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Planète à louer

Premier roman paru en France d’un auteur cubain connu jusque-là pour ses nouvelles, Planète à louer rassemble en fait sept textes situés dans le même univers. On reste donc dans l’histoire courte, mais Yoss possède suffisamment de souffle pour lier l’ensemble avec talent et produire un livre dont la cohérence et la rigueur restent irréprochables. La nationalité cubaine de l’auteur pourrait n’être qu’anecdotique, mais le statut d’écrivain est toujours plus compliqué sur l’île que dans le sixième arrondissement. De fait, Planète à louer s’apprécie entre les lignes. Il y a d’abord la S-F pure et dure, sorte de version caribéenne du science of wonder qui ravira les nostalgiques, et la S-F politique qui nous rappelle que cette littérature est subversive par essence. Saluons donc les éditions Mnémos pour s’intéresser à Yoss et signalons au passage l’excellente traduction de Sylvie Miller.

En transposant la situation cubaine dans un futur proche où c’est toute la Terre qui se retrouve isolée, exsangue et dévastée, Yoss s’inscrit dans la même logique qui sous-tend les textes les plus ravageurs des frères Strougatski. Le plus pour parler du moins. Un récit divertissant, classique et linéaire, hanté par une interrogation douloureuse et permanente qu’on peut décider de ne pas voir en fonction de sa sensibilité. Face à l’indigence terrienne incapable de se débarrasser de la violence et désormais menacée d’extinction pure et simple par le spectre nucléaire, les civilisations extraterrestres finissent par intervenir. Voilà la Terre désormais au ban du pangalactisme dont elle ignorait tout. Les industries polluantes sont interdites, les déplacements de terriens rigoureusement contrôlés par des extraterrestres évidemment bien intentionnés, et c’est toute une planète qui se retrouve reléguée au rang de zone touristique, modifiant son économie pour s’adapter à cette demande nouvelle, seule pourvoyeuse de devises. Le parallèle avec Cuba est transparent, mais Yoss nous propose une vision de l’intérieur, ce qui nous change beaucoup des habituels donneurs de leçons. En s’intéressant au destin de plusieurs personnages aussi crédibles que touchants (prostituées, bricoleurs de génie, artistes), l’auteur décrit un monde douloureux, même si certains éléments laissent pointer çà et là une note d’optimisme (faut-il rappeler l’excellence du système de santé cubain ?). Mais à Cuba comme sur cette Terre du futur, la question reste entière. Que faire ? De quoi déconcerter même Lénine. Rester ? Partir ? Et pour aller où ? Ailleurs vaut-il vraiment le coup ? La Terre est-elle vraiment si pourrie ? Autant d’interrogations délicates qui s’éloignent de tout manichéisme et font de Planète à louer une œuvre tout sauf simpliste. Reste aussi la problématique de la lutte armée, de la résistance. Comment lutter quand la moindre revendication est réprimée dans le sang ? La lutte est inégale, bien sûr, faut-il pourtant abandonner le combat ? Yoss n’oublie rien et prend soin d’éviter tout jugement hâtif. Avec intelligence, il s’intéresse avant tout à ses personnages, dont les motivations profondes expliquent les actes et qui subissent surtout leur existence, sans vraiment parvenir à s’en sortir. C’est d’ailleurs cette passivité et cette résignation que l’auteur dénonce vraiment, deux défauts qui ont le mérite de s’affranchir de la politique et d’être lisibles de la même façon dans les deux camps. Pour toutes ces raisons, Planète à louer est non seulement une excellente surprise, mais une œuvre ambitieuse qui pourrait pêcher par son classicisme, mais qui a le mérite de rappeler quelques vérités fondamentales et salutaires. De quoi réconcilier à peu près tout le monde chez les lecteurs de S-F, ce qui, avouons-le, est franchement inespéré. Et de quoi espérer d’autres textes d’un auteur aussi sincère qu’attachant.

Un café sur la Lune

Après avoir écumé tous les bars, bistrots et autres rades de France, Jean-Michel Gourio est parti visiter ceux qui fleurissent en Europe. Puis sur d’autres continents. Finalement, la Terre était trop petite pour lui. Il lui fallait la Lune. Et pas cette Lune froide, pleine de poussière, que le pied humain a à peine marqué au siècle passé. Pas cette Lune habitée d’hommes en scaphandres sans visage. Non. Mais bien une Lune reflet de notre Terre. Un monde en devenir, avec ses mines et ses colonies. Ses habitants, volontaires ou non. Ses exilés, ses déportés. Ses riches et ses pauvres. Ses laissés-pour-compte et ses privilégiés. Et maintenant, son bar. Le premier bar sur la Lune. Ouvert le 15 juin 2095.

Les patrons : Bob Feinn l’Irlandais et TinTao la Chinoise, la force alliée à la finesse. Les clients : une galerie de trognes dignes des meilleurs troquets parisiens. Repérés et engagés pour nous par l’auteur dans le monde entier. Faites place à Milus, qui a fui la Sicile suite à un différend avec la mafia. A Vérex, sculpteur halluciné qui semble lui-même être une sculpture de bronze. A Spartacus, actuellement jardinier, au passé disparu dans les limbes. A Triton, autrefois Werther, au regard de glace, l’ange exterminateur. Mais aussi à Billy Bully Crâne de piaf ; à la Môme Lune au contact électrique ; à une troupe de Touaregs qui a troqué les déserts de la Terre pour les vastes étendues poussiéreuses de la Lune ; aux Flying Stones, un groupe à l’arrivée et à la musique fracassantes. Et, surtout, à Balthazar, le moineau parisien, sans qui ce bar ne serait pas un vrai bar. Petit oiseau qui apporte avec lui les souvenirs de toutes les miettes qu’il a avalées, de toutes les mains qui l’ont accueilli, de tous les visages qui l’ont observé. De tous les rades qui l’ont hébergé.

Ce roman poétique et hypnotique ne se prend pas au sérieux. Il est construit comme les récits d’enfants. Une idée mène à une autre, qui conduit à une suivante. Et ainsi de suite. Un récit en escalier qui entraîne le lecteur d’un personnage à son successeur sans ordre apparent, sans lien prononcé. D’un court chapitre à un court chapitre. Avec juste la force d’une petite pensée, d’un fil ténu. Mais qui suffit, si l’on accepte de se laisser prendre dans les rets de ce conte. Dans cette langue au fil délié, pelote se défilant devant nos yeux. L’auteur doit d’ailleurs être un adepte des miscellanées, ces recueils de listes de tout ordre, tant il nous en inonde. Tout est prétexte à énumération : clients du bar, pierres précieuses, couleurs, membres d’une bande dont on découvre tous les prénoms. Et cela renforce cette sensation d’ébriété. On est comme pris dans cette histoire folle, prisonnier de ses personnages au destin sans égal.

Et l’on est prêt à lever la tête, une bière à la main, vers cette Terre lointaine et proche. Les oreilles pleines des chants violents des Flying Stones, des pépiements de Balthazar, des paroles tantôt douces, tantôt menaçantes de Digitale Caribou Couille de saumon Pine d’ours. On s’attend à se retrouver accoudé à Gabriel, le quartz géant qui sert de comptoir, serré entre Angus et Milus et à crier : « Patron, une autre mousse ! C’est ma tournée ! »

Mission Caladan

Quel avenir pour l’homme sur la Terre ? Combien de temps encore pourrons-nous tenir avec notre mode de vie actuel ? Ne devons-nous pas réfléchir à une alternative, une « sortie de secours » ? Et ce, avant qu’il ne soit trop tard ? Avant que les ressources nécessaires à un tel plan ne soient épuisées ? Voilà un discours que l’on entend souvent, notamment de la part de ceux qui prônent un retour de l’homme dans l’espace… Mais la plupart des pays restent sourds à de telles considérations, préfèrent gérer au jour le jour, d’élection en élection, et tant pis pour les générations futures. A ces questions, à ces arguments, ils opposent les difficultés présentes : quand elles seront surmontées, peut-être sera-t-il alors permis de rêver à nouveau. Peut-on décemment dépenser des sommes colossales alors que des milliards d’êtres humains meurent de faim ?

Or, à trop attendre, ne risquons-nous pas de rater le train ? C’est en tout cas ce que pense Gregory Forbie, éminent roboticien américain, une certitude qui le pousse à s’associer indirectement aux gouvernements de Chine et des Emirats. Leur projet : envoyer un millier d’hommes vers Caladan, une exo-planète raisonnablement lointaine et candidate satisfaisante pour une terraformation. Une idée folle et pourtant réalisable, même si d’une mise en application incroyablement complexe… et source de dépenses phénoménales. D’où la volonté de commencer tout de suite sa mise en œuvre, tant que c’est encore possible.

Seulement Gregory Forbie est citoyen américain. Et certains membres de la CIA n’apprécient guère qu’un de leurs compatriotes collabore avec des puissances étrangères. Aussi enlèvent-ils le savant pour lui faire avouer l’existence du projet, son étendue, ses détails… Des révélations auxquelles ils auront bien du mal à croire, tant cela semble insensé, gigantesque, phénoménal.

Les auteurs (que les lecteurs de Bifrost connaissent bien, et pour cause, le présent roman étant d’ailleurs né dans les pages mêmes de la rubrique « Scientifiction », dans nos numéros 44 et 45) nous offrent une vision grandiose : un projet viable, en apparence, de migration vers les étoiles. Et, à la différence d’autres romans qui réduisent le côté pratique à quelques lignes, Mission Caladan présente une solution argumentée et documentée. C’est d’ailleurs le principal sujet de l’ouvrage : montrer que le départ d’une partie de la population pour une autre planète n’est pas une simple utopie — qu’il s’agit de bien davantage qu’un rêve sans cesse remâché par les auteurs de science-fiction. Claude Ecken et Roland Lehoucq, en maîtres vulgarisateurs, prennent le jeune lecteur (le public cible du roman) par la main. A travers plusieurs dialogues, parfois denses, ils l’amènent à croire en cette solution, à espérer la réalisation de ce vol fou vers une nouvelle Terre.

D’ailleurs, au sortir de cette lecture, on a envie de se précipiter sur les références citées afin de vérifier leur réalité, de se conforter dans l’idée que cela est possible. C’est là qu’apparaît un premier problème dans le projet que constitue le présent roman. Si l’action est située dans le futur (deuxième moitié du XXIe siècle), la grande majorité des références appartient au XXe siècle. En effet, les auteurs veulent avant tout nous convaincre, nous, lecteurs de 2011. Et pour ce faire, pas question d’inventer, ou très peu. Le panorama de la science fait comme un grand bond entre notre période et celle dans laquelle se situe Mission Caladan. Il s’agira donc, malgré tout, de suspendre son incrédulité, et de passer outre le côté artificiel de la narration.

L’autre handicap du roman, plus gênant, c’est l’histoire centrale, celle de l’enlèvement. On voit trop souvent qu’elle sert avant tout de prétexte à ce gigantesque exposé. Résultat, l’intrigue s’avère pour le moins légère et son rythme plus que tranquille tant il est ralenti par de longs (même si passionnants) débats. Pas d’affolement cependant : on est ici loin de Derrick et de son tempo propice à la sieste. Quelques scènes d’action sont même particulièrement réussies et devraient plaire aux amateurs du genre.

Reste que ce roman (destiné à un public de jeunes adultes, rappelons-le) aura peut-être du mal à convaincre une large audience du fait même d’échouer à parfaitement marier ses ambitions narratives et scientifiques. Sans parler du prix assez élevé pour cette catégorie de lecteurs — ou encore de sa couverture, peu engageante. Autant d’éléments qui, sans être cruciaux, mis bout à bout finissent par faire de Mission Caladan une œuvre attachante mais inaboutie, un récit qu’on aurait aimé plus prenant, plus convaincant, tant son propos initial est enthousiasmant. D’ailleurs, à quand le départ ?

Contes de villes et de fusées

Imaginez un monde où les Fées ne sont plus des femmes aux pouvoirs magiques, mais des généticiens proscrits suite à leurs manipulations trop invasives sur l’être humain. Un monde où la Belle et la Bête finissent bien dans les bras l’un de l’autre, mais morts. Un monde où la petite sirène sacrifie sa queue pour un auteur en mal d’inspiration et non pour un jeune prince… Vous aurez alors une petite idée du contenu de cette anthologie au titre évocateur. En revanche, inutile de chercher les fusées, elles sont restées au garage.

S’il semble manifeste que les auteurs de ces seize textes ont pris plaisir à revisiter certains des contes ayant bercé notre enfance, sans surprise, tous n’ont pas réussi à instiller de l’intérêt à ces nouvelles versions, loin s’en faut…

Ainsi Lionel Davoust et son « Le Sang du large », une relecture de la Petite sirène qui tombe à l’eau (si on peut dire…) tant elle tourne à la complaisance — on peine à y croire une seconde… Ou encore Nico Bally, qui signe avec « Petite Capuche rouge » un texte qui se veut sans complexe et provocateur, mais s’avère au final d’une totale vacuité.

Moins à côté de la plaque, mais guère convaincant, le récit de Sylvie Miller et Philippe Ward, « Le Pacha botté », nous replonge dans le contexte des aventures d’un détective imaginé depuis plusieurs récits déjà. Si l’univers est intéressant (une Egypte mythique), le texte en lui-même se révèle au mieux distrayant, tant les aventures qui s’y trouvent narrées sont prévisibles et les clichés nombreux.

Du côté des (maigres) réussites, on soulignera la relecture de la Belle au bois dormant de Delphine Imbert, qui livre un texte riche et somme toute attachant. Dans « Une histoire de désir », l’auteur a su moderniser le monde dans lequel évoluent les personnages, sans pour autant perdre la magie du conte. Le mélange de la science et de l’univers merveilleux crée une alchimie proprement charmante.

A l’opposé de ce monde assez doux, « La Mort marraine » (inspiré du conte homonyme des frères Grimm) est dur, sans espoir. Sophie Da-bat ne nous épargne aucune souffrance, aucune désillusion : la mort est définitivement plus forte que l’amour — un propos joliment servi par l’utilisation de narrateurs multiples. Par contre sortez les loupes pour sa lecture : la police de caractères employée par moments est tellement petite qu’il est nécessaire d’avoir une très bonne vue et un éclairage de qualité !

Enfin, le conte qui clôt cette anthologie, « Sacrifice », de Léonor Lara, nous met avec efficacité dans la peau de la femme d’un ogre du XXIe siècle. Comment celle-ci peut-elle supporter les crimes de son mari ? Comment vivre avec ces meurtres sur la conscience ? Des questions aux réponses intéressantes qui permettent de clore sur une note assez positive un recueil pour le moins inégal, mais qui possède toutefois un mérite : donner envie de (re)découvrir les classiques qui les ont inspirés. Car ici comme souvent, l’original s’avère bien supérieur à la copie… Dommage.

Dôme

[Critique portant sur les deux tomes du roman.]

Chester’s Mill, petite ville du Maine, près de Castle Rock, se retrouve du jour au lendemain isolée sous un champ électromagnétique qui a sectionné tout ce qui se trouvait à cheval sur la frontière, provoquant d’emblée une série de catastrophes routières et aériennes. L’écrasement d’un avion contre le dôme invisible, au pourtour vite matérialisé par une double rangée d’oiseaux morts, marque d’ailleurs le spectaculaire début de ce huis-clos à l’échelle municipale. Dale Barbara était en train de quitter la ville. Le cuisinier du fast-food local, ex-vétéran de la guerre d’Irak, avait eu quelques jours plus tôt une altercation avec quelques mauvais garçons de la ville, dont Junior Rennie, fils du deuxième conseiller de Chester’ Mill,  fraîchement exclu de la fac parce qu’il a du mal à canaliser sa violence, ce qu’ignore son père, concessionnaire automobile aux manières patelines. C’est précisément parce que ce dernier prend mal la mesure de la situation que les premiers problèmes apparaissent. Pour ne pas se laisser distancer par un leader quelconque, il cherche à accroître son pouvoir sur la population en jouant sur le levier de la peur, n’hésitant pas à laisser pourrir les choses, voire à provoquer des drames pour devenir l’homme de la situation. D’ailleurs, il s’avère vite que le premier adjoint, le pharmacien Andy Sanders, n’est qu’une marionnette entre ses mains, un responsable placé en première ligne pour porter le chapeau en cas de problème. Et que les décisions sont également prises pour dissimuler un juteux trafic orchestré à grande échelle, lequel, à mesure qu’il se précise, permet de comprendre la fortune de quelques administrés ou de réinterpréter les histoires qui traînent dans la ville. Du fait de l’isolement, toutes ces affaires souterraines rendent la situation explosive et finissent par dégénérer en conflit ouvert. Pour renforcer celui-ci, les protagonistes extérieurs au dôme n’interviennent que de façon indirecte, par le biais de conversations téléphoniques ou d’interventions télévisées.

Il s’agit donc moins d’un roman d’horreur classique que d’une étude de caractères en période de crise, à l’instar de n’importe quel récit catastrophe. Mais pas de n’importe quels caractères : Stephen King prend une photo de l’Amérique actuelle, travaillée par les pires courants réactionnaires et puritains. Les conséquences de l’isolement décrites ici sont surtout celles, sociologiques, qui modifient le comportement des habitants, en particulier l’attitude des dirigeants. Certes, l’absence d’électricité, les pénuries progressives d’alimentation, le manque d’eau et la pollution atmosphérique croissante sont des facteurs aggravants générant nombre de rebondissements. Mais les principaux dommages sont d’abord causés par les élus et la police municipale.

Des portions de territoires isolées du monde ne sont pas neuves en science-fiction, depuis celles volontairement coupées de l’extérieur à celles mises en coupe par les extraterrestres comme dans Les Coucous de Midwich. Difficile surtout de ne pas penser à La Maison qui glissait de Jean-Pierre Andrevon, publié au Bélial’, qui a un axe d’entomologie sociale identique et propose la même explication au phénomène, d’autant plus que le roman de l’auteur américain, conçu et entamé en 1976, mais abandonné à deux reprises, prenait pour point de départ la population d’un immeuble coupé du monde. Seule la perspective diffère.

Si le scénario minutieux de Stephen King permet pareillement de déclencher des réactions en chaîne, jusqu’au macabre horrifique qui donne volontiers dans le grotesque et l’hystérique au gré des situations, son but n’est pas seulement d’éviter les baisses de régime dans la narration mais de donner des responsables l’image d’une agitation irrationnelle et frénétique. Car ce roman est avant tout une charge politique contre les Républicains des derniers mandats, en particulier depuis le 11 septembre qui a renforcé la politique isolationniste du pays et restreint les libertés publiques.

Ce n’est pas un hasard si le récit commence avec une catastrophe aérienne. Le détestable deuxième adjoint est une référence avouée à Dick Cheney (c’est d’ailleurs un masque à son effigie qu’utilisent les révoltés pour attaquer le poste de police), la fabrication de preuves, grossières pour accabler le coupable désigné, rappelle fortement celles désignant l’Irak, de même que le musellement de la presse, l’accablement de témoins gênants, et jusqu’au trafic auquel se livrent les élus, qui n’est pas sans rapport avec les bénéfices engendrés par le clan Bush. La dévotion excessive, l’horreur des excès de langage, va de pair avec le racisme et les pratiques mafieuses, la violence, y compris sexuelle, étant tolérée du moment qu’elle sert de « justes » intérêts. Tout y est, depuis le spectre de l’insécurité sans cesse agité jusqu’à l’amalgame religieux avec l’Axe du Mal. Ce qui paraît excessif chez King cesse de l’être pour peu qu’on se remémore la première décennie du XXIe siècle. Dès lors, les séquences grotesques deviennent une parodie jouissive. Les problèmes de pollution qui se manifestent surtout dans le second tome élargissent la métaphore de la ville sous dôme à l’échelle de la planète.

Question écriture, l’auteur a manifestement misé sur l’efficacité, laissant de côté les exercices de style qui caractérisaient quelques-uns de ses derniers opus. Personne ne sera étonné d’apprendre que King n’échappe pas à certaines longueurs, malgré un découpage inspiré des séries télévisées actuelles, qui saucissonne l’intrigue en scènes très brèves pour soutenir le suspense. Spielberg en a d’ailleurs acquis les droits dans ce but. Ce Stephen King a l’envergure du Fléau ou de Ça, la dimension polémique en plus. Tout de même…

Ces choses que nous n'avons pas vues venir

C’est une vie qui s’écoule entre ces pages. Le narrateur est un enfant quand son père fuit la ville en prévision de la catastrophe millénariste qu’on avait annoncée. Il est un adolescent qui choisit de se débrouiller seul à la mort de ses grands-parents, dans une campagne isolationniste qui fait la chasse aux citadins en quête de nourriture. On le verra successivement fonctionnaire de la Gestion territoriale expulsant les gens menacés par des intempéries, chapardeur reclus au sommet de tours abandonnées ou caché dans une clairière, acoquiné avec une femme dont les ressources sont une garantie de survie, fonctionnaire délivrant des avantages à des réfugiés partant commencer une nouvelle vie, adepte du ménage à trois tant qu’il est bénéfique à sa sécurité, membre actif d’une communauté rurale, candidat à la citoyenneté d’un nouveau gouvernement basé sur l’engagement sincère et altruiste, guide touristique pour personnes en fin de vie.

Les causes de la catastrophe restent volontairement floues et varient au fil des chapitres : bug de l’an 2000, conflit politique, épidémie virale, modifications climatiques, de l’inondation à la sécheresse, perte de la fertilité masculine, versions qui entraînent chaque fois l’humanité sur une pente nouvelle. A la violence individualiste de la survie brute succèdent les rapports basés sur la méfiance quand sévit la maladie, sur la nécessaire union des forces dans une société en reconstruction, imposant une nouvelle partition de la cellule familiale lors du déséquilibre des sexes, etc. Si un lien se dessine, il est ténu, mais basé sur un lent et difficile redressement de la situation.

De même, chaque chapitre esquisse un tableau sans lien avec les précédents. On y retrouve le narrateur dans une situation nouvelle qui n’est pas explicitée, de laquelle on n’obtient que par déductions progressives un maigre aperçu du monde extérieur. Le lecteur n’est guère plus informé que des réfugiés débarquant dans un foyer de civilisation lui-même coupé du reste du monde. Mais peu importent les causes et le tableau d’ensemble. Connaître davantage la situation est sans intérêt quand la survie immédiate est en jeu.

Dans La Route, de Cormac McCarthy, la désolation est si accablante qu’elle conduirait au désespoir le plus absolu s’il n’y avait cet enfant pour lequel le père s’acharne à poursuivre son chemin. L’impression que le lecteur finit par retirer du présent roman est celle d’un monde réduit à l’essentiel, où le sens s’est perdu, mais qui finira par se redresser, peu importe comment ou à quel prix. On devine qu’il y aura de nombreux laissés-pour-compte. Le narrateur est un peu le miroir de nos sociétés foncièrement égocentriques, où l’individu est davantage préoccupé par son bien-être que celui de ses proches. Probablement aurait-il péri s’il n’avait été cet égoïste forcené, uniquement préoccupé par sa sécurité. Mais comme bien d’autres, c’est en fin de parcours qu’il mesure les errances de son individualisme et découvre que la sincérité, l’empathie et l’amour, à défaut de garantir la survie, aident à vivre. Il n’y a cependant nul jugement dans ce constat, juste une conclusion à laquelle, forcément, on parvient, peut-être en retrouvant l’image du père aimant et protecteur, fait pour dispenser réconfort et soulagement autour de lui.

Dans le registre de la science-fiction light comme il s’en publie hors collection spécialisée, qui a de l’Apocalypse une approche moins cérébrale mais plus sensitive, ce roman, le premier de son auteur, est une bonne surprise.

Itinéraires nocturnes

Sous la belle illustration de Martine Fassier — une boussole où les points cardinaux laissent place à des signes cabalistiques —, ce volume d’une taille raisonnable rassemble bien l’intégrale des nouvelles de Tim Powers : douze textes publiés en vingt-cinq ans. Mais si l’écrivain se montre plus prolifique sur la longue distance du roman, moindre quantité ne rime pas avec piètre qualité, et c’est un superbe recueil que propose Denoël.

Dès « Vers le bas de la colline », le décor est planté : la Californie de nos jours ou du moins d’une époque parallèle qui ressemble à la nôtre, et une galerie de personnages décalés, présentés de telle sorte que le lecteur les prendra sans doute d’abord pour des vampires. Puis « Turbulences » aborde le thème qui va devenir le plus constant, celui du fantôme, ou pour être moins limitatif, celui de la hantise. « La Better Boy », première de trois collaborations avec l’ami et le collègue de longue date, James Blaylock, poursuit dans la même veine (si l’on peut dire, la Better Boy en question étant… une tomate), tandis que « Par longs chemins », autre nouvelle cosignée, se révèle un étonnant conte de Noël.

Par parenthèse, Powers ne fait pas mystère de sa foi chrétienne, et celle-ci, plus encore que dans ses romans, je trouve, infuse ses nouvelles et les enrichit de subtile façon (et c’est un agnostique qui parle).

Les textes se succèdent — je ne les citerai pas tous —, créant des échos charmeurs entre diverses situations émouvantes, et il apparaît que l’auteur a raffiné son art de conteur, sa maîtrise de la narration, au point qu’entre les trois qui concluent cette intégrale, « Le Réparateur de bibles », « Une âme dans une bouteille » et « L’Heure de Babel », je serais bien en peine de choisir mon préféré. Au fil de ce sommaire, on aura admiré un talent unique, brouillant volontiers les frontières entre les genres ; le fantastique, qui prédomine, se mêle ainsi, à l’occasion, de science-fiction, notamment de voyage ou de glissement temporel.

Tim Powers, sous des dehors un peu sages, aime à dynamiter le réel en des explosions ralenties. Faire d’une pareille entreprise de démolition une série d’œuvres d’art, c’est un pari, pleinement réalisé ici.

Évadés de l'enfer

Si Ted Chiang et Clive Barker collaboraient sur un scénario filmé par John Carpenter pour la série Supernatural, le résultat ressemblerait à ce roman.

La référence au cinéaste américain n’est pas fortuite. Escape from Hell !, titre original du livre, évoque clairement Escape from New York — en français New York 1997 (et pour les plus jeunes d’entre vous : non, il ne s’agit pas d’un film historique). Duncan pousse l’hommage jusqu’à reprendre la structure même du film : il s’agit bien de fuir un lieu clos, une vaste prison.

L’intrigue suit quatre personnes : un clochard, Eli (l’allusion au prophète biblique n’est pas innocente), une pute, Belle, un tueur à gages, Seven (merci David Fincher ; rappelons que ce film-là se basait sur les sept péchés capitaux) et un jeune gay, Matthew (forme anglaise du nom de l’Evangéliste qu’on appelle en français Matthieu). Morts de mort violente, ils ont abouti, par un même bac, en Enfer.

Pourquoi sont-ils là ? Pour un mécréant comme moi (et, j’imagine, Hal Duncan), seul Seven paraît justement condamné — Eli s’est suicidé après avoir perdu sa famille, son travail, bref, effectué sa propre descente aux enfers, Belle est une victime avant tout, et Matthew a pour seul tort d’aimer les garçons. Mais de fait, selon une lecture littérale de la Bible, ils méritent tous leur châtiment.

Et l’Enfer décrit n’a rien de commun avec la vision quasi-romantique que peuvent offrir des traitements aussi différents que la mythologie gréco-romaine, l’œuvre de Dante ou le Manuel des plans de ce bon vieux D&D. Non, le Monde souterrain croqué au fusain et au sang par l’écrivain écossais ressemble au nôtre, en un peu plus cruel, injuste et vulgaire. On y « soigne » Matthew. Eli découvre qu’il comprend des exclus. Belle s’y retrouve violée à répétition, et exploitée par un flic ripou. Et Seven… passons. Quant à l’équivalent halluciné de la téléréalité dans cet univers-là, il faut le voir (pardon, le lire) pour le croire.

Nos quatre protagonistes, qui révolté, qui pressé par le hasard, vont unir leurs forces pour s’échapper. Chemin faisant, ils dénicheront un allié de poids et découvriront l’identité du vrai maître des Enfers. J’avoue : j’en ai ri de plaisir.

Ludique et barré, mais ciselé et plus profond qu’il n’y parait, Evadés de l’enfer ! a la séduction canaille. Duncan lui prévoit deux suites. Prions (si j’ose dire) pour qu’il leur donne bientôt chair et encre.

Le Châtiment des flèches

Dans le roman historique Le Prince et le moine de Róbert Hász (Viviane Hamy - 2007), on découvrait la Hongrie du Xe siècle grâce au voyage d’un moine bénédictin, Stéphanus de Pannonie, missionné par le pape pour rencontrer les tribus magyars et tenter de les fédérer contre un empire germanique en pleine expansion.

Le Châtiment des flèches de Fabien Clavel nous ramène, mais par le biais de la fantasy, à la même période, aux mêmes tribus de la puszta (nu, vide — la steppe, pour parler clairement) et à la même sphère de problématiques politico-religieuses. Si dans le livre de Hász le combat qui opposait les chamanes magyars à l’Eglise catholique était avant tout spirituel et philosophique, chez Clavel il en va tout autrement, fantasy oblige. Là où Hász s’intéressait principalement au voyage de Stéphanus de Pannonie, Clavel recule sa caméra et embrasse tout un territoire, toute une période historique, s’éloignant ainsi, autant que faire se peut, de l’habituelle fantasy pseudo-celtique.

Une fois passées les premières pages, franchement médiocres, Le Châtiment des flèches s’impose comme une jolie surprise : il se dévore (je me suis surpris à en lire la moitié le premier soir), les personnages sont globalement réussis (une mention à Gisela, fascinante enfant plongée par un mariage dans la violence du monde adulte), les scènes d’action aussi, ainsi que certaines scènes d’ambiance (la découverte de la tente de la chamane).

Malheureusement, outre les calamiteuses premières pages, il reste quelques défauts au niveau de l’écriture et de la narration, écueils qui nous font regretter que la direction littéraire de l’ouvrage n’ait pas été plus énergique.

a) Les dialogues sont parfois théâtraux et didactiques jusqu’au ridicule ; l’auteur ne nous inflige pas une langue ancienne réinventée (Dieu merci !), mais n’arrive pas toujours à trouver le ton juste qui permettrait au lecteur de se fondre dans l’époque décrite et de s’y installer (le même défaut caractérisait Tancrède d’Ugo Bellagamba, ce qui n’a pas empêché ledit Tancrède d’avoir deux prix à défaut de connaître un véritable succès commercial). A la décharge de Fabien Clavel, on dira que rien n’est plus dur en littérature que de trouver justement ce « ton juste », cette musique.

b) L’auteur hésite, surtout au début, entre le point de vue omniscient didactique (très scolaire, ringard) du roman historique à l’ancienne, et une narration plus moderne, plus légère, plus fantasy, où alternent les scènes à défaut des points de vue.

c) Le style, hétérogène, pique un peu les yeux, notamment lors des passages de descriptions de rivière dans lesquels l’auteur franchit allégrement le fossé qui sépare le magnifique du grotesque.

En l’état, Le Châtiment des flèches est un solide divertissement et marque un jalon décisif dans la carrière d’un auteur qui n’a de cesse de progresser sans être encore arrivé à pleine maturité. Ceux qui s’intéressent vraiment à la Hongrie des XXIe siècles préféreront l’ouvrage de Róbert Hász. Ceux qui veulent lire une fantasy francophone différente peuvent sans trop hésiter se plonger dans cet ouvrage original aux défauts mineurs et aux souffles historique et fantastique bel et bien présents.

Zone Est

En moins de cinq ans et essentiellement trois romans, parus au Diable Vauvert et à la « Série Noire » chez Gallimard, Marin Ledun a déjà acquis une réputation flatteuse dans le domaine du polar. Bien qu’étiqueté thriller, son dernier livre en date, Zone Est, relève quant à lui de la science-fiction. L’auteur avait déjà titillé le genre dans Marketing viral, où il était beaucoup question de biotechnologies et de nanosciences développées dans des buts peu avouables, et même si l’intrigue faisait parfois usage de ficelles assez grosses pour amarrer une péniche, le roman proposait quelques développements intéressants sur le sujet. Cette fois, Ledun franchit le pas sans retenue en situant son action trente-cinq ans dans le futur, après qu’un nanovirus a décimé une bonne partie de la population mondiale. Dans l’ancienne vallée du Rhône, désormais ceinte d’une muraille infranchissable, trois millions de personnes survivent tant bien que mal en multipliant les injections de vaccins, les greffes d’organes artificiels et de prothèses diverses. Thomas Zigler est de ceux-là. Il subsiste en vendant ses services aux plus offrants : piratage informatique, vol, filature, il ne s’embarrasse guère de considérations morales lorsqu’il s’agit d’assurer sa survie. Moins il en sait sur les objectifs réels de ses commanditaires et mieux il se porte. Pourtant, lors de sa dernière mission, il ne peut ignorer la découverte qu’il a faite en délestant de sa mémoire l’homme qu’on l’a chargé de retrouver : l’image d’une femme sans aucune prothèse, une humaine biologique, venue de l’autre côté du mur. Une impossibilité absolue, à moins que tout ce que Thomas a toujours su de la Zone Est ne soit un mensonge.

Même avec la meilleure volonté du monde, il n’y a pas grand-chose à sauver de ce roman. Pas son univers, qui ne tient pas debout un instant. Les origines de la Zone Est sont bâclées en quatre pages, sans qu’on sache comment l’immense muraille qui l’entoure (deux cent vingt kilomètres de long sur quatre-vingt de large tout de même) a été bâtie, ni surtout à quoi elle était censée servir à l’origine. Du coup, toute l’organisation sociale qui en découle apparait arbitraire et sans le moindre fondement. Ledun tentera bien quelques explications supplémentaires dans les dernières pages, à ce point invraisemblables que même son narrateur ne pourra les prendre au sérieux, concluant par un lumineux « un enfant de quatre ans ne pourrait avaler une couleuvre pareille ! ». Effectivement.

L’intrigue est à peine moins mal fichue. Les évènements semblent parfois s’enchainer dans la plus grande improvisation, accumulant les scènes d’action répétitives et vaines, certains protagonistes changent leurs motivations au gré des besoins de l’auteur, et les incohérences ne manquent pas. Il est ainsi amusant de voir le narrateur perdre deux doigts et une phalange au cours d’une fusillade, puis, quelques minutes plus tard, escalader à la corde un mur de plusieurs dizaines de mètres de haut tout en flinguant à tout va ses adversaires postés aux fenêtres.

La description de ce monde clos post-apocalyptique, avec ses créatures mutantes, ses cyborgs et ses décors sordides a un côté paradoxalement assez désuet, une esthétique années 80 empruntant dans le meilleur des cas aux univers les plus sinistres de Druillet, et le plus souvent aux nanards futuristes du cinéma-bis italien de l’époque. On pense aussi aux quelques tentatives cyberpunk auxquelles une poignée d’auteurs français s’est essayée il y a une vingtaine d’années, sans succès. Dans le genre, Marin Ledun est encore moins convaincant.

Tout cela est d’autant plus triste que le roman aborde des thèmes tout à fait dans l’air du temps : les manipulations de l’industrie pharmaceutique, un système qui s’emballe et échappe à tout contrôle, difficile d’être plus dans l’actualité. Sauf que la volonté de dénoncer de l’auteur, aussi sympathique soit-elle, ne s’appuie que sur du vide, une construction dépourvue de toute vraisemblance et un pire fantasmé sans le moindre lien avec la réalité. On l’aura compris : Zone Est est un ratage complet.

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