deux textes. Il aborde aussi un sujet rare dans ses récits : l’homosexualité, dans la nouvelle « Du Printemps dans l’air », et ce d’une manière très tolérante… Bradbury passe d’un thème à l’autre, comme d’un genre à l’autre, avec une facilité déconcertante.

Finalement, Je chante le corps électrique s’avère un recueil foisonnant. Il contient à la fois des textes incontournables, essentiellement dans le registre de la SF, et d’autres moins marquants, mais la qualité d’écriture, l’imagination et la poésie sont toujours au rendez-vous.

Les Machines à bonheur

Et si vous vous réveilliez et que l’humanité avait totalement disparu ? Si l’absence de télévision et de radio poussait une ville dans une folie colorée ? Si l’avenir d’un couple résidait dans un tatouage, une parcelle de peau nue laissée à l’inspiration de son conjoint ? Si la Mort venait, le temps d’une journée, discuter avec vous ?

Qu’est-ce que le bonheur ? Est-ce être seul au monde ? Devenir célèbre ? Ou bien vivre, tout simplement ? A travers vingt-et-une nouvelles écrites entre 1949 et 1964, Ray Bradbury nous embarque dans son univers aussi poétique que troublant. Chacun y est à la recherche d’un bonheur inaccessible, jusqu’à ce que l’impossible prenne forme. Terre vidée de son humanité, prêtres en quête de spiritualité, fructueuse culture de champignons sont autant de vœux de bonheur. Le tout imprégné de la patte bradburienne : une poésie mélancolique qui s’accorde à merveille aux thèmes abordés. Les rêves tournent parfois aux cauchemars, montrant le revers d’une médaille déjà ambigüe. Les nouvelles s’enchainent et le lecteur admire à la fois l’audace et le style, fluide et poétique.

Il n’est pas exclu, cependant, de se sentir un peu perdu à la lecture de certains des textes de ce recueil. En effet, si ces nouvelles ne manquent jamais d’éveiller l’attention, la prose parfois sibylline de l’auteur peut déstabiliser. Un « flottement » qui s’avère toutefois une force plus qu’une faiblesse, tant il permet au lecteur de projeter ses propres désirs dans l’interprétation du récit.

A la frontière entre les genres, Bradbury nous livre ici des nouvelles très différentes les unes des autres. Proche du conte, « On s’en va peut-être » raconte l’histoire d’un vieillard et d’un enfant de culture indienne faisant face à une menace indistincte. Dans un registre plus réaliste, « La Femme illustrée » ne manquera pas de faire sourire le lecteur devant cette femme dévouée corps et âme à son artiste d’époux. Ou encore « Ainsi mourut Riabouchinska », dans laquelle la relation entre un ventriloque et sa marionnette tend à la fusion de deux êtres en un.

Qu’est-ce que le bonheur, donc ? Une succession d’envies, de désirs, de cauchemars qui font que l’on est, tout simplement. L’attente aussi, comme dans « Celui qui attend », justement. Ou la mort, personnage admirable et succulent dans « La Mort et la jeune femme ». Le bonheur, dit-on, quelque chose comme le simple voyage à travers les pages de ce volume…

« Voici que vient la réalité. Voici que vient l’espace, le temps, l’entropie, le progrès ; voici que défilent sans cesse autour de nous un million de choses plus étonnantes les unes que les autres. » Telle est « La Machine à bonheur » de l’immense Ray Bradbury.

La Foire des ténèbres

Classique entre les classiques de l’auteur, La Foire des ténèbres tire son titre original (Something Wicked This Way Comes) d’un vers de Shakespeare. Quelque chose de mauvais se rapproche, donc. Et ce quelque chose, c’est une fête foraine. Mais, curieusement, dans cette petite ville du Midwest, la foire arrive de nuit, annoncée par un train bien inquiétant, à une époque de l’année (octobre, soit quelques jours avant Halloween) où un tel événement ne se produit jamais. Deux adolescents, Jim Nightshade et Will Halloway, amis à la vie à la mort, habitués aux quatre cents coups, assistent à l’installation — instantanée, l’instant d’avant il n’y avait rien, l’instant d’après les tentes sont montées — des forains. Effrayés, les deux garçons rentrent chez eux. Mais le vice de la curiosité est là : ils y retourneront. Et feront la connaissance d’un bien curieux aréopage, à commencer par M. Dark, un homme aux tatouages qui semblent vivants, mais aussi son acolyte, M. Cooger, la Sorcière Poussière, le Squelette, et leur Montgolfière Monstrueuse. Jim et Will découvriront aussi le terrible manège, carrousel sur lequel le temps ne s’écoule pas normalement, qu’il accélère ou qu’il défile dans l’autre sens…

Dès les premières lignes, Ray Bradbury sait insuffler la crainte, tout en indiquant le matériau du roman : « Au cours de cette fameuse semaine d’octobre, ils vieillirent en une seule nuit et ne retrouvèrent jamais leur jeunesse… ». Il s’agira donc d’un roman d’apprentissage, pour deux ados à l’imagination débordante. L’auteur joue du reste de cette imagination, car au début du roman on ne sait si une menace pèse réellement sur la ville, ou si ce ne sont que les fantasmes de Jim et Will, avant bien sûr que le danger ne se précise. Les deux jeunes gens ont des tempéraments marqués mais complémentaires, Jim l’intrépide et Will le réfléchi, qui permettent à Bradbury de jouer sur leur rapport à l’étrange, forcément différent, tout en montrant la puissance de l’amitié, celle qui les lie depuis toujours et perdurera malgré les épreuves traversées. Les grands sentiments irriguent ce roman, puisqu’on y trouve un autre thème universel : l’amour filial. En effet, le père de Will est le bibliothécaire de la ville, un homme sans histoire, mais au fond de lui-même meurtri du peu de relief de son existence et de l’image paternelle qu’il donne à son fils, même si ce dernier ne lui en tient pas rigueur. Pour Charles Halloway aussi, l’arrivée de la fête foraine sera le prétexte à une évolution radicale qui lui fera partager avec Will bien plus qu’il n’aurait osé espérer. Ces relations entre amis, entre un père et son fils, sont l’occasion pour Bradbury de nous livrer quelques très belles réflexions sur l’existence, ses joies et ses peines, sur le rapport du bien et du mal, le pouvoir des bons sentiments, seuls capables d’éloigner le malheur. On regrettera néanmoins que dans ce livre, la figure féminine en soit réduite à de la figuration : la mère de Will n’intervenant que très rarement (le père de Jim est quant à lui décédé, et sa mère apparaît également très peu).

Mais, comme on le sait, les grands sentiments seuls ne font pas les grands romans. Il leur faut quelque chose contre quoi se dresser, et ce « something wicked », c’est donc la foire, synonyme de découvertes étranges, de la stupéfaction mais aussi du malaise qui s’empare de nous quand on voit ces spectacles comme venus d’ailleurs. Le motif de la fête foraine est intimement lié à celui des Etats-Unis : qu’on se souvienne de Freaks (et son sous-titre : « La Monstrueuse parade »), le film de Tod Browning. Si les personnages du cinéaste étaient de vrais êtres humains, Bradbury plaque sur ces forains de nombreux fantasmes : les tatouages de l’Homme Illustré sont vivants, le Squelette n’est pas simplement un homme très maigre, la Sor-cière Poussière possède réellement des pouvoirs thaumaturgiques, et le tout prend les allures d’une parade haute en couleurs et menaçante à la fois. Ce faisant, La Foire des ténèbres, paru en 1962, tout en s’inscrivant pleinement dans l’histoire de l’Amérique et de sa mythologie, sème les germes de tout un pan de la littérature fantastique moderne, de Stephen King (Ça, bien évidemment, mais aussi le tout récent Joyland) à Neil Gaiman. Bradbury y joue de toute la palette de la peur, de la suggestion — les admirables premières pages — à l’horreur la plus évidente — les scènes sur le manège. Le tout proposé sur un rythme alternant moments de pure terreur et plages de calme, à la manière d’un autre symbole américain, le roller-coaster des parcs d’attraction. Et le lecteur de passer par tous les états, en se demandant qui, au final, aura gain de cause, entre Jim et Will d’une part et M. Dark d’autre part.

On ne saurait terminer ce survol sans mentionner bien évidemment la langue de Bradbury, toujours aussi envoûtante, dont les effets répondent parfaitement aux sentiments que l’auteur tente d’instiller dans l’esprit de son lectorat. Fond et forme se marient ici admirablement.

La Foire des ténèbres mérite amplement son statut de classique, tous genres confondus. Incroyablement riche, brodé de manière exquise par un auteur au sommet de son art, ce roman magistral se doit de figurer dans la bibliothèque idéale de tout amateur de littérature.

Il faut tuer Constance

[Critique commune à Monstrueusement vôtre et Il faut tuer Constance.]

Ray Bradbury, loin de s’être cantonné à la seule sphère de ce que l’on appelle, par raccourci, les littératures de l’Imaginaires, s’est plus souvent qu’à son tour essayé au polar —, notamment sous l’impulsion de Leigh Brackett, comme le souligne Pierre-Paul Durastanti dans le présent dossier. Ainsi avons-nous sélectionné deux de ces livres pour le présent focus ; deux formats différents, deux époques.

D’abord un recueil de nouvelles, écrites dans les années 1940, quatorze au total, et réunies pour l’édition française sous le titre Monstrueusement vôtre. Pour ce premier titre, et malgré la critique élogieuse de Patrick Raynal dans Le Monde à la sortie du livre en France, en tout cas l’extrait présenté en quatrième de couverture de l’édition 10/18, on restera pour notre part sur l’idée que les nouvelles présentées dans ce recueil n’étaient que les ébauches d’un « apprenti écrivain », d’un écrivain en devenir. D’abord le recueil souffre évidemment de quelques « vieillesses ». Les décors, les personnages, les sujets abordés, tout est suranné. Dans certains cas, cela peut avoir son charme : là, c’est globalement raté. On a le sentiment de traverser une époque ni assez ancienne pour être intéressante, ni assez contemporaine pour nous laisser quelques repères. Enfin, il y a dans l’écriture de Ray Bradbury quelque chose de l’ordre du naïf, presque de l’angélisme, et ce à tous les niveaux : structuration des intrigues, description des personnages, et des chutes totalement prévisibles. Dans la préface au recueil, Bradbury dit avoir une préférence pour les nouvelles « Une longue nuit d’octobre » et « La Dame dans la malle ». On partagera ce sentiment. Ce sont les seules qui portent en elles assez de noirceur pour surpasser les défauts cités plus haut. Comme quoi le maître était objectif quant à la qualité de sa production.

Ensuite le roman Il faut tuer Constance, dernier volet d’une trilogie consacrée à Constance Rattigan, actrice hollywoodienne, ledit roman pouvant se lire de manière indépendante. Le pitch : l’actrice, complètement désemparée, se présente chez un ami écrivain en lui expliquant que quelqu’un souhaite sa mort. Elle a reçu une liste comportant les noms de ses amis et proches, une liste de morts, passés ou à venir. Le romancier, troublé par cette affaire, décide d’enquêter et de résoudre l’énigme. Les chapitres sont très courts, les personnages farfelus et stéréotypés arrivent au fil de l’eau sans vraiment être introduits. On ne sait pas qui ils sont, d’où ils viennent et encore moins où ils vont ! En tout cas, pas au service de l’intrigue. Les dialogues sont plutôt pauvres, dans le sens où ils n’apportent pas grand-chose au développement de l’histoire et ne servent qu’à affadir des personnages déjà peu attrayants. Bref, on a le sentiment que Bradbury s’est perdu dans sa propre écriture, et nous avec par la même occasion… on perd le fil, l’objectif, le sens. Peu d’intérêt, donc.

Ray Bradbury est un auteur majeur dans les mondes Imaginaires, mais certainement pas dans le polar, et encore moins dans le roman noir. Pour les mateurs de ce genre, on conseillera volontiers le dernier livre de François Guérif, emblématique directeur de la collection « Rivages / noir », Du Polar, entretiens avec Philippe Blanchet, aux éditions Payot. L’histoire du roman noir en France et ailleurs, des trésors cachés, une mine de références à en faire pâlir votre banquier tant votre compte pourrait en prendre un sacré coup, mais là… cela en vaut la peine. Quant à Monstrueusement vôtre / Il faut tuer Constance, ils n’ont d’intérêt que pour le collectionneur fou ou le fan absolu.

Monstrueusement vôtre

[Critique commune à Monstrueusement vôtre et Il faut tuer Constance.]

Ray Bradbury, loin de s’être cantonné à la seule sphère de ce que l’on appelle, par raccourci, les littératures de l’Imaginaires, s’est plus souvent qu’à son tour essayé au polar —, notamment sous l’impulsion de Leigh Brackett, comme le souligne Pierre-Paul Durastanti dans le présent dossier. Ainsi avons-nous sélectionné deux de ces livres pour le présent focus ; deux formats différents, deux époques.

D’abord un recueil de nouvelles, écrites dans les années 1940, quatorze au total, et réunies pour l’édition française sous le titre Monstrueusement vôtre. Pour ce premier titre, et malgré la critique élogieuse de Patrick Raynal dans Le Monde à la sortie du livre en France, en tout cas l’extrait présenté en quatrième de couverture de l’édition 10/18, on restera pour notre part sur l’idée que les nouvelles présentées dans ce recueil n’étaient que les ébauches d’un « apprenti écrivain », d’un écrivain en devenir. D’abord le recueil souffre évidemment de quelques « vieillesses ». Les décors, les personnages, les sujets abordés, tout est suranné. Dans certains cas, cela peut avoir son charme : là, c’est globalement raté. On a le sentiment de traverser une époque ni assez ancienne pour être intéressante, ni assez contemporaine pour nous laisser quelques repères. Enfin, il y a dans l’écriture de Ray Bradbury quelque chose de l’ordre du naïf, presque de l’angélisme, et ce à tous les niveaux : structuration des intrigues, description des personnages, et des chutes totalement prévisibles. Dans la préface au recueil, Bradbury dit avoir une préférence pour les nouvelles « Une longue nuit d’octobre » et « La Dame dans la malle ». On partagera ce sentiment. Ce sont les seules qui portent en elles assez de noirceur pour surpasser les défauts cités plus haut. Comme quoi le maître était objectif quant à la qualité de sa production.

Ensuite le roman Il faut tuer Constance, dernier volet d’une trilogie consacrée à Constance Rattigan, actrice hollywoodienne, ledit roman pouvant se lire de manière indépendante. Le pitch : l’actrice, complètement désemparée, se présente chez un ami écrivain en lui expliquant que quelqu’un souhaite sa mort. Elle a reçu une liste comportant les noms de ses amis et proches, une liste de morts, passés ou à venir. Le romancier, troublé par cette affaire, décide d’enquêter et de résoudre l’énigme. Les chapitres sont très courts, les personnages farfelus et stéréotypés arrivent au fil de l’eau sans vraiment être introduits. On ne sait pas qui ils sont, d’où ils viennent et encore moins où ils vont ! En tout cas, pas au service de l’intrigue. Les dialogues sont plutôt pauvres, dans le sens où ils n’apportent pas grand-chose au développement de l’histoire et ne servent qu’à affadir des personnages déjà peu attrayants. Bref, on a le sentiment que Bradbury s’est perdu dans sa propre écriture, et nous avec par la même occasion… on perd le fil, l’objectif, le sens. Peu d’intérêt, donc.

Ray Bradbury est un auteur majeur dans les mondes Imaginaires, mais certainement pas dans le polar, et encore moins dans le roman noir. Pour les mateurs de ce genre, on conseillera volontiers le dernier livre de François Guérif, emblématique directeur de la collection « Rivages / noir », Du Polar, entretiens avec Philippe Blanchet, aux éditions Payot. L’histoire du roman noir en France et ailleurs, des trésors cachés, une mine de références à en faire pâlir votre banquier tant votre compte pourrait en prendre un sacré coup, mais là… cela en vaut la peine. Quant à Monstrueusement vôtre / Il faut tuer Constance, ils n’ont d’intérêt que pour le collectionneur fou ou le fan absolu.

Les Garçons de l'été

Vingt-cinq nouvelles, dix-huit déjà publiées et sept inédites. Très peu de science-fiction, un peu de fantastique, beaucoup de poésie. Voilà le programme de ce recueil nostalgique placé sous le signe du temps qui passe, du regard doux-amer sur le passé. Un écrivain plus tout jeune, Ray Bradbury, se penche sur les liens entre les générations, les regards que chacune peut porter sur l’autre, l’envie de revivre ce qui a disparu, de revoir ceux qui ne sont plus. Sans perdre son ironie parfois mordante, ni cette tristesse ténue et omniprésente de celui qui a vécu beaucoup et voit disparaître un monde.

Dans « La Rentrée » ou dans « Après le bal », des anciens, comme l’on dit pudiquement de nos jours, recouvrent la jeunesse, en pensée ou en réalité… Dans « In memoriam », un père évoque son fils disparu, par l’entremise d’un panier de basket. Dans « Tête-à-tête », c’est une femme qui peut, grâce à une trouvaille originale, continuer à converser avec son mari mort depuis peu. Enfin, dans « Entre-temps », un homme se voit à plusieurs moments de son existence lors d’une soirée, se redécouvre enfant, jeune marié, passionné.

La nostalgie est présente dans la plupart des nouvelles, même dans « La Grande tournée d’Adieu de Laurel et Hardy sur Alpha du Centaure », l’un des rares textes de SF de ce recueil. Les fantômes de ces grands acteurs sont convoqués numériquement pour redonner le moral aux hommes isolés dans différentes bases spatiales. Ou dans « L’accumulateur F. Scott / Tolstoï / Achab », quand une machine à remonter le temps permet au narrateur d’essayer de sauver de leur funeste destin quelques grands noms de la littérature.

Mais Ray Bradbury se laisse aussi parfois guider par les mots, les phrases, les idées, dans des nouvelles fantasques, folles… peut-être pas tant que ça, malgré tout. « L’Ennemi dans le blé » met en scène un homme qui s’imagine une bombe tombée dans son champ de blé sans exploser. Sa vie serait en danger permanent. Une façon pour lui de donner un peu de piment à son existence trop morne, trop terne. Avec « Le Grillon du foyer », une surveillance inexpliquée d’un couple sans histoire par le FBI amène un peu de piment dans une existence bien réglée, sans plus de passion : elle est l’occasion de revivre un peu, avant de tomber à nouveau dans le train-train fade du quotidien. Dans « Le Dragon danse à minuit », une critique amusée de certains réalisateurs d’avant-garde, Ray Bradbury met en scène un producteur de cinéma raté. Mais un jour, sa fortune est faite grâce à un projectionniste saoul qui mélange les bobines du film et crée malgré lui un chef-d’œuvre…

Ray Bradbury dit de lui-même qu’il a « essuyé un véritable déluge de métaphores ». Cela illustre bien l’amour des mots et des idées du bonhomme. On le sent prêt à noter une phrase sur un bout de nappe en papier pour en faire une nouvelle le soir même, de retour chez lui. Bien sûr, les résultats sont inégaux. Toutes les intuitions ne se valent pas. Certains textes restent légèrement abscons, comme « One-woman show » ou « Là où règne le vide, on se déplace comme on veut ». Mais ce recueil est une agréable balade, comme un bonbon sucré à l’arrière-goût acidulé, promenade dans laquelle il serait dommage de ne pas se laisser entraîner.

Léviathan 99

La composition de cet ouvrage est originale : une première partie de vingt-et-un récits rédigés entre 1946 et 2003 (The Cat’s Pajamas, 2004), une nouvelle intermédiaire en guise d’intermède (« Chrysalide », 1946), et enfin un second volet réunissant deux novellas (Now and Forever, 2007). Les textes abordent des thématiques très différentes, correspondent à des époques et des projets de rédaction éloignés dans la vie de Ray Bradbury, si bien que la lecture de l’ensemble évoque un patchwork au contenu très inégal. Il est difficile de saisir la logique générale de cette publication, d’autant plus que le style d’écriture ne semble pas toujours abouti.

On peut toutefois, çà et là, voir émerger un semblant de structure.

Ici, Bradbury décrit des expériences vécues sur le ton de la mélancolie. Dans « Nous ferons comme si de rien n’était », l’auteur se remémore Susan, la domestique qui s’occupait de lui durant son enfance, en imaginant un hypothétique rendez-vous raté. Il chante de vieilles musiques populaires américaines avec « I Get the Blues When it Rains (souvenir) ». Relate une rencontre fortuite, mais captivante, dans « Le Collectionneur fou ».

Là, d’autres récits expriment une critique du racisme américain des années 1940. Dans « Le Jeune homme et la mer », un enfant noir semble avoir tellement intériorisé le rang social que les Etats-Unis lui imposent qu’il cherche un moyen de changer sa couleur de peau. « La Transformation » met en scène un Blanc raciste dont la haine envers les Noirs se retournera contre lui. Le texte « Des goûts et des couleurs » traite également des préjugés raciaux, mais par la voie de la science-fiction — fait assez rare dans ce livre pour être souligné. Ainsi, un vaisseau spatial humain se pose sur une planète où il rencontre une espèce aussi bienveillante qu’intelligente, mais à l’apparence inconcevable.

Une autre catégorie de nouvelles peut être distinguée : Ray Bradbury dédie plusieurs de ses récits à des auteurs l’ayant influencé. C’est le cas notamment de « L’Orient-Express de l’éternité », un poème où l’auteur rencontre Chesterton, Kipling, Poe, Twain et bien d’autres, mais aussi de « Léviathan 99 », la nouvelle-titre, qui est une transposition du Moby Dick de Melville dans l’espace, avec une comète géante en guise de baleine.

Bien que l’on reconnaisse la signature du maître Bradbury dans l’ensemble ou presque de ces récits, la plupart d’entre eux demeurent anecdotiques. A l’exception notable de « Quelque part joue une fanfare », novella dans laquelle un journaliste découvre une ville mystérieuse où les pierres tombales ne sont pas datées et où aucun mort ne repose (encore ?) dans le cimetière. L’ambiance est très rapidement posée et la narration efficace.

Au final, si cette compilation de textes inédits en français possède une valeur patrimoniale indéniable, la qualité de l’ensemble, assez faible, ne peut en faire une lecture prioritaire. On réservera donc ce Léviathan 99 aux fans les plus motivés.

De la poussière à la chair

Sur une haute colline de l’Illinois s’est un jour — ou plutôt, l’espace d’une nuit de tempête — dressé un gigantesque manoir. S’y est alors installée toute une ribambelle de « monstres », de la sorcière invisible (capable de s’immiscer dans les pensées), à la momie forcément égyptienne, en passant par un homme ailé, et bien d’autres spécimens encore. Au sein de cette galerie de personnages hauts en couleur, Timothy se singularise par sa normalité. Trouvé et adopté par la Famille, le jeune garçon, tel l’historien qu’il semble devoir être, entreprend de narrer le récit de cette curieuse demeure et de ses habitants non moins étranges…

Un manoir habité par une famille de monstres… Si ça vous rappelle quelque chose, rien de plus normal, car avec ce De la poussière à la chair, Ray Bradbury ne se cache pas d’avoir voulu rendre hommage à son ami Charles Addams. Ainsi, dans la postface de l’ouvrage, il explique même avoir eu un temps le projet d’une écriture en commun avec le dessinateur, père de la célèbre Famille portant son nom, et dont il illustra les aventures macabres durant près de quarante ans pour le New Yorker. Un projet qui ne verra finalement pas le jour…

Sur une base de six nouvelles, pour la plupart écrites à la fin des années 40, dont certaines révisées, De la poussière à la chair est un patchwork de récits situés dans le même univers et assemblés entre eux de façon plus ou moins cohérente. Si, dans un premier temps, le collage semble trop artificiel, le lecteur finit par entrer au cœur de ce roman. Et avec cette toute nouvelle traduction, signée Patrick Marcel, à la fois plus dense et plus fluide, le lecteur peut enfin apprécier toute la poésie qui transpire des mots de Ray Brad-bury. Car au-delà de l’hommage, c’est bien de cela dont il s’agit ici : un assemblage de longs poèmes en prose. La musique des mots est prégnante, évocatrice souvent, hermétique parfois, toujours magnifique. En revanche, pour qui recherche dans De la poussière à la chair le versant politique que lui promet la quatrième de couverture, il faudra repasser. A moins qu’il ne soit fait référence à la « marée montante du scepticisme » qui porte préjudice à la Famille même ? Peut-être que dans l’esprit d’un Américain, l’Athéisme est le pire des maux contre lequel il faut lutter ? On ne saura trancher ici…

Au final, ce livre court, un peu plus de deux cents pages, s’avère une très bonne porte d’entrée pour qui veut découvrir la face fantastique de l’œuvre immense de Ray Bradbury, auteur que d’aucuns réduisent trop souvent à ses écrits de science-fiction, ce que lui-même réfutait (il se considérait avant tout comme un auteur de fantastique). On se gardera par ailleurs d’une impression initiale mitigée, la faute à la structure bancale de l’ouvrage (comme souvent avec les fix-up) : charge au lecteur de se laisser imprégner par la musicalité des mots qui ne manquera pas de le piéger. Le voyage vaut le détour…

… Mais à part ça tout va très bien

… Mais à part ça tout va très bien est un recueil de vingt-et-une nouvelles, sept d’entre elles ayant bénéficié d’une parution originale dans ce volume de 1996, les autres étant issues de divers magazines. On serait tenté de poser sur ces textes postérieurs aux œuvres les plus emblématiques de l’auteur un regard plus exigeant que nécessaire, au risque d’en ressortir insatisfait. Car, disons-le d’emblée, si ces textes n’ont pas la qualité des plus grandes œuvres de Ray Bradbury, il serait dommage de s’en priver. En effet, on retrouve dans ces courts récits tout le talent de l’auteur, leur brièveté permettant d’approcher au plus près le processus d’écriture et la formation de ses idées. Chacun pourra trouver ici au moins une nouvelle qui lui parlera et lui rappellera d’autres textes de Bradbury — un plaisir que l’on ne saurait se refuser.

Tout d’abord, notons que le recueil n’aborde pas — ou très peu — les thématiques de la science-fiction, et s’apparente plus au réalisme magique propre à un Jorge Luis Borges ou un Gabriel Garcia Marquez. C’est le cas avec « Cette fois-ci, legato », où un homme se met à écrire une symphonie dictée par le chant des oiseaux, et dans « Qui se souvient de Sacha ? », où un couple discute avec leur enfant à naître.

Avec « L’Echange » et « Bug », c’est la nostalgie — thème cher à l’auteur — qui prédomine. La guerre y est évoquée en filigrane pour mieux dresser le portrait de deux hommes à la recherche du temps perdu. Dans « L’Echange », un homme revient dans la ville de son enfance, l’espérant semblable à ses souvenirs, mais tout a changé, tout, sauf la bibliothèque. Dans « Bug », deux anciens camarades de classe devenus adultes se rencontrent, dont l’un, ancien champion de danse, a perdu de sa superbe.

Le recueil laisse aussi la place à des nouvelles plus terrifiantes, comme dans « Terre à donner » et « La Porte aux sorcières », où l’action se situe dans un cimetière et une maison hantée.

Avec « La Marelle », « La Femme sur la pelouse » ou « Le Chien est mort… », Bradbury nous plonge, avec une poésie et une délicatesse qui lui sont propres, dans l’intime et le tragique de la condition humaine.

Mais il ne faudrait pas oublier l’humour présent dans « Meurtres en douceur » ; sans nul doute la nouvelle la plus loufoque du recueil. On y découvre un couple âgé, chacun usant de la plus malicieuse des imaginations pour éliminer l’autre. « Dans de beaux draps », même s’il s’agit d’un humour que voile une certaine tristesse, on se prend à sourire devant ces deux femmes qui, apercevant les spectres de Laurel et Hardy, souhaitent leur faire part de leur admiration.

Avec ce recueil, Bradbury brosse la peinture d’un monde étrange puisant ladite étrangeté dans une certaine banalité. Une banalité qu’il transforme en quelque chose de profondément significatif et fantastique. Bradbury est un magicien, un régisseur, un Monsieur Loyal. On pourrait penser avoir déjà lu quantité de textes similaires, et pourtant son style si particulier, son écriture empreinte de poésie font mouche et séduisent, prennent le lecteur par la main et lui prouve combien ce qu’il lit est unique…

Le Savant fou

Les colloques universitaires donnent lieu à deux types de publications : la simple compilation des interventions des participants, parfois sans grand rapport les unes avec les autres ; ou des ouvrages plus ambitieux, qui tentent de faire émerger un regard neuf sur un sujet donné à partir de ce faisceau de points de vue convergents. C’est clairement à ce second type de synthèse que s’est attelée Hélène Machinal pour les actes du colloque sur « les savants fous du XIXe au XXe siècle » tenu à Brest en octobre 2009. 516 pages, 30 contributeurs : l’ouvrage qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Rennes peut impressionner, mais le jeu en vaut la chandelle. Un beau travail d’édition : l’érudition et même la technicité de la plupart des textes (dont trois en anglais) n’entravent pas la limpidité et l’agrément de lecture de l’ensemble, qu’on peut considérer comme un modèle du genre.

Il serait vain de passer ici en revue les différentes contributions, à raison de trois lignes chacune (à peine de quoi citer les titres… Juste un échantillon, pour le plaisir : « L’Héritage du docteur Moreau de H. G. Wells : deux figures de savants fous dans l’œuvre narrative d’Adolfo Bioy Casares », par Rémi Le Marc’hadour). Allez plutôt y voir. Il y en a pour tous les goûts, ou presque, de la littérature, anglaise (Wells, Wilkie Collins), irlandaise (Flann O’Brien), américaine (Pynchon, Vonnegut, Gibson…) et même française (Verne !) à la philosophie, en passant par le cinéma, la BD (Tardi), les mangas et bien sûr l’inévitable Victor Frankenstein.

En toute subjectivité assumée, je m’en tiendrai donc aux thèmes qui m’ont le plus intrigué. Etrangement, pour un ouvrage a priori résolument littéraire, les meilleures surprises sont pour moi venues des philosophes, ou des contributions à connotation philosophique. Ainsi, Pierre Cassou-Noguès (interviewé ici même par notre collaborateur Xavier Mauméjean dans notre 61e livraison) choisit-il de présenter la figure de « bon savant fou » construite par la presse américaine autour du cybernéticien (et auteur occasionnel de nouvelles de SF) Norbert Wiener ; Bernard Joly s’intéresse à celle de l’alchimiste et Jérôme Dutel, de façon plus inattendue, à celle du « linguiste fou ». Denis Mellier s’interroge quant à lui sur les représentations du philosophe Ludwig Wittgenstein, dont l’intransigeance intellectuelle est telle qu’elle peut être lue comme une folie, mais aussi comme « une malédiction et une aventure », et qu’on découvre sujet de plusieurs « Wittgenstein-fictions ».

Mais si le rédac’chef m’autorise un paragraphe plus technique, le plus étonnant est peut-être la référence récurrente à un autre philosophe, Alain Badiou (d’ailleurs curieusement absent de l’index). L’introduction d’Hélène Machinal explique comment le sommaire de l’ouvrage suit les chemins ouverts par la « généalogie de l’archétype » développée par Jean-Jacques Lecercle, qui se réclame explicitement de la théorie badiousienne de l’événement (L’Etre et l’événement, 1988). Dans son propre article, qui fait office de prologue, Lecercle distingue trois temps de la construction de la forme du savant fou : 1/ le temps de la simple « représentation » d’un événement réel, tel une découverte ou même une révolution scientifique en cours, comme le tableau de Joseph Wright de Derby (1768) qui fournit la dérangeante couverture du livre ; 2/ celui du mythe et du « savant pas fou », dont le moteur est un événement fictif, comme la découverte du secret de la vie par le Dr Frankenstein ; enfin, 3/ celui, largement parodique, de l’archétype « aussi fou que savant ». L’application des nuances ontologiques de Badiou au domaine littéraire, et singulièrement à la science-fiction, ouvre des horizons insoupçonnés et renforce heureusement la cohérence de l’ouvrage.

Un regret toutefois, pour finir : le regard largement extérieur que les auteurs (à l’exception notable de Cassou-Noguès) semblent porter sur la science. Pourquoi se donner tant de mal à penser la folie du savant fou, et escamoter l’autre composante du mythe, son rapport organique à la science ? Le sujet, à la confluence des fameuses « deux cultu-res », scientifique et littéraire, aurait mérité que soient convoqués aussi quelques fous de science…

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug