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La Ballade de Pern, l'intégrale 1 et 2

[Critique couvrant les deux premiers tomes de l'intégrale.]

Bonne nouvelle pour les nombreux fans d’Anne McCaffrey, et pour les plus jeunes auxquels il reste à découvrir une œuvre emblématique de la S-F des années 1970 : les éditions Pocket ont entrepris la réédition de l’intégrale de La Ballade de Pern, à des conditions très avantageuses. Cinq énormes volumes, chacun offrant trois épisodes complets pour la modique somme de 12,50 euros. Le premier tome est disponible depuis juillet, le deuxième devrait l’être alors que vous lisez ces lignes.

Une œuvre emblématique de la science-fiction, donc. N’en déplaise aux ricaneurs qui se souviennent que le même éditeur avait naguère imaginé une collection de « Science-Fantasy » pour ce cycle réputé facile, « La Quête du Weyr » et « Le Vol du dragon » avaient respectivement valu à l’auteur les prix Hugo en 1968 et Nebula l’année suivante — la reconnaissance du public et celle des professionnels, jusqu’à l’inclusion de « La Quête… » dans l’anthologie manifeste de David Hartwell et Kathryn Cramer, The Ascent of Wonder : The Evolution of Hard SF (1997).

Cette inscription dans le champ S-F n’a cessé de s’affirmer au fil des quatre décennies de construction de cet univers (qui continue sous la plume de Todd McCaffrey, le fils d’Anne). Sur une planète isolée, Pern, la vie est rythmée par la chute d’un organisme maléfique, les « fils » qui dévorent toute vie organique. Le cycle initial relatait la lutte épique d’une caste de « chevaliers-dragons » et de leurs montures télépathes pour les carboniser en vol. L’organisation du monde, largement féodale, et ses technologies rudimentaires, auraient aussi bien pu suggérer un univers de fantasy. Sont venus s’y ajouter, d’abord, un « cycle des origines » de pure S-F, relatant la colonisation de Pern par des émigrants soucieux d’y créer une société parfaite, et la création des dragons par génie génétique en réponse à la première chute de fils ; puis une suite décrivant, vingt-cinq siècles plus tard, la réappropriation express d’une technologie spatiale avancée grâce à la redécouverte d’une intelligence artificielle abandonnée par les premiers colons, le « SIAV ».

Pour l’amateur de science-fiction « dure », le cycle initial souffre d’incohérences sévères : une fois brillamment établis les fantastiques talents des dragons perniens — supérieurement intelligents, incroyablement puissants, capables de se téléporter et même de voyager dans le temps — on constate rapidement à quel point ils sont sous-utilisés. On se prend à imaginer des solutions sobres et efficaces aux interminables dilemmes affligeant leurs maîtres. Et pourtant… et pourtant, c’est un univers littéraire extrêmement confortable, de ceux où l’on replonge avec un plaisir toujours renouvelé, y compris dans ses déclinaisons pour la jeunesse. Une réussite majeure, à sa façon.

Les dragons de McCaffrey sont la plus noble conquête de l’homme, la quintessence de ses partenaires animaux : la fougue d’un cheval de race ; la superbe d’un chat, féroce et caressant ; l’indéfectible loyauté d’un chien, qui ne saurait remettre en cause l’autorité de son maître… Quel enfant ne rêverait d’un tel compagnon ? L’existence du dragon et les quelques contraintes de son entretien suffisent à justifier le statut éminent du chevalier — et à garantir sa valeur morale : pareil animal ne saurait choisir qu’un bon maître. McCaffrey répète ad libitum la scène essentielle de « l’empreinte », où un jeune humain incertain est ainsi révélé à lui-même. L’identification à ses personnages est encore facilitée par la concentration de la plupart des histoires sur une unique génération, aux acteurs rapidement familiers. Prévisibles, les scènes de bravoure sont revécues, d’un roman à l’autre, sous différents points de vue, puis chantées par les générations suivantes. Un peu facile, peut-être, mais efficace. Addictif, même, à la longue.

Se pourrait-il que le désordre apparent de la nouvelle édition soit calculé pour contrarier chez les nouveaux lecteurs cette tendance trop naturelle à se couler dans l’univers de Pern, sa guimauve et son idéologie un brin réactionnaire ?

Les textes ne se succèdent en effet ni dans l’ordre d’écriture, sapant ainsi les procédés autoréférentiels de McCaffrey, ni dans la chronologie de la diégèse : « Première reconnaissance : P.E.R.N. » est absente des deux premiers tomes, qui intègrent chacun en revanche un volume de la dernière période, celle du SIAV.

Le tome I commence ainsi par L’Aube des dragons, qui décrit l’arrivée des colons et la création des dragons — ou plutôt de proto-dragons, bien moins impressionnants que leurs lointains descendants. Il nous expédie ensuite sans transition à la fin du cycle, avec un roman jeunesse, Les Dauphins de Pern, dans lequel les dragons ne jouent qu’un rôle mineur ; puis revient à une génération intermédiaire, où les structures politiques typiquement perniennes commencent à poindre mais qui dispose encore de nombreux héritages technologiques des premiers colons.

Dans le cycle initial, une économie de la connaissance de type médiéval, où les « secrets de l’atelier » étaient transmis de bouche de maître à oreille d’élève en échange de longues années d’apprentissage et de service, semblait imposée par les circonstances. A posteriori, L’Œil du dragon pouvait apparaître comme une tentative un peu laborieuse de justifier la genèse de structures somme toutes sympathiques, comme celle des « harpistes ». Soulagé de cette charge contextuelle, ce troisième roman du tome I prend ici toute sa dimension. Il se révèle au contraire une ode au renoncement, une entreprise de distanciation systématique de pans entiers du savoir humain, à commencer par l’Histoire, et surtout une charge profondément réactionnaire contre la méthode scientifique. On se souvient alors que l’arme idéale contre les fils, un ver adapté par un biologiste dans L’Aube des dragons, avait été méprisée et négligée au profit d’un génie génétique péniblement copié, lui, d’une race extraterrestre supérieure. La Ballade de Pern ne relèverait-elle pas en fait de ce que d’aucuns qualifient « d’anti science-fiction », selon laquelle « la science » est quelque chose de dangereux pour l’humanité, et en tout cas de suspect ? Voire, si j’ose la référence épistémologique, d’une sorte de « scolastique-fiction » où un savoir ne saurait être légitime que s’il est répété d’un Maître ?

Le tome II est plus politique. Il regroupe deux volumes du cycle initial, La Dame aux dragons et L’Histoire de Nerilka, et, de nouveau, un volume de la fin du cycle. Le premier relate l’un des épisodes les plus connus de La Ballade de Pern, l’épopée tragique de Moreta, qui s’épuise (absurdement !) à voyager dans le temps pour sauver la planète d’une épidémie. Le deuxième décrit la même aventure, du point de vue d’un personnage plus terne, Nerilka, fille de Seigneur et par suite toute désignée pour en épouser un autre. Toutes deux se heurtent à l’intransigeance de quelques éminences jalouses de leur autonomie. Car les « concessions » sont inaliénables, les privilèges héréditaires, même si l’on sait depuis L’Aube des dragons qu’ils ne sont que la perpétuation — vingt-cinq siècles durant ! — de ceux, purement capitalistes, des « commanditaires » initiaux. Le troisième volume du tome II, Les Renégats de Pern, nous décrit à l’inverse, dans une série de nouvelles lâchement corrélées, le sort du tout-venant des Perniens, réduits à choisir entre la soumission à des Seigneurs parfois barbares et le statut moins enviable encore de « sans fort ». On suffoque alors à l’octroi d’immenses terres à seule fin « d’assurer le bonheur » d’un personnage secondaire.

Là encore, la juxtaposition jette une lumière crue sur l’idéologie sous-jacente, l’organisation sociopolitique de Pern apparaissant désormais moins forcée par des contraintes physiques extraordinaires que largement délibérée.

Si l’on peut regretter son caractère minimaliste — ni cartes, ni chronologie, ni même de sommaire dans le tome I — cette réédition intégrale bienvenue constitue une excellente occasion de relire d’un œil neuf un incontestable classique qui garde sa place dans toute bonne bibliothèque, et d’y trouver ample matière à réflexion sur les rapports de la science-fiction à la fantasy et à la science.

Pour découvrir cet univers, et a fortiori pour y amener de jeunes lecteurs, on gagnera peut-être toutefois à attendre la publication des tomes suivants pour aborder Pern par des textes moins dérangeants, comme Le Vol du dragon ou Le Maître Harpiste de Pern ; ou encore, pour les plus jeunes, Le Chant du dragon.

Voraces

Irlande, XIXe siècle. S’opposant aux choix qu’avait faits pour lui son père, Nate Wildenstern avait quitté le domicile familial pour aller jouer à l’aventurier en Afrique pendant quelque temps. Son retour tombe bien mal : il se produit juste au moment où son frère ainé meurt. Et, dans la famille Wildenstern, ceci risque fort de faire jaser : en effet, la tradition familiale veut que ce soit l’ainé qui hérite du pouvoir conféré par l’immense fortune des Wildenstern, et que tous ses cadets puissent lui disputer ce titre en tentant de l’assassiner, purement et simplement. La simultanéité du décès de Marcus et du retour de Nate amène certaines personnes à penser que ce dernier s’est adonné au sport familial ; il n’en est rien, et Nate va tenter de trouver le coupable. Tâche dont il se charge à regret, car il aurait largement préféré passer son temps à parcourir la campagne irlandaise avec son mécanimal — ainsi sont dénommés des véhicules à moteur (motos, camions…) mi-mécaniques mi-organiques dignes du meilleur steampunk — qu’il vient tout juste de dompter.

Plus qu’aux vampires, auxquels le clan Wildenstern emprunte nombre de codes, le Voraces du titre renvoie à l’appétit de pouvoir des membres de la famille. Chez eux, tout le monde est coupable, ou peut le devenir à n’importe quel moment. Un climat oppressant né du danger qui peut se terrer dans tous les coins et recoins de l’immense demeure des Wildenstern bien décrit par McGann, même si ce dernier s’exécute avec une telle distanciation qu’on ne frémit pas vraiment ; on assiste plutôt à ces alliances et à cette enquête avec un sourire complice et un grand plaisir de lecture. L’intérêt du roman tient aussi dans la trame imbriquée qui donne tantôt la parole aux aristocrates, tantôt à leurs employés, guère plus recommandables, puisqu’ils tentent de voler la fortune de leurs patrons ; le télescopage des deux univers est subtilement rendu et s’intègre sans écueil dans un roman par ailleurs mené tambour battant. Il s’avère finalement assez difficile de donner une vision globale de ce livre, tant il brasse de nombreux genres (steampunk, fantastique, roman historique et social, grotesque). McGann réussit toutefois son pari en nous livrant un roman bien ficelé, sans temps mort, et qui plus est servi dans la présente édition par une très belle couverture d’Aurélien Police.

Corpus Delicti : un procès

En ouvrant ce livre, vous allez entrer dans le monde de Kramer, dans le monde de la santé. Ni hôpital ni médecin ici ; tout cela a été laissé dans feu le monde de la maladie…

En 2057, la Méthode a éradiqué la maladie. Elle garantit à tous une durée de vie maximale, mais, bien entendu, cela suppose « quelques » contraintes. C’est le monde dans lequel vit Mia Holl : un monde parfait. Or, voici que, soudain, Mia refuse les contraintes qui lui sont imposées comme à tout un chacun, pour son bien et celui de tous. Et la voilà sommée de se justifier devant un tribunal. La voilà qui présente un risque de devenir un foyer infectieux et de compromettre le bien-être commun garanti par la Méthode. Pourquoi ? Parce qu’elle ne parvient pas à faire le deuil de son frère, Moritz, condamné pour un crime sexuel dont il n’a cessé de se proclamer innocent en dépit des preuves ADN réunies contre lui.

Heinrich Kramer, le Poivre d’Arvor de ce futur, a orchestré la campagne contre Moritz, qui, non content d’être à ses yeux un abominable criminel, refuse en sus d’assumer les conséquences de son forfait. Envers et contre tout, Mia croit à l’innocence de son frère. Moritz n’était pas un être creux, pas une simple enveloppe charnelle dont il convenait de prendre soin. Son corps abritait un esprit. Caustique qui plus est. Et cet esprit manque cruellement à Mia.

Pour la Méthode, l’esprit, l’âme, tout cela n’est que superstition réactionnaire digne du XXe siècle. La machine judiciaire impulsée par Kramer et relayée par l’avocat de la défense, Rosentreter, qui joue sa propre partie, se met en branle et ne va pas tarder à s’emballer. Mia Holl, dépassée par les événements, ne pourra que se radicaliser en position de principe à défaut d’actes.

Que lui reproche-t-on ? De ne pas avoir transmis ses analyses d’urine quotidiennes obligatoires. De ne pas avoir effectué le nombre prescrit de kilomètres sur son vélo d’appartement. D’avoir fumé quelques clopes. Autant de choses intolérables dans cet univers aseptisé où l’on boit de l’eau chaude avec quelques gouttes de jus de citron ; où l’on ne doit avoir de relations sexuelles qu’avec des partenaires immunologiquement compatibles fournis par le CRP… Un monde qui n’est pas sans évoquer le « San Angeles » du film Demolition Man. Charnière du roman : après que Rosentreter a innocenté Moritz, il établit par voie de conséquence la faillibilité de la Méthode, le point de non-retour. Le Rubicon sera franchi quand Mia déclarera publiquement sa perte de confiance en la Méthode, ce qui la fera considérer comme terroriste…

Un spectre hante notre monde : celui de la maladie (et son cousin, celui de l’accident). De plus en plus, cette forme particulière de sécurité qu’est la santé étend son empire sur notre monde à la frilosité croissante. La mort y est devenue une anomalie. Pourtant, maladie et morbidité n’en constituent pas moins qu’avant les marches d’un escalier pour le paradis (ou l’enfer), les stations du chemin de croix.

Aujourd’hui, les gosses mettent des casques de cyclistes pour faire du vélo. Nous descendions à fond, à travers bois, sur des vélos sans frein, frôlant un à-pic de 10 mètres ! Pas une pub qui ne mette en garde contre tel ou tel risque. Mangez moins gras, moins sucré, moins salé… Bougez ! (Vive la danse de saint Guy !). Le jeu (vidéo) peut provoquer l’épilepsie. Le jeu (poker) peut provoquer une addiction. Dès la rentrée 2011, les sanctions pleuvront sur les cantines scolaires ne respectant pas les normes édictées, tout le reste demeurant flou… Pas une formation qui n’insiste sur la responsabilité des cadres et le risque pénal en cas d’accident. La « Méthode » se met en place au vu et au su de tous mais dans l’indifférence générale, une approbation au minimum tacite, voire explicite.

Voici une vingtaine d’années, à l’époque des lois Evin, l’humoriste Wolinski avait publié un dessin dont la légende disait : « Hier, j’ai arrêté l’alcool (prévention routière). Aujourd’hui, j’arrête le tabac (loi Evin) et demain j’arrête le sexe (campagne contre le Sida et allusion aux propos du pape sur l’abstinence). » « Et qu’est-ce qu’il te reste ? » répliquait le second personnage dessiné. Réponse : « La santé. » Chute : « Pour quoi faire ? » C’est toute la réflexion de Moritz Holl qui s’interroge sur les raisons de considérer la santé comme une fin en soi. La volonté de l’individu étant supposée être de vivre le plus longtemps possible, en parfaite concordance avec celle de l’espèce, donc de la société, d’accroître la biomasse humaine. La biomasse bovine a considérablement augmenté grâce à l’élevage. Corollaire : les vaches aiment aller à l’abattoir. La vacuité des vies de bon nombre de nos concitoyens qui ne vivent que par procuration devant leur écran de télé est telle qu’ils peuvent bien aspirer à vivre tant qu’il y aura des émissions. Ils se satisferont volontiers de l’obligation de faire du vélo d’appartement contre la promesse de regarder quelques émissions de plus. Rien ne les inquiète davantage que la liberté qui les oblige à prendre décisions et responsabilités. « Démocratie libérale » est un bel oxymore dans la mesure où une certaine majorité souffre de l’exercice d’une liberté vécue comme une source de stress.

Corpus Delicti est une sorte de pièce romancée ou de roman théâtralisé. Le style en est glacial, à l’instar de la société dépeinte ; épuré jusqu’à l’irréel comme Ran, le magnifique film de Kurosawa inspiré du Roi Lear. Le roman écarte le monde (travail, mort, économie) pour ne se focaliser que sur ses protagonistes afin de bien mettre en relief leurs sentiments et motivations au regard du contexte. En fin de compte, dans ce procès, Mia Holl évoque bien moins Joseph K qu’Antigone.

Au départ moins vindicative dans sa révolte que la fille d’Œdipe et Jocaste, l’attitude de Mia Holl finira par avoir quelque chose de punk : « Don’t know what I want - But I know how to get it - I wanna destroy passerby (pas l’idée de Mia mais l’intention que lui prête la Méthode) - Cos’ I wanna be anarchy » (idem. L’idée des Pistols est aussi un refus de continuer à croire dans un système qui ne les en avalera pas moins tout cru.) Mais la Méthode et Kramer sont bien plus intransigeants et pointilleux que Créon. Antigone tenait à ce que son frère, Polynice, qu’un mariage malheureux avait conduit à se ranger parmi les ennemis de Thèbes, ait droit à des funérailles à l’instar d’Etéocle ; ce que Créon refuse. Mia Holl ne demande pas autre chose à la Méthode. C’est inacceptable. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le pouvoir de la Méthode/Thèbes, de Créon/Kramer, qui est menacé et remis en cause. Pierre Vidal-Naquet écrivait dans « Œdipe à Athènes », sa préface aux tragédies de Sophocle (Gallimard, 1973) : « On a fort bien parlé ici dans les deux sens, la logique tragique, cette logique de l’ambigu, tranche en conduisant jusqu’à leur terme ces deux droits qui sont aussi deux démesures. » Tant Mia qu’Antigone se revendiquent d’une humanité supérieure à la politique. Dans le roman de Zeh, le chœur est double, composé de Sophie, la juge, qui parle et entend pour la cité, et la Fiancée Idéale qui le fait pour le compte de Mia. Que la Fiancée soit un personnage fictif et fantasmé rapproche encore davantage le roman du théâtre où ce type de personnage sert à expliciter à la scène digressions et intériorité que ne sauraient traduire des dialogues réalistes.

Dans leur livre, Les Indomptables : figures de l’anorexie, G. Raimbault et Caroline Elia-cheff (Odile Jacob) présentent Antigone comme archétype de l’anorexique et, bien qu’à nul moment on ne voie Mia refuser de s’alimenter, son attitude est comparable dans son refus des règles de la santé. Même si Mia peine à définir ce qu’elle rejette, elle ne le fait pas moins avec une force indomptable, un certain jusqu’auboutisme. Antigone finira emmurée vivante et Mia sera condamnée à la cryogénisation. Encore un sort comparable à moins que la Méthode ne se garde de ce que l’on se souvienne de Mia Holl comme on se souvient d’Antigone.

Corpus Delicti : un procès est un pur roman de S-F mais pas un livre de littérature populaire. C’est une fiction spéculative dans le meilleur sens du terme, fortement ancrée dans le Zeitgeist, porteuse d’une réflexion sur notre devenir et celui de notre humanité tant intérieure que collective. Pas de la littérature pour s’amuser. Mortellement sérieuse. Peut-être, mais néanmoins incontournable. Corpus Delicti est un excellent moyen de montrer à quoi sert la science-fiction.

La Vie secrète et remarquable de Tink Puddah

Année 1845, nord-est des Etats-Unis : un couple d’extraterrestres venant de l’espace meurt lors de sa transformation en être humain. Leur progéniture, Tink Puddah, incomplètement métamorphosée, est adoptée par un chasseur et sa femme. Débutent alors les aventures de ce petit être à la peau bleue dans l’Amérique rustique et précaire du milieu du XIXe siècle, jusqu’au jour où il est retrouvé mort, abattu d’un coup de fusil en pleine tête.

La construction du roman alterne des scènes du passé donnant un éclairage sur l’apprentissage du jeune Tink Puddah — ses difficultés d’insertion, l’évolution de sa compréhension du monde humain — avec des scènes postérieures à sa mort mettant en lumière les personnages qu’il aura croisés dans son parcours chaotique : un pasteur torturé, un shérif magnanime, un armurier roublard, un médecin bourru… les deux temporalités permettant évidemment de résoudre l’énigme de cette vie secrète et remarquable.

Voici un premier roman encensé par la critique, et quelle critique ! Nancy Kress, Orson Scott Card, Mike Resnick, James Patrick Kelly… n’en jetez plus ! Là, on se dit qu’on tient quelque chose de sérieux ! La quatrième de couverture en rajoute une louche : « Un croisement inédit entre E.T. et Croc-Blanc, un hybride littéraire unique en son genre. A coup sûr, un roman aussi bouleversant qu’inclassable. » Euh… ici, on commence à se demander si quelqu’un n’en fait pas un peu trop. Bon, soyons clair : il ne s’agit pas vraiment d’un hybride littéraire unique, et il n’est ni bouleversant, ni inclassable. Enfin, moi je m’en suis remis très vite !

Mais alors de quoi s’agit-il, monsieur Ramirez ? Je m’en vais vous le dire de suite, ma bonne dame : j’ai tout noté sur un post-it.

Nous avons donc en points forts : un roman court (265 pp.), une rareté appréciable. Une écriture très sensorielle nous rappelant au bon souvenir de maître Clifford D. Simak (quand même). Une intrigue plutôt bien ficelée même si un peu légère, mais bon, difficile de réinventer l’eau tiède. Un texte empreint d’humanisme sans mièvrerie. Une sensation de fluidité d’écriture agréable.

Mais alors, qu’est-ce qui cloche, monsieur Ramirez ? On y vient !

Certains thèmes importants du roman, la construction identitaire, la quête de sens, le mysticisme, ne sont qu’effleurés et les personnages manquent parfois de profondeur. On suit l’auteur et ses personnages mais on ne prend pas part à la réflexion.

Voilà, c’est ça ! C’est la différence qu’il y a entre Terry Gilliam et Steven Spielberg : l’un vous fait réfléchir, l’autre réfléchit à votre place (et encore). DiChario se contente de faire du Spielberg alors qu’il pourrait faire du Gilliam. Spielberg c’est bien, Gilliam c’est mieux.

Au final, on ne sait pas trop si on tient un scénario pour blockbuster ou un ouvrage plus ambitieux où l’auteur aurait manqué d’exigence dans l’exploration de ses personnages : on est à la fois tenté et un peu déçu.

On restera donc sur un plaisir de lecture facile en attendant mieux de cet auteur prometteur. Peut-être l’éventuelle traduction de son second roman, Valley of Day-Glo. A suivre.

Boneshaker

Tout d’abord, notons que les éditions Eclipse nous offrent ici un bel objet-livre — couverture à rabats intérieurs avec marque-page prédécoupé, typographie et iconographie adaptées à l’esprit steampunk, sans oublier la superbe illustration de Jon Foster (en fait, la reprise de l’illustration VO). Sur la forme, le rapport qualité-prix est plutôt exceptionnel. Seul bémol : les deux pages (!) intitulées « Concert de louanges pour Boneshaker » recensant des critiques élogieuses de personnalités (?) pour beaucoup méconnues par chez nous. Cette partie totalement dispensable et racoleuse n’apporte rien et pollue une lecture objective du texte. Que l’on fasse du marketing en quatrième de couverture, pourquoi pas, mais la limite est ici pour le moins dépassée… Bref.

Premier roman de l’américaine Cherie Priest traduit en français, Boneshaker est le volet initial de la trilogie Le Siècle mécanique, un livre non seulement finaliste des prix Hugo et Nebula 2010, mais qui plus est lauréat du prix Locus — tout de même !

1880 : l’Amérique est en pleine guerre de Sécession et la fièvre de l’or ouvre la voie à une course technologique effrénée. Le savant fou Leviticus Blue invente une machine extraordinaire capable d’extraire le précieux métal enfoui sous les glaces d’Alaska, le Boneshaker. Lors de son premier essai, la machine détruit une partie de Seattle et libère accidentellement un gaz (le fléau) qui transforme les habitants en « pourris ». Afin de maitriser la horde de zombies ainsi créée et canaliser cette horreur, un mur est construit autour de la zone dévastée. Seize ans plus tard, Briar Wilkes, la veuve du Dr Blue disparu dans la catastrophe, et son fils Zeke tentent de survivre dans les faubourgs de la zone confinée. L’adolescent, en quête de réponses quant à son passé familial, fugue et s’infiltre dans la zone sinistrée. Sa mère part à sa recherche…

Rien à dire, les canons du genre sont respectés, les personnages plutôt attachants, et l’intrigue, eh bien… disons qu’elle en vaut bien une autre. Seulement voilà, le texte souffre, et il souffre beaucoup.

D’abord, les dialogues. Priest (ou en tous cas son traducteur) use et abuse des verbes déclaratifs — et allons-y pour les : « tint-il à clarifier », « grommela-t-il », « murmura violemment » (?!), « asséna-t-elle », « pleurnicha-t-il » et autres « rétorqua-t-il ». Comment vous dire… C’est un peu comme les tics de langage : à la fin, on ne suit plus la conversation, on les compte. Eh bien voyez-vous, là c’est pareil. Comme l’affirmait Stephen King dans Ecriture, mémoires d’un métier à propos des verbes déclaratifs : « N’écrivez pas comme ça… S’il vous plait ! »

Ensuite, le développement du texte. Je reprends mon petit Stephen King illustré au chapitre « Enlevez tout mot inutile » et je vous laisse jouer en famille avec ces quelques exemples :

« Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc, très légèrement » ; « D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes (…) Or, les empreintes… eh bien… Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment » ; « Je me souviens, acquiesça-t-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir » ; « Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet limpide. » Aussi improbable que cela puisse paraître, je n’ai rien inventé…

Heureusement, Boneshaker regorge de suspense. En voici un bon exemple, développé sur trois pages : « Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque (…) il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé (…) le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne (…) Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait (…) l’arme était en fait une bouteille en verre. » Sans déc’ !?

A ce stade, on en vient à se demander si Cherie Priest n’aurait pas trouvé son prix Locus dans une pochette surprise. Mais on s’accroche, plus que 250 pages ! Et c’est alors qu’on tombe sur le magnifique, l’exceptionnel « couina-t-il ». Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais depuis c’est précisément ici que se trouve mon joli marque-page offert par Eclipse, et ce afin que, tous les soirs, avant de m’endormir en priant Saint Jack D., je puisse relire avec émotion ce bijou de précision, de justesse, de finesse et finalement, oui, de simplicité, qu’est le fameux « couina-t-il ».

Enfin passera-t-on sur l’intrigue parsemée d’invraisemblances qui resteront sans réponse : d’où vient ce gaz mystérieux ? Pourquoi les pourris restent-ils dans la zone contaminée ? Comment fait-on pour canaliser un gaz avec des murs à ciel ouvert…?

Boneshaker disposait des ingrédients pour faire, sinon un bon steampunk, en tout cas un steampunk honorable. L’ensemble est gâché par une écriture (une traduction ?) maladroite, lourde et trop longue, beaucoup trop longue. Dommage ! Passez votre chemin et courrez relire Jeter et Powers.

Sens interdit

En ce début de XXIe siècle, Mathis apparaît comme une anomalie. Doté d’un odorat absolu, le jeune homme perçoit la moindre fragrance ou puanteur, qu’elle émane d’un animal, d’un végétal ou d’un minéral. Une faculté révolutionnaire qu’il se garde bien de révéler, de peur de provoquer la curiosité, voire la répulsion. En effet, depuis plus d’une centaine d’années, l’humanité a accepté le fléau qui a effacé en partie l’odorat de son paysage sensoriel. Une calamité découlant de la pandémie de grippe espagnole. Par la force des choses, les hommes se sont habitués à l’épaississement de leurs muqueuses nasales, établissant une nouvelle hiérarchie fondée sur la ségrégation par les odeurs. La routine, en somme, pour une humanité jamais en manque d’idées lorsqu’il s’agit d’exclure, de proscrire ou d’interdire. Ainsi, pendant que certains accomplissent les basses besognes, méprisés de tous, nouveaux intouchables d’un monde divisé en castes, d’autres sont destinés à de hautes fonctions. On comprend pourquoi Mathis préfère se taire. Un silence dicté par les circonstances et imposé également par l’existence d’un ordre religieux extrémiste : les Flagellants. Orphelin de père et de mère, isolé en Tanzanie où il ne fait pas bon vivre lorsqu’on est blanc, Mathis devient l’enjeu d’une lutte de pouvoir entre la science et les croyances religieuses, entre la lumière et l’obscurantisme. Un motif classique et un tantinet caricatural en littérature, dont on se demande comment les auteurs vont se détacher…

L’argument de départ de Sens interdit a de quoi intriguer. On s’écarte des sempiternelles divergences fondées sur l’Histoire traité-bataille et les grands personnages historiques. Ici, c’est une épidémie qui contraint l’Histoire à bifurquer sur une voie divergente. Certes, les amateurs d’uchronie rétorqueront à bon droit que Robert Silverberg et Kim Stanley Robinson n’ont pas fait autre chose avec la peste noire. Cependant, le virus n’introduit pas une extinction massive, modifiant l’équilibre des civilisations. Il ne modifie qu’un des cinq sens, introduisant une nouvelle organisation sociale à l’intérieur des puissances mondiales.

Sens interdit se cantonne grosso modo à la France et à son empire colonial. L’Hexagone vit sous la férule d’un régime pour le moins autoritaire, lui-même sous l’influence d’un ordre religieux réactionnaire né du traumatisme provoqué par la perte de l’odorat. Même si l’hypothèse scientifique et la proposition d’Histoire alternative paraissent vraisemblables, pour l’originalité on repassera. Clichés sur clichés sont alignés comme des perles sur le chapelet d’un moine intégriste. Pour aggraver cette impression, les auteurs s’enferrent dans un conflit de nature manichéenne, animé par des personnages à la psychologie transparente. Le pompon dans ce domaine revenant incontestablement au duo Lucius Millepierres et sœur Bérengère. Dans le genre zizi panpan et miss patouche, les auteurs ne craignent pas le ridicule. Amateurs de série Z et d’humour déviant, vous voilà avertis.

Nullement troublés par l’aspect involontairement drolatique de la chose, Alain Grousset et Danielle Martinigol déroulent de surcroît un récit linéaire et sans véritable surprise, convoquant le ban et l’arrière-ban des stéréotypes et les recettes éventées du roman d’aventures.

Bref, on se dit que l’on est passé à côté d’une uchronie vraiment originale. Dommage.

Pêcheur de la mer intérieure

Ursula K. Le Guin fait partie des auteurs n’ayant plus rien à prouver et dont on attend pourtant avec angoisse chaque publication. Les microéditions Souffle du Rêve, sises dans l’Orléanais, nous gratifient de huit nouveaux textes de l’auteure américaine. Nouveau au sens d’inédit dans l’Hexagone, car, à l’exception de « La Première pierre », déjà publié chez le même éditeur, les autres titres sont des inédits parus entre 1983 et 1994.

Après « Ailleurs & demain » puis l’Atalante, nous n’en finissons pas de découvrir et d’explorer l’œuvre d’un auteur s’aventurant avec un égal bonheur dans les domaines de la fantasy — le cycle de Terremer —, de la S-F — L’Ekumen —, et de la littérature générale. Un auteur à l’aise dans la forme courte comme longue.

Pêcheur de la mer Intérieure regroupe des textes illustrant le versant science-fictif de Le Guin. Le recueil révèle également un aspect de sa personnalité que d’aucuns ont trop souvent tendance à ignorer : l’humour. « Première Rencontre avec les Gorgonides » et « L’Ascension de la face nord » témoignent de cette veine et, dans le genre surprenant, la dame ne fait pas les choses à moitié. On se trouve en effet devant deux blagues dont on peut juger l’effet raté, surtout pour la seconde, mais donnant une image plus légère de leur auteur.

Les choses redeviennent plus habituelles et intéressantes avec « Le Sommeil de Newton ». Le titre de cette histoire fait référence à une phrase du poète William Blake mettant en garde les hommes contre le danger de la vision unique. On est immergé au sein d’une microsociété, quelque peu sectaire dans ses prémisses, dont les membres/adeptes se sont réfugiés dans l’espace pour échapper aux turpitudes terrestres d’une humanité qu’ils observent avec condescendance. Hygiénistes, technophiles et scientistes, les membres de cette communauté rejettent le sentimentalisme qui les rattache à la Terre. Mais, si le sommeil de la raison engendre des monstres, celui de Newton est hanté d’apparitions bien peu cartésiennes qui mettent à dure épreuve les certitudes de l’un d’entre eux. Au-delà du drame personnel, Ursula Le Guin écorche aussi quelque peu une certaine vision élitiste de la S-F. Si l’avenir de l’homme se trouve dans l’espace, il demeure toutefois une créature enracinée dans la boue de sa Terre natale.

Continuant dans l’excellence avec « La Première pierre », on touche cette fois-ci à la question de la rébellion, sujet récurrent dans l’œuvre de la dame. A l’université d’Obling, les nurolb sont les serviteurs. Ils préparent les repas, nettoient les bâtiments, les réparent à la fin des crues et rangent les objets que laissent traîner les obls, leurs maîtres. Ils subissent également leurs sévices, viol et violence, en silence, car il serait tout à fait inconvenant de se révolter. Bu vit pour servir les obls, accomplissant sa besogne avec zèle. Un jour, elle découvre que les galets, utilisés pour composer les mosaïques ornant les terrasses de l’université, dessinent un message coloré. Un message forcément écrit par les nurolbs l’ayant précédée puisque les olbs ne distinguent pas les couleurs. Mais avoir connaissance d’un tel secret, n’est-ce pas déjà chercher à s’émanciper ? Usant du procédé de la parabole, Ursula Le Guin évoque ici un sujet universel : celui de l’oppression et du processus qui mène à la révolution. Le tout avec une économie de moyens admirable. On en redemande.

Passons rapidement sur « Le Kerastion », court texte dramatique sur les méfaits du conformisme social, pour chroniquer plus longuement « L’Histoire des Shobies », « La Danse de Ganam » et « Pêcheur de la mer Intérieure », un trio se rattachant à « L’Ekumen ». En concevant ce cycle, Ursula Le Guin n’a suivi aucun plan ou schéma directeur préétabli. Planifier une histoire du futur de l’humanité n’a que peu d’intérêt à ses yeux. Elle préfère mettre en scène des destins individuels et des sociétés, optant pour un point de vue anthropologique. Visiteurs étrangers au monde qu’ils observent ou plus simplement autochtones en rupture de ban, les personnages de Le Guin sont les médiateurs d’une réflexion éthique, voire politique. Ils mettent en scène l’altérité et se frottent aux limites de la liberté. Une succession de romans et de nouvelles est ainsi née des efforts de l’auteur, comme une série de motifs brodés sur une trame générale. Un pseudo univers qui a des trous aux coudes, selon ses propres dires, mais jouissant au final d’une grande cohérence interne.

Ayant résolu la question de la communication, via l’ansible, un raccourci narratif pratique, Ursula Le Guin imagine avec « L’Histoire des Shobies » un moyen de voyage instantané. Une sorte de téléportation trichant avec la théorie d’Einstein et dénommée effet churten. Un équipage est réuni pour effectuer le premier transit. Les plans sont dressés, il ne reste plus qu’à expérimenter. Mais la transilience a une conséquence imprévue. L’équipage ne parvient pas à réintégrer la réalité consensuelle, une fois arrivé à destination. Confusion des sens, sentiment d’irréalité, l’expérience manque de lui être fatale. S’amusant beaucoup de la situation, Le Guin dénoue le drame d’une manière originale. En convoquant l’art du conteur plutôt que celui du scientifique. Une manière de dire que pour exister, il faut raconter son histoire à autrui. Une conclusion qui n’est pas sans rappeler le propos du Dit d’Aka.

« La Danse de Ganam » fait un peu penser à L’Homme qui voulut être roi de Kipling. Un groupe de Mobiles se rend sur un monde nouvellement contacté, via la transilience. Une planète morcelée entre plusieurs cités préindustrielles respectant le principe du matriarcat. Le groupe s’intègre sans faire de vagues, conformément à l’éthique de l’Ekumen, mais son meneur devient l’époux de la reine, position lui promettant un destin funeste. Sous couvert d’étude ethnologique, Le Guin traite surtout ici de la divergence des points de vue par rapport à un événement, ajoutant comme paramètre supplémentaire la disharmonie résultant du churten.

Point d’orgue du recueil, « Pêcheur de la mer Intérieure » s’impose comme un des textes majeurs de la dame. Finesse de la psychologie des personnages, usage subtil de métaphores encapsulées dans le récit, tension dramatique admirable et construction narrative impeccable, le texte conjugue de nombreux points forts. L’histoire prend place sur la planète O, un monde ayant déjà servi de décor à deux nouvelles figurant au sommaire du recueil L’Anniversaire du Monde (disponible au Livre de Poche). C’est l’occasion de goûter à nouveau au mariage sedoretu, union complexe à quatre personnes, et de voir Ursula Le Guin réaliser un vieux rêve : permettre à un de ses personnages de mener une double vie simultanément. Au final, on ressort impressionné par ce récit recyclant avec brio un des plus vieux thèmes de la S-F : le voyage temporel.

Par sa vitalité, son ampleur, la précision de son imagination, son aspect ludique, la richesse et la puissance de ses métaphores, le recueil Pêcheur de la mer Intérieure illustre idéalement le propos tenu par Ursula Le Guin dans la préface. Voici une lecture indispensable pour ceux appréciant la beauté des idées, des mots et des émotions.

Kinshasa

Rintintin, Lassie, Benji et tutti quanti. On ne compte plus les chiens ayant égayé de leur jeu un tantinet cabot les séries télévisées, films et publications destinés à la jeunesse. Il faut croire que le meilleur ami de l’homme jouit d’une place privilégiée parmi les animaux à plumes et à poils.

Kinshasa, tel est le nom d’un labrador, doté d’une robe noire, dont le pedigree ne se limite pas à tenir compagnie à sa mémère ou à décorer la pelouse d’un pavillon de banlieue. Dans le roman éponyme de Jonas Lenn, Kinshasa se révèle même être un as dans son genre. Un genre génétiquement modifié, science-fiction oblige. Doté d’un odorat maousse, bardé de caméras, micros, pourvu d’une vision télescopique, d’un embryon de parole et de la faculté de faire le zombie, c’est-à-dire de quitter son corps pour se livrer à des investigations plus poussées, Kinshasa est un supertoutou. Le fleuron de la brigade cynophile de New York. Appelé sur une scène de crime, le cyberchien ne tarde pas à flairer une piste. Il guide son maître jusqu’aux installations portuaires s’étendant à proximité, sans se douter un seul instant que le voyage lui sera fatal. Le bonhomme termine ainsi sa vie au fond des eaux glaciales de l’East River et le chien échappe de justesse au même sort. Contraint à la fuite, il rejoint à la nage les rives d’une île apparemment déserte d’où il espère être récupéré afin de témoigner…

A la lecture de ce résumé, on sent bien que l’enthousiasme ne l’emporte guère. Certes, Jonas Lenn écrit un roman pour la jeunesse honorable. Toutefois, l’intrigue reste assez plan-plan, animée par des rebondissement téléphonés et s’achevant sur un dénouement expéditif. Comme pour compenser la faiblesse de l’histoire, l’auteur ne s’embarrasse pas d’un préambule interminable. Une fois le cadre posé, les divers protagonistes entrés en scène, l’action démarre, adoptant un rythme faussement haletant. Bref, Lenn déroule son intrigue, sans esbroufe stylistique ni mièvrerie, ne s’encombrant d’aucune psychologie compliquée.

Quid des points forts du roman ? Ils sont peu nombreux. Pour commencer, Jonas Lenn adopte le point de vue d’un animal, un chien dont le cheminement olfactif, à hauteur de… (on ne le dira pas) guide le déroulé du récit. Un chien certes quelque peu amélioré, dont les facultés dopées grâce aux technosciences lui permettent d’accomplir des prodiges. Mais un chien quand même, conservant grosso modo la psychologie — enfin, façon de parler — d’un brave toutou. Sur ce point, le pari de l’auteur semble tenu.

Abandonnant vite le registre et les codes du roman policier, l’auteur opte pour le huis clos. L’île sur laquelle échoue Kinshasa est le siège d’une micro société enfantine, rappelant celle de Neverland, tout amateur de James Matthew Barrie aura immédiatement fait le lien. Jonas Lenn ne fait d’ailleurs pas secret de cette inspiration. Les allusions aux enfants perdus, à l’organisation sociétale dépourvue d’adultes et rejetant les filles, sautent aux yeux. Cependant, on se situe dans le registre du clin d’œil, voire de l’hommage, plutôt que dans celui du simple pastiche.

Au final, Kinshasa apparaît comme un roman sympathique, sans plus. Une lecture légère, adoptant un point de vue original et pas trop ridicule.

Chevaucheur d'ouragan

Chroniquer un premier roman n’est jamais chose aisée. On pèse ses mots, on hésite dans son accroche, oscillant entre enthousiasme modéré et agacement tempéré. On tourne le sujet dans tous les sens, guettant l’inspiration, histoire de voir si sa muse s’amuse de ses tourments. Et puis, on finit par lâcher le morceau parce que le rédacteur en chef trépigne d’impatience.

De Chevaucheur d’Ouragan, on ne dira pas que l’on ressort bouleversé. Certes, le roman de Sam Nell ne manque ni d’ampleur, ni d’imagination. Le genre d’ampleur ne demandant qu’à prendre ses aises dans une multitude de suites, comme de coutume en fantasy nous rétorquera-t-on. Une imagination nourrie par les mythes et leurs créatures : stryge, ondine, dryade, minotaure, golem, dragon et tutti quanti. Rien de neuf en définitive.

Le prière d’insérer évoque l’hommage à Michael Moorcock. L’un des personnages emprunte son apparence au prince albinos déchu, comme un clin d’œil adressé à l’auteur britannique. De même, l’ambiance et les ressorts du roman s’inscrivent dans les codes d’une dark fantasy empruntée au multivers moorcokien, lorgnant du côté de l’affrontement entre Ordre et Chaos. Toutefois, point d’antihéros torturé dans Chevaucheur d’Ouragan. Tout au plus croise-t-on quelques archétypes au caractère ambivalent, en lutte contre leur destin. Pas de quoi tomber en pâmoison. Et puis, on pense plus d’une fois à Mathieu Gaborit ou à Michel Robert (au secours !), en particulier L’Ange du chaos (au secours bis !) édité aux mêmes éditions Mnémos.

Quid de l’histoire ? Faisons simple. D’une écriture engluée parfois dans une multitude de fioritures, Sam Nell entremêle trois destins sur fond de guerre cyclopéenne et de complots byzantins. Par ordre d’entrée en scène, Abel de Tyr, yeux gris, teint d’albinos, cheveux blancs. Le bougre tue son spleen dans l’alcool lorsqu’une inconnue lui propose de rejoindre l’avire (le navire volant) de Trestan Vortigern, prince atlante maudit en exil. Il devient ainsi le chroniqueur de ses aventures. Deuxième à entrer en scène, Tres-tan Vortigern, prince de la famille Vortex, Chevaucheur d’Ouragan, corsaire de la Reine des Orages, commandant Le Souffle de l’âme, avire de la flotte atlante. Ce fin de race porte sur/en lui (on ne sait plus) les misères d’une malédiction ancestrale. Un lourd passif qu’il supporte avec une morgue toute aristocratique, la cicatrice qu’il arbore autour du cou brasillant selon ses humeurs. Shi’ndra, jeune dryade affriolante, un peu naïve, pour ne pas dire gourde (trop tard, c’est fait), est la féminine de l’étape. Un rôle assez transparent consistant à passer de mâle en mâle, telle une parure de lit un peu bavarde.

Tout ce beau monde, et quelques autres, embarquent pour un périple qui les mène à l’Observatoire d’Ar-Zalaam, lieu de confluence de toutes les forces élémentaires de l’univers. Naturellement, moult obstacles s’opposent à leurs projets…

Inutile de surcharger davantage une intrigue au parfum entêtant de déjà-lu. Allons à l’essentiel. L’amateur d’épopée chargée d’hormones appréciera Chevaucheur d’Ouragan, même si les enjeux de l’histoire se montrent quelque peu confus, les scènes de combat souvent illisibles et les descriptions percluses de loevenbruckeries. Les crânes qui éclatent dans une gerbe de sang et les membres virils dressés peuvent titiller les zygomatiques.

De son côté, l’adolescent boutonneux délaissera la veuve poignet, le temps d’enquiller l’ouvrage avec passion. Le tout en écoutant, à s’en faire péter les trompes d’Eustache, la playlist composée par Sam Nell lui-même sur le site chevaucheurdouragan.com.

Les autres ? Ils feront comme moi : passer leur chemin.

Khanaor

Inutile de le nier : chez Bifrost, Francis Berthelot fascine. Que ce soit pour sa science-fiction — comment oublier La Lune noire d’Orion, aujourd’hui disparu des librairies, ou le splendide Rivage des intouchables, réédité chez Folio « SF » — ou pour l’inclassable Cycle du Démiurge, qui, de roman en roman1 invite à un lent glissement dans le fantastique et dans les profondeurs tourmentées de l’être. La récente réédition de Khanaor vient nous rappeler qu’il s’est aussi aventuré en terres de fantasy. A une époque (1983) où le genre n’était quasiment représenté en France que par la production anglo-saxonne, il fallait s’attendre à ce que Berthelot s’aventure hors de ses sentiers balisés pour en interpréter la partition d’une manière toute personnelle. Vingt-sept ans plus tard, ce roman n’a rien perdu de sa force et de son originalité.

Khanaor : une île que les aléas de l’Histoire ont scindée en quatre territoires — l’Eau, la Terre, le Feu et l’Air — profondément antagonistes. Une terre qui souffre de ces divisions, au point qu’un jour l’équilibre se rompt. Les ressources se tarissent : en Aquimeur, la faune et la flore dépérissent, et la reine Mervine se voit contrainte de réclamer de la puissante Ardamance le sacrifice de quatre de ses mages… Quitte à s’appuyer pour l’obtenir sur la puissance militaire de la Goldèbe, créancière de l’Aquimeur, bientôt réduite au désespoir après des années de mauvaises récoltes. Les tensions montent, la terre de Khanaor en accuse les symptômes et s’empoisonne. Seuls les monts d’Espréol semblent épargnés, mais pour combien de temps encore ?

Au gré des convulsions politiques, alors que la reine d’Aquimeur sombre peu à peu dans la folie, le roi Leuthiag de Goldèbe dans la barbarie et les barons d’Ardamance dans la peur, quelques destins vont se croiser, se mêler, se lier.

Il y a Sigrid, fillette apprentie magicienne lancée à la recherche de sa grand-mère promise au bûcher pour sorcellerie, et l’Anserf, l’esprit de l’île, âme d’un noyé arrachée à la mort qui dans sa souffrance a oublié ses origines ; Kurt, le jeune charmeur de plantes traître à Sigrid, traître à son pays, amoureux du trop beau Raïleh, traître à toutes les causes hormis la sienne ; Judith, mage d’Ardamance, et Craès, l’ermite d’Espréol, prisonniers du passé et impuissants à résoudre le présent…

Chez Berthelot, la fantasy oublie les grands destins, les héros et les batailles, pour plonger au plus profond de l’être. Et le long des chemins secrets de Khanaor se dessinent les paysages intérieurs de ces personnages meurtris par la violence des guerres que savent se livrer corps et esprit, par les violences faites au corps ou à l’esprit, par l’exclusion que vaut, encore et toujours, la différence. Autant de thèmes qui hantent ce roman et toute l’œuvre de l’auteur, portés, ici comme toujours, par un style ciselé, incisif, aiguisé : un scalpel prêt à fouiller nos chairs et nos cœurs pour, à la lumière des équilibres rompus de Khanaor, dévoiler les monstres que nourrissent nos déséquilibres fondamentaux.

Avec ce roman sensible et militant, intensément humain, Francis Berthelot a écrit à lui seul un chapitre de l’histoire de la fantasy en France : une réédition à ne pas rater.

Note :
Et d'éditeur en éditeur — Denoël, Fayard, Flammarion et enfin le Bélial', ce dernier nous promettant une intégrale dudit cycle pour 2012, alors que le huitième opus de la série, soit l'avant-dernier, devrait à cette heure être disponible chez le petit éditeur Rivière Blanche sous le titre de Carnaval sans roi. [NDRC].

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