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Perv, une histoire d'amour

Après le formidable (et très éprouvant) Mémoire des ténèbres, les éditions 13e Note poursuivent la publication des œuvres de Jerry Stahl, auteur américain un temps classé au rayon polar, dont l’humour, la causticité et le désespoir latent font mouche à tous les coups. Avec Perv, une histoire d’amour, les lecteurs conquis par les opus précédents ne seront pas déçus. Saluons au passage le très beau travail éditorial de 13e Note et la qualité des traductions, détail totalement négligé par les éditons Rivages qui ont allègrement massacré Anesthésie générale, autre roman de Stahl paru il y a peu et rendu quasi illisible. Les amateurs de cinéma connaissent Jerry Stahl le scénariste (crédité au générique de films bas du front mais qu’on imagine lucratifs), les toxicomanes son passé de junkie, et les lecteurs lambda son penchant pour l’absurde, les situations grotesques et ses descriptions tragicomiques. Perv, une histoire d’amour est un subtil mélange des trois, la touche autobiographique en plus. Car si l’auteur se garde bien de préciser ici ou là qu’il s’agit d’une histoire vraie, les petites phrases lancées dans les romans précédents ne font pas illusion longtemps. Reste une question essentielle, pourquoi chroniquer ce roman dans les pages science-fictionnesques de Bifrost ? Tout simplement parce que Bifrost soutient depuis toujours la littérature déviante, bizarre et subversive. De ce point de vue-là, Stahl ne craint personne, et ses descriptions post-apocalyptiques de cerveaux cramés par les joints d’héroïne pure ne dépareilleront pas dans la bibliothèque des amateurs de Philip K. Dick et de Van Vogt (si si).

Nous sommes à l’aube des années soixante-dix, et pour le jeune Bobby Stark, le retour à Pittsburgh se passe mal. Viré de sa pension pour riches où sa veuve de mère maniaco-dépressive l’avait envoyé suivre une éducation digne de ce nom, le voilà forcé de vivre sous le toit familial, sans avenir, sans rien. Pourtant, tout commençait bien. Bobby Stark venait de perdre son pucelage en même temps que deux copains en s’occupant de la très compréhensive Sharon, mais malheur, le préservatif reste dans le vagin, le père (manchot et coiffeur) débarque, tombe sur Bobby la main dans le sexe de sa fille, assiste à la fuite lâche et précipitée des autres, et décide de parler à Bobby. Sur cette ouverture à la fois douloureuse et douteuse, Stahl brode un dialogue hallucinant entre l’homme et l’ado, d’où il ressort que la vie c’est de la merde, qu’il ne faudrait pas vieillir et que, quand même, tu vas t’en souvenir de cette journée, mon gars, où est-ce que j’ai rangé mon matériel à tatouage ? Renvoyé de l’école pour faute morale, Bobby le pestiféré retrouve donc le giron maternel, alors que partout des jeunes hippies à moitié nus font l’amour dans les parcs, et qu’il est forcé de suivre les leçons de comportement des amis de sa mère (un pédophile refoulé, un ancien combattant post-chrétien). Des retrouvailles improbables vont pourtant changer tout ça. Tombé nez à nez avec Michelle, son ancien amour de CM1 désormais krishna girl sans sous-vêtements, il décide de reprendre son existence en main… et de filer en stop avec sa belle en Californie, pour changer de vie. On s’en doute, le road-trip dégénère assez vite et la tentative de viol qui s’étale sur les 60 dernières pages du roman fait partie des authentiques moments de grande littérature qui jalonnent le parcours d’une vie de lecture. Tout y est, la tension, l’angoisse, l’hilarité, l’horreur… du grand art, dont on ressort sonné, ébouriffé, sidéré.

Au-delà des aventures percutantes d’un héros décalé qui dressent le portrait au scalpel rouillé d’une Amérique dégénérée d’un réalisme terrifiant, Perv, une histoire d’amour est aussi un roman initiatique touchant dans un décor disparu. Les personnages de Stahl existent, vivent et meurent en toute absurdité, comme il sied à l’existence dans son ensemble. Ne ratez pas ce grand livre dont l’apparente superficialité masque la profondeur et l’intelligence.

Discipline

Dernier opus à paraître dans la défunte collection « Interstices », le très bon Discipline est injustement passé inaperçu. La faute à une mise en place famélique qui fait parfois douter de l’existence même du roman. Pourtant, Discipline existe, et c’est un sacré texte, dont il était nécessaire de parler dans Bifrost. De l’auteur, on ne sait presque rien. Paco Ahlgren a travaillé comme analyste financier pendant seize ans. Il a développé tout seul comme un grand un système informatique qui lui a rapporté beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent. De fait, il a beaucoup, beaucoup, beaucoup bu, fait la fête, pris toutes sortes de drogues et beaucoup, beaucoup, beaucoup réfléchi sur la nature de la réalité, la mécanique quantique, la perception humaine et… les échecs. Discipline pourrait présenter le résultat doux-amer de ces réflexions, mais cet étonnant roman est bien plus que cela. On y suit le parcours de Douglas Cole, jeune Texan a priori sans histoire dont la vie, la déchéance et — peut-être — la rédemption ne sont pas sans rappeler l’excellent Mémoire des ténèbres, de Jerry Stahl. A ce titre, autant le savoir d’emblée, certaines pages sont limite soutenables, mais on aurait tort de réduire Discipline à cela, tant il plaira aux amateurs de SF intelligente, humaine et intrigante. Car Douglas Cole a un secret. Douloureux et bien gardé. Il est poursuivi par une sorte de spectre aussi brutal qu’affreux, dont il peine à admettre l’existence. Mais avant, il y a sa vie d’étudiant à Austin. Fêtard, brillant, qui lance un modèle informatique d’analyse financière et qui — vite, trop vite — gagne beaucoup d’argent, Douglas tombe amoureux d’Elizabeth et croit au bonheur, mais sa rencontre avec la came, puis sa ruine, briseront sa vie. En parallèle, avant la descente aux enfers, on découvre sa passion pour les échecs. Douglas est un habitué d’un café où les amateurs de la ville se rencontrent quotidiennement. On y croise tout et n’importe quoi, du clodo génial au Russe froid et mauvais perdant. Là, il côtoie également Jack Alexander, un ami de son père décédé qui semble veiller sur lui, et Jefferson, un vieil homme au charme étrange, imbattable aux échecs et qui parle par énigmes.

On le voit, ça fait beaucoup. Mais la densité du roman ne doit pas effrayer. D’abord parce que tout s’enchaîne intelligemment et que les mystères (qui trouveront une explication à la fin) pimentent agréablement l’ensemble, ensuite parce que l’auteur sait écrire et faire exister ses personnages. Bilan, un texte à la fois vivant et prenant, souvent passionnant, parfois foutraque, mais bien imbriqué et millimétré. Les lecteurs de SF aguerris risquent certes de flairer la pirouette finale, mais elle relève plus du clin d’œil que de l’ossature même du roman. L’intérêt ne tient pas qu’à ça, mais à l’extraordinaire aventure d’un jeune homme qui finit par se trouver après avoir vécu l’enfer au sens le plus littéral. Pour un premier roman, Discipline impressionne par sa maturité et son intelligence. Souhaitons que l’aventure éditoriale francophone de Paco Ahlgren ne s’arrête pas là.

Le Musée du Dr Moses

A l’évidence, la mode est aux récits mainstream prenant pour cadre un postulat propre à la littérature de genre (fantastique, voire fantasy, pourquoi pas, même si, le plus souvent, il s’agit de SF, ou disons plutôt d’anticipation, et plus spécialement d’environnements post ou pré apocalyptiques — on pense par exemple à Laura Kasischke, T. C. Boyle, Craig Davidson, voire le Will McIntosh de Soft Apocalypse — roman à paraître en France au Fleuve Noir —, ou bien encore à Ron Currie Jr., pour citer un auteur évoqué dans la rubrique critique du présent Bifrost). Sans doute La Route, best-seller de l’immense Cormac McCarthy, n’est-il pas pour rien dans ce phénomène ; de même que l’ambiance mondiale aussi délétère que plombante. Il en va un peu différemment avec Joyce Carol Oates. En effet, quand cette dernière décide de jouer la carte du genre (quel qu’il soit), le genre en question ne se limite pas au contexte, à un postulat impactant les réactions des protagonistes, exacerbant leur caractère, mais imprègne jusqu’à la trame même du récit, jusqu’au cœur des personnages, le tout sans rechigner à quelques figures obligatoires. En cela, Oates est sans doute plus proche d’écrivains comme Margaret Atwood, Michael Chabon ou même Justin Cronin, auteurs qui, bien qu’on ne trouve leurs œuvres que dans les rayons dits de littérature générale, n’en produisent pas moins des textes qui procèdent de la littérature de genre à cent pour cent. Ainsi en va-t-il de ce Musée du Dr. Moses, recueil de dix nouvelles dont les sources de publication initiale s’avèrent à ce sujet sans ambiguïté aucune (Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine, Ellery Queen’s Mystery Magazine, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, The Year’s Best Fantasy & Horror, etc.).

Joyce Carol Oates (née en 1938, rappelons-le) est un immense écrivain. Lauréate du National Book Award, du Prix Fémina (pour Les Chutes, Points), mais aussi, dans les domaines qui nous occupent, de trois Bram Stoker Awards et du World Fantasy Award en 2011, elle fait partie de ce genre d’écrivain régulièrement pressenti comme nobélisable… Rien de moins. Et en termes de genre, sa préférence va incontestablement vers l’horreur, mâtinée, ou pas, de fantastique. Comme en témoigne une fois encore le présent recueil, qui propose un panel de textes s’échelonnant du bizarre (« Salut ! Comment va ! », récit constitué d’une seule et unique phrase) au glauque sordide (« Gage d’amour, canicule de juillet », ou « Surveillance antisuicide ») en passant par l’horreur pure et simple (à ce titre, le texte éponyme de l’ouvrage fonctionne de manière remarquable), voire un fantastique plus classique (« Fauve » ; « Les Jumeaux : un mystère »). Un cabinet de curiosité typiquement oatesien, en somme, même s’il ne s’agit pas ici du meilleur cru de notre auteure (étant entendu qu’un texte moyen de Oates demeure quoi qu’il arrive une gourmandise acide des plus incontournables) ; on ne peut s’empêcher de regretter l’absence d’une véritable claque, un texte qui justifierait à lui seul l’achat de l’ouvrage. Demeure un recueil écrit par Oates, un livre à lire, donc, et une entrée en matière toute trouvée pour qui ne connaîtrait pas encore l’auteur de Délicieuses pourritures.

Vestiges

Pour Mars, c’est raté ! L’homme a échoué à terraformer cette banlieue de la Terre. Heureusement, une nouvelle planète a été découverte : Gemma. Pas aussi proche : 6,5 années-lumière, plus de dix-sept ans de voyage. On n’y part pas en week-end, mais pour un aller simple. D’ailleurs, les conditions climatiques en font tout sauf un lieu de villégiature. Les températures sont constamment négatives : le blast y veille, ce vent terrible et glacial. Mais Gemma représente une opportunité toute fraiche pour les exploitants de matières premières qui se sont rués sur l’occasion. Elle est une chance, aussi, pour les scientifiques de tous poils. Car si autour de cette planète de glace tournent deux soleils, Alta et Mira, une autre présence veille sur l’étendue gelée : le Grand Arc. Gigantesque artefact extraterrestre, tel un vaisseau fantôme, il plane, faisant peser sur les habitants une menace sourde. Qui sont les Bâtisseurs, capables de créer un tel vaisseau, impénétrable ? Que sont-ils devenus ? Et quelle est cette force qui depuis peu détruit des convois, tue des hommes ? Sont-ce vraiment les enfants de Gemma, un groupe armé d’indépendantistes ? Ou quelque chose de plus terrifiant ? Enfin, quelles entités ont contacté à travers ses rêves la troublante Ambre Pasquier, docteur en exobiologie, lui indiquant où creuser la glace pour trouver les vestiges du Temple Noir ?

A toutes ces questions, Laurence Suhner commence à répondre dans Vestiges, premier tome de la trilogie Quantika, dont on peut dire qu’elle sera passionnante si elle tient ses promesses. Cependant, il faudra un peu de courage à l’initiative de cette lecture, tant l’auteure suisse prend son temps pour poser les personnages et le cadre : la première moitié des presque 600 pages y est consacrée. Mais elle a raison, finalement, et le lecteur est récompensé de sa patience. Car l’univers créé est riche, dense. Certains passages, proches de la hard science, donnent un côté réaliste à l’ensemble (même si, n’en doutons pas, quelques détails heurteront sans doute les spécialistes). De leur côté, les personnages sont nombreux, pensés, et, malgré une poignée de clichés dans leurs rapports, crédibles. Ambre Pasquier, agaçante au début à cause de sa froideur excessive, devient plus proche quand on découvre la source de ses réticences. De plus, ses origines hindoues colorent le récit et lui apportent une touche musicale entêtante. Kya Stanford, aussi, marque le roman de sa présence. Fille d’un scientifique lunaire à la recherche du point de Collapsus, cause des bouleversements actuels, elle est une jeune fille engagée, vive, au caractère entier. Quant à la figure de l’extraterrestre, elle s’impose au cours des chapitres, un peu hermétiques au début, le temps de se familiariser avec cette civilisation.

Car, à la différence du cycle de Rama d’Arthur C. Clarke, on est rapidement en contact avec les extraterrestres. Le mystère qui règne autour de ces êtres n’est pas le principal moteur de l’action. D’ailleurs, le prologue plonge le lecteur directement dans leur univers. Même si on ne découvre que très progressivement leur société, leur fonctionnement et même leur apparence. Laurence Suhner semble avant tout intéressée par le lien qui peut unir les deux races. Ou provoquer leur anéantissement : en effet, quel est le véritable dessein de la créature qui habite le Temple Noir ?

Lent à démarrer, Vestiges ne déçoit pas. L’intrigue, quand elle est lancée, est tellement intense et riche qu’on ne songe plus, alors, à lâcher cet ouvrage. On est plongé dans les entrailles de Gemma, et il est difficile d’abandonner la lecture avant la fin. Et d’attendre avec impatience la parution du deuxième tome, heureusement prévue pour l’été 2012. En espérant que Laurence Suhner saura garder le souffle nécessaire pour tenir sa promesse : faire rêver, encore, longtemps. Aucun doute. Avec ce premier roman, un auteur est né.

Nouvelles du Disque-Monde

Si vous l’ignorez encore, le monde est un disque posé sur quatre éléphants, eux-mêmes placés sur le dos d’une tortue qui erre à travers l’univers. Si vous voulez en savoir plus et hésitez à aborder un roman du Disque-Monde, ce petit ouvrage est une occasion toute trouvée pour y jeter un œil. Quant à ceux qui sont déjà familiers de cet univers, réjouissez-vous : Terry Pratchett est aussi à l’aise dans le format de la nouvelle que dans celui du roman. Même s’il nous dit que « les nouvelles (lui) coûtent sang et eau » et qu’il « envie ceux qui les écrivent avec facilité », expliquant ainsi la rareté de ce genre de textes dans sa bibliographie. Et à la lecture de ce recueil, on ne peut que le regretter.

Sur les cinq nouvelles présentées ici, quatre ont pour personnage principal une des figures célèbres du Disque-Monde. Avec, par ordre d’apparition : l’Université de l’Invisible et son cortège de mages plus intéressés par leur estomac que par le bien commun ; la Mort, de sexe masculin, tout le monde le sait ; le capitaine Carotte, Côlon, Chicard et Détritus, nobles représentants du Guet municipal d’Ankh-Morpork. Et, à tout seigneur tout honneur (d’ailleurs, il vaut mieux ne pas la vexer), Mémé Ciredutemps. Elle a droit à la nouvelle centrale, la plus longue aussi (près de la moitié du recueil). On assiste avec une certaine délectation à un duel entre cette vieille sorcière et une de ses condisciples, toute prête à la mettre à la retraite. Erreur fatale ! Elle recevra très vite une leçon à base de « têtologie ». Efficace, comme d’habitude.

Enfin, pour boucler le recueil, un « étranger » à cet univers. Mais dont l’original est bien connu de tous : Cohen le Barbare, proche de la fin, veut effectuer un baroud d’honneur. Hélas pour lui, chez Pratchett, rien ne tourne comme prévu. Même les trolls ne sont plus ce qu’ils étaient !

Une dernière remarque : à la lecture de certains titres, il est évident que l’auteur, s’il est parvenu à écrire des textes courts, n’a pas trouvé la formule pour les titres : « Rejet par l’Université de procédés diaboliques » ou « Minutes de la réunion en vue de concrétiser le projet de Fédération de scouts d’Ankh-Morpork » (aussi longs en VO qu’en VF) ! Mais que cela ne vous empêche pas de vous précipiter sur cette petite sucrerie, à déguster sans modération.

Lire le cerveau

C’est le matin : un enfant dit à sa mère qu’il ne se sent pas bien et ne pourra pas aller à l’école. Aussitôt, elle prend son BR (brain reader). Le verdict est sans appel : la douleur est feinte, le jeune garçon ira en cours. Une telle invention est-elle possible ? Oui et non. En s’appuyant sur des études récentes, l’auteur s’interroge sur ce que pourrait être cette machine. Et en arrive à cette hypothèse affolante de réalisme : même si elle ne lit pas exactement les pensées, quelle importance, si tout le monde y croit ? Même si elle se contente d’affirmer ce que l’on pense, sans preuve, ne finira-t-on pas par accepter son jugement comme vrai, plus vrai que ce que nous avons réellement en tête ? Pierre Cassou-Noguès, comme dans Mon zombie et moi (lire à ce propos l’entretien accordé à Xavier Mauméjean dans le Bifrost n°61), utilise les possibles avancées de la science et la fiction comme points de départ d’une réflexion riche et pertinente. Avec Lire le cerveau, il imagine les conséquences qu’une telle invention pourrait avoir sur nous, sur nos sociétés, sur notre monde.

Pour nous aider à répondre à ses interrogations, il convoque, outre le docteur George Smart, l’inventeur présumé du BR, Marcel et Albertine, tout droit sortis de La Recherche du temps perdu. Que deviendrait ce célèbre couple si chacun d’eux était capable de lire les pensées de l’autre ? Marcel, bloqué chez lui à cause de sa santé, assailli par le soupçon à propos de sa compagne, se jetterait sur elle le soir avec son BR. Et chercherait frénétiquement des confirmations à ses doutes. Albertine, de son côté, s’entraînerait à effacer de sa mémoire, avant de franchir la porte de leur appartement parisien, les souvenirs gênants, les désirs révélateurs. Elle finirait par ne plus penser réellement devant son ami de peur de se trahir.

Et nous, que deviendrions-nous, si nous pouvions voir, dans la rue, au restaurant, au travail, ce qui occupe les pensées des passants, de nos voisins, de nos amis ? Si chacun d’eux était capable de lire en nous comme dans un livre ouvert ? Si cette machine, le BR, était accessible à tous ? Car, c’est vrai, dans la plupart des fictions qui recourent à ce thème, seules quelques personnes y ont accès : le héros, par accident ; la police et les forces de l’ordre. Mais, comme le fait justement remarquer l’auteur, si cette invention devenait réelle, combien de temps avant qu’elle soit commercialisée ? Combien de temps avant qu’elle ne devienne le cadeau à la mode, l’objet dont on ne peut plus se passer ? Avant qu’elle ne bouleverse nos modes de vie ?

Mêlant adroitement chapitres fictionnels et passages analytiques, Pierre Cassou-Noguès donne vie à cette idée, à cette machine, au BR. Et au(x) monde(s) qui pourrai(en)t en naître. Il décrit par étapes la conception de ce « lecteur de cerveaux » qui n’en est pas totalement un. Il envisage avec profondeur, mais de façon très abordable, une société où la parole deviendrait inutile, chacun lisant les pensées des autres. Où les films d’Hitchcock finiraient au placard, car incompréhensibles, tant ils reposent avant tout sur la duplicité et le doute. Où la pensée s’appauvrirait, se standardiserait. Il nous offre un miroir « magique » salutaire et nous fait réfléchir tout en nous divertissant. Le propre d’un philosophe de talent. Le propre d’un genre, la science-fiction, incontournable.

Zendegi

Le dernier roman traduit de Greg Egan suit la trajectoire de deux personnages : en 2012, Nasim Golestani, Iranienne exilée aux Etats-Unis, travaille sur le PCH, un projet de cartographie des cerveaux, et Martin Seymour, journaliste à Téhéran au moment où un scandale politique entraîne la fin du régime des ayatollahs. La cartographie pourrait permettre de lire les pensées, voire de dupliquer une personnalité : le lecteur qui a La Cité des permutants en tête attend de voir dans quelle direction se développera l’histoire ; le petit air de déjà vu est compensé par une étude plus fouillée des difficultés, qui ne sont pas que technologiques ou éthiques mais aussi financières. Greg Egan fournit ici une description assez réaliste et décourageante des arcanes des milieux scientifiques.

Contre toute attente, le roman s’attache pourtant à la trajectoire de Martin, lequel tombe amoureux de la culture iranienne en même temps que de Mahnoosh, une opposante au régime des mollahs avec qui il refait sa vie et a un enfant, Jareed. La seconde partie, qui occupe les deux tiers du roman et se déroule quinze ans après la révolution, dans un proche futur, donc, s’ouvre sur un drame qui va opérer le lien entre les deux intrigues : Nasim, parente de Mahnoosh, est retournée en Iran après la révolution et développe un système de jeu d’immersion virtuelle, Zendegi, dont le principal avantage est la fluidité et le haut degré de réalisme, jeu dans lequel elle injecte ses travaux sur le PCH en réalisant des personnages virtuels quasi autonomes. Martin sait que son fils sera appelé à vivre avec la famille d’Omar, ami de longue date, mais n’est pas persuadé que ce dernier lui transmettra les valeurs auxquelles il est attaché. D’où le projet fou de l’éduquer jusqu’à sa majorité en se scannant le cerveau pour devenir un partenaire de jeu dans Zendegi. C’est donc une course contre la montre qui commence, encore contrariée par des factions réclamant l’autonomie des logiciels conscients, et des sabotages destinés à ruiner Zendegi dont il faut rapidement trouver les auteurs.

Si les vertigineuses interrogations métaphysiques sont bien évoquées, elles sont à peine approfondies, au risque de désarçonner le lecteur. L’auteur privilégie clairement la dimension humaine du récit, réellement poignante. L’impression de dispersion qui résulte d’une intrigue apparaissant tardivement donne à la charpente du roman la colonne vertébrale d’une girafe, avec les apparentes digressions, pourtant nécessaires, de la première partie, étirant le roman jusqu’au démarrage effectif à mi-chemin du livre. En réalité, c’est avec brio que l’auteur déjoue les attentes de son lectorat sans cesser de spéculer sur les mêmes thèmes, à un niveau plus profond, de façon moins spectaculaire sans doute, mais assurément plus subtile. Dès le départ, l’auteur annonce la couleur : exit les facilités de la culture dominante, Martin bazarde ses disques rock, qu’il troque pour des versions numériques nettoyées au résultat, et c’est un indice, finalement décevant, tandis que les classiques intrigues de numérisation de cerveaux sont contrariées par les manques de budget. A la place, il propose une plongée dans la culture de la Perse antique, avec de fascinants jeux de miroirs où réel et virtuel s’interpénètrent (car c’est une adaptation d’un célèbre poème épique de l’an mil, le Shâh Nâmeh, qu’on découvre dans Zendegi), les décors orientaux devenant les fractales exotiques répétant les motifs récurrents du récit, chacun éclairant l’autre de façon fascinante. En mariant davantage spéculations audacieuses et intrigue intimiste, Greg Egan devient accessible à un plus grand nombre de lecteurs, mais sa virtuosité est intacte. Ajoutons que le roman, écrit avant les révolutions arabes, présente un Iran mal connu mais réaliste, l’auteur ayant fait le voyage pour s’imprégner de sa culture.

Nuit noire, étoiles mortes

Les quatre nouvelles qui composent ce recueil parlent une fois de plus de drames intimes, de gens ordinaires confrontés à des drames qui les amènent à réagir, et pas toujours de la façon dont on s’y attend. Dans « 1922 », un fermier du Nebraska assassine sa femme, acariâtre, désagréable, avant qu’elle ne vende la propriété qui les fait vivre afin de pouvoir s’installer en ville. Il s’assure la complicité de leur fils, aisément manipulable depuis qu’un amour adolescent fait battre son cœur pour la fille de la ferme voisine. Mais on a beau préméditer soigneusement son acte, rien ne se passe comme prévu, et la cascade d’évènements qui découle du meurtre originel sera pire que tout… C’est comme cette femme, auteur de polars à succès, qui, pour avoir emprunté le raccourci indiqué par la présidente d’un cercle littéraire, est violée et laissée pour morte par un « Grand chauffeur » au retour de sa conférence : en décidant de faire justice elle-même, et découvrant des turpitudes connexes en cours d’enquête, elle risque bien de basculer à son tour dans l’inhumanité… Les motifs qui poussent des gens ordinaires à des conduites excessives sont foncièrement égoïstes, ainsi cet homme condamné qui, afin d’éloigner le cancer pour quelques années encore, est prêt à accepter un pacte pour que son chanceux ami d’enfance voit la roue tourner. « Extension claire » est le plus fantastique récit du recueil. « Bon ménage » s’inscrit dans le droit fil des précédents : comment va agir une femme qui découvre, après vingt-sept ans de bonheur sans nuage, que son mari est un tueur en série ?

La vengeance personnelle plutôt que par voie de justice est un thème récurrent, surtout aux Etats-Unis, mais il est d’ordinaire traité de façon quasi automatique alors que la prise de décision mûrit ici lentement, parfois étayée par des motifs largement secondaires par rapport au préjudice subi. C’est au choix, face à un drame intense, que sont confrontés les personnages de Stephen King dans chaque récit. Des choix cornéliens, qui peuvent pousser la victime à devenir coupable. C’est dans les interstices des vies banales que se niche l’horreur, du moins que le lecteur trouvera les éléments glaçants du récit. L’impensable agit ici comme un révélateur des tréfonds de l’âme humaine, laissant penser que bien des gens honorables ne sont restés estimables que parce que le destin les a épargnés.

Pour nous faire partager ces pénibles prises de décision, Stephen King n’épargne aucun détail de la biographie de ses personnages, insiste sur les aspects sordides des drames, et donne à lire les pensées in-times, les voix intérieures devenant même audibles quand le protagoniste fait jouer à ses figurines le rôle d’interlocuteur. Coller au plus près de la personne a un effet d’empathie certain, mais la propension au ba-vardage atténue beaucoup l’impact de ces récits.

Le Prophète et le Vizir

Nous sommes au huitième siècle de l’Hégire, notre xive siècle. « Du golfe Persique à la mer Rouge, des côtes de l’Arabie Heureuse à celles de la Méditerranée » : c’est ce domaine que va parcourir Kemal, qu’Allah (ou Iblis ?) a nanti d’un don de voyance. Il voit trop loin sans doute : la guerre du Golfe, la révolution iranienne, la peste de Marseille, le siège de Malte par les Ottomans. Il ne peut pas prouver son don — en tout cas au début. Car chacune de ses visions successives se rapproche du présent, et le jour viendra où les deux flots, celui de sa voyance qui s’écoule vers l’amont et celui de sa vie qui s’écoule vers l’aval, se rencontreront, au prix d’inévitables remous. C’est à Tunis qu’il achèvera sa destinée et marquera celle du vizir Fares qui vient d’envahir la ville. Kemal a prédit que les huit enfants du conquérant périront, et ce dernier n’aura de cesse, par tous les moyens, de déjouer cette prophétie. Ou du moins d’essayer…

Une confession : je voue un culte au couple Rémy. Dans mon opinion, ce sont des lapidaires, plus que des écrivains. Ils façonnent leurs textes rares, ils les polissent, ils leur donnent un brillant auquel peu parviennent. J’ai dit « rares » ; de fait, les Rémy ont donné trois romans, de 1968 à 1978, et quelques nouvelles. Deux de ces romans, Les Soldats de la mer et La Maison du cygne, figurent, je crois, parmi les plus belles réussites de l’Imaginaire francophone, « Imaginaire » au sens le plus large, qui dépasse les genres et englobe des auteurs tels Gracq, Tournier et Le Clézio. C’est dire si j’attendais avec impatience ce livre inédit, composé de deux longs récits se faisant suite. On peut y voir un roman siamois ou un recueil au plus bref des sommaires possibles.

On est loin de la manière habituelle de la fantasy, malgré les incursions du surnaturel : prophéties avérées, certes, glissements temporels, en quelque sorte, fantômes, entraperçus… Les atours arabisants, bien entendu, peuvent renvoyer aux Mille et une nuits, mais les visions de Kemal nous rappellent qu’il s’agit d’une légende moderne (même si les Rémy écrivent naphte au lieu de pétrole). Et le style, ciselé, n’a pas grand-chose à voir avec le tout-venant de la BCF.

Oui, c’est une fable, aussi belle que sombre. On en lit peu de cette eau.

Le petit guide à trimbaler de Philip K. Dick

Philip Kindred Dick nous a quittés il y a trente ans. Il a laissé une œuvre abondante (romans, nouvelles, non-fiction) qui a d’ailleurs encore grandi dans l’intervalle, avec la publication de tous ses romans de littérature générale restés inédits, de deux romans de SF posthumes, de quelques nouvelles retrouvées et, tout récemment, du premier volume d’une sélection conséquente du journal, dit « l’Exégèse », qu’il a tenu durant la dernière décennie de sa vie pour essayer de comprendre certains événements de sa vie personnelle (cette dernière parution est d’ailleurs en cours de traduction).

Ce foisonnement textuel, cette vie paradoxale, Etienne Barillier parvient à en tracer un portrait-puzzle dont la maestria laisse un peu pantois.

Son petit guide est redoutable d’efficacité. Organisé en plusieurs parties (les livres, la biographie, les adaptations, les études, etc.) elle-même chapitrées, entrecoupé de séries de questions/réponses sur des points précis (le bonhomme, « l’Exégèse »…), doté d’un regard critique au point de proposer une sélection des meilleurs romans et nouvelles, proposant une fiche sur tous les bouquins — même les manuscrits perdus, même l’ultime roman resté à l’état de synopsis —, respectueux et ludick ludique, non seulement il constitue la porte d’entrée idéale pour qui voudrait s’informer en détail sur le sujet sans y connaître quoi que ce soit a priori, mais il réussit même à apprendre quelques trucs à de vieux singes qui croyaient vraiment tout savoir de leur écrivain préféré. (Comprendre : moi, par exemple.)

La couverture est superbe. Le prix est dérisoire.

Une telle perfection est suspecte, au fond. Espérons que la bistouille viendra mettre un peu d’entropie dans cette belle mécanique. En attendant, si PKD vous intéresse un tant soit peu, ne cherchez pas plus loin.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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