Cosmicomics 06-2012 2
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Suite des Cosmicomics de juin, avec au menu les parutions en librairies : Scalped, deux Catwoman, une Wonder Woman réinventée et des animaux de compagnies particuliers !
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Suite des Cosmicomics de juin, avec au menu les parutions en librairies : Scalped, deux Catwoman, une Wonder Woman réinventée et des animaux de compagnies particuliers !
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Depuis le succès du dernier tome paru de la Roue du Temps sous la signature de Brandon Sanderson, ce dernier est LE nouvel auteur en vue de la fantasy anglo-saxonne.
Daté de 2005 en VO, Elantris est son premier roman et — la vie est bien faite — le premier publié en France. L’auteur y fait montre d’une telle maîtrise de l’écriture et du récit que, même si quelques « forumeurs » grincheux et aigris y trouveront à redire, on serait bien en peine d’y déceler les erreurs de jeunesse d’une première publication.
Après neuf romans, Brandon Sanderson a déjà son style mais surtout ses thèmes, ses leitmotivs wagnériens, et Elantris n’échappe pas à la règle : un système de magie réellement original, et un monde ayant subi une catastrophe quasi apocalyptique. Deux éléments également présents dans Warbreaker, et qui sont poussés à leur paroxysme dans ce qui est, à ce jour, son véritable chef-d’œuvre : la trilogie Fils des brumes (qui devrait être paru, toujours sous le label Orbit, au moment où vous lisez ces lignes). Sanderson y a d’ailleurs tellement sublimé ces deux aspects qu’il va sans doute devoir les abandonner pour ses prochaines œuvres… Mais revenons à Elantris. Heureuse surprise, ce roman est une histoire indépendante qui n’appelle aucune suite, ce qui est fort rafraîchissant en ce monde de massacreurs d’arbres. Nous sommes bien loin donc de ces interminables cycles de fantasy « au kilomètre », ennuyeuses successions de non événements et autres trépidants récits de chiens écrasés, publiés dans le seul but d’aider l’auteur à payer des impôts générés par l’incompréhensible succès du premier tome d’une dodécalogie à géométrie variable. On notera par ailleurs que l’on parle d’Elantris et non d’Elantris premier tome et Elantris deuxième tome, l’éditeur français ayant choisi de couper le roman en deux sans justification réelle autre que l’ambition manifeste de saigner le porte-monnaie du lecteur… Oublions donc ce découpage arbitraire (qui nous amène tout de même le roman complet à près de 40 euros !) pour ne parler que d’Elantris, tout simplement.
Le récit se déroule dans un monde magique qui, s’il a subi une catastrophe et paraît sur le point de sombrer dans l’obscurantisme religieux, n’en reste pas moins plus proche de la Renaissance que de ce que les anglo-saxons appellent les Ages Sombres. Jadis le Shaod, une magie mystérieuse, « frappait » parmi la population du royaume d’Arelon, transformant ses victimes en demi-dieux à la magie surpuissante, qui émigraient alors dans la cité immortelle d’Elantris, véritable phare de l’humanité et gardienne de la civilisation. Mais il y a dix ans, le Shaod s’est corrompu et ses victimes, nouvelles comme anciennes, sont devenus des mort-vivants dépourvus de pouvoirs dont la longévité surnaturelle est une torture sans fin. La chute d’Elantris a eu des répercussions catastrophiques pour le monde en général et pour le royaume d’Arelon en particulier, causant révolutions, coups d’Etat et invasions de fanatiques orientaux bien décidés à baptiser l’humanité à coups de sabre.
C’est dans ce monde en sursis que débarque Sarène, l’héritière d’un des derniers royaumes osant défier les théocrates orientaux, et dont le mariage avec un prince de l’Arelon doit sceller une alliance défensive primordiale. Mais lorsqu’elle arrive dans le pays de son futur époux, on lui apprend que ce dernier est mort — elle ignore qu’il a été frappé par le Shaod et qu’il erre dans les ruines d’Elantris au milieu de ses compagnons d’infortune. En tant que princesse du royaume, elle se retrouve alors au centre des intrigues politiques de la cour et en conflit ouvert avec le prélat oriental, envoyé pour préparer plus ou moins discrètement la voie aux croisés de son maître.
La suite est une série de complots, de sacrifices humains, d’intrigues de cour et d’investigation magique pour à la fois lutter contre les envahisseurs et redonner à Elantris sa puissance et sa gloire passées.
Comme dans tous les romans de Sanderson, les rebondissements et les révélations sont nombreux sans être téléphonés ou irréalis-tes, et le manichéisme en est totalement absent. Les personnages sont particulièrement réussis, avec une mention spéciale pour l’héroïne, ce qui n’est pas si courant dans un livre de fantasy écrit par un homme. Si les fanatiques orientaux font office de méchants, ils le sont en niveaux de gris, et leurs adversaires ne sont pas tous bienveillants, loin s’en faut.
On est donc agréablement surpris, transporté, et l’on suit avec ferveur la quête de la princesse obstinée qui tente de sauver son royaume d’adoption tout en recherchant la cause de la corruption du Shaod et de la magie d’Elantris. La description de la cité en ruines et de ses habitants mort-vivants est poignante et constitue l’un des éléments clés du roman.
Le dénouement ne déçoit pas, au contraire, et fait paradoxa-lement regretter qu’il ne puisse y avoir de suite. Gageons que le succès de Sanderson le mette de toute façon à l’abri des suites à la « mon comptable et mon agent m’ont convaincus de le faire » !
Voici en résumé un très bon roman de fantasy, original, par un auteur prometteur, une excellente mise en bouche, en somme, en attendant d’attaquer ce qui est peut-être le meilleur cycle de fantasy des années 2000 : la trilogie du Fils des brumes !
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Il y a des critiques qui tiennent en dix mots : « Sylvie Lainé est parfaite. Son dernier recueil s'appelle Marouflages. » Si vous ne vous l'êtes pas encore procuré, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
L'avantage, c'est qu'en dix mots, on ne risque pas de dire beaucoup de bêtises sur la définition de la science-fiction et de ses marges, ou sur la différence profonde entre un écrivain et un simple pourvoyeur de copie…
Non ? Tant pis, reprenons. À vos risques et périls. Le troisième recueil de nouvelles de Sylvie Lainé, Marouflages, vient donc de sortir aux éditions ActuSF, sous une couverture de Gilles Francescano. Ce petit volume fait suite aux jolis Miroir aux éperluettes (2007) et Espaces insécables (2008). Il comporte trois nouvelles, « Les Yeux d'Elsa », qui a raflé tous les prix en 2007 ; « Le Prix du billet », que certains avaient déjà pu découvrir sur internet ; et un petit joyau inédit, « Fidèle à ton pas balancé ».
Toutes trois parlent d'amour. De la faiblesse humaine, aussi, et de statues intérieures un brin desséchées, comme dans la vie. D'indulgence et d'amitié. Bref, rien de très nouveau : tout ça, et bien plus, est déjà dans Shakespeare. Sylvie Lainé n'a inventé ni ces thèmes éternels, ni la langue qu'elle maîtrise à merveille. Mais chacun de ses textes les renouvelle un peu, un tout petit peu — et c'est la marque des véritables écrivains.
La promesse aussi, peut-être, de ce que Gérard Klein identifiait comme le « procès en dissolution » de la science-fiction : touchant le lecteur, tous les lecteurs, dans ce qu'ils ont de plus intime, de tels textes seraient forcément « plus » que de la science-fiction, « mieux » que de la science-fiction : de la littérature. Eh bien non. C'est de la littérature, assurément, et de la meilleure, et accessible à tous. Mais c'est de la littérature de science-fiction.
Le genre de « Les yeux d'Elsa » ne fait guère de doute : cette histoire d'amour tragique entre un homme et une femelle dauphin génétiquement modifiée et « augmentée » n'aurait aucun sens si l'on en retirait l'élément de spéculation scientifique. Par surcroît, c'est un parfait exemple d'estrangement, du procédé de « dépaysement » qui, pour mieux nous montrer ce qu'on a cessé de voir dans notre univers familier, le repose, épuré, dans un contexte inconnu. Le procédé science-fictionnel par excellence.
« Fidèle à ton pas balancé » s'enracine également sur une spéculation d'ordre technique, la possibilité d'enregistrer les sensations physiques d'une personne — d'une femme en l'occurrence, que le narrateur a aimée et qu'il a perdue. Mais l'essentiel n'est pas là : c'est l'histoire d'une redécouverte de soi et du monde, d'une reconquête du respect de soi. La construction de la nouvelle, d'un équilibre idéal, et son final tout de joie contenue ne sont pas sans rappeler une autre histoire de pachydermes, « Le Représentant en éléphants », de Robert Heinlein, parue dans le récent Bifrost consacré à l'auteur américain.
Des trois, « Le Prix du billet » présente l'élément science-fictionnel le plus ténu : nous sommes dans un futur proche, où les portables de dernière génération sont simplement devenus des « mobilos » — et apparaissent « préhistoriques » lorsqu'ils ont plus de cinq ans. C'est pourtant toujours lui qui informe l'ensemble de l'histoire et la fait avancer, entre angoisse de l'obsolescence et sainte colère.
Trois histoires qui ne seraient pas sans leur élément spéculatif, donc. Mais si Sylvie Lainé, comme souvent, réduit pratiquement la technologie à un élément de décor (c'est bien sûr un choix : professeur d'université à ses moments perdus, l'auteur n'aurait pas de mal à nous asséner plutôt une leçon hard (computer) science), la profondeur de champ est considérable : ces décors sont assez cohérents pour que puissent s'y développer toute la richesse et la complexité d'une vie humaine.
Là réside l'esprit de la science-fiction. Et si Sylvie Lainé ne croit plus ni aux contes de fées, ni à l'amour fusion, si ses futurs sont aussi durs que notre présent, son message est puissamment optimiste : en dépit de la complexité croissante de notre univers technique, nous restons humains. Même les maroufles.
Sylvie Lainé est parfaite. Son dernier recueil s'appelle Marouflages.
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Robert Cedric Sherriff (auteur anglais né en 1896 et mort en 1975) commença sa carrière en écrivant des pièces de théâtre, dont la plus célèbre, Journey's End, fut inspirée de son expérience dans les tranchées et montée pour la première fois en 1928 avec Lawrence Olivier. Elle eut un tel succès que Sherriff l'adapta lui-même pour le cinéma — sous un titre identique, le film sera réalisé par James Whale. Il collabora à nouveau avec ce dernier sur L'Homme invisible, et fut même nominé aux Oscars pour le scénario de Goodbye, Mr. Chips en 1939.
De son œuvre romanesque se détache, dans les genres qui nous intéressent, Le Manuscrit Hopkins, publié cette même année 1939 et que Michael Moorcock, dans sa préface, qualifie de « classique important de la science-fiction britannique », de « lien entre Wells et Wyndham ». Et il faut bien reconnaître que ce livre appartient à un genre qui semble l'apanage des seuls Anglais ou presque : le roman catastrophe. Dans celui-ci, les astronomes découvrent un jour que la Lune se dirige droit vers la Terre. On décide alors de construire des abris, dans l'espoir que le satellite ne fasse qu'effleurer notre planète, mais jusqu'au dernier moment on ne saura si le jeu en vaut la chandelle ou si la Lune détruira tout sur son passage (Sherriff ne s'encombre du reste pas de crédibilité scientifique, il n'y a qu'à voir la deuxième partie de l'ouvrage). Les événements sont vus à travers les yeux d'Edward Hopkins, dont des savants d'Abyssinie ont retrouvé le journal des siècles plus tard.
Le principal intérêt de ce livre tient au point de vue choisi par l'auteur. En effet, le moins que l'on puisse dire du narrateur, c'est qu'il n'inspire pas la sympathie ; non, il est tout bonnement médiocre. Passe encore qu'il ait une passion pour l'élevage de poules — ce sont des choses qui arrivent —, mais qu'il en fasse une monomanie auprès de laquelle tout le reste est secondaire relève de la pathologie. De la même manière, quand il est mis dans le secret par la Société d'Astronomie, il se sent investi d'une mission, que dis-je, de LA mission, de guider son petit bout de campagne anglaise vers l'acceptation du sort funeste. Pourtant, il n'est qu'un des nombreux rouages de la machine mise en branle pour tenter d'amoindrir la catastrophe lunaire ; le lecteur en a pleinement conscience, de telle sorte que les complots et gesticulations de Hopkins lui apparaissent comme ridicules. Difficile à partir de là de s'identifier à ce personnage tragi-comique, voire insignifiant, là où la plupart du temps les romans catastrophe sont peuplés de figures héroïques. Edward Hopkins saura néanmoins évoluer et, sans atteindre le statut de héros, acquérir un surplus d'humanité à la faveur du cataclysme et de sa rencontre avec les autres survivants, qui le rendra plus sympathique au lecteur.
Comme Sherriff s'attache à nous retranscrire les événements par le biais de Hopkins, personnage pour le moins casanier, il s'ensuit que l'ensemble de l'histoire est racontée depuis le petit village de Beadle, dans le Hampshire (avec quelques incursions londoniennes). Plutôt que d'adopter une vision élargie, planétaire, ce sont les péripéties d'une minuscule communauté, avec leurs petits ou gros tracas quotidiens, qui sont narrées ici, une façon minimaliste de décrire un phénomène d'envergure mondiale.
Avant Wyndham, Ballard, Aldiss ou encore John Christopher, Robert Cedric Sherriff a jeté les bases du roman catastrophe à l'anglaise. Pourtant, il restait inconnu ou presque jusqu'à présent (on le cherchera vainement dans l'encyclopédie de Versins) ; cet oubli honteux est désormais réparé.
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Henri Duvernois (de son vrai nom Henri Simon Schwabacher) est un écrivain français né en 1875 et mort en 1937. Tour à tour romancier, dramaturge et scénariste, il rencontre le succès à partir de 1908. Pierre Versins et sa fameuse encyclopédie lui attribuent seulement deux textes conjecturaux : Les Voyages de monsieur Pimperneau (1927) et L'Homme qui s'est retrouvé (1936), dont il est question ici.
Maxime-Félix Portereau est en 1932 âgé de 46 ans, nanti d'une bonne situation mais légèrement blasé de la vie. Aussi, lorsqu'il rencontre Lucien Varvouste, jeune ingénieur qui « a résolu le problème de l'énergie intra-atomique », non seulement il le finance, mais il décide en outre de devenir son cobaye. En jeu : une expédition vers Proxima Centauri, ni plus ni moins. Les deux hommes se lancent dans l'aventure, et Portereau se retrouve alors projeté… dans le passé, en 1896. Dès lors il n'a qu'une seule idée en tête : retrouver sa famille, lui-même à 20 ans, et les accompagner grâce à l'argent qu'il ne manquera pas de gagner, puisqu'il connaît le futur…
Bien évidemment, on se gardera d'envisager qu'il puisse y avoir ici le moindre début d'un commencement de vraisemblance scientifique. Le propos est ailleurs : montrer un homme plongé dans un monde qui n'est pas le sien, et voir ses tentatives pour façonner le futur à sa façon. Trame classique, mais que Duvernois a su enrichir par le relatif insuccès des manigances de Portereau : en effet, sa famille se méfie grandement de cet excentrique oncle d'Amérique, riche et désintéressé. Mais aussi envahissant, notamment lorsqu'il se met en tête d'ouvrir les yeux de son moi rajeuni pour lui éviter les erreurs de la/sa jeunesse. Avec au final un constat inéluctable : le futur, en grande partie, se construira indépendamment de lui. En dépit de l'humour omniprésent, qui rend très plaisante la lecture de ce roman assez court (200 pages d'un style impeccable), c'est assurément vers un drame individuel que l'on se dirige ici.
On saura ainsi gré à l'Arbre Vengeur, comme souvent, d'avoir exhumé cet ouvrage depuis longtemps introuvable : même s'il n'était pas un auteur de romans de science-fiction, Henri Duvernois n'a pas à rougir de cet Homme qui s'était retrouvé, qui en manie les concepts avec élégance.
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Tous les amateurs de Sherlock Holmes savent que la banque Cox & Co. conserve dans ses coffres une cantine militaire qui contient les récits inédits du docteur John H. Watson, biographe de Sherlock Holmes. Les circonstances dans lesquelles le contenu de cette caisse parvient à un auteur relèvent de la figure imposée. Respectant la tradition, Rodolfo Martinez y sacrifie dans son introduction à La Sagesse des morts, recueil davantage que texte continu, puisqu’il offre au lecteur un court roman et deux nouvelles, autant de récits autonomes. Ainsi, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’attrayante couverture, l’ensemble n’est pas un crossover entre l’univers d’Arthur Conan Doyle et celui de H. P. Lovecraft, mais trois variations autour de l’enquêteur du 221B Baker Street.
« L’Explorateur qui n’a jamais existé », le court roman, puise son inspiration holmésienne dans deux nouvelles : « Le Problème du pont de Thor », qui présente en ouverture les plus fameuses untold stories du corpus, c’est-à-dire les affaires évoquées mais non racontées par le docteur Watson, et « La Maison vide », qui fait état du Grand Hiatus, à savoir la période où Sherlock Holmes s’est fait passer pour mort afin d’échapper aux sbires du défunt professeur Moriarty.
Le récit de Martinez débute au printemps 1895 avec l’arrivée à Londres de Sigurd Sigerson, prétendu explorateur norvégien mais authentique alias de Holmes durant son absence. L’enquête confrontera les résidents de Baker Street à la Golden Dawn et à Winfield Scott Lovecraft, père de l’écrivain de Providence, les factions ésotériques cherchant à s’emparer du Necronomicon. L’ouvrage interdit et « Lovecraft » sont les seuls emprunts à l’univers d’Howard Phillips, ce qui est dommage au vu des possibilités. Ainsi, le De Vermis Mysteriis ou Mystères du Ver (création de Robert Bloch, cautionnée par Lovecraft) aurait pu être mentionné et relié au « ver inconnu de la science » chez Doyle. « L’Affaire Charles Dexter Ward » partage bien des points communs avec la nouvelle « Charles Auguste Milverton », adversaire de Sherlock Holmes… Reste un récit agréable, de facture classique et plaisante, qui s’achève sur un clin d’œil au Sandman de Neil Gaiman. Détail amusant, quand on connaît la nouvelle « A Study in Emerald » de Gaiman, fusion éblouissante des deux mêmes sources : les Grands Anciens règnent sur l’Angleterre victorienne et chargent James Moriarty, détective royal, d’en finir avec l’opposition terroriste qu’incarnent Holmes et Watson.
« Depuis la terre au-delà de la forêt », deuxième récit de Martinez, relate le retour de Dracula en Grande-Bretagne. Van Helsing parle comme le Yoda, il y a de l’ail et des pieux, texte agréable d’un classicisme peut-être trop convenu, même si l’auteur lorgne avec timidité du côté de Kim Newman et son Anno Dracula.
La dernière nouvelle, « L’Aventure du faux assassin », récit sans élément surnaturel, souffre d’un défaut rédhibitoire pour l’habitué de Sherlock Holmes. Watson ne reconnaît pas son compagnon déguisé en vendeur de livres qui vient de se faire bousculer, alors que dans « La Maison vide » il bouscule Sherlock Holmes déguisé en vendeur de livres. Ce détail ne contrariera pas toutefois le lecteur non averti qui suivra une affaire sans réel intérêt, relevant de la fan fiction.
Reste donc au final un ouvrage sympathique, allusif sur Lovecraft et Stoker mais solidement charpenté quant à la connaissance de Holmes, même si Martinez commet toutefois une erreur : le restaurant où l’enquêteur a ses habitudes n’est pas Mancini, mais Marcini’s. Aimable reproche d’un Mendiant Amateur à un autre, puisque nous appartenons au même club.
Tout cela serait bel et bon s’il n’y avait quantité de problèmes liés à la seule édition française. Pour commencer, on ne sait tout simplement pas à laquelle des trois versions publiées du livre initial il est fait référence, puisque aucune mention à l’œuvre originale et à l’éditeur hispanique n’apparaît dans la publication française. Ensuite, il faut déplorer un nombre important de coquilles, répétitions continuelles, confusions de termes (par exemple « ascendance » et « ascendant », page 56), fautes de syntaxe et de typo… Cela rend la lecture pénible mais n’entache pas véritablement le texte de Martinez.
Enfin, certaines enquêtes de Sherlock Holmes sont évoquées en italiques, et d’autres pas. « Dodgson », nom véritable de Lewis Carroll, est systématiquement orthographié « Dogson », et la traduction du « Jabberwocky » par Henri Parisot est celle que l’on obtient d’un clic de souris sur le web, mais pas celle retenue dans l’édition définitive par le traducteur. Mais pour cela, il aurait fallu s’informer. A nouveau, passons sur ce qui n’est pas une flagrante trahison, mais juste un copieux bouquet de maladresses. Cela, pour l’éditeur.
Bien plus grave est la traduction de Jacques Fuentealba, véritable calamité et authentique cas d’école. Elle abonde en à peu près et faux amis, dont l’invraisemblable « coupe de brandy » (pp. 107 et 232, parmi d’autres) là où il aurait fallu traduire par « verre de brandy ». Qui boit le brandy dans une coupe ? Par contre, en Espagne on dit « copa » quand on commande un simple verre. Un « Dalaï Lama » du texte original est étalonné en « Grand Lama ». Watson dit « Je tartinais mes toasts de beurre » là où un « Je beurrais mes toasts » aurait largement suffi. On « tartine » peut-être à Whitechapel, à condition d’avoir de quoi, mais certainement pas à Baker Street. Loin d’être une argutie, le point est d’importance : Holmes et Watson appartiennent à une certaine classe sociale dans le Londres victorien si inégalitaire. Une fois encore, disons que ce n’est pas grave, tout comme l’édition maintes fois défectueuse du texte.
Là où Jacques Fuentealba s’avère au-dessous de tout, c’est dans son complet mépris des récits originaux, ceux d’Arthur Conan Doyle. Ignorant à l’évidence que l’auteur écossais a écrit quatre romans et cinquante-six nouvelles de Sherlock Holmes, Fuenteal-ba traduit, page 28, « novelitas » par « petits romans » les récits du recueil Les Aventures de Sherlock Holmes, ce qui ajoute douze romans supplémentaires au corpus holmésien.
Pire, Fuentealba ne prend même pas la peine d’évoquer les enquêtes sous leur tra-duction française traditionnelle. Mentionnons parmi quantité d’autres « L’Affaire des hommes dansants », qui devient ainsi un banal et plat les danseurs. Les « chutes de Reichenbach » où Holmes et Moriarty sont censés trouver la mort, lieu de pèlerinage de tous les holmésiens du monde, deviennent ici une simple cascade. Les personnages sont aussi à la fête. La bande d’enfants des rues qui aident Holmes dans ses enquêtes s’appelle les « Irréguliers de Baker Street ». Elle a donné son nom au premier club holmésien jamais créé, auquel ont appartenu le président Franklin D. Roosevelt, Ellery Queen mais aussi Isaac Asimov. Autant se renseigner et rester dans la tradition, d’autant que Martinez en parle dans sa postface, ce n’était pourtant pas si difficile de la lire. Non, Fuentealba préfère « Les forces irrégulières de Baker Street » pour finalement hésiter, et opte ici et là pour « Irréguliers », peut-être quand il est enfin parvenu à la postface mais a eu la paresse de revenir en arrière afin de tout corriger.
La recension est loin d’être exhaustive. D’accord, tous les traducteurs ne sont pas Jean-Daniel Brèque, qui mène un travail de fond quels que soient le thème ou les références du texte à rendre en français. Mais l’on est en droit tout de même de se poser deux questions.
D’une part, Jacques Fuentealba semble être parfaitement trilingue, puisqu’on lui doit la traduction chez Bragelonne de Terminator : sous les cendres, novellisation sous licence du dernier film Terminator par Timothy Zahn… Alors pourquoi avoir traité avec autant de désinvolture aussi bien le texte espagnol que les œuvres originales anglaises ?
D’autre part, Rodolfo Martinez est un authentique spécialiste de Sherlock Holmes. Alors pourquoi ne faire aucun cas des capacités de l’écrivain en aplatissant toutes les occurrences comme si elles ne renvoyaient à rien ?
Dans sa postface, Martinez évoque avec un humour teinté d’amertume la traduction espagnole maladroite de La Solution à 7 % (là aussi, coquille de Mnémos), pastiche holmésien de Nicholas Meyer. Attends, Rodolfo, de découvrir ton propre roman en version française, dont la quatrième de couverture invoque sans rire « le respect de l’œuvre originelle ».
Une traduction bien en deçà de l’élémentaire, mon cher Watson, et probablement tout juste alimentaire.
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Pour un pavé, c'est un pavé ! Pas seulement pour ses 640 pages : après tout c'est désormais la norme ou presque. Mais 640 pages denses, compactes. Foisonnant, nous dit-on en quatrième de couverture. 640 pages de vraie science-fiction. Le roman proprement dit ne compte « que » 620 pages, auxquelles s'ajoutent 18 pages d'un glossaire bien utile et 2 pages de bande son constituée de rap, forcément antédiluvien, quoiqu'il ne semblât pas y avoir eu de déluge entre notre époque et l'an 570 AFT (après la Ford T — sortie en 1908), donc 2478.
« Après Ford », ça ne vous rappelle rien mes petits drouguis ? Non ? Encore trop occupé à rêver de moutons électroniques ? (p. 397).
« Quand Le Meilleur des mondes rencontre Alice au pays des merveilles », affirme encore la quatrième de couv'. D'Alice, peu de chose, dirons-nous. Sous forme de traces. Par contre, Antoine Buéno nous recycle le roman d'Aldous Huxley, un hommage bien plus qu'une suite, l'assaisonne d'Anthony Burgess et ne manque pas de nous glisser une allusion explicite à notre maître à tous, Philip K. Dick, et une autre à Asimov. Tant Burgess qu'Huxley sont des auteurs réputés de la littérature anglo-saxonne qui ont souvent lorgné sur l'autre face du monde d'où Dick les enviait. Dans Le Soupir de l'immortel, les éléments post-dickiens abondent et Buéno tient à nous faire savoir qu'il sait d'où ça vient. Le monsieur sait payer ses dettes d'un trait d'humour.
Antoine Buéno est né en 1978. Chargé d'études au Sénat, il enseigne également la littérature à Science-Po et c'est là son quatrième roman. Bref. C'est l'une de ces éminences grises qui pensent pour nos politiciens et enseignent la littérature dans une de ces taupes où se forment les futures élites de la nation. Qu'une personne chargée d'éclairer les décisions de nos politiciens soit férue de S-F est une bonne chose ; tous ceux qui aiment ce que cette littérature a à offrir de meilleur en sont convaincus. Buéno s'est abreuvé aux meilleures sources.
La quatrième de couverture, encore, est rédigée comme suit : « L'an 570 après Ford. Le monde est enfin durable et uniformisé. Plus de crise environnementale, plus de guerre, plus de misère. La planète est devenue un Eden ultralibéral, une jungle luxuriante d'humains bigenrés. Tout ne va pourtant pas pour le mieux. L'immortalité se paie au prix fort. » Le Soupir de l'immortel est un roman d'anticipation politique. L'univers qu'Antoine Buéno nous propose est une projection idéalisée de la droite contemporaine, qui aurait réalisé son discours considéré comme projet, ou serait en passe de le faire. L'auteur est capable de projeter tous les espoirs et l'optimisme qu'un libéralisme sans frein peut faire miroiter tout en le minant et en le sapant sans qu'il n'y paraisse. C'est l'œuvre de quelqu'un qui connaît la droite de l'intérieur comme aucun gauchiste ne la connaîtra jamais, de quelqu'un qui la pratique à défaut de l'embrasser. Le Soupir de l'immortel n'est en aucun cas à droite comme peut l'être La Paille dans l'œil de Dieu de Niven et Pournelle. C'est un roman de droite critique. Le clivage est proche de ce que l'on connaît aux Etats-Unis, entre Républicains et Démocrates, mais avec un important groupe centriste qui fait très européen.
L'an 570 AF, donc. Le monde a beaucoup changé ; le monde a très peu changé. Si on y construit un gigantesque artefact spatial capable d'héberger 70 millions de personnes, par de nombreux autres aspects, ce monde a l'air très proche du nôtre. Les thèmes de la campagne électorale (la notion même de campagne électorale, d'ailleurs) semblent tout droit sortis du premier siècle AF. Actuellement, nous assistons à une accélération du progrès, mais à terme, les mémoires informatiques pourraient avoir un effet inverse de préservation du passé dans le présent surtout si cet effet entre en résonance avec l'immortalité humaine. Le progrès, en ces temps à venir, ne cesserait alors de ressasser son passé en permanent mouvement revival ; un passé conservé dans ses moindres détails, les plus superficiels ou les plus triviaux. « … ses Dragibus à l'acide citrique, ses crocodiles en gélatine de véritables os d'animaux […] L'épicerie fine Saveur d'antan poussait le pittoresque très loin… » (p. 488). Tout le roman est semé de ce genre d'allusions qui font comme autant de coups de zoom et rapprochent de nous l'an 570 AFT. Ainsi, les humains de ce futur ont tous des implants cérébraux qui se sont développés concomitamment depuis le fœtus jusqu'à l'adulte. « Bonjour, vous êtes bien dans la tête de Lénina, mais là, j'ai l'esprit ailleurs » (p. 333), nous répond la boîte mentale du futur. Et ils sont immortels !
Ils sont immortels. Et ça, ça change tout. C'est-à-dire qu'ils ne meurent plus de mort naturelle, même s'ils ne sont pas à l'abri d'un accident ou d'un suicide ; meurtre et maladie ont disparu. Du coup, les enfants aussi ont disparu — ou presque. Et la famille avec : à la trappe. Enfin, la famille telle que nous la connaissions. En lieu et place, des cellules familiales composées avec des membres des diverses strates sociales : alpha, bêta, gamma. La naissance n'ayant rien à voir là-dedans. Ceux qui en ont les moyens adoptent un pupille fabriqué sur cahier des charges dans une couveuse. Ce changement-là est bien plus radical que tout ce que nous avons pu connaître. Pour qu'un enfant soit fabriqué, il faut qu'un humain ait quitté définitivement la Terre, soit pour l'outre-monde soit pour l'outre-tombe. Il faut respecter un numerus clausus sans quoi il y aurait une inflation démographique qui menacerait de ruiner tout le système. Ça apparaît certes nécessaire, mais ne fait pas que des heureux. « Serez-vous tenté par la vie éternelle ? » nous est-il demandé en bas de la couverture. Ce monde n'est pas la plus noire des dystopies. Ce n'est jamais tout blanc ou tout noir et c'est ce qui fait toute la force du roman d'Antoine Buéno. Il s'agit quand même d'une société offrant l'immortalité à tout le monde, d'office…
Le Soupir de l'immortel est constitué de vingt tableaux où apparaissent les membres de la cellule familiale de Karl Carnap, candidat centriste et favori à la Présidence Direction Générale du monde. Outre Carnap, la cellule est constituée de son pupille Mao Mach, des bêta John Stuart Minh et Léon Nozick et des gamma Lénina Comte, Aldous Comte, Marx Comte, et bien sur de Marvin, le domocile, intelligence artificielle tutélaire du foyer qui pratique, comme ses consœurs, une constante et obséquieuse ironie. Les liens entre les divers tableaux sont parfois très lâches, tous ne contribuant pas forcément à l'intrigue principale si ce n'est de loin en loin. Par contre, ils dépeignent ce monde par d'innombrables petites touches avec une pléthore de détails qui font émerger un tout remarquablement cohérent et surtout sans longueur ni lourdeur. Le flux principal des péripéties, somme toute fort limité, est d'une simplicité monacale sans que cela nuise à la construction du roman qui s'avère des plus fines, mais comme celui-ci n'étant que prétexte à véhiculer la réflexion, ça importe en définitive assez peu.
Le deuxième tableau, outre la présentation de la cellule familiale de Carnap, nous annonce que tout a mal tourné dans les jours qui ont précédé. Les dix-huit suivant expliqueront pourquoi et comment une élection gagnée d'avance finit par être perdue.
Tout se déroule cependant derrière le ballet ondoyant des multiples voiles de l'humour. Parce que si Le Soupir de l'immortel est un roman politique, c'est aussi un immense roman humoristique. Avec un sourire goguenard, Buéno lubrifie un propos grave qui, sans cela, pourrait paraître bien aride. Ainsi, en 570 AFT, la spiritualité, c'est la sexualité la plus débridée. Les églises comme Saint Nicolas du Chardonnet sont toutes devenues des baisodromes avec donjon SM en clocher. Pour un candidat à PDG mondiale, « prier », c'est-à-dire sucer, fait partie des figures imposées où tous les média sont là pour couvrir l'événement tel Léon Zitrone à un couronnement. « On dirait qu'il va prier un coup pour se mettre en jambes. » (p. 86) Ce thème ne cessera de courir comme un fil rouge tout au long du roman. « Elle avait conduit le petit à son cours hebdomadaire de catéchisme dans la sacristie. C'était là que les enfants étaient initiés à la spiritualité. […] Après l'avoir lâché au milieu des pédophiles… » (p. 90) Buéno n'hésite pas à recourir à l'humour le plus grinçant, jouant délibérément du mauvais goût pour mettre l'accent sur les changements sociétaux qu'il tient à mettre en exergue. « Les voies du seigneur sont aussi pénétrables que celles de la vierge ! Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes (Huxley) avant l'immortalité ! » nous déclare un prédicateur star du stupre dans son show. « Léon déchiffra plusieurs titres : Le Matin des magiciens, L'Ecume des jours […] Le Triptyque de l'asphyxie. Il n'avait jamais entendu parler des quatre premiers mais le cinquième lui disait quelque chose. » (p. 205) Et pour cause, c'est le précédent roman d'Antoine Buéno. Buéno sera aussi le nom du directeur de l'institut Pasteur dans ce roman, où l'on découvrira encore que « le bouton de peyotl a inspiré de célèbres écrivains tels qu'Antonin Artaud, Henri Michaux, Aldous Huxley ou Antoine Buéno » (p. 260), et « Yapou, la conscience du Yuan » (p. 401) qui nous renvoie bien sûr à Yapou, bétail humain (Désordres, Laurence Viallet) l'énorme (et lourdingue) trilogie de S-F sadomaso du japonais Shozo Numa. C'est un véritable feu d'artifice.
Il nous faut revenir au tableau VII, « Sécurité », pour se placer en plein cœur du roman, sur son cœur thématique même. « Une humanité sans corps humain, c'est ça, l'Humanité élargie, la transhumanité. Alors seulement la révolution surmoderne sera achevée. Alors seulement nous pourrons tirer un trait sur la modernité et la postmodernité. Nous enrayerons les trois révolutions coperniciennes sur lesquelles sont fondées la modernité et la postmodernité. Freud a ravalé la conscience au rang d'illusion, nous avons donné conscience au moindre grille-pain. Darwin a chassé l'homme de l'origine de la création, nous avons pris le relais de l'évolution. Copernic, enfin, a chassé la Terre du centre de l'univers, et nous étendons la Terre à l'échelle de l'univers ! » (p. 229). On retrouve-là des choses telles qu'on a pu les lire presque mots pour mots dans l'essai de Jean-Michel Besnier : Demain, les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? (Hachette). Nous entrevoyons, à travers ce credo positiviste, qui dans le roman est le discours de Proudhon et des Républicains, les raisons du choix des noms de la plupart des personnages : Comte (Auguste), Carnap, John Stuart Mill.
À partir d'une situation politique qui est celle que nous connaissons, Antoine Buéno nous entraîne à sa suite dans une réflexion sur la manière dont il serait peut-être possible d'approcher la Singularité. Rien de moins. C'est dire l'énorme ambition du propos. Le Soupir de l'immortel est un roman de partage. À travers le livre, l'auteur semble avoir envie de nous inviter à réfléchir dans cette direction, il nous aide à nous poser des questions qui pourraient être les bonnes quant à un futur qui est de moins en moins loin mais sur lequel on semble cruellement manquer de vue. C'est également un livre à part en cela qu'il renoue avec une certaine foi dans le progrès que l'on voit ici transcender les jeux politiciens des personnages.
Le Soupir de l'immortel est un roman foisonnant, énorme, goguenard, déjanté, profond, monstrueux, jubilatoire, mais c'est tout sauf un roman écrit juste pour le fun. Il va sans dire que cet ouvrage est entre tous une priorité. J'avais dit de Ptah Hotep de Charles Duits qu'il était une splendeur pour ses mots, ses sons, sa poésie ; de Mat de Ronan Brennan qu'il était remarquable pour sa narration et l'exposition des personnages ; Le Soupir de l'immortel est tout aussi bon mais c'est en raison de l'intérêt des problématiques qu'il évoque.
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Avant toute chose, permettez-moi de revenir brièvement sur Gravité à l'aune de ce qui apparaît désormais. Gravité peut se lire indépendamment, on n'y voit nul Xeelee, on n'en entend pas même parler. D'après la chronologie de l'univers Xeelee qui nous est proposée dans ce deuxième volume, les événements de Gravité se déroulent en l'an 104858, selon notre bon vieux calendrier grégorien, soit bien après ceux de Singularité (hormis ce qui apparaît comme une coda). Stephen Baxter aurait pu décider que Gravité ne s'inscrivait point dans sa vertigineuse histoire du futur. Au contraire de Singularité, les événements qui y sont relatés ne sont pas historiques, au sens où un fait-divers n'est pas historique.
Avec Singularité, on entre enfin de plain-pied dans la plus prodigieuse histoire du futur jamais écrite. En lisant le dernier Bifrost, l'opportunité nous est donnée de la comparer à l'une des références en la matière : celle de Robert A. Heinlein. (L'autre étant bien sûr Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith.)
Il y a 13,5 milliards d'années, soit à peine 200 millions d'années après le Big Bang, alors que naissent les étoiles, ont lieu les premiers contacts entre Xeelees et Photinos. Ces derniers apparaissent dans la chronologie (pages 243 à 248) mais il n'en a pas encore été question à l'exception d'une allusion dans l'ultime chapitre de Singularité. « … Les Xeelees se sont échappés. Ils sont désormais hors d'atteinte des… êtres dont ils n'ont, au bout du compte, pas osé subir les foudres. » (p. 232) Dès cette époque, les Xeelees disposaient de vaisseaux temporels. À l'autre bout de l'histoire, dans 5 millions d'années seulement, quand Michael Poole émerge de la singularité détruite, les Xeelees ont quitté un univers agonisant qui a fortement divergé des modèles que nous propose le modèle standard de la cosmologie sous l'action des intelligences cosmiques. Baxter prolonge encore son histoire jusqu'à 5 milliards d'années dans l'avenir, jusqu'à ce que la Voie Lactée et Andromède entrent en collision.
La S-F a rarement offert une perspective aussi étendue tant dans l'espace que dans le temps. Pour trouver une œuvre comparable, il faut se tourner vers la S-F archaïque, pré-campbellienne, et prendre la mesure de tout ce qui rapproche et de tout ce qui sépare Kimball Kinnison de Michael Poole. La série des Fulgurs de E. E. « doc » Smith (Albin Michel) est l'une des rares œuvres à avoir un volume littéraire suffisant, quoique moindre, et des perspectives universelles quant au contenu pour se mesurer au cycle des Xeelees. On pourrait citer Ysée-A de Louis Thirion, l'un des meilleurs space opera français, où les humains se retrouvent les instruments de la lutte qui opposent les Tulgs à GLORVD. La perspective universelle est bien là, mais 230 pages seulement !
Le cycle des Xeelees relève du nouveau space opera (NSO) dont il existe deux courants principaux. Le NSO postmoderne dont Hypérion de Dan Simmons est un bon exemple et dont les œuvres de Samuel R. Delany rassemblées dans Chants de l'Espace (Bragelonne) sont les précurseurs. Et le NSO classique, représenté, entre autres, par ce cycle des Xeelees dont les précurseurs sont le Cycle du Centre Galactique de Gregory Benford, précurseur davantage temporel que conceptuel, et La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') qui constitue le dernier grand space opera classique. On a bien évidemment encore écrit des space opera de cette facture mais en s'inscrivant, délibérément ou non, dans une sorte de revival.
Au début des années 80, la S-F compte plusieurs tendances dont un space opera essoufflé qui est en quête de son propre avenir à travers des œuvres telles que La Mécanique du Centaure de M. John Harrison ; la hard science dont Un paysage du temps de Gregory Benford reste emblématique et qui est une S-F sur-campbellienne. Enfin, le cyberpunk, interpolation du roman noir et des nouvelles technologies émergentes dont Neuromancien demeure l'archétype. En à peine dix ans, le NSO va naître de la confluence de ces trois courants. Le space opera fournira le théâtre, la hard science lui imposera sa rigueur et ses contraintes qui sont une exigence nouvelle, née d'une suspension de l'incrédulité restreinte. Il n'est plus question de simplement poser que le progrès, auquel nul ne croit plus, a permis la fabrication d'un moteur PVL, parce que tous les gens qui ont une once de culture scientifique, dont les lecteurs de S-F, savent que d'après la physique actuelle, il est impossible d'aller plus vite que la lumière. Le NSO dépouillera enfin le cyberpunk de ses noirs oripeaux punk pour les recycler sous formes d'intelligences artificielles, de nanotechnologie, de biotechnologie avec clones, immortels et consorts, y compris la fameuse « Singularité » chère à Vernor Vinge, aux neurosciences et autres cogniticiens qui se résument en « Il nous est impossible de prévoir et de décrire quelque chose qui soit plus intelligent que nous ne le sommes » et constitue une sorte d'horizon des événements conceptuel — le grand jeu de la S-F actuelle consistant quant à lui à la circonvenir.
Mais ce n'est toutefois pas à cette singularité-là que le roman de Baxter doit son titre. Les singularités dont il est ici question relèvent de la physique : celle des trous noirs. Dans ce roman, les protagonistes jouent avec des trous noirs comme des gamins jouent aux chiques. Michael Poole a créé des singularités stables et en a envoyé une dans l'avenir à la remorque d'un vaisseau relativiste, créant ainsi un tunnel temporel. Malheureusement, celui-ci débouche sur une époque où l'Humanité a été asservie par les Qax. Baxter se prend alors à jouer un curieux jeu dans le domaine du romanesque : celui des contingences. Sans en abuser mais en les explicitant clairement. Il faut bien admettre que cela renforce l'historicité de son futur. Les premiers à surgir dans le passé sont les Amis de Wigner, sur un étrange vaisseau de terre surmonté des pierres mégalithiques de Stonehenge et bourré de singularités au moyen desquelles ils envisagent de transformer Jupiter en une singularité nue, animé d'un dessein anthropique. Ils soutiennent, espèrent et croient que l'humanité a un rôle à jouer dans le destin de l'univers, rien de moins. Pour ce faire, ils ont plongé dans le passé au nez et à la barbe de l'occupant Qax plutôt furieux, qui craint d'être ainsi frappé dans son propre passé. Les Qax de l'ère d'occupation installent un second trou de ver vers le futur, deuxième barreau à l'échelle d'où émerge un Qax bien plus vindicatif à l'égard de l'humanité car, dans ce futur-là, un humain, Bolder, aura signé la perte des Qax et la destruction de leur monde. Ce Qax-là est bien décidé à engager la guerre temporelle afin d'éradiquer les humains avant qu'ils ne nuisent trop. Il arrive de l'avenir avec deux Splines, des astronefs vivants, et Jasoft Parz, un humain tenant le sale rôle d'un « Pétain » de l'ère d'occupation Qax. Miriam Berg, qui est revenue contrainte et forcée dans le passé avec les Amis, en appelle à son ex, Michael Poole, qui coulait des jours paisibles dans les limbes du système solaire, loin de l'agitation du monde, pour tenter d'empêcher les Amis de commettre leur folie. Tout ce joli monde va se battre dans les parages de Jupiter, notamment en tirant des singularités comme au lance-pierre…
En écrivant plus court qu'il ne le fait aujourd'hui, Stephen Baxter donnait des romans plus compacts, menés tambour battant. Ce space opera remontant à l'aube de sa carrière (1992, donc) fait preuve d'une véritable débauche d'effets pyrotechniques et l'on voit, à lire le tristounet et mollasson Déluge, qu'il ne s'est nullement bonifié avec l'âge. La chronologie de l'univers des Xeelees qui nous est livrée en fin de volume, où sont positionnés tous les textes de Baxter écrits jusqu'à présent s'y référant, est du plus haut intérêt car elle permet d'avoir une vue d'ensemble de cette colossale histoire du futur. Il ne nous reste plus qu'à saliver en attendant Flux à la fin de l'année, puis Ring.
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Quand sont nés les Moutons électriques éditeurs, j’en attendais beaucoup, trop peut-être, et, hors Fiction, je n’ai pas été emballé. Ma première chronique d’une de leur production, La Route des confins de A. Bertram Chandler, fut quelque peu mitigée. Il en a été ainsi jusqu’à l’apparition de la « Bibliothèque Voltaïque ». Quand j’ai eu le Coney et le Jeury en main, je me suis dit : « Voilà ce que j’attendais ! » Il est désormais temps d’y revenir.
Quoique sensiblement plus chers que les autres, ces livres sont beaux, plaisants. On a vraiment envie de les avoir même si, au détour d’une page, on croise parfois une méchante confusion entre conditionnel et futur… Rien là de rédhibitoire.
Regarde le soleil nous offre un étrange ballet, une curieuse pavane où s’affrontent à fleurets mouchetés des personnages qui jouent l’avenir d’un monde. Ils sont six ainsi à danser autour de Phillip Wing, l’architecte, pour qu’il accomplisse ce qui est attendu de lui à la manière dont chacun d’eux l’entend.
Sur Terre, Phillip Wing a créé l’une des nouvelles merveilles du Monde, mais son univers, et surtout son couple, sont en train d’imploser sous les manipulations des Messagers, missionnaires de la Communauté interstellaire. Les Messagers, et leur principal agent, Ndavu, sont venus sur Terre proposer le Message, une religion qui est da-vantage qu’une simple superstition et offre, entre autres, une certaine forme d’immortalité technologique. Ndavu nourrit cependant une autre ambition, circonvenir Phillip Wing afin de l’entraîner dans le temps-haut, vers 82 eridani, le monde des chanis dont la déesse Teaqua a reçu de Chan, son dieu solaire, une révélation l’informant qu’un humain doit bâtir son tombeau. Ndavu intrigue tant et si bien que Wing finit par n’avoir plus aucune raison de rester ni de ne pas partir pour un voyage de 40 ans. Il devient ainsi le premier humain à partir en temps-haut pour une autre étoile. Les messagers le transforment également en Chani durant le voyage et Phillip Wing se sent de plus en plus étranger à lui-même…
Avec Regarde le soleil, James Patrick Kelly s’inscrit dans la continuité d’auteurs tels qu’Ursula Le Guin ou Robert Silverberg par ses préoccupations ethnologiques, la volonté de décrire une société radicalement autre. C’est un roman où s’entrecroisent les thèmes de l’aliénation, de la transformation et finalement de l’adaptation à une culture fondamentalement étrangère. Si ces thèmes s’appliquent bien sûr au personnage de Phillip Wing, ils sont aussi les challenges aux-quels est confrontée la société chanie. James Patrick Kelly parvient à maintenir une tension intense et permanente en refusant simplement à ses personnages d’envisager le recours à la violence comme une possible solution. Qu’ils soient ou non partisans du changement, les protagonistes cherchent à tirer la couverture à eux tout en prenant garde à ne point la déchirer.
Le seul défaut qui empêchera Regarde le soleil de se comparer aux tous meilleurs tient à ce qu’il ne réserve aucune surprise. On sent la solution architecturale venir bien avant qu’elle ne soit révélée, tout comme l’on attend sa prémisse, mais l’essentiel est bien sûr ailleurs, avant que l’on en arrive là…
Les romans de ce type ne sont pas légion et ceux qui constituent les plus brillantes réussites le sont encore moins, mais Regarde le soleil n’aura nulle peine à s’inscrire au nombre, au côté de chefs-d’œuvre tels que La Main gauche de la nuit, L’Etrangère de Gardner Dozois, Le Bassin des cœurs indigo de Michael Bishop qui mériterait bien une réédition, Parade Nuptiale de Donald Kingsbury et, surtout, Les Profondeurs de la Terre de Robert Silverberg.
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En dépit d'une production pléthorique, je n'avais jusqu'à présent trouvé chez Milady aucun livre qui me fasse envie. La tétralogie de Peter F. Hamilton m'avait bien un temps tenté mais l'expérience de L'Aube de la nuit refroidit fissa cet embryon enthousiasme. Milady est un label de Bragelonne et cette réédition d'un roman relativement récent de sir Arthur C. Clarke s'inscrit dans une tendance intéressante chez cet éditeur. Depuis quelques temps, Bragelonne a entrepris un travail patrimonial tant sur la S-F que sur la fantasy. Ainsi « Les Trésors de la SF », collection dirigée par Laurent Genefort, qui se consacre à une S-F très populaire faisant revivre, entre autres, quelques-uns des meilleurs romans du Fleuve Noir « Anticipation ». Par ailleurs, après Le Cycle des Epées, chef-d'œuvre de Fritz Leiber, un très beau travail est en cours sur Robert E. Howard, auteur que l'on peut considérer comme le père de l'heroic fantasy. Citons encore les fameux Livres de sang de Clive Barker pour montrer que l'horreur dont ces recueils constituent l'un des plus prestigieux fleurons n'est nullement négligée. C'est dans ce contexte que Milady se voit mis à contribution pour une édition de ces Chants de la Terre lointaine simultanée avec L'Odyssée du Temps, co-signée par Clarke et Stephen Baxter (Bragelonne).
Sir Arthur C. Clarke n'a jamais été un grand écrivain, mais il est peut-être, entre tous, celui qui incarne le mieux la science-fiction. Les Chants de la Terre lointaine n'est pas non plus un de ses chefs-d'œuvre qui, à mon sens, sont au nombre de trois : La Cité et les astres, Les Enfants d'Icare et Rendez-vous avec Rama. Chants de la Terre lointaine est le développement d'une nouvelle disponible dans le recueil L'Etoile (J'ai lu) sous le curieux titre « Les Sons de la Terre lointaine ».
S'il repose sur un fond dramatique à souhait (la mort de la Terre), le roman de Clarke est au contraire tranquille, jalonné tout au plus d'incidents relevant du fait-divers. À aucun moment l'auteur ne joue si peu que ce soit la carte du thriller. Le premier (et dernier) astronef interstellaire à poussée quantique, tirée de l'énergie du vide, doit faire escale sur Thalassa pour reconstituer son bouclier de glace usé par l'abrasion des atomes errant dans l'espace avant de poursuivre sa route. Thalassa a cependant déjà été colonisée car la Terre — dont la condamnation à mort était connue depuis des siècles, pour cause de nova du Soleil — a lancé de nombreuses stations automatiques chargées de matériel génétique humain et terrestre, comme autant d'arches de Noé, ainsi que de quoi redémarrer la civilisation. Sur Thalassa, une culture paisible, tournée vers la mer mais néanmoins évoluée, a donc vu le jour, et s'est développée sur les trois seules îles de la planète. Une poignée de péripéties vient à peine troubler cette escale (le roman aurait pu porter ce dernier mot comme titre) où tout ou presque se déroule comme prévu et nous laisse quelque peu sur notre faim.
Chants de la Terre lointaine ne passionne ni n'engendre une lecture frénétique et pourtant, sans recourir à quelque tension dramatique, sir Clarke parvient à nous intéresser du début à la fin. Voilà une bonne occasion de profiter, sans qu'il y ait lieu de crier au génie, d'un roman qui, somme toute, méritait d'être à nouveau à la disposition des lecteurs.