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Le Cerveau vert

La quasi-totalité de l'œuvre de Frank Herbert est ou a été disponible en Pocket à un moment ou un autre, à trois ou quatre exception près — à savoir La Mort blanche, L'Homme de deux mondes, La Ruche d'Hellstrom et, jusqu'à maintenant, Le Cerveau vert. Ce qui n'est pas disponible en Pocket l'est au Livre de Poche où sont naturellement repris les livres initialement publiés par Gérard Klein chez Robert Laffont à l'exception du cycle de Dune. Le Cerveau vert constituait donc jusqu'à présent une exception. Publié en 1975 au Masque « SF », il n'avait jamais été repris dans aucune des deux collections de poche qui se partagent l'œuvre de Frank Herbert.

Frank Herbert est considéré comme l'un des plus grands auteurs de S-F aux côtés de Robert A. Heinlein, Isaac Asimov, A. E. van Vogt, Ray Bradbury, Robert Silverberg, James G. Ballard et Philip K. Dick. Il partage avec ces deux derniers, et Bradbury dans une moindre mesure, le privilège d'être largement lu en dehors des cercles traditionnels de la S-F, grâce à l'extraordinaire succès de ce qui reste comme son chef-d'œuvre : Dune. Frank Herbert se différencie cependant de ces trois auteurs, dont une partie de l'œuvre se situe hors genre, en étant un pur écrivain de science-fiction. Cela n'explique en rien pourquoi Le Cerveau vert est ainsi resté 34 ans sans connaître de nouvelle édition française — probablement est-ce tout simplement fortuit. Il n'était de toute façon pas bien difficile de se procurer l'édition originale du Masque « SF » sur le marché de l'occasion, mais le voici enfin remis massivement à la disposition de toute une nouvelle génération de lecteurs (quoiqu'il faille regarder derrière les hautes piles de fantasy en grand format pour le trouver dans certaines librairies.) Après le contexte, passons au livre.

« On était dans la zone verte, les bandeirantes venaient se reposer ou s'amuser, après avoir accompli leur service dans la jungle rouge ou aux postes de contrôle des barrières écologiques. » (p. 19). « Il paraît que certaines plantes sont en voie d'extinction par défaut de pollinisation. » (p. 21) Ces deux phrases, extraites du début du roman, semblent aujourd'hui parfaitement dans l'air du temps — un roman qui date tout de même de 1966, époque où l'idée écologique n'était pas encore un stéréotype confisqué par des politiciens réactionnaires en quête de justification pour des prélèvements obligatoires déguisés en taxes sauveuses de monde… Dans le roman, l'OEI (Organisation écologique internationale) a une vocation bien différente de tout ce que l'on pourrait imaginer aujourd'hui. En effet, elle a pour fonction de piloter les équilibres naturels en commençant par éradiquer tous les insectes inutiles ou nuisibles, ou considérés tels. Le programme a été mené à bien en Chine et c'est maintenant au tour du Brésil de le mettre en œuvre. Incidents et contretemps se multiplient. Des rumeurs d'étranges phénomènes survenus dans la jungle se répandent. Il est fait état d'insectes géants…

Soupçonnant que tout le monde au Brésil n'est pas favorable à son programme, l'OEI dépêche sur place ses agents, Travis Huntington Chen Lhu et Tanya Kelly, chargés d'y mettre bon ordre. Chen Lhu orchestre toute une chorégraphie de faux-semblants psychologiques afin de circonvenir Joao Martinho, responsable local du programme, et Tanya Kelly est l'outil qu'il peut ou doit manipuler dans ce but. Frank Herbert déploie ici tout un jeu d'influences autour de ses personnages qui s'avèrent tout à fait caractéristiques de sa manière. Les trois sont confrontés, dans la première partie, aux événements qui défrayent la chronique, chacun cherchant à en donner l'interprétation qui lui convient.

La deuxième partie les mettra aux prises avec une réalité inconcevable dont le lecteur est informé depuis le début. La mission de Chen Lhu n'en sera pas infléchie pour autant. Qu'il s'agisse des racontars de broussards ou d'une réalité qui le dépasse, Chen Lhu n'en doit pas moins faire un bouc émissaire de Martinho. Tous leurs passements de jambes finiront par s'avérer vains et l'humanité dominante par choir de son piédestal, réduite à un rôle à sa mesure.

On notera l'illustration de Marc Simonetti, inspirée d'Arcimboldo, parfaitement en phase avec le roman. Le Cerveau vert n'est nullement l'un des chefs-d'œuvre de Frank Herbert, bien que caractéristique de sa manière. Sur le thème des insectes, La Ruche d'Hellstrom est plus abouti, sans que cela soit une raison pour faire l'impasse sur celui-ci, autrement plus intéressant que ne le sont les multiples séquelles et préquelles de Dune. Pour conclure en paraphrasant Joe R. Landsdale : Kevin J. Anderson est à Frank Herbert ce qu'un tuyau d'arrosage est à un serpent. Autrement dit : mieux vaut s'adresser au Bon Dieu qu'à ses saints.

Utopiales 2009

Utopiales 2009 prend la suite de la série des Utopiae, recueils de textes publiés par l'Atalante à l'occasion du festival nantais éponyme, entre 2001 et 2006. Après deux années blanches, les éditions ActuSF reprennent le flambeau.

Passée l'introduction d'Ugo Bellagamba, dont l'idée force est qu'il reste toujours une terra incognita à explorer et que le voyage vers l'inconnu passe notamment par la redécouverte de la culture, sont donnés à lire six textes censés illustrer cette belle profession de foi.

En ce qui concerne les auteurs, on reste en terrain connu : rien que de la plume éprouvée. C'est à celle de Robert Charles Wilson, étoile montante de la S-F mondiale, que revient le privilège d'ouvrir le recueil avec un texte vertigineux. À sa manière terriblement rationnelle, mais sur fond de menace cosmique à la Lovecraft, l'auteur canadien imagine dans « Les Perséides » que le propre de l'espèce humaine est peut-être d'être dépassé par sa culture ; et que ce dépassement darwinien (ou si l'on veut dawkinsien, du nom de l'inventeur du concept de mème), s'il représente une forme d'évolution susceptible de se disséminer partout dans l'univers, est tout autant synonyme d'anéantissement potentiel, parce qu'incapable de se dissimuler à l'attention d'éventuels prédateurs de nature similaire. Après ça, vous regarderez la lumière des étoiles différemment… Brillant.

Catherine Dufour (« Un temps chaud et lourd comme une paire de seins ») raconte le quotidien d'une femme flic dans un futur à tendance matriarcale. Commencé sous les auspices d'un polar bien sordide, le texte vire rapidement au catalogue de faits divers. En plus du titre, le style au cordeau et l'intéressant postulat de départ rattrape en partie une mécanique trop bien huilée.

« Elvis le rouge », de Walter Jon Williams, raconte une histoire alternative du King. Ou plutôt de son frère jumeau, Jessie. Que Williams dote du même kitch et du même déhanchement ravageur. Sauf que ce King-là, rejetant son statut d'icône (de cobaye ?), va mettre sa rebelle attitude au service d'un véritable engagement politique, à gauche toute. Il se croit capable de sortir les autres de la mouise, mais c'est peut-être l'inverse qui va se passer… L'uchronie ne révolutionnera jamais la S-F, mais reste un formidable réservoir de scénarii. (Pour les fans d'Elvis, ou les amateurs de curiosités, on signale en passant l'excellent film de Don Coscarelli, Bubba Ho-Tep, mettant en scène le rockeur et un JFK noir aux prises, dans une maison de retraite, avec une momie récalcitrante — un film beaucoup plus fin qu'il n'y paraît, sur la vieillesse et la solitude.)

La contribution de Pierre Bordage, régional de l'étape, se présente comme le monologue d'une conscience désincarnée qui témoigne de son intranquillité devant le temps et qui se perd dans les abîmes de sa pensée. Un texte de commande vite troussé et très confus, dont l'auteur semble presque s'excuser à la fin (p. 134). Bordage est définitivement plus à l'aise sur la longueur.

Spécialiste de hard science, Stephen Baxter prouve avec « George et la comète » qu'il peut aussi avoir beaucoup d'humour. Phil Beard, salarié d'une boîte informatique, se réveille à la fin du monde dans le corps d'un lémurien, flanqué d'un congénère à la politesse exquise. Le soleil est une géante rouge, la terre a disparu, les deux hommes régressés habitent une sphère artificielle de modeste dimension dont l'axe est un arbre immense. Qui a bâti la sphère ? Pourquoi Phil et George y ont-ils été placés, et comment ? Telles sont les énigmes que l'auteur s'attache à résoudre en vingt pages remplies de sense of wonder. Puissant et hilarant.

« Préquelle » de Jean-Philippe Jaworski nous transporte au IIe siècle, au temps de Marc-Aurèle, dans les plaines de Cimmérie (l'historique, pas celle de Conan) secouées de combats entre tribus sarmates. Pour asseoir son pouvoir, le roi des Roxolans, Zanticos, se fait forger une épée dont il trempera la lame dans le seul sang magique de sa connaissance, celui du forgeron. Les morts engraissent la steppe dans une longue litanie de conquêtes et de combats, évoqués avec la prose luxuriante propre à l'auteur (qui a bien potassé l'historien Iaroslav Lebedynski, à ce qu'il semble ; pour chipoter un peu, dans Dion Cassius, Histoire Romaine, Zanticos est plutôt désigné comme roi des Iazyges et non des Roxolans, mais bon…). Pour les amateurs, là encore, citons en écho à ce texte le roman de Gillian Bradshaw, L'Aigle et le dragon, superbe variation sur le mythe arthurien (pour faire court, l'histoire met en scène une bande de cavaliers sarmates déportés sous le mur d'Hadrien) qui a inspiré le film d'Antoine Fuqua, Le Roi Arthur.

Voilà donc un ouvrage très dense (à peine 200 pages), où les bonnes intentions de départ sont tenues. Wilson et Baxter semblent au-dessus, mais le reste n'est pas mal non plus ; seul le texte de Bordage étant dispensable. Et s'il s'agissait-là, tout simplement, de la meilleure anthologie de l'année 2009 ?

Immortel

Pourquoi écrire ? On peut écrire pour répondre à un impératif, parce qu'on est littéralement possédé par sa fiction. Plus trivialement, on peut écrire pour mesurer l'épaisseur de son ego, ou par intérêt. On peut aussi écrire pour réaliser un rêve.

Le roman de Traci Slatton possède toutes les qualités d'un beau rêve romantique : riches couleurs, sentiments exacerbés, inquiétante étrangeté. Le décor nous ramène dans la Florence des débuts de la Renaissance, siège d'un incomparable essor économique, artistique et architectural. Luca, dit le bâtard, belle gueule d'orphelin poussée au ruisseau, vit d'expédients jusqu'à ce que son physique avantageux éveille l'intérêt d'un tenancier de bordel, où en échange d'un certain confort matériel, il est livré aux turpitudes d'une clientèle influente. L'ange tombé dans la fange trouve néanmoins un certain réconfort dans la fréquentation des grandes œuvres d'art produites par la ville. Si le corps n'échappe donc pas à la misère (affective), l'esprit du bâtard, épris d'absolu, va peu à peu se frotter à la question de la création et, par extension, au mystère de ses propres origines. Bien entendu, sa beauté particulière, doublée d'une longévité exceptionnelle, finit par attirer l'attention de personnages malveillants. Dès lors, confronté à la nécessité d'élucider l'énigme de sa naissance et d'échapper aux chasseurs de l'Inquisition, Luca entame un périple long de deux siècles qui n'est en réalité que le voyage d'une vie s'étirant en fuites et dissimulations diverses, sous une multitude de visages, de noms, dans l'ombre des puissants et des génies de son temps, mais marquée par une insupportable solitude. Aventures initiatiques, conflits politiques et théologiques infusent donc cette évocation des confins du Moyen-Âge italien, qu'une ligne de partage sépare très nettement.

Une première lecture convoque, sous le patronage de Boccace, Machiavel et Savonarole, les spectres d'une époque où les ors des palais le disputent à l'obscurantisme, à la dureté de la vie quotidienne, à la noirceur des événements. En contrepoint, Traci Slatton tente une approche plus métaphysique, aride et presque abstraite, en se focalisant sur l'itinéraire intérieur de Luca cherchant dans la gnose, dans la mystique juive ou l'alchimie, à dévoiler le sens du monde et celui d'une existence particulière.

Ce projet schizophrène, qui joue d'un côté le jeu de la grosse reconstitution avec tout le sérieux et la couleur locale nécessaires (du moins, autant qu'on peut en juger), tout en revendiquant une portée philosophique dans la veine zénithale de Marguerite Yourcenar et une certaine ambivalence propre à l'évocation du surnaturel, s'égare parfois dans ses développements.

Sans doute trahit-il une problématique indissociable des romans de fantasy dit historiques, qui consistent à faire passer pour vrai ce qui n'est au fond qu'un beau rêve. Le roman de Traci Slatton souffre de cette tension entre invention et réalité. Il lui manque un je-ne-sais-quoi — une étincelle, un peu de l'éclatante lumière d'Italie — qui nous empêche de voir la beauté secrète de sa fiction comme la barrière austère des palais fortifiés et des églises de Florence cachent les trésors artistiques de la Renaissance. Comme quoi, en matière de littérature, le recours à la pierre philosophale ne garantit pas toujours la transformation du plomb en or.

Le Tueur venu du Centaure

Sa dernière bouteille de whisky ayant rendu l’âme, Karen Novalsky expérimente de nouvelles sensations pas franchement agréables. Interrompant son malaise, un drôle de zigue s’assoit devant elle et lui adresse la parole en latin. Immédiatement, Karen perçoit le flic derrière les apparences, autant dire l’ennemi de sa raison sociale : détective privé. Pourtant, elle se résout à l’écouter exposer son problème. Le type, apparemment un dingue, lui demande de rechercher son double schizophrénique, désormais aux abonnés absents. Histoire de la convaincre du sérieux de la proposition, il balance 10 000 dollars sur le bureau et il lui en promet autant au terme de l’enquête. Un dingue, on vous dit ! Combien de bouteilles peut-on s’offrir avec une telle somme… Bref, Karen accepte et le type lui confie une photo de son dou-ble avec un nom inscrit au dos : Tony Montaldi. Cet événement n’est bien sûr que le prélude d’une enquête tortueuse, entre univers virtuel et réel, entre Terre et espace, assortie de moult rebondissements, d’une I.A. facétieuse ayant besoin de se défouler, de porte-flingues affublés de têtes de cheval ou de chien et de Belzébuth himself accompagné de ses légions infernales. Une enquête emberlificotée au point de se frapper la tête contre un mur ou, à la rigueur, de reprendre un scotch benzédrine.

On l’aura attendue longtemps, la fin du cycle de Narcose. Entre la publication initiale dans la collection « Présence du Futur » et la réédition, réécrite en partie, chez La Volte, se sont écoulées pas moins de vingt et une années. De quoi se faire des cheveux blanc, au sens propre comme au figuré. De quoi également se faire un sang d’encre, de supionar bien entendu. Pour autant, notre patience se voit-elle finalement récompensée ? Oui, se retient-on de crier de manière péremptoire. Affichons notre satisfaction et fustigeons-nous pour avoir craint, l’espace d’un instant, le pire.

Le Tueur venu du Centaure est au moins aussi déjanté, (faussement) foutraque et maîtrisé de bout en bout que ses prédécesseurs. A sa manière inimitable, Jacques Barbéri nous embarque dans une histoire baroque, passant les poncifs du roman noir et de la science-fiction au mixeur de son imagination. Et le lecteur, heureux, de se couler avec délectation dans l’univers de Narcose le roman (une atmosphère idéalement restituée par l’illustration de Philippe Sadziak), retrouvant aisément ses repères : lolitrans, amphécafés, gigaragnes, chupabombers, plastitêtes et autres psychomachines. Toutefois, Barbéri ne profite pas de l’accoutumance de son lectorat pour bâcler le travail. Bien au contraire, l’auteur maîtrise son univers et ses références, l’un se nourrissant des autres pour générer une synergie intertextuelle dont on se régale. Celle-ci convoque un second niveau de lecture sans pour autant exclure les néophytes. Toutefois, le procédé participe un tantinet au plaisir de lecture.

Fort heureusement, même si on jubile en reconnaissant les références à Clifford D. Simak, Lewis Carroll, Terry Gilliam ou Michael Moorcock (et j’en oublie sans doute), Le Tueur venu du Centaure déjoue avec brio les pièges découlant de ses diverses influences. Jacques Barbéri envoie valdinguer les clichés inhérents à la science-fiction et au roman noir ; il s’en amuse même, contaminant ceux-ci avec ses obsessions organiques et un brin d’esprit rabelaisien. Il continue surtout de se poser la question très dickienne de la perception du réel en étendant celle-ci au do-maine de la littérature. Entre délire mystique, approche mythologique, physique quantique, l’auteur fait voler en éclat toutes les frontières entre ces thématiques, malmène les certitu-des et se permet de conclure son cycle sur une touche édénique (comprenne qui lira).

Avec Le Tueur venu du Centaure, Jacques Barbéri met un point final en forme de point d’orgue au cycle de Narcose. Virtuel et réel, comme roman noir et science-fiction, copulent nonchalamment pour accoucher de chimères fort réjouissantes. Incontestablement une expérience à tenter, au moins pour découvrir l’une des plumes les plus inventives de l’Imaginaire francophone.

Chien du heaume

La vie n’a pas été tendre avec Chien et cette dernière le lui rend bien. Courte sur jambes, un peu grasse, le visage couturé de cicatrices, bref un physique ingrat assez éloigné de celui des dames à la licorne, elle taille la route depuis son plus jeune âge. Louant ses talents de tueuse à des employeurs pas toujours très reconnaissants ni recommandables, Chien guer-roie pour des causes rarement justes. Pourtant l’amitié ru-gueus de ses compagnons d’armes et la carapace qu’elle s’est forgée au fil du temps masquent à peine le vide béant qui la hante. Elle aimerait bien le remplir avec un nom : une identité tangible, un point d’ancrage dans le passé, voire une lignée à laquelle se rattacher. Baste ! De tout cela, elle en a été privée en tuant son père. Un secret au moins aussi lourd à porter que cette hache attachée à sa taille.

Histoire âpre dans un monde ne l’étant pas moins, Chien du Heaume n’incite guère à la gaîté. Dans un univers crépusculaire, résonnant comme la fin d’un monde, Justine Niogret prend le contre-pied des imbuvables trilogies et autres bidulogies de BCF peuplées d’archétypes répétitifs et de faux antihéros. Ce premier roman d’un auteur dont on a pu lire jusqu’ici qu’une poignée de nouvelles, adresse en effet aux poncifs du genre un malicieux pied de nez et profite de l’occasion pour nous brosser un superbe portrait de femme. Le tout empaqueté dans une langue pseudo médiévale du plus bel effet. Et même si l’ensemble n’est pas parfait, en particulier les quelques fils de l’intrigue ayant recours à l’onirisme (un peu superflu, ou alors manquant de développement), avouons incontinent notre enthousiasme avec un zèle contenu à grand peine.

En dépit de l’absence de marqueurs historiques identifiables, toponyme, fait datable ou daté (tout au plus fait-on référence aux Norrois), ou personnages attestés dans les chroniques, Chien du Heaume sonne pourtant authentique. Une authenticité ne craignant ni l’anachronisme, ni le recours aux ressorts d’une fantasy débarrassée ici de la grosse artillerie et de la poudre de merlin-pinpin. Une authenticité rugueuse, brute, qui tousse, pue, ripaille, vit et meurt sans laisser plus de trace qu’une charogne. Au plus près de l’humain, Justine Niogret dépeint une époque obscure, ensauvagée, rythmée par des hivers glacés et des étés ardents. Une époque en passe d’être supplantée par un nouvel ordre plus conforme à l’idéal chrétien. Dans ce Moyen Age encore mal dégrossi, fuyant à la fois les artifices du merveilleux et les dorures héroïques de l’épopée, elle nous embarque dans une quête intime, quasi-viscérale : celle de Chien. Personnage complexe, tourmenté et pourtant capable d’agir sans manifester aucun état d’âme, Chien en devient attachante. Au fil de ses pérégrinations, des étapes, elle rencontre ses contemporains : des vilains prêts à mordre la main qui les protège au moindre signe de défaillance, des mercenaires comme elle, prêts à se vendre au plus offrant, des trouvères à la langue plus ou moins fourchue, des religieux traquant hérésie et paganisme pour imposer leur Dieu et ainsi ouvrir le chemin à l’aliénation en découlant. Enfin, des solitaires comme elle, plongés dans leurs souvenirs, attendant la fin et espérant que l’on se souviendra d’eux. « Un nom fait toute la différence, parce que tout ce qui a de l’importance, sur cette terre, en porte un. »

En 216 pages, lexique et notes de l’auteur compris, tout est dit, achevé. Et le lecteur, encore ébahi par cette plongée dans un âge obscur, de rester marqué durablement par les êtres de chair et de sang dont il vient de lire l’histoire. Une espèce rare en fantasy. Maintenant, confessons notre impatience de lire Justine Niogret dans un autre registre, par exemple celui dévoilé dans les notes. On en salive d’avance.

Big Fan

Proposé chez Inculte sous une couverture typée comics avec en cadeau plusieurs photographies bidouillées par Daylon (sous forme d’un dépliant en fin de volume), le nouveau Fabrice Colin détonne dans la production francophone. Et ça tombe bien, Big Fan s’affranchit allègrement des codes pour s’orienter vers une littérature à la fois outrancière et maîtrisée. Maîtrisée car l’auteur y développe une histoire impeccable de bout en bout, aux dialogues ciselés. Outrancière car le sujet plonge au cœur même du dé-lire absolu et de la théorie du complot. Des thèmes qui raviront les fans de Colin et les autres, assoiffés de S-F ou pas.

Premier constat : Colin sait où il va. Les milliers de pages pro-duites depuis quelques années par ce graphomane professionnel finissent forcément par payer. Deuxième constat : Colin balade son lecteur avec in-telligence et une certaine forme d’humour glacé. Troisième et dernier constat : Colin signe ici un texte impressionnant, drôle et tragique, prenant et malin, avec un fond et une forme. Autant dire que la littérature en sort largement gagnante, qu’on l’estampille S-F ou qu’on se moque de l’emballage. De fait, Big Fan se présente résolument comme autre chose. Une sorte de roman post-punk qui amuse autant qu’il terrorise. Et pourtant, l’idée de base est de celles qui rebutent. Un roman sur Radiohead ? Le triste groupe anglais dépressif dont les textes indigents plombent les mélodies faciles ? Oui oui, Radiohead, ce groupe-là. Et pour ceux qui détestent — ou plus simplement — n’en ont rien à foutre, ouvrir Big Fan est une épreuve. Heureusement, Fabrice Colin se sert de Radiohead comme prétexte. Son roman raconte surtout l’histoire de William Madlock, fan obèse (et transi) de Radiohead. Ce brave type à la fois cruel et lucide mène une vie assez compliquée. Il vit chez sa mère, croise rarement un père alcoolique — et absent — possède un iguane et jette sur le monde un regard aussi précis qu’horrifié. Mais cette saine acuité (parfois hilarante, à tel point qu’on songe immédiatement à Ignatius J. Reilly) cache une démence bien plus in-quiétante, celle du fan. Du fan ultime. Du fan qui lui seul comprend les textes de Radiohead. Qui sait additionner deux et deux et qui décode chaque message secret inscrit dans les notes des chansons, destinées aux seuls initiés. Et Bill Madlock le sait : la fin du monde a déjà eu lieu. Pas grave, sa mission à lui, c’est de protéger Radiohead. Coûte que coûte. Avant que tout s’écroule.

En parallèle de cette histoire assez troublante (notamment dans la logique de l’ensemble et des mécanismes qui la sous-tendent), on suit le parcours de Radiohead-le-groupe, raconté par un tâcheron, dont la prose facile subit quelques corrections radicales. Et pour finir, une troisième voix complète l’ensemble. Celle d’un Bill Madlock plus vieux, enfermé dans un asile pour une raison qu’on découvrira à la fin. Trois voix pour un seul roman, trois voix mêlées qui racontent la même histoire, le mécanisme de la folie, la perte de la réalité, les princi-pes de l’addiction et l’horreur quotidienne que ces dysfonctionnements entraînent. Loin de tout pathos et malgré l’apparente complexité de l’intrigue, Big Fan est d’une rare limpidité. Il contient par ailleurs quelques scènes d’anthologie (sexuelles, notamment, et tristement jolies), plusieurs réflexions bien senties et quelques moments de grâce. Le tout en restant divertissant, passionnant par bien des aspects, et ce quel que soit l’intérêt que le lecteur porte à Radiohead. De ce point de vue, c’est un tour de force. D’un point de vue purement littéraire, Big Fan fonctionne. Il fonctionne tellement bien qu’on pourrait bien avoir affaire au meilleur Fabrice Colin. Autant dire qu’on en redemande et qu’on attend de pied ferme les prochains romans (d’ici quinze jours, s’il garde le rythme).

Jakabok

Il est peu de dire qu'il y avait comme une attente autour de ce Jakabok. À cela une double raison : l'immense talent de Barker, évidemment, créateur multigenres et multicartes (littérature, BD, peinture, cinéma, conception d'attractions foraines et on en oublie…), et aussi le fait que nous étions restés sur une impression mitigée à la lecture de Coldheart Canyon, son dernier roman adulte (critique in Bifrost n°38), paru en France en 2004 — soit six années derrière nous, ce qui fait tout de même un bail —, livre imposant émaillé de vraies fulgurances mais aussi de longueurs éreintantes. Ainsi donc Clive Barker, l'enfant terrible des littératures de l'Imaginaire anglaises, nous revient-t-il enfin, chez Denoël, et ce avec un livre (surprise !) court pour le moins… Alors ?

Jakabok nous narre, à la première personne du singulier, s'il vous plaît, les aventures du susnommé Jakabok Botch, démon du Neuvième Cercle. Sa vie, son œuvre, et surtout comment il quitta les Enfers et parcourut le monde, entre le XIVe et XVe siècle, en compagnie de Quitoon, un autre démon, et ce jusqu'à sa rencontre avec Johannes Gutenberg, dont l'invention semble bien partie pour provoquer l'Armageddon… Manière de roman d'apprentissage, donc, mâtiné de conte philosophique aux épisodes ayant valeur d'exemplarité, un peu à la façon d'une certaine littérature du XVIIIe. Las, Barker n'est ni Sade ni Voltaire, et ce qui commençait comme une boutade assez hilarante, notamment dans toute la partie infernale des aventures de ce héros défiguré par un père aussi démon qu'ogre, finit par lasser tant l'auteur semble tirer à la ligne et se répéter. À commencer avec le procédé de prosopopée dont il use et abuse du début jusqu'à la fin de l'ouvrage — Jakabok étant sensé être prisonnier de son propre livre, « être » ni plus ni moins que le livre lui-même, ce dernier ne cesse de s'adresser au lecteur, de le « tenter » afin qu'il brûle l'ouvrage en question et ainsi le libère.

Certes, l'humour ravageur fait parfois merveille, certes encore, on retrouve certains des thèmes chers à l'auteur d'Imajica — fascination pour la monstruosité, tant physique que morale, amours déviants, réflexions autour de la création, le héros démoniaque étant ici à la fois le sujet de l'œuvre et l'œuvre elle-même, etc. Mais si Jakabok ne se lit pas sans un certain plaisir, on n'en reste pas moins convaincu qu'il y avait là de quoi faire une nouvelle formidable et que l'auteur, étirant sa matière à n'en plus finir, en a fait un roman tout juste moyen…

Le démon Jakabok Botch se cache peut-être bien sous la couverture du présent ouvrage. Mais une chose est sûre : le Clive Barker du vertigineux Sacrements, lui, n'y est pas. Dommage. Et en attendant de voir si on le retrouvera dans les pages de son prochain recueil annoncé en VO courant 2010, on ne manquera pas de se précipiter sur la toute récente réédition du Royaume des devins chez Folio « SF » (tout en tachant de faire fi de sa couverture immonde, comme il se doit). Croyez-moi, il y a là de quoi oublier la présente déception…

Léviathan 99

Qu’on soit fan ou pas, un nouveau livre signé par l’auteur des Chroniques Martiennes, c’est toujours un événement. Celui-ci, inédit dans sa composition, constitue en fait l’assemblage de deux recueils américains : The Cat’s Pajama et Now and Forever, séparés par la nouvelle « La Chrysalide » (jamais traduite en France et adaptée en long-métrage par Tony Baez Milan en 2009). L’occasion de découvrir vingt-cinq récits du maître américain qui file tout droit vers ses 90 ans.

The Cat’s Pajama comprend vingt-et-un textes écrits entre 1946 et 2003, qui, comme le rappelle la quatrième de couverture, abordent « tous les genres de l’imaginaire : de la chronique estivale, mélancolique, à la science-fiction poétique en passant par le fantastique horrifique ». Et on peut ajouter le poème et l’autobiographie. Résultat : à chaque début de nouvelle, on ignore totalement l’univers dans lequel on va être plongé. Ce qui peut surprendre et s’avérer d’autant plus plaisant. Quand on espère du fantastique, c’est de l’autobiographie ; on veut de la science-fiction, on se retrouve avec un poème. On passe d’un hymne à la tolérance avec « Le Jeune homme et la mer » à un récit angoissant dans « L’Ile », d’un texte policier avec « Mort d’un homme prudent » à une nouvelle fleur bleue dans « Le Pyjama du chat »… Cette hétérogénéité, certes enrichissante, a toutefois ses inconvénients. Les attentes, quelles qu’elles soient, sont parfois déçues. Quand on entame une lecture, on ne peut se départir d’envies, de représentations qui nous préparent à en apprécier le contenu. Ici cette anticipation tourne court, l’ensemble s’avérant par trop inégal. Malgré tout cette première partie, environnée d’un sentiment de nostalgie fugace mâtiné d’un soupçon de tristesse, n’en demeure pas moins agréable, même si dénuée de texte véritablement marquant.

« La Chrysalide » reprend le thème classique de la métamorphose : un homme qui devrait être mort survit on ne sait comment dans une sorte de gangue rigide. Les scientifiques qui suivent son cas s’affrontent pour savoir quel sort lui faire subir : détruire ce danger potentiel ou protéger ce futur mutant. Conventionnel, mais de bonne facture.

La deuxième partie, Now and Forever, se compose de deux novellas : « Quelque part joue une fanfare » et « Léviathan 99 ».

Dans la première, on retrouve la légèreté de ton de Bradbury et son amour inconditionnel des images. Un jeune homme se rend dans une petite ville perdue au milieu du désert : son exploration de cette étrange cité entraîne le lecteur d’un mystère à un autre. Le rythme est soutenu grâce à de courts chapitres et, même si le dénouement se révèle prévisible, on ne s’ennuie en aucun cas, bien au contraire.

La nouvelle titre, « Léviathan 99 », hommage au Moby Dick de Herman Melville, a été retravaillée de nombreuses fois nous apprend Bradbury dans sa préface. Elle a même été rallongée en 1972 de 40 pages ! Heureusement, le texte proposé ici est réduit à une taille proche de celle d’origine. L’histoire de cet homme à la poursuite d’une comète terrifiante, le Léviathan du titre, tel Achab traquant sans relâche la baleine, a beau s’avérer assez captivante, la folie du capitaine du Cetus 7 n’atteint pas la puissance de l’original. Ainsi, en dépit de quelques trouvailles — dont ces extraits d’émissions radio anciennes interceptés comme des bouteilles à la mer —, l’ensemble paraît quelque peu artificiel et échoue à faire oublier Melville, et de beaucoup.

Reste au final un recueil certes pas déplaisant, mais qui ne s’inscrira pas au pinacle d’une œuvre fondatrice, œuvre que son auteur vieillissant semble définitivement incapable de renouveler. A réserver aux inconditionnels, en somme.

La Quête d’espérance

Johan Heliot, auteur éclectique plein de malice, grand amateur de littérature populaire, aime à aborder et mêler tant les genres que les univers, aussi éloignés soient-ils. Ainsi dans Faërie Hackers, où la fantasy et la technologie moderne s’interpénètrent, ou encore dans Pandemonium, qui voit Vidocq se colleter avec des extraterrestres. Dans Izaïn, né du désert, un court roman au rythme endiablé, il mixe non sans jubilation les codes du récit de piraterie à ceux de la pure science-fiction. De fait, c’est dans un univers aride et peu accueillant, sur une planète hostile et en partie désertique, que débute La Quête d’Espérance, récit « jeunesse » annoncé comme une trilogie.

C’est tout d’abord l’ombre de Dune qui plane sur cette histoire. Avec pour commencer les vaisseaux du désert, ces gigantes-ques vers que les marchands et les pirates ont « habillés » comme des navires : on y trouve une proue, une poupe et un gaillard d’arrière, un bosco et son équipage, un code d’honneur. Et des cales, même si ici ce sont en fait les multiples estomacs de la bête qui permettent de stocker les marchandises. Le jeune Izaïn ensuite, apparu d’on ne sait où, dans le désert, comme par miracle, vide de tout souvenir mais doté de pouvoirs fabuleux et d’un livre à l’écriture mystérieuse. Il sera bientôt poursuivi par une secte de fanatiques, les Fondationnistes, qui voient en lui le Messie venu les sauver…

Le corpus des œuvres post-apocalyptiques, époque oblige, n’est pas loin non plus. Les villes, manières d’oasis séparées par un désert mortel, sont dirigées par des hommes sans foi ni loi qui n’ont pour buts que leur survie ou leurs plaisirs. Tous appartiennent à des tribus distinctes : les marchands, ou « terreux », les Gueux et leur Roi (clin d’œil à tout un pan d’œuvres du XIXe — Heliot est un amoureux des littératures populaires, on vous dit), les Fondationnistes, les pirates de fer ou « ferreux ». Dans la série des Mad Max, l’essence faisait la fortune de qui la possédait. Ici c’est le fluide, ce liquide qui permet aux vers de se nourrir, et donc aux hommes de se déplacer et d’échanger des marchandises ; un liquide qui permet également aux machines de fonctionner, comme les armures des pirates de fer, horde terrifiante dont les membres sont recouverts d’une armure intégrale.

Parce que c’est un roman étiqueté « jeunesse », les personnages sont croqués rapidement, au fil de l’action, et les descriptions réduites à l’essentiel. Sans que cela ne nuise en rien à la richesse de l’univers, d’autant que ce dernier fait écho, pour tout amateur de S-F digne de ce nom, à de nombreuses images engrangées au cours de ses lectures. Ainsi, dès le premier chapitre, le lecteur se retrouve plongé au cœur de ce monde aussi bien familier qu’original du fait de ses associations. Le rythme ne faiblit à aucun mo-ment, les événements s’enchaînent sans pause. La psychologie des protagonistes s’en trouve naturellement assez peu fouillée, aussi ne faut-il pas s’attendre à voir beaucoup évoluer les personnages au fil des chapitres. Reste que Johan Heliot n’en parvient pas moins à éviter ce manichéisme dénué de nuances si souvent présent dans les créations destinées aux plus jeunes. De nouveaux personnages viennent remplacer ceux que l’auteur n’hésite pas à tuer et enrichir une intrigue qui, si elle n’est pas d’une originalité vertigineuse, suffit au plaisir de lecture… Et donne sans conteste envie de jeter plus qu’un œil aux Pirates de fer, second opus de la présente trilogie qui devrait être tout chaud paru au moment où vous lisez ces lignes. Sans même parler, dans un tout autre genre (l’uchronie, très apprécié de ce professeur d’histoire), et un registre cette fois résolument adulte, d’Ordre noir, pavé fort attendu au Fleuve Noir et roman lui aussi annoncé pour avril 2010. Vivement !

Big Crunch

La communauté scientifique ignorait si l’univers s’étendrait indéfiniment ou se contracterait. Kurt Steiner, qui recommence à publier à présent qu’il a terminé ses recherches, donne la réponse : ce sera le Big Crunch. C’est ainsi que des phénomènes de compression se produisent sur Terre, les briques soudain plus compactes provoquent l’effondrement d’immeubles, et les chaussures resserrées des douleurs aux pieds. Quant aux lacets usés, on a beau les jeter, ils s’obstinent à revenir dans la poche. Ces phénomènes et d’autres encore sont narrés à travers un groupe de gens ordinaires, parmi lesquels on compte tout de même un animateur de jeux télé affligeants, Bruno Garcinet, qui a troqué son nom improbable pour le pseudonyme d’Autrui, et un jeune surdoué, Vincent, lequel est accompagné de ses parents et n’est pas insensible aux charmes de Julie, la fille d’Antoine Polivet, un veuf aux conceptions éducatives passablement démodées et pour tout dire, un individu aussi falot que réac. Sans oublier un chien, Capi, qui, pour avoir avalé un holophone miniature, aboie des sons de clochettes.

L’univers est condamné à brève échéance, et l’humanité le serait avec lui sivcet échantillon pour le moins banal n’était inopinément sauvé par un visiteur télépathe issu d’un univers parallèle. Le début du roman l’avait suivi dans son hilarante assimilation express des langues et des coutumes humaines, où le langage imagé est bien entendu pris au pied de la lettre et où les quiproquos naissent d’un usage de la langue trop ou pas assez précis, jeux auxquels l’auteur s’est toujours révélé redoutable. Son moyen de transport est une sphère qui échappe au Big Crunch en voyageant dans le Rien, hors du temps et de l’espace.

Après quelques rebondissements facétieux, cet équipage disparate parvient sur une terre parallèle, Géa, où, pour échapper à la violence intrinsèque de son espèce, irréductible même à l’éradication des gènes de l’agressivité, l’humanité a créé des hybrides à partir de deux autres espèces, le chat et le rat, l’individualisme forcené de l’un et l’instinct social de l’autre garantissant un équilibre propice à la paix.

Et c’est à cause de l’étroitesse d’esprit d’un Antoine Polivet, rendu encore plus acerbe par son refus de voir sa fille convoler avec un jeune homme qui n’est pas de sa classe sociale, que l’équilibre de ce monde risque d’être rompu… Les péripéties concernant l’intégration des humains sur ce monde, malgré des avis divergents, et les tentatives pour empêcher la répétition de la catastrophe dans cet univers, occupent le reste du roman.

Pour qui est familier d’André Ruellan (se reporter au dossier que lui consacra Bifrost dans son n°38), auteur du Manuel du savoir-mourir, ou de ses avatars Kurt Steiner, Kurt Dupont ou (décidément) Kurt Wargar, maître du nonsense et de l’humour noir, la lecture de Big Crunch est une friandise délicieusement acidulée qui regorge de trouvailles en tous genres — ainsi ces arbres chronopha-ges, dont les feuilles se nourrissent de temps et qui font vieillir selon la quantité ingérée. On y trouve des rebondissements surprenants, inspirés des principes de la mécanique quantique, sans oublier des littéralités débouchant sur de stupéfiantes propriétés de temps subjectif, des pannes de vaisseau naviguant hors du temps provoquant des contre-espaces, des tremblements de ciel et des mondes où fourmillent des formes de mort. Au passage sont décochées des flèches dans tous les sens, qui fustigent aussi bien des absurdités sociales et économiques (le visiteur s’enrichit en inversant le système bancaire) que politique (le président se voyant terrassé en un seul paragraphe d’une féroce concision). Loufoque, ce roman l’est forcément, à jouer sur tous les registres à la fois, à juxtaposer humour potache et pince-sans-rire dans un brillant feu d’artifice qui étourdit par sa profusion de traits d’esprit. Il n’en est pas pour autant futile, et même si Kurt Steiner répugne à jouer les moralisateurs, on ne peut s’empêcher de constater qu’en opposition à l’ouverture raciale et culturelle des principaux protagonistes, le rejet de la différence et la bêtise sont les germes de catastrophes dont le Big Crunch est la métaphore.

Certains esprits se diront désorientés par cette richesse à tous les étages, d’autres en feront leur miel, lequel, comme on sait, se déguste à petites gorgées. De même que la contraction de l’univers voit émerger un plus grand nombre de surdoués, la densité de ce roman excite les papilles neuronales.

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