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La Nuit sans fin

Un soir, Jack Churchill et Ruth Gallagher, qui ne se connaissent alors pas, sont témoins d'une agression perpétrée par un géant monstrueux sous un pont de Londres, agression brutale, traumatisante, au terme de laquelle l'un et l'autre perdent connaissance. Incapables le lendemain de raconter la vérité à la police, ils décident de mettre en commun leurs souvenirs et s'aperçoivent bien vite que cette agression n'est pas le seul événement étrange qui secoue l'Angleterre (toute la technologie, le réseau informatique en particulier, a tendance à partir en sucette). Conscients que, d'une façon qui leur échappe pour le moment, ils se sont mis en danger, ils joignent leurs forces pour trouver des réponses à leurs questions. Attaqués par des créatures surnaturelles appartenant aux ombres les plus noires du folklore celtique, ils sont momentanément sauvés par une sorte de hippie, plutôt pénible, prénommé Tom. Celui-ci les conduit à Stonehenge où ils seront en sécurité pour la nuit, car ce site sacré aveugle les créatures du mal. Le temps des révélations, et donc de l'Apocalypse, approche. Les anciennes puissances celtiques se sont réveillées et la Chasse Sauvage (traduite ici par « Battue sauvage », dommage…) est à nouveau ouverte.

À la lecture de cet ouvrage (qui n'aurait pas souffert d'un solide dégraissage), impossible de ne pas penser à La Forêt des mythagos de Robert Holdstock et à Roi du matin, reine du jour de Ian McDonald, mais là où McDonald faisait œuvre de littérature et où Holdstock se refusait à tout manichéisme, chez Chadbourn le manichéisme est assumé (les bons d'un côté, les méchants de l'autre) et la littérature absente (ce que n'arrange pas une traduction aux choix souvent malheureux).

Cela dit, ce qui manque à Mark Chadbourn (un style élégant, un refus tranché du manichéisme), il le compense aisément avec la fascinante description qu'il offre des sites et des rites de l'Angleterre préhistorique, sans oublier un angle de narration original, dans ce genre de fantasy, car La Nuit sans fin fonctionne davantage comme un gros thriller de plage que comme une fantasy urbaine. Le pavé, efficace bien que bavard (il y a un vrai déséquilibre entre les tartines de dialogues et l'action souvent réduite à la portion congrue), se lit comme un Michael Crichton ou un Douglas Preston & Lincoln Child. L'été approche ; alors plutôt que de lire une énième histoire de serial killer encore plus pervers que ses augustes prédécesseurs, on peut se jeter sur ce premier volume de L'Âge du chaos et savourer le plaisir de voir les anciens dieux ravager le monde moderne.

Histoire de Tiric Sherna

Derrière le pseudonyme de Tomas Geha se cache l'excellent libraire Xavier Dollo, auteur d'une vingtaine de nouvelles publiées dans des supports souvent confidentiels et de deux (courts et sympathiques) romans post-apocalyptiques (tous deux hommages à l'œuvre de Gilles Thomas/Julia Verlanger) : A comme Alone et Alone contre Alone, chez Rivière Blanche. Un jeune auteur/libraire attaché aux littératures de genre, donc attachant, et qui, par ailleurs, tient un blog décapant < http://kanux.canalblog.com/ >. Bref, un sympathique garçon que l'équipe de Bifrost suit maintenant depuis quelques années, dans l'attente d'un grand texte… ce que n'est pas Le Sabre de sang, remix sans prétention (toujours ça de pris) du Conan de John Milius et de la saga « Vlad Taltos » de Steven Brust (chez Folio « SF »), saupoudré en début de parcours d'un zeste de Spartacus/Gladiator.

Ecrit un peu à hache (enfin, au sabre ensanglanté), ce petit roman de fantasy populaire rédigé à la première personne manque pour le moins de cohérence stylistique (expressions modernes parachutées, beurk ; profusion de verbes être, re-beurk ; phrases lourdingues, et, cerise sur le gâteau, quelques formes passives particulièrement douloureuses, re-re-beurk). Sans parler des descriptions bancales : ail ail ail, Puerto Rico !

Tout cela n'empêche toutefois pas le lecteur amateur de fantasy musclée de prendre beaucoup de plaisir à suivre les aventures de Tiric Sherna, cartar (chef de guerre ?) vaincu par les Qivhviens (une société matriarcale de gros lézards doués de la parole). Réduit en esclavage (on se croirait chez David Eddings), puis vendu pour devenir gladiateur, Tiric s'en sort plutôt bien jusqu'à ce qu'on lui impose d'affronter son meilleur ami. Ce qu'il refuse. Alors les deux hommes se voient contraints par l'impératrice de rejouer plus ou moins la chute de Carthage (cf. l'épisode « The Barbarian Horde », dans le Gladiator de Ridley Scott), ce qui équivaut ici à affronter dix guerriers et trois araignées de la taille de quads.

Evidemment, on a déjà lu ça cent fois, mais un sens certain de l'aventure, une accumulation de petits détails vanciens, sans parler du rythme endiablé, rendent l'entreprise pour le moins sympathique (vivement la suite !).

On regrettera toutefois une mise en pages manquant de professionnalisme, aux alinéas trop grands et à la présentation des dialogues parfois hasardeuse (une belle maquette intérieure aurait plaidé en faveur de l'achat de ce titre qui se lit en deux heures, top chrono). À cinq euros en poche chez Milady, le livre aurait fait office d'« excellent divertissement », à dix-huit on hésite et ça peut se comprendre.

Bon, cher Thomas Geha, fini de plaisanter, on en a marre d'attendre votre grand livre (sans doute bien plus à votre portée que vous voulez le croire)…

Underworld USA

Niveau d’alerte maximale dans toutes les bonnes librairies : James Ellroy is back. Après American Tabloid et American Death Trip voilà — enfin ! — le troisième opus de sa monstrueuse trilogie pleine de sang, de bruit et de fureur : Underworld USA. Suite et fin d’un projet littéraire démentiel, titanesque, et pour tout dire héroïque : raconter l’histoire secrète de l’Amérique de 1958 à 1972. Rien de moins ! Mais d’abord un petit rappel des faits. American Tabloid : de novembre 1958 au 22 novembre 1963, date de l’assassinat de John F. Kennedy. American Death Trip : du 22 novembre 1963 au 9 juin 1968 (assassinats de Robert Kennedy et de Martin Luther King). Et maintenant Underworld USA, qui couvre la période du 24 juin 1968 au 3 mai 1972. Comme dans beaucoup de romans d’Ellroy, c’est l’histoire d’un quatuor. Trois hommes et une femme, à la fois acteurs, témoins et victimes des événements. Dwight Holly qui travaille pour J. Edgar Hoover, le directeur du FBI. Wayne Tedrow, un ex-flic directement impliqué dans le meurtre de Martin Luther King. Don Crutchfield, surnommé Crutch, « le mateur », un détective privé à peine sorti de l’adolescence, voyeur, obsédé sexuel et hanté par le souvenir de sa mère. Et Joan Rosen Klein, une activiste de gauche aux métho-des radicales.

A partir de là tout s’enchaîne, s’imbrique et s’entrechoque : complots/meurtres/chantages en tous genres/extorsions/diffamations/manipulations… Ellroy nous avait prévenus dès les premières pages d’American Tabloid : il ne nous épargnera rien, il nous dira tout. Et dès le départ d’Underworld USA, il enfonce le clou : « Vous me lirez avec une certaine réticence et vous finirez par capituler. Les pages qui suivent vous contraindront à succomber. Je vais tout vous raconter ». C’est le personnage de Crutch qui s’exprime ainsi, mais c’est aussi James Ellroy lui-même. Cette trilogie, c’est sa version de l’Histoire. Mêlant fiction et réalité jusqu’à créer quelque chose d’autre, d’incroyablement crédible : une espèce de sur-vérité historique, mais si convaincante, si réelle, qu’il devient presque impossible de penser que les choses aient pu se passer autrement. Une uchronie hyperréaliste et définitive, en quelque sorte.

Ça démarre dans des crissements de pneus, avec une séquence époustouflante : un braquage d’une violence inouïe, autopsié seconde par seconde, magnifiquement rendu, et d’une telle puissance visuelle, d’un tel pouvoir d’évocation, qu’à sa lecture on est tenté de baisser la tête de peur de se prendre une balle perdue. Alors après seulement quelques pages, le doute n’est plus permis : l’ « effet Ellroy » est là, intact, imparable, sismique. A plus de 60 ans, c’est toujours lui le boss, et face à une telle maestria, à une telle démonstration de force d’entrée de jeu, ses imitateurs — de plus en plus nombreux — peuvent bien aller se rhabiller fissa. Les 840 pages suivantes ne feront que confirmer cette première impression. Ellroy est un styliste génial, un écrivain-tsunami qui renverse tout sur son passage, un bulldozer littéraire capable de transformer chaque phrase, chaque mot — et même parfois une simple virgule — en projectile textuel qui fuse, bombarde et perfore les tripes de son lecteur.

Et comme quasiment tous les très grands romans américains, Underworld USA est une énorme machine qui brasse une multitude de thèmes : militantisme noir, FBI, mafia, culte vaudou, mouvement hippie, élection présidentielle, arrivée de Nixon au pouvoir… Mais l’axe principal du récit, c’est bel et bien la gauche extrême, ces activistes « rouges », leur idéologie et leur action dans cette Amérique des années 70. Et là, énorme surprise : Ellroy, qui s’est longtemps autoproclamé chrétien de droite, semble tout à coup étrangement réceptif au discours et aux actes de l’ultra gauche version US. Comme si le fait d’avoir donné vie à des personnages de gauchis-tes purs et durs l’avait amené à s’interroger sur son propre positionnement politique. Etonnant ! Mais après tout, Le Grand nulle part, un de ses précédents romans, était déjà une condamnation sans appel du « maccarthysme » et de la « chasse aux sorcières » visant les communistes américains.

Futurs classiques, romans qu’on lira encore dans cinquante ans, Underworld USA et les deux premiers tomes de cette trilogie infernale forment une œuvre littéraire magistrale, féroce, inoubliable, une des plus belles de ces quinze dernières années. Les romanciers qui auraient été en mesure de l’écrire — en lui donnant cette folie viscérale, cette puissance émotionnelle, cette démesure et cette tension constante — se comptent sur les doigts d’une seule main. Oui : Ellroy est grand. Et oui : c’est un des meilleurs écrivains d’aujourd’hui, sans discussion possible. Alors lisez cette trilogie : c’est un trip dont vous ne reviendrez pas indemne !

Sous des cieux étrangers

Entre Lucius Shepard et les éditeurs français de science-fiction, c'est une histoire d'amour qui dure depuis plus de vingt ans. Bien que n'ayant jamais fait partie des gros vendeurs du domaine, son œuvre est suffisamment singulière et enthousiasmante pour que, d'« Ailleurs & Demain » (Robert Laffont) au Bélial' en passant par Denoël et Flammarion, une partie importante de son œuvre ait été traduite, y compris ses nouvelles, format où il excelle, puisque Sous des cieux étrangers est son huitième recueil publié.

Comme Aztechs en 2005, Sous des Cieux étrangers mêle science-fiction et fantastique à travers cinq longs textes fort différents les uns des autres. Une fois n'est pas coutume, dans « Bernacle Bill le spatial » (naguère publié dans l'anthologie Isaac Asimov présente chez Pocket, et prix Hugo en 1993), Shepard quitte le plancher des vaches pour situer son action dans une station spatiale. Pourtant, si l'on fait abstraction de son environnement technologique, ce petit monde vivant refermé sur lui-même ne diffère guère des communautés isolées en marge de la civilisation que l'auteur a souvent mises en scène. Et comme dans nombre de ses textes (y compris dans ce recueil), son narrateur y est davantage spectateur qu'acteur et doit se contenter d'observer un phénomène dont la nature lui échappe foncièrement. Son récit est à la fois le témoignage d'un évènement crucial pour l'humanité et l'hommage à un individu qui, sous des dehors insignifiants, apparaît au final comme le détenteur d'un savoir unique et inexplicable.

C'est le cas également du héros de « Dead Money », nouvelle qui met en scène certains personnages autrefois rencontrés dans Les Yeux électriques, le premier roman de l'auteur, notamment la toujours très ambiguë Jocundra Verret. Il y est donc question de vaudou et de morts ressuscités possédés par une autre personnalité que la leur. Et aussi de poker, l'histoire s'articulant autour de l'organisation d'un tournoi. C'est à mon goût le texte le moins réussi du recueil, ses enjeux demeurant nébuleux jusqu'au bout, néanmoins Shepard limite les dégâts grâce à une galerie de personnages épatants et une poignée de scènes très réussies.

À la relecture, « Radieuse étoile verte » (initialement parue dans Bifrost n°51) n'a rien perdu de ses qualités. À travers un scénario particulièrement habile, Lucius Shepard y raconte le destin d'un jeune garçon membre d'un cirque itinérant, de ses premiers émois sentimentaux au passage brutal à l'âge adulte. Une histoire de vengeance et de trahison aussi, à laquelle l'auteur donne un cachet unique en allant à rebours de tous les stéréotypes liés à ce genre de récits.

Retour au fantastique avec « Limbo », texte qui se démarque assez nettement du reste du recueil, et le seul qui ne soit pas écrit à la première personne. À première vue une histoire d'amour et de fantôme très classique, jusque dans son écriture, mais que l'auteur va prolonger dans une direction inattendue. Contrairement au héros shepardien traditionnel, celui de cette nouvelle est convaincu d'avoir compris la nature du mystère auquel il est confronté, de maîtriser suffisamment les règles du jeu pour se lancer dans la partie. La chute n'en sera que plus dure pour lui.

« Des Etoiles entrevues dans la pierre » clôt le recueil de la plus belle des manières. Au-delà de l'élément S-F qu'on dirait presque issu d'un magazine des années 50, Lucius Shepard y décrit de manière impressionniste le bouleversement que subit une communauté en apparence ordinaire. L'occasion également de faire le portrait fascinant d'un musicien aussi génial qu'abject.

On ne peut donc que se réjouir de la parution de ce recueil, aussi indispensable que les précédents, en souhaitant que cette vieille histoire d'amour dure encore longtemps.

Lombres

Du Londres du Roi des Rats à la Nouvelle-Crobuzon de Perdido Street Station, on connaît le goût de China Miéville pour les territoires urbains étranges dont il a fait son terrain de jeu de prédilection. Il récidive avec ce nouveau roman, dans un contexte toutefois assez différent puisqu'il s'agit d'une œuvre destinée à la jeunesse.

Deux adolescentes, Zanna et Deeba, se trouvent embringuées à la suite de quelques rencontres incongrues dans une histoire qui va les conduire à Lombres, version surréaliste et farfelue de la capitale britannique, cité bâtie de bric et de broc, où les immeubles sont faits de vieux appareils électroménagers ou de 33 tours rayés, et dont quelques hauts lieux viennent à l'occasion nous rappeler leur pendant londonien.

Les habitants de cet univers foutraque, qu'un Lewis Caroll n'aurait pas renié, sont au diapason : fantômes et demi-fantômes, poubelles adeptes des arts martiaux, mots incarnés en bestioles plus ou moins fréquentables ou carton de lait vide faisant office d'animal de compagnie. Et dans le rôle du grand méchant de service : le Smog, noir nuage pensant en provenance directe de notre monde pollué.

Dans un premier temps, China Miéville se focalise sur la découverte de ce monde baroque et fait montre d'une imagination débridée et réjouissante à lire. Du côté de l'intrigue, on a l'impression d'assister à un faux départ. Les enjeux sont certes exposés clairement, mais rien ne se passe comme prévu, celle que les prophéties annonçaient comme l'élue (la Shwazzy) se retrouve très vite hors-jeu, et la piste balisée qu'on pensait devoir emprunter aboutit à un cul-de-sac. Il est alors temps pour Miéville de remettre les compteurs à zéro et pour son histoire de démarrer vraiment. Jusqu'au terme de ce roman, l'auteur n'aura de cesse de mettre à mal tous les stéréotypes de ce genre de récit. Ce n'est pas la moindre de ses qualités.

Plus classique sans doute est le rôle qu'il va attribuer à son héroïne principale. Malgré l'aspect bizarroïde de ses habitants et de leurs mœurs, ces derniers apparaissent par certains côtés très conformistes, figés dans leurs convictions, voire détestables lorsqu'ils se retranchent derrière leurs préjugés, à l'exemple du racisme et des idées reçues qu'ils nourrissent à l'égard des fantômes. Il faudra toute la candeur et le bon sens d'une gamine d'une dizaine d'années pour remettre en cause leurs croyances et permettre à leur société d'évoluer enfin.

Le résultat est d'autant plus réussi que China Miéville a su trouver le ton juste qui convenait à cette histoire, un esprit bon enfant permanent qui parvient à dédramatiser les situations les plus sombres sans jamais verser dans la niaiserie. On s'amuse donc beaucoup à voir ses héros poursuivis par des menaces aussi improbables que des troupeaux de girafes carnivores et autres monstres hybrides. Et les illustrations de l'auteur qui parsèment le texte sont tout à fait au diapason.

Mené à un rythme soutenu, sans temps morts ou presque, Lombres, malgré sa taille imposante, se lit d'une traite. Et s'il s'agit d'une œuvre pour la jeunesse, on aimerait que davantage de romans destinés à un public adulte se jouent aussi bien des clichés et fassent montre d'une telle inventivité.

Homo Vampiris

Après un détour du côté de la littérature pour la jeunesse, Fabien Clavel est de retour chez l'éditeur où il fit ses premiers pas, il y a bientôt dix ans, avec un livre tout à fait dans l'air du temps. Autant vous prévenir d'emblée : si vous avez développé une allergie chronique aux jeunes héroïnes à la sexualité débridée, aux canines hypertrophiées et aux habitudes alimentaires singulières, passez votre chemin. Ceci dit, si pour vous un roman doit mettre en scène des personnages bien campés, développer une intrigue qui tienne la route et faire preuve d'un minimum d'originalité, Homo Vampiris n'est pas pour vous non plus.

Au milieu du XXIe siècle, entre pénurie de combustibles fossiles et cataclysmes à répétition, le monde se porte de plus en plus mal. À Londres, Nina Kudelski mènerait une vie tout à fait banale si elle ne ressentait pas régulièrement le besoin irrépressible de se nourrir de sang frais, un besoin qu'elle a pris l'habitude d'assouvir en s'abreuvant à même le sexe de ses amants d'un soir. La demoiselle ne semble se poser aucune question sur sa nature et sa soif particulières, jusqu'au jour où elle rencontre Ashanti Kumasi, diplomate ghanéen travaillant à l'ONU et vampire lui aussi. Elle va alors se retrouver au centre d'une lutte opposant un ancien groupe d'activistes buveurs de sang (l'Ancolie), la famille régnante du petit monde vampirique (le prince Bathory et son entourage), et une armée de tueurs à la solde des trois grandes religions monothéistes (la Brigade Œcuménique), sans oublier Zéro, créature unique en son genre, évadée d'une clinique privée roumaine et poussée par son instinct à rechercher ses « enfants » aux quatre coins de l'Europe.

De Londres à Pékin en passant par Paris, Berlin ou Prague, Fabien Clavel lance tout son petit monde dans une course ininterrompue durant laquelle on se flingue à tout va et l'on s'égorge entre amis. Le romancier semble être allé chercher son inspiration dans des films comme Ultraviolet ou le Blade version Guillermo Del Toro, mais on se lasse assez vite de ces fusillades à répétition revenant avec une régularité métronomique.

Tout aussi pénible, à la longue, est l'histoire elle-même. En multipliant les protagonistes et les différends qui les opposent, Fabien Clavel ne fait que délayer son intrigue et repousser ses révélations bien au-delà de leur date limite de fraîcheur.

On trouve bien dans Homo Vampiris quelques éléments potentiellement intéressants, que ce soit le contexte dans lequel se déroule le récit ou la forme particulière de vampirisme que décrit Clavel. Malheureusement, ce dernier ne les développe jamais. Son futur proche n'est qu'un décor sans vie, et ils ont beau déambuler en plein jour et être insensibles aux symboles religieux, ses vampires n'en sont pas moins caricaturaux au possible. Le romancier tente bien de leur donner davantage d'épaisseur à travers divers flashbacks, peine perdue. Ils ne sont que des coquilles vides qu'il manipule selon les besoins de son intrigue et dont il se débarrasse une fois leur rôle terminé. Il n'est qu'à voir le destin final des membres de l'Ancolie, individualistes féroces tout au long du roman qui, dans un élan de philanthropie sorti de nulle part, se sacrifieront bravement pour le bien supposé de leur espèce.

Accumulation pénible de clichés artificiellement dopée à la testostérone, Homo Vampiris ne devrait plaire qu'aux plus boutonneux des amateurs du genre, que la promesse de quelques scènes de cul explicites et de virils fracassages de tronches suffit à émoustiller. Le reste de la population sera bien inspiré d'aller chercher son bonheur ailleurs, et ce malgré le jury du Grand Prix de l'Imaginaire qui, de façon incompréhensible, a sélectionné le présent roman dans sa short list des meilleurs titres francophones de l'année… On passe.

Les Démons de Paris

De temps à autre, il arrive qu'un nouvel auteur surgisse de nulle part et s'impose d'emblée parmi les auteurs à suivre de près. C'est sans conteste le cas de Jean-Philippe Depotte, issu du milieu du jeu vidéo, dont le premier roman est l'une des œuvres les plus réjouissantes que l'on puisse lire en ce début d'année.

Avec Les Démons de Paris, l'auteur nous invite à un voyage vers le passé, au début du XXe siècle, dans le Paris de la Belle-Epoque. Pour nous guider dans cet univers, il invoque quelques figures plus ou moins familières de cette période : Fulgence Bienvenüe, le concepteur du métropolitain, Lénine, exilé en France en attendant de retourner en Russie prendre le pouvoir, ou encore Gérard Encausse, dit Papus, fameux occultiste de l'époque.

Pourtant, il apparaît assez vite que ce monde n'est pas tout à fait le nôtre : le gouvernement y est dirigé par une femme, Victoire Desnoyelles, dont nul ne parvient vraiment à s'expliquer comment elle a réussi à s'imposer dans ce rôle ; les Parisiens tremblent à l'évocation du Grand Khan et de sa Horde d'Or, soupçonnés d'être à l'origine des attentats sanglants qui ont récemment endeuillé la ville ; et les journaux consacrent leur une à ce jeune prêtre dont on dit qu'il est capable de converser avec les morts.

Le séminariste en question, Joseph Sterbing, possède effectivement un don unique lui permettant d'entrer en contact avec l'au-delà. À quelques jours de prononcer ses vœux, la théorie scientifique qu'il tente de bâtir au fil de ses expériences met de plus en plus à mal sa foi, et les sentiments qu'il éprouve pour Lucille, amie d'enfance et fille de Fulgence Bienvenüe, n'arrangent rien à l'affaire.

À la recherche de certitudes sur cet autre monde dont il a perçu l'existence, Joseph va se trouver mêlé bien malgré lui à un complot visant à attenter à la vie de Nicolas II, tsar de Russie, et accessoirement à permettre aux démons de l'Enfer de pénétrer dans notre univers.

Dès les premiers chapitres de son roman, Jean-Philippe Depotte tire merveilleusement profit des opportunités que lui offre la période qu'il décrit. Un moment charnière de l'histoire, durant lequel cohabitent les vestiges d'une époque bientôt révolue et les premières innovations du monde moderne, et qui se prête à merveille au mélange des genres que pratique l'auteur. À l'instar du dilemme auquel est confronté Joseph, tentant de concilier rationalisme et spiritualité, le fantastique dans lequel baigne Les Démons de Paris va de pair avec un imaginaire scientifique et un matérialisme qui lui donnent toute son originalité.

Dans sa description du Paris de la Belle-Epoque, le romancier évoque tout autant les feuilletonistes du début du siècle (le personnage du Grand Khan en est l'exemple le plus flagrant) que les auteurs contemporains, Tardi en tête. Son intrigue, particulièrement touffue, se nourrit d'influences très diverses, du contexte politique de l'époque (les dernières années du règne de Nicolas II), de sa vie culturelle ou sociale, mais également de textes religieux ou ésotériques, de romans populaires, et même de l'univers des comics (Joseph n'est pas le seul personnage doué d'un talent particulier, et les autres personnages dotés de pouvoirs similaires, baptisés « implexes », jouent un rôle crucial dans l'histoire). Au terme d'un récit particulièrement riche en péripéties diverses, les nombreuses questions posées par l'auteur trouveront leur réponse lors d'une scène finale à rebondissements multiples.

Publié en dehors des collections spécialisées, Les Démons de Paris a tout pour séduire un large public : un univers original sans être trop déroutant, une écriture sans fioritures qui n'est cependant pas dénuée d'une vraie élégance, et le souffle nécessaire pour tenir son lecteur en haleine durant cinq cent pages. Plus d'un auteur de best-sellers chevronnés serait bien inspiré de prendre modèle sur ce débutant.

Dimension Alain Dorémieux

Alain Dorémieux a dirigé la prestigieuse revue Fiction pendant presque vingt ans, de 1955 à 1974, puis pendant encore quatre ans, de 1980 à 1984, en l’ouvrant largement aux auteurs français.

Il a publié Le Dieu venu du Centaure et traduit Ubik de Philip K. Dick à la fin des an-nées soixante, un doublé comme on en fait peu, et concocté la toute première anthologie de S-F française en 1959 avec au sommaire Klein, Curval, Carsac, Barjavel, et bien d’autres.

Il a lancé en 1965 chez Casterman une collection d’anthologies exemplaires quant au choix des textes, à la cohérence de l’ensemble, à l’articulation aussi précise qu’une montre suisse ou révisée par Sailar : Espaces inhabitables Territoires de l’inquiétude et autres Bateaux ivres au fil du temps sont, en restant mesuré, de véritables tueries.

Bref, Alain Dorémieux a été un des principaux piliers de l’édition S-F des années 50 à 70, ou en tout cas celui qui, rapidement aidé par Michel Demuth, l’a propulsée vers la « modernité » en publiant entre autre Dick en 1968 dans la prestigieuse et luxueuse collection du « Club du Livre d’Anticipation » entre A. E. Van Vogt et Robert Heinlein. Son compère Demuth se chargeant d’y introduire peu de temps après Silverberg, Dish, Roberts et Delany.

Ce qui ne l’a pas empêché de lancer en 1991 un dernier grand projet : les « Territoires de l’inquiétude », une série d’anthologies de fantastique moderne pu-bliée par Jacques Chambon chez Denoël, avec Jean-Daniel Brèque et Pierre-Paul Durastanti. Un travail admirable que les lois du marché ont malheureusement stoppé au neuvième volume.

Alain Dorémieux est donc un incontournable du paysage science-fictionnel français de la seconde moitié du XXe siècle. C’est ce que nous rappelle, ou nous fait découvrir, la longue préface d’Andrevon, qui décortique avec une profonde sensibilité l’itinéraire d’un homme torturé, ses problèmes avec l’alcool, les femmes, la création littéraire sur fond d’édition S-F & Fantastique dans les années 50 à 70. Années psychédéliques, ô combien excitantes et créatrices, où la recherche éperdue des libertés s’accompagnait parfois d’un certain penchant à l’autodestruction.

Dans la partie dossier se détache l’interview de Philippe Curval par Richard Comballot, qui complète parfaitement cette évocation des « années Dorémieux ». Epoque magique où Michel Butor, René de Obaldia, Boris Vian, Jacques Bergier faisaient partie des auteurs qui fréquentaient les soirées S-F à la librairie de la Balance, où Curval, Dorémieux, Topor, Klein et Ruellan improvisaient des pièces radiophoniques et « mettaient au point le sommaire de Fiction en dansant au son du jazz et du rock naissant ». La S-F était un terrain d’expérimentation et de ses laboratoires sont sortis pour notre plus grand bonheur d’addicts à la défonce Sci-Fi de dangereuses visions au fort pouvoir lysergique.

Nathalie Serval, la fille de Michèle, seconde épouse de Dorémieux, nous livre peut-être le plus beau texte de cette compilation en nous contant ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse chez « les Dorémieux », à Biarritz dans les années soixante dix, scandés par leurs nombreux déménagements. « La Maison-D(orém)ieu(x) » se lit comme une nouvelle, d’une force évocatrice empreinte de nostalgie rappelant parfois Clifford D. Simak.

La partie fictions présente dix nouvelles publiées entre 1955 et 1991, avec comme point fort les trois nouvelles du « cycle de La Vana » — la première d’entre elles, une des plus célèbres de l’auteur, ayant figuré au sommaire d’une anthologie de Damon Knight en 1965, « La Porte des Mondes » —, une superbe nouvelle en hommage au space opera de Catherine Moore, Edmond Hamilton et Leigh Brackett, et une nouvelle écrite en collaboration avec Jean-Pierre Andrevon, publiée en « PdF » en 1980 dans le recueil Compagons en Terre étrangère 2 et jamais republiée depuis.

« L’incommunicabilité entre l’homme et la femme, la soif d’ailleurs en sont les thèmes approfondis, creusés jusqu’à devenir ce véritable gouffre intérieur au bord duquel se promène l’auteur, dans le désir de s’accoupler avec la mort ». Une phrase extraite de l’interview de Philippe Curval, qui résume parfaitement les obsessions et les angoisses de l’auteur transparaissant dans tous ses textes. Mais la noirceur du propos est toujours pondérée par un style admirable à la précision chirurgicale qui en fait également un des meilleurs traducteurs de sa génération.

Deux extraits de romans inachevés, dont un en collaboration avec Fabienne Leloup, sa dernière compagne, complètent la partie fiction en donnant une idée de ce que Dorémieux aurait pu faire dans la continuité de Black velvet.

S’ajoutent à cela la savoureuse « préface en forme de lettre ouverte » extraite des Lubies lunatiques de Fritz Leiber — recueil admirable consacré à un auteur essentiel dont on ne réédite malheureusement plus que le Cycle des Epées — et la longue préface du « Livre d’Or » d’Henry Kutner et Catherine Moore, alias Lewis Padget et Lawrence O’Donnel.

Richard Comballot, spécialiste incontesté de la science-fiction française, nous livre ici, comme à son habitude, un travail à la précision maniaque.

Il fait suite aux monographies de Michel Demuth, Jean-Pierre Andrevon et Daniel Walther, chez Eons, et précède celle de Jean-Pierre Hubert en Rivière Blanche. Richard Comballot a par ailleurs compilé, toujours avec le même souci de perfection, dix-neuf anthologies et recueils et concocté une vingtaine d’interviews fleuve, essentiellement pour Bifrost (dont certaines vont être réunies en recueil aux Moutons électriques). Le tout concernant exclusivement les auteurs français.

Alors si un jour il venait à l’idée d’un quelconque jury de récompenser un tel boulot, ce ne serait que justice…

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