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La Volonté du Dragon

Lionel Davoust, né en 1978, s’est récemment fait remarquer, dans le bon sens de l’expression, avec deux nouvelles, « L’Île close » (Prix Imaginales 2009), et « Bataille pour un souvenir » (finaliste du dernier GPI nantais), ainsi qu’avec une traduction, celle d’Immortel de Traci L. Slatton (chez l’Atlante, roman finaliste du premier GPI « Etonnants voyageurs »). Aucun doute, il s’agit là d’un auteur / traducteur à suivre.

La volonté du dragon est son premier roman publié. On y suit une invasion, celle que va subir un petit royaume médiévalo-arabisant, Qhmarr, convoité par un empire magico-steampunk, celui d’Asreth. Ce qui n’aurait dû donner au mieux qu’une autre « guerre des six jours », se transforme en gigantesque partie d’échecs (ici appelés Lah) qui, rapidement, tourne à la défaveur de l’empire d’Asreth.

Voilà un roman, plutôt ambitieux dans ses thématiques, qui souffre de plusieurs défauts rédhibitoires : on a déjà lu cent fois cette opposition magie/technologie et en mieux (Station des profondeurs et Jack Faust, de Michael Swanwick), l’écriture oscille entre le maniéré raté et le sec plutôt réussi mais, dans le cas présent, à côté de la plaque ; les personnages, dans leur grande majorité, n’ont aucune consistance (pas de passé, pas de famille, pas de motivations) ; faute de personnage attachant (et/ou fascinant) il n’y a aucun enjeu réel autre que celui de la bataille, qui n’est pas un enjeu car on ne se soucie à aucun moment de son issue. Tout ça fait très jeu vidéo novélisé par une Tanith Lee en petite forme.

Par conséquent, l’ennui règne en maître de la première à la dernière page, et on a l’impression (sans doute fausse) que l’auteur a voulu transformer un projet de novelette en roman, rajoutant à la ligne narrative principale (la partie de Lah), des lignes narratives supplémentaires qui, une fois réduites à leur réelle importance/consistance, se révèlent aussi fines qu’un nappage de sucre glace.

Pour couronner le tout, des dessins hideux et immatures enluminent l’objet.

Rien d’inoubliable, rien de honteux (même si on doute que l’auteur ait vraiment fait de son mieux) ; par conséquent, on se permettra de « passer » et d’attendre le prochain.

Docteur à tuer

Interne dans un hôpital, le docteur Brown est en apparence un citoyen tranquille. En apparence seulement. Dopé au Moxfane, hyperactif et consciencieux, ce médecin au physique de catcheur détonne un peu au sein de l’équipe hospitalière du Manhattan Catholic Hospital. Il fait pourtant tout son possible pour ne pas trop attirer l’attention. Car ce bon docteur a beaucoup de choses à cacher : avant de faire des études de médecine, il a été tueur à gages pour la mafia. Il se faisait alors appeler « Griffe d’ours », et au lieu de soigner les gens, il les flinguait à bout portant. Mais le docteur Brown a décidé de changer de vie. Jusqu’au jour où un nouveau patient est admis à l’hôpital : Nicholas LoBrutto — alias Eddy Squillante — un mafieux qui reconnaît immédiatement son vieil ami « Griffe d’ours ». Démasqué, rattrapé par son passé — et victime du chantage de Squillante qui menace de révéler à la mafia sa nouvelle identité ! — le docteur Brown va devoir retrouver ses vieux réflexes et sortir à nouveau ses griffes…

Docteur à tuer (Beat the reaper en VO) est le premier roman de Josh Bazell et c’est une bonne surprise. Malin, décalé et incisif, ce petit polar original a beaucoup de qualités. Narré à la première personne par Brown/« Griffe d’ours », le récit progresse vite et sans temps mort. La recette est simple, mais efficace : des chapitres ultracourts, une écriture visuelle et dynamique, et de fréquents flash-backs qui permettent au lecteur de découvrir peu à peu la personnalité complexe de ce docteur pas comme les autres. Son ascension fulgurante dans la mafia, son désir viscéral de venger l’assassinat de ses grands-parents, et sa rencontre magique avec Magdalena, le grand amour de sa vie. C’est drôle, tonique, et grave à la fois. C’est même parfois hilarant, notamment dans les passages du roman où Josh Bazell décrit avec une ironie féroce le fonctionnement interne d’un hôpital — et ses très nombreux dysfonctionnements ! Et on n’est pas surpris d’apprendre (en quatrième de couverture) qu’il est lui-même médecin, car sa vision du milieu médical sonne étonnamment juste. Est-ce qu’il a aussi été, dans une vie antérieure, tueur pour la mafia ? Peut-être pas ! Mais cette autre facette de l’intrigue est elle aussi plutôt bien ficelée, même si certaines situations font un peu trop penser à des scènes de films (Les Affranchis, de Scorcese) ou à des séries cultes (Les Sopranos…). C’est d’ailleurs le seul vrai défaut de Docteur à tuer : une intrigue qui par moments est un peu trop référentielle et donne une impression de déjà vu. Mais c’est bien l’unique reproche qu’on peut faire à Josh Bazell. Dès son premier roman, il impose un ton, un style, un humour décapant, et mélange tous ces ingrédients avec beaucoup de savoir-faire. On s’y laisse prendre et on passe un très bon moment en compagnie de ce docteur Brown. On n’a d’ailleurs pas fini d’entendre parler de lui, puisque Josh Bazell est déjà en train d’écrire la suite de ses mésaventures tragicomiques… sans parler du fait que Docteur à tuer va être prochainement adapté au cinéma, avec Leonardo Di Caprio himself dans le rôle du docteur. La grande classe ! Mais en attendant la version ciné, pourquoi ne pas découvrir la version papier : un roman teigneux, intelligent et divertissant, et l’occasion de rencontrer un écrivain/médecin étonnant qui manie les mots aussi bien que le bistouri — Josh Bazell.

Katharsis

Il est des associations que l’on devine d’emblée gagnantes. Celle réunissant le duo coupable l’an dernier du navrantissime Cathédrales de brume d’une part, et l’éditeur lauréat aux Razzies 2010 du Grand Master Award d’autre part, avait de quoi faire ricaner le plus débonnaire des observateurs de la science-fiction française. Et devinez quoi…

Pour leur deuxième roman, en citoyens responsables, Oksana et Gil Prou ont choisi d’écrire un thriller écologique. Une décision somme toute respectable. Sauf que, étant donné la nullité de leur prose, un spectacle de mime ou l’organisation d’un tournoi de pétanque au profit d’une quelconque association de défense de l’environnement eussent sans doute été préférables à ces presque quatre cent pages de prêchi-prêcha illisible.

L’action débute le 4 juillet 2033, lorsqu’une organisation terroriste, baptisée Katharsis, annonce en grande pompe que, si d’ici dix-huit jours, les principaux gouvernements de la planète n’ont pas pris des mesures drastiques pour mettre un terme à la dégradation de l’écosystème, elle déclenchera l’Apocalypse. Reconnaissons à Oksana et Prou d’avoir su poser les enjeux de leur récit clairement et sans traîner. Le problème est que, jusqu’à expiration de cet ultimatum, soit durant plus de trois cent pages, il ne va à peu près plus rien se passer. Comme il faut bien meubler entre deux communiqués des éco-terroristes, on papote beaucoup, on ne fait même que ça, d’abord sur le sérieux de la menace, puis sur les chances de voir les différents pouvoirs en place céder au chantage, et évidemment sur la dégradation de l’état de la planète depuis ces dernières décennies. Histoire de donner une impression de variété, les auteurs multiplient les intervenants : hommes de la rue, journalistes, gouvernants, blogueurs, sans oublier deux coureurs du Tour de France se lançant dans un débat enflammé en pleine ascension d’un col alpin. Les soupçons de dopage sont permis.

Comme les propos échangés restent grosso modo toujours les mêmes, on tourne très vite en rond, et lorsque pour la cinquième fois l’un des protagonistes ressasse les mêmes arguments sur les émissions de gaz à effet de serre ou l’extinction de l’espèce humaine, on se met à espérer très fort que les éco-terroristes n’attendront pas la fin du compte à rebours pour mettre leurs menaces à exécution. Peine perdue.

Tout cela est d’autant plus pénible qu’il s’agit pour l’essentiel de dialogues, technique littéraire que Prou et Oksana maîtrisent encore plus mal que le reste. Leurs personnages s’expriment avec l’aisance et le naturel d’un gamin de cours primaire ânonnant un poème approximatif à la fête de fin d’année de son école. On a donc droit à longueur de pages à d’interminables échanges où l’on se lance à la figure statistiques précises et citations pédantes. Car s’il est bien une chose qu’aime notre duo, c’est de citer à tout va. Pas n’importe qui, évidemment : Erasme ou Pascal, Claudel ou René Char, Heidegger ou Rainer Maria Rilke, ils se gargarisent de sentences définitives avec une affectation qu’on ne rencontre d’ordinaire que chez les plus séniles des Académiciens. On retrouve le même pédantisme à l’œuvre lorsqu’il s’agit de donner un prénom à leurs personnages, lesquels seront baptisés Lysimaque, Mélusine, Euphrosyne ou Istana plutôt que Huguette ou Jeanjean.

Et à la fin : Boum ! Enfin ! On serait presque tenté de trouver meilleures les trente dernières pages du roman, décrivant la lente agonie de l’humanité. Sauf que c’est toujours écrit à la spatule, et que dans le genre post-apocalyptique on ne prendra même pas la peine de citer les textes des années 60-70 qui ont traité ce sujet de manière bien plus intéressante.

D’un point de vue écologique, Katharsis part certainement d’un bon sentiment, même si au bout du compte on n’y trouvera rien qui n’ait été traité de manière plus complète et pertinente dans quantité de reportages, documentaires, films ou livres. D’un point de vue littéraire, c’est absolument à chier. Retenez-moi ou j’achète un 4x4.

L'Épouse de bois

Quasi-inconnue en France, Terri Windling est l’une des figures majeures de la fantasy aux Etats-Unis. Sa bibliographie, outre L’Epouse de bois, ne compte qu’une poignée de nouvelles et d’œuvres pour la jeunesse, mais l’auteure a occupé depuis les années 80 une place prépondérante dans le milieu de l’édition. Directrice de collection, anthologiste, essayiste, elle a contribué de façon considérable à l’évolution du genre, au renouvellement de ses thèmes comme de ses auteurs, parmi lesquels Caroline Stevermer, Steven Brust ou Charles de Lint qu’elle a révélés.

L’Epouse de bois est un voyage envoûtant à la découverte d’un monde autre qui va progressivement s’infiltrer dans le réel. L’histoire est celle de Maggie Black, poétesse et universitaire. Une jeune femme constamment en mouvement, sans attaches fixes hormis un ex-mari bienveillant mais tellement présent dans sa vie qu’il en devient envahissant. Durant des années, Maggie a entretenu une correspondance avec Davis Cooper, poète génial récompensé autrefois du prix Pulitzer, qui a sombré dans l’alcool après la disparition de sa compagne. Lorsque celui-ci meurt dans des circonstances étranges, noyé en plein milieu du désert, elle apprend avec surprise qu’il lui a légué l’ensemble de ses possessions. Espérant découvrir la vérité sur cet homme qu’elle n’a jamais rencontré et dont la vie recèle de nombreuses zones d’ombre, Maggie fait ses valises et part illico pour l’Arizona.

Dans les pas de l’héroïne, on découvre progressivement le monde dans lequel a vécu Davis Cooper. Un monde aux antipodes de celui de Los Angeles, en apparence hostile et austère, mais qui va progressivement révéler une richesse inattendue. A travers les écrits du poète, les peintures de sa compagne et ses rencontres avec les rares habitants de la région, Maggie va petit à petit comprendre ce qui les a retenus dans un tel endroit et changer sa vision de ce qui l’entoure.

L’apparition du surnaturel se fait de manière progressive et naturelle. Elle a tout d’abord lieu dans les marges du récit, avant d’en gagner lentement le cœur. Et lorsqu’enfin Maggie reçoit chez elle la visite d’une créature mi-enfant, mi-animal, elle est déjà tellement imprégnée de l’atmosphère onirique qui baigne désormais son univers qu’elle ne peut que l’accueillir les bras grands ouverts.

Terry Windling a imaginé un bestiaire assez fascinant, inspiré à la fois du folklore du sud des Etats-Unis et des peintures de Brian Froud, artiste anglais dont le tableau « Red-lead mask woman » est reproduit en couverture du roman. A la fois totalement étrangères au monde des humains et profondément liées aux terres où elles évoluent, ces créatures nous apparaissent, sous la plume de la romancière, incompréhensibles et pourtant proches, touchantes.

Et puis L’Epouse de bois doit aussi beaucoup de son intérêt au portrait que fait Terry Windling de son personnage principal. Maggie Black est de ces héroïnes qu’on quitte à regret, tant la romancière a su lui donner vie et nous la rendre proche. Une justesse et un sens du détail que l’on retrouve également dans la description des autres protagonistes, tous parfaitement campés et ne se limitant pas au rôle que l’histoire leur donne à jouer.

Par l’originalité de son cadre, par la beauté étrange de sa magie, par l’élégance de son écriture, L’Epouse de bois constitue l’un des plus beaux romans de fantasy paru en France ces dernières années. A lire impérativement.

De fièvre et de sang

Un an après L’Enfant des cimetières, Sire Cédric persiste et signe dans le domaine du thriller horrifique. De Fièvre et de sang n’en constitue pas vraiment une suite, mais il reprend l’un de ses personnages principaux, le commandant Alexandre Vauvert.

Le roman démarre sur les chapeaux de roue : une ferme isolée et délabrée, une jeune fille nue et ligotée, deux tortionnaires sordides, frangins dégénérés et tueurs en série. Sire Cédric connaît ses classiques du cinéma d’horreur, des premiers Wes Craven aux récentes tentatives françaises, et nous en offre une énième variation. A la différence près que, pour une fois, les flics ne débarquent pas après la bataille. Soixante pages de course-poursuite et d’échanges de tirs plus tard, le calvaire de la demoiselle prend fin et les psychopathes achèvent leur carrière sur une table d’autopsie.

The End.

Sauf que, un an plus tard, les meurtres recommencent, dans des circonstances similaires, cette fois à Paris et dans sa proche banlieue. Pour le commandant Vauvert et sa collègue, la profileuse Eva Svärta, tout est à refaire.

Comparé à son roman précédent, on sent Sire Cédric plus à l’aise avec les codes du genre qu’il aborde. Il maîtrise impeccablement son outil et impose au récit un rythme frénétique de bout en bout. En outre, le méchant de service (en l’occurrence une méchante) est sensiblement plus intéressant que le chiard homicidaire de L’Enfant des cimetières, et d’une perversité assez réjouissante.

Ceci dit, l’auteur semble si confortablement installé dans le cadre du thriller que De Fièvre et de sang est somme toute très routinier dans son déroulement. Pas vraiment de surprises, les rebondissements arrivent au moment où on les attend, les meurtres se succèdent avec une régularité métronomique. On attend que Sire Cédric secoue un peu les conventions du genre, en vain. Tout est si bien balisé que la tentation du hors-piste ne semble même pas l’effleurer.

Etant donné le background du romancier, il est plutôt étrange et amusant de le voir mettre en scène un personnage tel que Vauvert, archétype du flic bourru et compétent, entièrement dédié à son travail. A ses côtés, Eva Svärta offre un contrepoint total, là aussi jusqu’à la caricature : albinos, habillée de cuir, dissimulant en permanence son regard derrière des lunettes noires. On ne s’étonnera donc pas de la voir revêtir corset en vinyle, porte-jarretelles et bottes à talons hauts pour se rendre à un concert de Moonspell (dans le cadre de son enquête, bien en-tendu…).

Hormis quelques clins d’œil de ce type, plus anecdotiques qu’autre chose, on est finalement assez loin de l’univers gothique où l’auteur fit ses premiers pas. Certes les scènes gore ne manquent pas, certes l’élément fantastique au cœur de l’intrigue tient une place plus importante que l’aspect enquête policière, purement fonctionnel et à peu près aussi crédible que dans un épisode de Julie Lescaut. Mais au final De Fièvre et de sang, comme son prédécesseur, ne propose qu’une version délayée, voire édulcorée, de l’imaginaire de Sire Cédric. Il suffit de comparer ce roman à certaines nouvelles de Dreamworld (que le Pré aux Clercs a eu la bonne idée de rééditer fin 2009) pour constater que ses thrillers ne donnent à voir qu’un pan de l’écrivain, et pas forcément le plus intéressant.

Malgré tout, dans le cadre que s’est imposé l’auteur, De Fièvre et de sang n’est pas un mauvais roman, loin de là. Par son écriture efficace, son découpage au cordeau et son rythme endiablé, il fait partie de ces pavés qu’on lit d’une traite, sans se poser de questions. Peut-être Sire Cédric a-t-il renoncé à être le « Clive Barker français » que certains de ses textes précédents laissaient percevoir. On se contentera donc pour l’instant de le voir incarner un Graham Masterton plus que convaincant.

Ceci n'est pas un jeu

Depuis plus de vingt-cinq ans maintenant, Walter Jon Williams est sans doute l’un des écrivains de science-fiction les plus versatiles, changeant de registre à chaque roman ou presque. Du cyberpunk de Câblé au polar hard science Sept Jours à expier (considéré à peu près unanimement comme son chef-d’œuvre), du space opera post-moderne Aristoi au fourre-tout brillant mais un peu vain qu’était le récent Avaleur de mondes, le romancier ne se répète jamais, abordant les genres comme s’il s’agissait à chaque fois pour lui de nouveaux défis à relever. Dernier en date : le thriller.

Ceci n’est pas un jeu s’inspire des Alternate Reality Games, ou ARG, mélange de jeux de rôle online et grandeur nature. Le cadre d’un tel jeu ne se limite pas au site web qui le gère mais se poursuit dans le monde réel par le biais de coups de téléphone aux participants, courriers ou évènements orga-nisés au quatre coins du monde. Le titre du roman (This is not a game en VO) était le slogan de l’un des premiers jeux de ce type, lancé en 2001 dans le cadre de la promotion du A.I. Intelligence artificielle, le film de Steven Spielberg. C’est également le titre du premier ouvrage qui s’est intéressé en 2005 à cette nouvelle forme de divertissement (This is not a game : a guide to alternate reality gaming de Dave Szulborski).

Dagmar Shaw est l’heureuse conceptrice de tels jeux. En voyage en Indonésie pour superviser la conclusion spectaculaire de sa dernière création, elle se trouve soudain dans une situation périlleuse lorsque le pays connaît une crise financière sans précédent, que les vols de toutes les compagnies aériennes sont annulés et que des émeutes éclatent dans les rues de Jakarta. Retranchée dans sa chambre d’hôtel, elle attend l’arrivée des secours que lui a promis son employeur. En vain. Elle a alors l’idée de faire appel à la communauté des joueurs qui vont mettre leurs ressources à sa disposition, souvent sans bien savoir si son appel à l’aide est réel ou s’il ne s’agit que d’une nouvelle manche de leur jeu favori.

Cette première partie du roman vise essentiellement à présenter aux lecteurs le principe des ARG et la manière dont, consciemment ou non, les actions des joueurs peuvent avoir des conséquences dans le monde réel. Le problème de Dagmar résolu, Walter Jon Williams embraye sur une toute autre histoire qui débute par le meurtre de l’un des vieux amis de la jeune femme. L’enquête de la police ne progressant guère, elle se tourne à nouveau vers la communauté des gamers, quitte à brouiller davantage la frontière séparant la réalité de la fiction.

Ceci n’est pas un jeu est un roman agaçant et assez frustrant. En tant que thriller, il n’est que passablement réussi. Walter Jon Williams a suffisamment de métier pour qu’on ne s’ennuie pas à sa lecture, mais il se sert le plus souvent de grosses ficelles pour faire progresser son intrigue et offre au final assez peu de surprises. Le méchant est puni à la fin, tout rentre dans l’ordre, merci, bonsoir.

Le roman aborde pourtant des thèmes intéressants, à commencer par le fonctionnement des marchés financiers internationaux. Le krach boursier qui frappe l’Indonésie au début du roman n’est que la première manifestation d’un phénomène qui va s’étendre par la suite et menacer de dévaster l’écono-mie mondiale. Difficile d’être plus au faîte de l’actualité. Hélas, plutôt que de démonter les rouages de ce système, Walter Jon Williams n’en tire qu’un vulgaire gadget, manière commode pour ne pas aborder les vraies questions.

Ceci n’est pas un jeu rend compte en permanence de la confusion pouvant exister entre réalité et fiction. Comment des marchés financiers virtuels sont capables d’impacter l’économie réelle et la vie de millions d’individus, comment les joueurs d’ARG parviennent, parfois à leur insu, à faire progresser une enquête criminelle. Mais plutôt que d’explorer en profondeur ces thèmes, révélateurs de ce qu’est devenue la société actuelle, Walter Jon Williams ne fait qu’effleurer son sujet et se contente d’y puiser la matière lui permettant de faire tourner un thriller au final un peu couillon. En guise de réflexion, il se contentera de résumer, par le biais d’un courriel envoyé par l’une des participantes au jeu, l’essentiel des questions que le lecteur s’est posé tout au long du roman.

Ceci n’est pas un jeu aurait pu, aurait dû être un roman important. En l’état, il n’est qu’un thriller ordinaire, lisible et distrayant, sans doute, mais avant tout superficiel et vain. Un beau gâchis.

L'Ange blond

Mine de rien, cela fait quelques temps maintenant que les éditions Mnémos ont sérieusement repris du poil de la bête, notamment en ajoutant à leur catalogue une jolie collection de jeunes écrivains français, débutants pour la plupart mais fort prometteurs : Maïa Mazaurette, Laurent Gidon, Eric Holstein, Justine Niogret, Frédéric Delmeulle et j’en oublie sans doute. Dernière révélation en date : Laurent Poujois, auteur précédemment de deux romans pour la jeunesse, mais que beaucoup découvriront avec cet Ange blond.

L’action se situe en 2008, mais dans un univers fort différent du nôtre, né de la victoire de Napoléon contre l’Angleterre. Deux siècles plus tard, l’Empire existe toujours et a permis l’éclosion d’une société stable et par bien des points très avancée. Les biopuces informatiques sont omniprésentes dans la vie quotidienne, les moyens de transport fonctionnent grâce à des sources d’énergie non polluantes, la conquête spatiale ne se limite pas à la proche banlieue terrestre. Tout n’est pas rose pour autant, les tensions internationales sont parfois vives, et divers groupuscules extrémistes, politiques ou religieux, s’avèrent capables à l’occasion de meurtriers coups d’éclat. Dans ce contexte, les cérémonies du bicentenaire de l’invasion de la Grande-Bretagne par la flotte française, auxquelles l’Impératrice Caroline Bonaparte doit participer, s’annoncent comme le rendez-vous de tous les dangers. Aurore Lefèvre, ancienne de la Légion Impériale devenue maître-orchestreur (une sorte de Jean-Michel Jarre mâtiné de David Guetta, en schématisant énormément), est contactée par les services secrets de l’Empire pour infiltrer la conjuration qui menace la première dame de France.

Laurent Poujois a imaginé une uchronie assez étonnante, mélange de décorum archaïque et de gadgets hi-tech. Dans l’ensemble la cohabitation se passe plutôt bien, même si l’on reste le plus souvent à la surface des choses et que l’on a davantage l’impression de traverser un décor de cinéma plutôt que de s’immerger dans un univers tangible. On ne sait rien par exemple de la nature de ce régime dont son héroïne va prendre la défense sans se poser la moindre question. Le romancier préfère éluder le sujet en désignant d’emblée et de manière catégorique les méchants de son histoire. Le premier d’entre eux se nommera donc Otto Hitler, petit-fils de qui vous savez, et au cas où ses antécédents familiaux ne suffiraient pas à le cataloguer parmi les personnages peu fréquentables, l’auteur en rajoute encore en faisant de lui un pervers sexuel adepte des pratiques S-M les moins ragoûtantes.

On le voit, Laurent Poujois ne s’embarrasse pas vraiment de finesse. Que ce soit dans la caractérisation de ses personnages ou dans la progression de son intrigue principale, le plus souvent mécanique et trop prévisible, L’Ange blond souffre de défauts indéniables. Pourtant, on ne peut que passer outre ces quelques points noirs tant l’auteur fait par ailleurs la démonstration d’une ardeur incroyable en multipliant les morceaux de bravoure : plongeon de 10 000 mètres sous la menace des canons de la DCA londonienne, courses-poursuites dans les rues de Paris, affrontements sanglants entre supporters de football, combat spatial dans la ceinture d’astéroïdes, fusillades à répétition, Poujois enchaîne les séquences spectaculaires et fait montre en la matière d’un remarquable talent de mise en scène grâce à une écriture d’une précision irréprochable. C’est avant tout cette incroyable énergie irriguant une bonne partie du récit qui incite à passer outre les quelques faiblesses évoquées précédemment. Et comme le romancier n’en a visiblement pas terminé avec son héroïne, il aura l’occasion de resserrer ultérieurement les quelques boulons qui pourraient en avoir besoin. Pour un coup d’essai, le résultat est plutôt enthousiasmant.

Stalker

[Critique commune à L'Île habitée et Stalker.]

Après Il est difficile d’être un dieu l’année dernière, la collection « Lunes d’encre » poursuit la réédition des œuvres majeures des frères Arkadi et Boris Strougatski avec — toujours sous de très belles couvertures de Lasth — deux titres particulièrement marquants, L’Ile habitée et, bien sûr, le célébrissime Stalker, ou Pique-nique au bord du chemin, probablement le plus fameux roman des frangins du fait de son adaptation cinématographique par Andreï Tarkovski (une adaptation passablement libre, toutefois — même si scénarisée par les Strougatski, mais sous la direction du réalisateur : les mauvaises langues pourront se réjouir de ce que le roman est beaucoup moins soporifique, hermétique et prétentieux que le film…). Un livre qui a assurément marqué de son empreinte son époque et son pays, à tel point, nous dit la quatrième de couverture, que « c’est sous le surnom de stalkers qu’on connaît désormais les hommes et femmes qui ont étouffé le cœur du réacteur en fusion de Tchernobyl, entre le 26 avril et le 16 mai 1986 ». Précision que l’on pourra à bon droit trouver un brin putassière et d’un goût douteux, et dont on fera peut-être bien de se souvenir le moment venu…

Mais parlons (enfin) du roman. De mystérieux extraterrestres sont venus sur Terre. A l’instar de ceux de l’excellent Génocides de Thomas Disch, on ne les verra jamais, et on ne les connaîtra qu’au travers de leurs manifestations. Toutefois, à la différence de ces derniers, il semblerait qu’ils soient tout simplement repartis, et qu’ils n’aient donc fait qu’une « Visite » éclair sur Terre. Mais la Visite a laissé des traces, plusieurs « Zones » réparties sur la surface de la planète, où ils ont abandonné des objets de toute sorte, au fonctionnement et à l’utilité mystérieux, tels les « creuses ». Mais les Zones sont avant tout des endroits dangereux, émaillés de pièges qui semblent à première vue défier les lois de la physique, quand ils ne font qu’en appliquer de différentes : « calvities de moustiques », « gelées de sorcières », « hachoirs », « gais fantômes », et tant d’autres encore…

La Zone a ses spécialistes, mais elle a surtout ses contrebandiers, ses trafiquants, ses guides : ce sont eux, les stalkers, qui ont baptisé ainsi les pièges et les objets que l’on y trouve. Le roman — court mais dense, divisé en quatre longs chapitres — nous invite essentiellement à suivre les pas de l’un d’entre eux, le rouquin Redrick Shouhart, de la Zone de Harmont. Le premier chapitre pratique plus ou moins l’attaque en force, en nous plongeant très vite au cœur de la Zone et de ses mystères meurtriers. Mais, si le roman sait se montrer palpitant, il saura aussi adopter par la suite un ton plus posé, et les scènes les plus passionnantes, finalement, auront lieu en dehors de la Zone, dans le monde gris cendré des hommes, mesquin et triste, avec ses petites intrigues, ses petites bassesses… et ses interrogations sur l’objet de la Visite. Les hommes ne seraient-ils que des fourmis, se jetant sans rien y comprendre sur les débris abandonnés par des pique-niqueurs au bord du chemin ? C’est ce dont débattent, dans le chapitre 3, Richard H. Nounane, le meilleur ami de Redrick, et le prix Nobel Valentin Pilman ; les perspectives qu’ils dégagent, dans tous les cas, sont plutôt humiliantes pour l’humanité…

Mais l’espoir demeure, pourtant, incarné dans certains mythes propres aux stalkers, et notamment celui de la « Boule d’or », un artefact laissé par les Visiteurs et qui serait à même d’exaucer tous les vœux. Un mythe ? Et si c’était vrai ? S’il était possible de changer les choses, de sortir les hommes de leur insupportable condition ? Le jeu en vaudrait la chandelle, non ? Et le sceptique et soiffard Redrick Shouhart pourrait bien finir, lui aussi, par se mettre en quête de la Boule d’or… mais pourrait-il la comprendre ? Et elle, comme tous les objets de la Zone, pourrait-elle comprendre les humains ? La communication est-elle seulement possible ?

N’y allons pas par quatre chemins : Stalker est un chef-d’œuvre. Mais il fonctionne tel « l’effet Ballard » (ce qui tombe bien, au regard du dossier du présent Bifrost), comme une bombe à retardement, de manière très insidieuse : une fois le livre refermé (ce qui arrive vite, il est très court), on sait qu’on a lu quelque chose de bon, voire très bon, et ce n’est qu’alors, dans un sens, que le véritable travail débute, que les images apparaissent, que les idées, superbes, viennent à s’exprimer dans toute leur force. On reste alors sous le choc de l’intelligence du propos, et de la maestria avec laquelle les frères l’ont amené. Un chef-d’œuvre, donc, et pour une fois le qualificatif n’est pas galvaudé.

Si L’Ile habitée ne saurait prétendre à semblable statut, ça n’en est pas moins à son tour un roman fort intéressant, très proche dans ses thématiques d’Il est difficile d’être un Dieu (le camarade Patrice Lajoye, dûment interrogé à ce sujet, a confirmé que les deux romans pouvaient être considérés comme faisant partie d’un « cycle » plus ou moins informel et comprenant en outre Tentative de fuite, antérieur, puis Le Scarabée dans la fourmilière et Les Vagues éteignent le vent), mais en bien plus convaincant.

Le roman débute d’une manière atrocement banale que n’aurait pas reniée Jack Vance. Maxime, un jeune Terrien du GRL (Groupe de Recherches Libres) s’échoue sur une planète « archaïque » (dont le stade de développement correspond approximativement à celui de la Terre des années 1960, en somme…). Bientôt rebaptisé Mak Sime, il y fait la découverte d’un terrible régime totalitaire, une dictature militaire qui s’en prend aux « dégénérés ». Ceux-ci souffrent considérablement des ondes émises par des tours implantées à travers la majeure partie de l’île habitée, et c’est ce qui permet de les identifier. Mais — lâchons le mot, puisque la quatrième de couverture ne s’en prive pas —, la véritable fonction de ces tours est tout autre : elles permettent le contrôle de la population ; et c’est parce que les « dégénérés » y sont insensibles qu’ils constituent une menace pour le régime… Mak Sime n’accepte pas cet état de fait : il rejoint bientôt le maquis et se fait résistant, prêt à tout pour renverser le régime « fasciste » des Pères Inconnus…

A la lecture de ce roman (bien plus long que les deux précités), il est une chose qui frappe immédiatement : on n’en revient tout simplement pas qu’un tel ouvrage (« le plus politique des romans des frères Strougatski », dit la quatrième de couverture — euphémisme !) ait pu être publié en Union soviétique en 1971 ! Aussi avons-nous de nouveau fait appel aux lumières du camarade Lajoye pour tenter d’expliquer cette étrangeté. Il y a tout d’abord le personnage de Maxime, qui est censé être le Komsomol parfait, le surhomme, l’homo sovieticus. Certes… Mais malgré tout, et quand bien même le régime qui nous est présenté est qualifié de « fasciste », il n’est guère difficile de lire entre les lignes… Mais il est vrai qu’il est toujours possible de faire un double discours, dans une optique brejnévienne. En outre, la popularité des Strougatski les rendait relativement intouchables, et enfin l’Union des écrivains ne s’intéressait plus à leur cas, contrairement aux années 1960, dans la mesure où elle ne les envisageait que comme écrivant des ouvrages puérils… Aussi le roman échappa-t-il largement à la censure, et seuls quelques passages concernant le fonctionnement interne des Pères inconnus, guère primordiaux, durent-ils être réintégrés (ils furent néanmoins plus nombreux que pour les deux autres romans, semble-t-il). Etonnant, tout de même…

Quoi qu’il en soit, c’est bien ce caractère éminemment politique qui fait tout l’intérêt du roman (par ailleurs très enlevé et palpitant, même si parfois un peu gros… et on avouera que le « surhomme » Maxime a quelque chose de profondément agaçant !) : la réflexion sur le politique, notamment sur le volontarisme politique et la notion de progrès, est tout à fait passionnante — et pertinente hors de tout contexte historique spécifique, même si on constatera que la situation actuelle de la Russie rend la lecture de L’Ile habitée d’autant plus troublante…

Un chef-d’œuvre et un très bon roman d’une actualité et d’une pertinence étonnantes : la collection « Lunes d’encre » nous a gâtés avec ces deux très belles rééditions des frères Strougatski. On en conseillera vivement la lecture à tous les amateurs de grande science-fiction, quelle que soit ses origines : la meilleure littérature n’a jamais eu de frontières.

L'Île habitée

[Critique commune à L'Île habitée et Stalker.]

Après Il est difficile d’être un dieu l’année dernière, la collection « Lunes d’encre » poursuit la réédition des œuvres majeures des frères Arkadi et Boris Strougatski avec — toujours sous de très belles couvertures de Lasth — deux titres particulièrement marquants, L’Ile habitée et, bien sûr, le célébrissime Stalker, ou Pique-nique au bord du chemin, probablement le plus fameux roman des frangins du fait de son adaptation cinématographique par Andreï Tarkovski (une adaptation passablement libre, toutefois — même si scénarisée par les Strougatski, mais sous la direction du réalisateur : les mauvaises langues pourront se réjouir de ce que le roman est beaucoup moins soporifique, hermétique et prétentieux que le film…). Un livre qui a assurément marqué de son empreinte son époque et son pays, à tel point, nous dit la quatrième de couverture, que « c’est sous le surnom de stalkers qu’on connaît désormais les hommes et femmes qui ont étouffé le cœur du réacteur en fusion de Tchernobyl, entre le 26 avril et le 16 mai 1986 ». Précision que l’on pourra à bon droit trouver un brin putassière et d’un goût douteux, et dont on fera peut-être bien de se souvenir le moment venu…

Mais parlons (enfin) du roman. De mystérieux extraterrestres sont venus sur Terre. A l’instar de ceux de l’excellent Génocides de Thomas Disch, on ne les verra jamais, et on ne les connaîtra qu’au travers de leurs manifestations. Toutefois, à la différence de ces derniers, il semblerait qu’ils soient tout simplement repartis, et qu’ils n’aient donc fait qu’une « Visite » éclair sur Terre. Mais la Visite a laissé des traces, plusieurs « Zones » réparties sur la surface de la planète, où ils ont abandonné des objets de toute sorte, au fonctionnement et à l’utilité mystérieux, tels les « creuses ». Mais les Zones sont avant tout des endroits dangereux, émaillés de pièges qui semblent à première vue défier les lois de la physique, quand ils ne font qu’en appliquer de différentes : « calvities de moustiques », « gelées de sorcières », « hachoirs », « gais fantômes », et tant d’autres encore…

La Zone a ses spécialistes, mais elle a surtout ses contrebandiers, ses trafiquants, ses guides : ce sont eux, les stalkers, qui ont baptisé ainsi les pièges et les objets que l’on y trouve. Le roman — court mais dense, divisé en quatre longs chapitres — nous invite essentiellement à suivre les pas de l’un d’entre eux, le rouquin Redrick Shouhart, de la Zone de Harmont. Le premier chapitre pratique plus ou moins l’attaque en force, en nous plongeant très vite au cœur de la Zone et de ses mystères meurtriers. Mais, si le roman sait se montrer palpitant, il saura aussi adopter par la suite un ton plus posé, et les scènes les plus passionnantes, finalement, auront lieu en dehors de la Zone, dans le monde gris cendré des hommes, mesquin et triste, avec ses petites intrigues, ses petites bassesses… et ses interrogations sur l’objet de la Visite. Les hommes ne seraient-ils que des fourmis, se jetant sans rien y comprendre sur les débris abandonnés par des pique-niqueurs au bord du chemin ? C’est ce dont débattent, dans le chapitre 3, Richard H. Nounane, le meilleur ami de Redrick, et le prix Nobel Valentin Pilman ; les perspectives qu’ils dégagent, dans tous les cas, sont plutôt humiliantes pour l’humanité…

Mais l’espoir demeure, pourtant, incarné dans certains mythes propres aux stalkers, et notamment celui de la « Boule d’or », un artefact laissé par les Visiteurs et qui serait à même d’exaucer tous les vœux. Un mythe ? Et si c’était vrai ? S’il était possible de changer les choses, de sortir les hommes de leur insupportable condition ? Le jeu en vaudrait la chandelle, non ? Et le sceptique et soiffard Redrick Shouhart pourrait bien finir, lui aussi, par se mettre en quête de la Boule d’or… mais pourrait-il la comprendre ? Et elle, comme tous les objets de la Zone, pourrait-elle comprendre les humains ? La communication est-elle seulement possible ?

N’y allons pas par quatre chemins : Stalker est un chef-d’œuvre. Mais il fonctionne tel « l’effet Ballard » (ce qui tombe bien, au regard du dossier du présent Bifrost), comme une bombe à retardement, de manière très insidieuse : une fois le livre refermé (ce qui arrive vite, il est très court), on sait qu’on a lu quelque chose de bon, voire très bon, et ce n’est qu’alors, dans un sens, que le véritable travail débute, que les images apparaissent, que les idées, superbes, viennent à s’exprimer dans toute leur force. On reste alors sous le choc de l’intelligence du propos, et de la maestria avec laquelle les frères l’ont amené. Un chef-d’œuvre, donc, et pour une fois le qualificatif n’est pas galvaudé.

Si L’Ile habitée ne saurait prétendre à semblable statut, ça n’en est pas moins à son tour un roman fort intéressant, très proche dans ses thématiques d’Il est difficile d’être un Dieu (le camarade Patrice Lajoye, dûment interrogé à ce sujet, a confirmé que les deux romans pouvaient être considérés comme faisant partie d’un « cycle » plus ou moins informel et comprenant en outre Tentative de fuite, antérieur, puis Le Scarabée dans la fourmilière et Les Vagues éteignent le vent), mais en bien plus convaincant.

Le roman débute d’une manière atrocement banale que n’aurait pas reniée Jack Vance. Maxime, un jeune Terrien du GRL (Groupe de Recherches Libres) s’échoue sur une planète « archaïque » (dont le stade de développement correspond approximativement à celui de la Terre des années 1960, en somme…). Bientôt rebaptisé Mak Sime, il y fait la découverte d’un terrible régime totalitaire, une dictature militaire qui s’en prend aux « dégénérés ». Ceux-ci souffrent considérablement des ondes émises par des tours implantées à travers la majeure partie de l’île habitée, et c’est ce qui permet de les identifier. Mais — lâchons le mot, puisque la quatrième de couverture ne s’en prive pas —, la véritable fonction de ces tours est tout autre : elles permettent le contrôle de la population ; et c’est parce que les « dégénérés » y sont insensibles qu’ils constituent une menace pour le régime… Mak Sime n’accepte pas cet état de fait : il rejoint bientôt le maquis et se fait résistant, prêt à tout pour renverser le régime « fasciste » des Pères Inconnus…

A la lecture de ce roman (bien plus long que les deux précités), il est une chose qui frappe immédiatement : on n’en revient tout simplement pas qu’un tel ouvrage (« le plus politique des romans des frères Strougatski », dit la quatrième de couverture — euphémisme !) ait pu être publié en Union soviétique en 1971 ! Aussi avons-nous de nouveau fait appel aux lumières du camarade Lajoye pour tenter d’expliquer cette étrangeté. Il y a tout d’abord le personnage de Maxime, qui est censé être le Komsomol parfait, le surhomme, l’homo sovieticus. Certes… Mais malgré tout, et quand bien même le régime qui nous est présenté est qualifié de « fasciste », il n’est guère difficile de lire entre les lignes… Mais il est vrai qu’il est toujours possible de faire un double discours, dans une optique brejnévienne. En outre, la popularité des Strougatski les rendait relativement intouchables, et enfin l’Union des écrivains ne s’intéressait plus à leur cas, contrairement aux années 1960, dans la mesure où elle ne les envisageait que comme écrivant des ouvrages puérils… Aussi le roman échappa-t-il largement à la censure, et seuls quelques passages concernant le fonctionnement interne des Pères inconnus, guère primordiaux, durent-ils être réintégrés (ils furent néanmoins plus nombreux que pour les deux autres romans, semble-t-il). Etonnant, tout de même…

Quoi qu’il en soit, c’est bien ce caractère éminemment politique qui fait tout l’intérêt du roman (par ailleurs très enlevé et palpitant, même si parfois un peu gros… et on avouera que le « surhomme » Maxime a quelque chose de profondément agaçant !) : la réflexion sur le politique, notamment sur le volontarisme politique et la notion de progrès, est tout à fait passionnante — et pertinente hors de tout contexte historique spécifique, même si on constatera que la situation actuelle de la Russie rend la lecture de L’Ile habitée d’autant plus troublante…

Un chef-d’œuvre et un très bon roman d’une actualité et d’une pertinence étonnantes : la collection « Lunes d’encre » nous a gâtés avec ces deux très belles rééditions des frères Strougatski. On en conseillera vivement la lecture à tous les amateurs de grande science-fiction, quelle que soit ses origines : la meilleure littérature n’a jamais eu de frontières.

À travers temps

Le Robert Charles Wilson nouveau est arrivé… et il est vieux de vingt ans ; 1991, plus précisément. Mais « Lunes d’encre », par le biais de son traducteur émérite Gilles Goullet, a établi une passerelle temporelle rendant enfin ce Bridge of Years accessible aux lecteurs français de 2010. Ce qui, on l’avouera, nous fournira une belle occasion de nous réconcilier avec l’auteur d’origine américaine mais désormais canadien, qui nous avait quand même plutôt déçu l’année dernière avec Axis, la suite de son monumental et indispensable Spin

De passerelle entre les époques, il sera beaucoup question dans A travers temps, comme son nom l’indique. Un roman qui pratique l’attaque en force. Prologue, avril 1979 : le maraudeur Billy Gargullo, engoncé dans son armure dorée, débarque d’un futur ensanglanté par la guerre civile et assassine sous nos yeux impuissants le « voyageur temporel » Ben Collier dans une petite maison de cèdre de Belltower, dans l’Etat de Washington.

Puis, sans transition, nous voilà en 1989 : Tom Winter traverse une très mauvaise passe ; sa compagne l’a largué, et il a perdu son travail. En conséquence de quoi il a sombré dans la dépression et l’alcoolisme. Son frère Tony l’en a finalement sorti et lui a dégoté un job de vendeur de voitures à Belltower, où Tom acquiert une petite maison de cèdre à l’écart de la bourgade… Une maison qui — à en croire le représentant même de l’agence immobilière, Doug Archer, qui a une passion pour le bizarre et l’étrange — pourrait bien ca-cher quelques secrets… Et, effectivement, cette maison semble hantée par des fantômes obsédés par la propreté et les réparations immédiates ! Mais la vérité se fait jour peu à peu : la maison est envahie « d’insectes mécaniques » qui viennent réclamer l’aide de Tom Winter, communiquant avec lui par le biais de ses rêves… ou de sa télévision. Quant au sous-sol de la bâtisse, il abrite un long tunnel… qui conduit directement au New York de 1962 ! Tom, une fois passé le temps du choc, se voit tenté par la fuite, l’exil dans le passé, dans l’histoire, lui qui n’a plus rien à perdre et que rien ne rattache au présent. Mais il n’est pas le premier à qui cette possibilité a été offerte…

Les (bonnes) histoires de voyage dans le temps ont souvent une fâcheuse tendance, en surjouant des paradoxes, à coller très facilement une migraine carabinée au lecteur. Ici, ce n’est jamais le cas, heureusement, mais il faut dire que le propos de Robert Charles Wilson est tout autre. Le roman joue en fait essentiellement sur trois tableaux.

Il a tout d’abord une dimension d’hommage clairement assumée. Sans surprise, on pense à La Patrouille du temps de Poul Anderson… Mais le roman renvoie encore davantage, avec son cadre (en partie, du moins) bucolique, sa dimension écologique et humaniste et son thème du « gardien », au classique de Clifford D. Simak Au carrefour des étoiles, dont il constitue le pendant temporel. L’hommage est en tout point réussi, et perceptible sans jamais sombrer dans la lourdeur. Il en va de même pour le discours, teinté de mélancolie… et d’un soupçon de fatalisme.

Sans surprise de la part de Robert Charles Wilson, la deuxième dimension du roman — et sans doute la plus fondamentale — repose essentiellement sur la psychologie des personnages, et en tout premier lieu du « héros » Tom Winter, celui que nous suivons durant la majeure partie du livre. Sous ses dehors de stéréotype dépressif, Tom Winter se révèle un personnage bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît au premier abord, et cela vaut pour tous les autres personnages du roman, principaux ou pas… y compris la figure du « méchant », Billy Gargullo, en fin de compte un personnage aussi touchant que répugnant, et une victime autant qu’un coupable. Mais il ne faut pas non plus faire l’impasse sur les personnages féminins, très bien campés, et notamment Joyce, la belle new-yorkaise de Greenwich Village en 1962, plus complexe elle aussi que son archétype de chanteuse folk engagée… Autant de personnages profondément humains, plus vrais que nature, aux actions et réactions savamment étudiées et manipulées par un auteur déjà très doué sur ce plan en 1991.

Enfin — et c’est là encore assez typique de Robert Charles Wilson, voyez par exemple Blind Lake, ou, sur un mode moins réussi, Axis —, quand bien même le roman, avec ses aspects tantôt bucoliques (à Belltower), tantôt psychologiques, sait se faire posé, il ne s’en transforme pas moins progressivement en un palpitant thriller, tout ce qu’il y a d’efficace. Certaines séquences — et de plus en plus au fur et à mesure que l’on avance dans le roman — sont riches de suspense ou d’action, et menées de main de maître.

La plume de Robert Charles Wilson, quoi qu’il en soit, bien servie comme d’habitude par la traduction de Gilles Goullet, sait faire honneur à ces multiples dimensions ; le style est fluide et délicat, sans jamais sombrer dans la lourdeur, tandis que les dialogues sont frappés du sceau de l’authenticité. Rien à redire.

Aussi la quatrième de couverture, élogieuse comme il se doit, n’hésite-t-elle pas à parler « d’une des plus belles réussites de Robert Charles Wilson ». On n’ira tout de même pas jusque-là : si le roman est assurément bon, il lui manque encore quelque chose, une ambition sans doute, une vision, un projet, bref, une dimension supplémentaire qui l’empêche d’atteindre aux sommets des Chronolithes ou a fortiori de Spin. Avec A travers temps, nous avons droit à du bon Robert Charles Wilson, pas à de l’excellent Robert Charles Wilson. Mais on avouera que c’est déjà pas mal…

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