Alain Dorémieux a dirigé la prestigieuse revue Fiction pendant presque vingt ans, de 1955 à 1974, puis pendant encore quatre ans, de 1980 à 1984, en l’ouvrant largement aux auteurs français.
Il a publié Le Dieu venu du Centaure et traduit Ubik de Philip K. Dick à la fin des an-nées soixante, un doublé comme on en fait peu, et concocté la toute première anthologie de S-F française en 1959 avec au sommaire Klein, Curval, Carsac, Barjavel, et bien d’autres.
Il a lancé en 1965 chez Casterman une collection d’anthologies exemplaires quant au choix des textes, à la cohérence de l’ensemble, à l’articulation aussi précise qu’une montre suisse ou révisée par Sailar : Espaces inhabitables Territoires de l’inquiétude et autres Bateaux ivres au fil du temps sont, en restant mesuré, de véritables tueries.
Bref, Alain Dorémieux a été un des principaux piliers de l’édition S-F des années 50 à 70, ou en tout cas celui qui, rapidement aidé par Michel Demuth, l’a propulsée vers la « modernité » en publiant entre autre Dick en 1968 dans la prestigieuse et luxueuse collection du « Club du Livre d’Anticipation » entre A. E. Van Vogt et Robert Heinlein. Son compère Demuth se chargeant d’y introduire peu de temps après Silverberg, Dish, Roberts et Delany.
Ce qui ne l’a pas empêché de lancer en 1991 un dernier grand projet : les « Territoires de l’inquiétude », une série d’anthologies de fantastique moderne pu-bliée par Jacques Chambon chez Denoël, avec Jean-Daniel Brèque et Pierre-Paul Durastanti. Un travail admirable que les lois du marché ont malheureusement stoppé au neuvième volume.
Alain Dorémieux est donc un incontournable du paysage science-fictionnel français de la seconde moitié du XXe siècle. C’est ce que nous rappelle, ou nous fait découvrir, la longue préface d’Andrevon, qui décortique avec une profonde sensibilité l’itinéraire d’un homme torturé, ses problèmes avec l’alcool, les femmes, la création littéraire sur fond d’édition S-F & Fantastique dans les années 50 à 70. Années psychédéliques, ô combien excitantes et créatrices, où la recherche éperdue des libertés s’accompagnait parfois d’un certain penchant à l’autodestruction.
Dans la partie dossier se détache l’interview de Philippe Curval par Richard Comballot, qui complète parfaitement cette évocation des « années Dorémieux ». Epoque magique où Michel Butor, René de Obaldia, Boris Vian, Jacques Bergier faisaient partie des auteurs qui fréquentaient les soirées S-F à la librairie de la Balance, où Curval, Dorémieux, Topor, Klein et Ruellan improvisaient des pièces radiophoniques et « mettaient au point le sommaire de Fiction en dansant au son du jazz et du rock naissant ». La S-F était un terrain d’expérimentation et de ses laboratoires sont sortis pour notre plus grand bonheur d’addicts à la défonce Sci-Fi de dangereuses visions au fort pouvoir lysergique.
Nathalie Serval, la fille de Michèle, seconde épouse de Dorémieux, nous livre peut-être le plus beau texte de cette compilation en nous contant ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse chez « les Dorémieux », à Biarritz dans les années soixante dix, scandés par leurs nombreux déménagements. « La Maison-D(orém)ieu(x) » se lit comme une nouvelle, d’une force évocatrice empreinte de nostalgie rappelant parfois Clifford D. Simak.
La partie fictions présente dix nouvelles publiées entre 1955 et 1991, avec comme point fort les trois nouvelles du « cycle de La Vana » — la première d’entre elles, une des plus célèbres de l’auteur, ayant figuré au sommaire d’une anthologie de Damon Knight en 1965, « La Porte des Mondes » —, une superbe nouvelle en hommage au space opera de Catherine Moore, Edmond Hamilton et Leigh Brackett, et une nouvelle écrite en collaboration avec Jean-Pierre Andrevon, publiée en « PdF » en 1980 dans le recueil Compagons en Terre étrangère 2 et jamais republiée depuis.
« L’incommunicabilité entre l’homme et la femme, la soif d’ailleurs en sont les thèmes approfondis, creusés jusqu’à devenir ce véritable gouffre intérieur au bord duquel se promène l’auteur, dans le désir de s’accoupler avec la mort ». Une phrase extraite de l’interview de Philippe Curval, qui résume parfaitement les obsessions et les angoisses de l’auteur transparaissant dans tous ses textes. Mais la noirceur du propos est toujours pondérée par un style admirable à la précision chirurgicale qui en fait également un des meilleurs traducteurs de sa génération.
Deux extraits de romans inachevés, dont un en collaboration avec Fabienne Leloup, sa dernière compagne, complètent la partie fiction en donnant une idée de ce que Dorémieux aurait pu faire dans la continuité de Black velvet.
S’ajoutent à cela la savoureuse « préface en forme de lettre ouverte » extraite des Lubies lunatiques de Fritz Leiber — recueil admirable consacré à un auteur essentiel dont on ne réédite malheureusement plus que le Cycle des Epées — et la longue préface du « Livre d’Or » d’Henry Kutner et Catherine Moore, alias Lewis Padget et Lawrence O’Donnel.
Richard Comballot, spécialiste incontesté de la science-fiction française, nous livre ici, comme à son habitude, un travail à la précision maniaque.
Il fait suite aux monographies de Michel Demuth, Jean-Pierre Andrevon et Daniel Walther, chez Eons, et précède celle de Jean-Pierre Hubert en Rivière Blanche. Richard Comballot a par ailleurs compilé, toujours avec le même souci de perfection, dix-neuf anthologies et recueils et concocté une vingtaine d’interviews fleuve, essentiellement pour Bifrost (dont certaines vont être réunies en recueil aux Moutons électriques). Le tout concernant exclusivement les auteurs français.
Alors si un jour il venait à l’idée d’un quelconque jury de récompenser un tel boulot, ce ne serait que justice…