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Les Envoyés

[Critique commune à Les Envoyés et Les Rescapés.]

La mode du NSO (nouveau space opera) bat son plein. En voici une nouvelle illustration, plutôt intéressante.

Les auteurs sont australiens, comme un certain Greg Egan. Peut-être leur nationalité n'a-t-elle rien à y voir mais ils se sont inspirés en guise de prémisse à leur œuvre d'une des meilleures et des plus spectaculaires nouvelles d'Egan : « Les Tapis de Wang » (au sommaire de son tout dernier recueil, Océanique). Dans la seconde moitié du siècle, pour explorer les étoiles proches, l'humanité, à travers PROCESS, a numérisé l'esprit de soixante astronautes chercheurs qui ont ensuite été copiés pour former des « équipages » comprenant trente engrammes d'un millier de missions vers autant d'étoiles dans une sphère de trente parsecs de rayon. Rappelons-nous que le texte d'Egan évoque la « condition logicielle » là où on s'attend à lire la « condition humaine »…

Que Williams et Dix développent cette splendide idée ne saurait leur être reproché tant elle est plausible, c'est-à-dire conforme aux canons du NSO. En fait, le premier tome commence avec la mission qui a atteint Upsilon Aquarii. Là, Peter Alander, dont l'engramme est défectueux, s'est vu téléchargé dans un androïde en charge d'explorer la planète tellurique du système avec l'espoir qu'il recouvre sa santé psychologicielle en disposant à nouveau d'un corps. Seul à la surface de la planète, il assiste à la construction en un rien de temps de dix tours orbitales jointes par un tore. Il est choisi comme contact par les « cadeaux », les intelligences artificielles qui gèrent les prodiges que les « Fileurs », des extraterrestres mystérieux mais formidablement avancés, lèguent aux « humains » de Upsilon Aquarii. Vaisseau et communicateur supraluminique, musée des cultures de la galaxie, carte 3D de celle-ci, combinaison d'immortalité, échantillons de matière étrange, c'est une véritable hotte de Père Noël ou caverne d'Ali Baba qui est offerte à l'Humanité. C'est aussi la boîte de Pandore…

Sur le principe bien connu depuis le film Alien, chaque mission héberge un agent de PROCESS programmé à son insu pour prévenir la Terre, avec laquelle la liaison est rompue depuis des lustres, en cas de contact avec une civilisation étrangère. Après une tentative avortée de contact, Peter Alander retourne vers la planète Bleue à l'aide du vaisseau-trou supraluminique des Fileurs. La Terre et Vénus ont disparu, utilisées par le Vincula qui est sorti de la Singularité pour construire une sphère de Dyson partielle. Le plus gros de l'Humanité a été anéanti par les intelligences artificielles qui ne voyaient là guère plus que des acariens. L'original de Caryl Hatsis est la seule « personne » survivante du PROCESS bien qu'elle ait beaucoup évolué depuis, se scindant en de multiples entités qui sont cependant toujours elle. C'est donc cette dernière, chargée du contact avec Alender, qui a envoyé un message à Upsilon Aquarii pour rendre compte de la situation dans le système solaire.

Cependant, ce n'est pas une ère de merveilles et d'abondance qui soudain s'ouvre devant ce qui reste de l'Humanité, mais les gouffres de l'enfer. Alender et Hatsis assistent, après avoir retrouvé la colonie d'Aquarii ravagée, à l'anéantissement total du Vincula et à l'éradication de la moindre trace de vie dans le système solaire par les Astéries, d'autres extraterrestres tout aussi mystérieux que les premiers. Les voilà seuls et uniques survivants de l'Humanité, et ils ont quelques difficultés à se supporter l'un l'autre. Leur unique espoir de survivance réside dans les autres missions de PROCESS.

Le premier tome est plus efficace que le second mais néanmoins, l'ensemble tient bien la route. Williams et Dix réussissent à conférer des personnalités crédibles à leurs personnages numériques post-singularité et parviennent même à les affubler de troubles spécifiques. Outre les péripéties, les auteurs s'attachent à créer un univers cohérent ce qui, parfois, les conduit à en faire un peu trop. Ainsi, les unités de Planck, qui pourraient être une nécessité dans la situation dépeinte si elle était « réelle », mais qui n'ont pas d'intérêt dans le roman si ce n'est de l'alourdir. C'est un brin casse-pieds, mais il suffit d'en faire abstraction. Le second tome est avant tout un tome de complexification où apparaissent de nouveaux protagonistes, comme il se doit.

Quoique moins difficile que la trilogie de L'Œcumène d'Or de John C. Wright, Les Orphelins de la Terre jouent dans la même cour et les auteurs essaient aussi de transcender la Singularité, de nous en proposer un au-delà crédible en la contournant au plus près. Tout comme chez Wright, on y voit des personnages étendus, multiples et fragmentés. L'idée qu'un personnage se constitue d'un corps abritant un esprit semble avoir désormais vécu et vole en éclats. La S-F nous avait déjà proposé qu'un même cerveau puisse héberger plusieurs esprits, mais c'était alors le cœur d'une histoire dont le déroulement tendait à un retour à la situation d'origine considérée comme normale. Un personnage avec un esprit éclaté et de multiples corps semble désormais un postulat de base, c'est presque un élément du décor propre aux personnages plutôt qu'une caractéristique spécifique.

Sur le front du NSO, Les Orphelins de la Terre constitue l'une des œuvres les plus avancées et les plus novatrices. L'intérêt est soutenu tout au long de ces deux premiers tomes. À défaut d'un chef-d'œuvre, on a là une solide série qui sera une bonne pioche pour quiconque a envie de se frotter à cette littérature.

Identités

Dans le droit fil des précédents numéros de Bifrost, où il était question de « retour en grâce de la nouvelle », coup de projo sur une des dernières publications des éditions Glyphe : l'anthologie Identités, florilège de textes courts réunis par Lucie Chenu, figure bien connue du petit landerneau de la S-F et de la fantasy hexagonale.

Au sommaire vingt-six auteurs, dont quelques plumes très confirmées (Card, Ecken, Le Bussy, Mamier, Noirez). Les nouvelles balaient tout le spectre de la fiction, faisant fi des frontières entre mainstream, fantastique, S-F, conte de fée, fantasy ou même polar hardboiled. Il est vrai que le thème, l'identité, se prête à tous les genres et à toutes les formes. L'éclectisme qui en découle n'en reste pas moins guidé par un principe directeur : mettre l'individu, ses vies rêvées et ses brisures, au cœur du récit. Sans surprise, l'ouvrage balance du côté d'un certain désenchantement cynique et de la noirceur la plus crue, que la présence de nouvelles plus faibles stylistiquement, ou inachevées, ou ennuyeuses, vient malencontreusement tempérer. C'est d'ailleurs le principal reproche qu'on peut faire à l'anthologiste (qui n'en est pas à son premier fait d'armes (voir notamment, chez le même éditeur, (Pro)Créations), de n'avoir pas su — ou pas voulu — resserrer davantage sa sélection, disons autour d'une grosse quinzaine de textes. En l'état, un bon tiers des contributions me paraît largement dispensable, aussi vite lu qu'oublié (voile pudique jeté sur le nom des coupables). On s'enfile le second tiers avec des sentiments mitigés : vague curiosité pour Jess Kaan (« La Fourmilière, mon pied et le Tupic »), Jean-Michel Calvez (« La Bonne aventure ») et Sophie Dabat (« Démence, jouissance, délivrance », délirante autofiction) ; intérêt mâtiné de déception pour les Claude, Mamier et Ecken, tous les deux en petite forme ; politesse attentionnée pour Orson Scott Card (« Le Réceptacle ») ; politesse amusée pour Michèle Sébal (« Constance Lolita », grinçante comédie familiale à base de télékinésie) et pour le couple Ward/Miller, qui s'en donne à cœur joie dans « La Belle au poids mordant » (le titre est explicite), dommage que la nouvelle soit écrite à quatre pieds.

Reste une poignée de bons textes qui, sans verser dans le chef-d'œuvre, feront passer au lecteur d'excellents moments. Le postulat de Li-Cam dans « La Frontière de Tamika » — un virus biotechnologique a transformé les trois-quarts de l'humanité en dangereux psychopathes — n'est pas sans rappeler celui de l'excellente trilogie du chromozone de Beauverger, même si l'auteure exploite le filon de manière un peu foutraque. Lionel Davoust m'a impressionné avec son « Bataille pour un souvenir », histoire d'une caste de guerriers qui ne peuvent se sublimer dans l'action qu'en acceptant de renoncer à leurs souvenirs, au risque d'y laisser la conscience de soi. Nouvelle maîtrisée de bout en bout, qui n'aurait pas déparée dans Rois et Capitaines (antho où la contribution dudit Davoust s'était révélée beaucoup moins probante). Denis Labbé (inquiétant et malsain « Plastic Doll », à la chute plus dure qu'un uppercut), Ludovic Lavaissière (« Kainsmal », romance gothique dans l'Europe du XIXe siècle sur fond de lutte entre créatures antédiluviennes), fredgev (« Lagavulin », hallucinant voyage au bout d'un réel augmenté, diffracté par le cinéma mental du narrateur), Léo Lamarche (« Je ne t'oublierai jamais », bouleversant dans sa simplicité) sont chacun à leur manière plutôt convaincants. Mais s'il faut placer un texte au-dessus des autres, je citerai « L'Exécrable » de Jérôme Noirez, chronique d'un monde à la fois post-révolutionnaire et concentrationnaire, hanté de bourreaux mélomanes (sic) et de parias capables de voir le sang partout où il a coulé. Noirez parvient à déployer une sorte de poésie de la douleur et de la violence qui n'est pas sans évoquer le post-exotisme de Volodine. Construction impeccable, style enlevé : du beau travail.

Amputée d'une dizaine de textes, Identités aurait pu être l'une des fortes anthologies de l'année. Mais Lucie Chenu a privilégié la quantité, donnant à lire quelques auteurs qu'on aurait aimé voir dans d'autres dispositions — ou mieux accompagnés. Pas de quoi crier au scandale, mais pas de quoi se relever la nuit non plus.

Nuigrave

Sur le point d'embarquer pour une mission en Egypte, Arthur Blond fait la désagréable expérience d'un contrôle de police inopiné. Comme la perspective d'un voyage aérien le rend toujours nerveux, il a utilisé un patch à la nicotine pour apaiser son angoisse. Mais sa qualité de fonctionnaire à l'OERP (l'Office Européen de Restitution Patrimoniale) ne le dispense pas de respecter la législation, en particulier celle proscrivant le tabagisme. Arthur ne partira donc pas en Egypte, du moins pas tout de suite…

Nuigrave commence à la manière d'un thriller d'espionnage, affichant tous les attributs de ce genre de récit : double-jeu des divers protagonistes, enquête jalonnée de quelques courses-poursuites, meurtres et enlèvements. Un thriller dont cadre et contexte auraient été légèrement décalés dans le futur. Rassurons immédiatement les éventuels lecteurs : le propos de Lorris Murail ne se cantonne heureusement pas à une énième transposition dans l'avenir des procédés éprouvés (et éprouvants) de l'espionnite aiguë. La critique sociale ne tarde pas à surgir sur le devant de la scène, nous renvoyant à nos dérives contemporaines dans la plus pure tradition de la satire politique. Les mésaventures d'Arthur Blond constituent le fil directeur d'un roman ne se limitant pas à une succession de péripéties, comme on le croit faussement au début. Son point de vue nous permet de décrypter progressivement les enjeux géopolitiques et sociétaux de cet avenir, interrogeant notre rapport présent au monde et à autrui. Sur ce point, le quotidien d'Arthur Blond poursuit la logique du nôtre. On y prône avec autant de zèle le culte de la sécurité, multipliant les entraves à la liberté pour le plus grand bien de tous. On y vénère l'éphémère, le faux, la vitesse, l'information volatile en pratiquant la versatilité comme ligne de vie. On s'y déleste de son Histoire, de sa culture, de sa mémoire contre davantage de sûreté et de confort.

« Nous vivons un Alzheimer social, m'affirma Melchior. Une perte de mémoire collective, une déculturation. Les peintres gribouillent, les musiciens émettent des bruits de moteur d'avion, les poètes éructent des borborygmes et des onomatopées. (…) Pas du tout. Nous avons besoin de nous libérer de notre passé, de notre vieille culture, pour retrouver le bon tempo, celui de la jeunesse. La civilisation nouvelle sera bâtie sur des décombres, comme toujours. »

Quid du « Sud » ? Il poursuit sa désagrégation générant son comptant de perdants. Et pendant que les nantis continuent de vivre dans leur prison dorée, des « jungles » fruit d'une immigration sans cesse renouvelée, zones ouvertes à tous les trafics, peuplées par une mosaïque de peuples apatrides et de religions sans attache, prolifèrent et prospèrent irrésistiblement. Plus loin, le Proche-Orient continue son processus de balkanisation, s'enfonçant dans le chaos et l'horreur jusqu'à nier son passé millénaire. Des raisons d'espérer ?

« Il y a des gens qui vous trahissent mais sur qui on peut toujours compter quand même. La vie est compliquée. »,

Ecrit dans un registre politiquement incorrect, Nuigrave ne néglige pas le facteur humain. Tiraillés entre leurs certitudes et leurs doutes, les personnages oscillent entre regrets et mélancolie. Peu à peu, par-delà la critique sociale se dessine une réflexion sur la mémoire et la conscience. En renouant avec un amour de jeunesse, Arthur Blond entre en possession des deux derniers plants de coarcine, une plante amazonienne en voie de disparition, dont on tire le TTC : un dérivé permettant de ralentir le métabolisme. Un principe actif ne manquant pas d'attirer de nombreuses convoitises.

Par ailleurs, la substance provoque une modification de la perception du temps, dilatant la mémoire et bouleversant son ordonnancement.

« La mémoire fait naître une infinité de possibles. »

Toutefois, Lorris Murail délaisse l'approche dickienne des univers gigognes pour celle plus classique du temps retrouvé, des souvenirs embellis par la nostalgie. Une thématique lorgnant davantage du côté de Proust.

« Peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle un phénomène de mémoire ? »

Ecrivain rare, au propos d'une grande intelligence et à la plume incontestablement élégante, Lorris Murail nous dresse un portrait désabusé des méfaits de l'humanité. Quelque part entre À l'Est de la vie de Brian Aldiss et Les Murailles de Jéricho d'Edward Whittemore, Nuigrave suscite à la fois l'émotion et le vertige. De quoi fêter dignement les quarante ans de la collection « Ailleurs & demain ».

Kornwolf - Le Démon de Blue Ball

Lorsque Owen Brynmor revient à Stepford, il ne se trouve pas vraiment dans la situation du fils prodigue. Lui, le celte qui a consacré son adolescence à maudire la ville, le comté et l'ensemble de sa population, « Habits rouges » et « Bataves » confondus. À peine engagé par le journal local, on lui confie l'exclusivité du retour du démon de Blue Ball, une bête effrayante ayant jadis défrayé la chronique. Le jeune homme saute sur l'occasion car l'affaire lui offre l'opportunité de régler ses comptes avec le milieu local.

Ephraim Bontrager, adolescent mutique au physique ingrat, a lui aussi un lourd passif à solder. Fils de Benedictus, une des figures de la communauté amish, il vit depuis des années sous la férule autoritaire et impitoyable de son géniteur. Souffre-douleur de son père, objet de moqueries de la part des « Anglais » à l'école, l'adolescent, déjà réputé pour ses actes de délinquance, semble sur le point de basculer définitivement dans la violence…

Tristan Egolf laisse derrière lui une œuvre météoritique. Entre son premier roman, dont la parution a bénéficié du coup de pouce de Patrick Modiano, et l'ouvrage faisant l'objet de la présente chronique, entre sa reconnaissance littéraire et son suicide en 2005, sept années se sont écoulées. Un laps de temps jalonné par l'écriture de trois livres : Le Seigneur des porcheries, Jupons et violons et Kornwolf. Pourtant, rien ne paraît moins céleste que cette œuvre enracinée en Amérique, plus précisément en Pennsylvanie, un Etat dont Egolf ne cessa de brosser un portrait féroce, pétri à la fois de tendresse et de haine.

Kornwolf se présente ouvertement comme une variation sur le thème du loup-garou, la couverture ne laisse aucunement planer le doute sur ce point. Toutefois, au lieu d'abonder dans la surenchère horrifique, la lycanthropie sert de prétexte à l'auteur américain pour renouer avec la thématique du mal. Le récit de Kornwolf tient tout à la fois de l'enquête, de la peinture de mœurs et de l'histoire fantastique. Egolf nous dépeint longuement la communauté amish, écartant implacablement les clichés colportés par Witness, le film de Peter Weir. Tout le monde garde peut-être en mémoire le rigorisme apaisé et apaisant de cette secte. La saine austérité de ses membres au front buriné par le grand air et les travaux des champs. La simplicité dépourvue de perversité et de violence de leur existence. Ici, la description semble beaucoup moins naïve. Objet de curiosité, mis à profit par les voisins anglo-saxons faisant du voyeurisme une activité touristique rémunératrice, la communauté amish se révèle moins monolithique qu'il n'y paraît. Enclin au morcellement, aux tensions et comportant son comptant de dégénérés consanguins, libidineux et autoritaires (pour ne pas dire fascisants), elle offre la vision d'un microcosme asphyxiant, enferré dans le culte du secret. Et ce ne sont pas ses voisins « Habits rouges » qui remontent le niveau du comté. À vrai dire, personne ne sort grandi du roman de Tristan Egolf. Pourtant l'auteur laisse percer, de temps en temps, un sentiment de tendresse à l'égard des existences étriquées, fatiguées ou meurtries dont il peuple les pages de son roman. Même si on se situe un cran en dessous du Seigneur des porcheries, roman monstre, iconoclaste, paillard et faisant des parias des héros magnifiques, avec Kornwolf Tristan Egolf fait montre d'une grande habileté en usant des codes du roman fantastique. Il troque la somptuosité des descriptions pour une efficacité narrative qui n'est pas sans rappeler le Stephen King des débuts.

Avec ce roman posthume, Tristan Egolf nous lègue une histoire qui n'a pas de fin, à l'instar d'une humanité dont le désir de perfection paraît désespérément inachevé. On le regrette déjà.

Le Créateur chimérique

À l'ombre d'un panthéon intransigeant, le peuple des Ouqdars végète paisiblement dans ce qui ressemble à un âge d'or. Mettant un terme à une longue période de chaos, de surpopulation, de tensions insupportables et d'injustice flagrante, la Transformation a ainsi donné naissance à une époque apaisée, dépouillée apparemment des germes de la destruction. On dit beaucoup de choses des troubles du passé ; des dires plus proches de mythes que de l'Histoire. Pour autant, les Ouqdars sont-ils tous pleinement épanouis ?

À Fontaraigne, une des quatre cités ouqdars, le temps est venu pour Damballah de donner naissance à son double. Le futur nouveau-né qu'il porte sur le ventre est bientôt sur le point d'éclore. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes de la reproduction par scissiparité, si ce bourgeon n'était blanc. Une anomalie dans un milieu où le noir prévaut. Une fois consulté, l'oracle est formel : le double de Damballah sera consacré à la déesse Khimer et il s'appellera Ayuda. Reste à convaincre son géniteur du bien-fondé de la décision divine, lui qui se voit ainsi dépossédé de son unique descendance.

« Désormais, il y aurait LUI, Damballah, et ELLE, Ayuda, sa sœur, sa compagne. Par Khimer ! comme il allait l'aimer. »

Réédition d'un roman majeur de Joëlle Wintrebert — du moins, est-il considéré comme tel si l'on en juge le prix qui lui a été décerné —, Le Créateur chimérique s'annonce sous les auspices de l'altérité radicale et du combat pour la liberté. À l'instar d'Ursula Le Guin, l'auteur français ne craint pas de projeter son lectorat dans un univers résolument différent pour le soumettre à un questionnement de nature éthique. Le dépaysement passe ici par la biologie puisque Joëlle Wintrebert imagine une espèce neutre s'étant dépouillée du fardeau du sexe. La reproduction suit les règles de la scissiparité, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes identitaires, en particulier au personnage principal. Ne connaissant pas la guerre, la concurrence sexuelle, le jeu et les enjeux de la sexualité, passions comprises, les Ouqdars vivent dans la paix. Leur univers se pare des atours chatoyants de l'utopie, ici abordée dans une perspective ambiguë.

Si le cadre et le propos ne manquent pas d'ambition, l'angle narratif peine à convaincre. Au mieux se laisse-t-on bercer par l'ambiance du début du roman. Mais très rapidement, on lutte contre l'ennui, un ennui pour tout dire abyssal. La faute à une intrigue décousue, percluse d'ellipses et totalement dénuée de souffle. Le roman pâtit sans doute aussi de sa structure un tantinet bancale. Les deux premières parties puisent leur origine dans deux nouvelles : « La Créode » (au sommaire du recueil récemment publié au Bélial' : La Créode et autres récits futurs) et « Fontaraigne » (au sommaire de l'anthologie Mouvance : pathologie du pouvoir). Cela se sent très nettement : une fois passé le cap des deux premières parties, Le Créateur chimérique s'étire interminablement en suivant un fil directeur d'une minceur étique — en gros, une vengeance poursuivie sur plusieurs générations — sans que rien ne vienne dynamiser le rythme ou relancer l'intérêt. On tourne donc les pages en s'ennuyant poliment tout en soupirant. Puis cent pages avant la fin, l'action redémarre. Joëlle Wintrebert nous assomme de révélations (souvent quelque peu éventées) et d'explications didactiques affirmant le caractère incontestablement science-fictif de son roman. Et on ne peut s'empêcher de penser : tout ça pour ça !

Parmi les textes de Joëlle Wintrebert, Le Créateur chimérique ne paraît pas un choix judicieux pour découvrir l'auteur français. Œuvre à bien des égards décevante, on lui préférera Les Olympiades truquées ou le recueil La Créode et autre récits futurs.

C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon. Ecrivain prolifique œuvrant depuis plus de quarante ans dans l'Imaginaire hexagonal, à la fois anthologiste et illustrateur, l'artiste français appartient à cette catégorie d'auteurs qui n'ont plus rien à prouver et dont on guette pourtant — avec impatience et angoisse — chaque nouvel opus.

Ici, rien de vraiment neuf ou juste un peu. En effet, La Clef d'Argent, micro-éditeur dont il convient de louer la qualité du catalogue, explore la carrière de l'auteur français en nous proposant une sélection de textes dont l'écriture s'étale des années 1960 à la première décennie du XXIe siècle. Quarante-cinq nouvelles (dont certaines confinent à la short-short), postface de Jean-Pierre Andrevon comprise, offrent ainsi l'opportunité de se pencher, ou éventuellement de découvrir, la part non science-fictive de la bibliographie d'un auteur qui n'a jamais vraiment cessé d'écrire.

Il serait vain de résumer chaque histoire de C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre. Non par crainte de déflorer leur sujet, mais tout simplement parce que cela contribuerait à « tuer » la petite musique intime se dégageant de l'ensemble. Contes cruels lorgnant vers la poésie surréaliste, histoires absurdes dont l'atmosphère rappelle celle des histoires courtes de Dino Buzzati ou de Jacques Sternberg, le recueil est un goûteux florilège de textes où prévalent les thématiques habituelles de l'auteur. D'abord, ce regard désabusé sur l'humanité, sur sa propension à l'autodestruction quasi-génétique et sur sa capacité à s'enfermer délibérément dans des conventions sociales rigides. Puis, cette sensibilité à fleur de peau, cette aptitude à saisir l'indicible et à l'exprimer sans fioritures, avec une économie de mots assez impressionnante. Cette capacité, encore, à user d'un humour grinçant, à manifester une misanthropie réjouissante, à se moquer de ces masses serviles et abruties que l'on nomme humanité. Tout cela, en témoignant d'un chaleureux respect pour l'humain, dans la plus élémentaire acception du terme.

Auteur atrabilaire — dans le même genre, on pense un peu à Pierre Magnan —, sincère dans ses colères, dans sa détestation de l'armée, de la hiérarchie, du mariage, du travail, toutes les institutions bourgeoises en règle générale, Jean-Pierre Andrevon se montre fidèle dans ses amitiés littéraires et dans son goût immodéré pour la nature vierge, les oiseaux, la solitude et les femmes. On lui pardonnera son attachement aux poitrines féminines (une image récurrente de ce recueil) pour ne retenir de sa prose que le charme suranné, comme on ne retiendra de ces histoires étranges que leur concision exemplaire.

Au final, C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre s'impose comme un ouvrage digne de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de l'œuvre de Jean-Pierre Andrevon. Un recueil rythmé par le bruit des explosions de bombes, mais dans lequel les moments de paix incitent encore plus à la contemplation.

Rien ne nous survivra - Le Pire est avenir

Voilà un auteur qui a le sens du titre. Qu'on en juge : en 2008, Mnémos publiait Dehors les chiens, les infidèles, fantasy crépusculaire atypique centrée sur le fondamentalisme religieux. Roman ambitieux mais insatisfaisant, inabouti sans doute, mais qui confirmait la place de Maïa Mazaurette sur la liste des auteurs à suivre, place que lui avait valu la parution en 2004 de son premier roman, Le Pire est avenir. Et voici que Mnémos nous propose, avec Rien ne nous survivra (le pire est avenir) de (re)découvrir dans une version entièrement remaniée ce texte qui avait souffert d'une diffusion confidentielle.

Rien ne nous survivra dresse le portrait d'une jeunesse en révolte — littéralement : à Paris, comme dans les autres métropoles françaises et peut-être ailleurs, les jeunes ont pris les armes et tuent les vieux (entendre : tuent tout ce qui a l'air d'avoir plus de 25 ans). Face à l'inébranlable mainmise de ces vieux sur la société, confrontée à la certitude que rien ne lui sera possible avant que d'être vieille à son tour, guidée par d'obscurs « Théoriciens » qui ont su capitaliser le succès médiatique de quelques parricides, de quelques fusillades, une génération s'est soulevée, résolue à détruire puisqu'on ne lui laisse rien construire… Une génération entièrement consacrée à vivre au présent, à être, qui dans l'euphorie anarchique des premières heures refuse d'admettre qu'avec le temps, rythmé par l'ultimatum (109 jours avant l'inéluctable écrasement sous les bombes), le mouvement puisse dégénérer et s'organiser, empruntant les voies du pouvoir dans lesquelles tant d'autres « vieilles » révoltes, tant de révolutions se sont enlisées.

Si le réquisitoire contre le « jeunisme » et la gérontocratie — étayé par les « théories » qui ponctuent le texte — s'avère riche et pertinent, Maïa Mazaurette se montre moins à l'aise lorsqu'il s'agit de mettre en scène la révolte. Alternant de chapitre en chapitre les points de vue de deux snipers, Silence et l'Immortel, personnalités emblématiques parmi les jeunes, le récit souffre de quelques invraisemblances et d'ellipses qui, malgré le compte à rebours (un chapitre par jour jusqu'à l'expiration de l'ultimatum), nuisent au rythme et parfois à la clarté de l'ensemble… ce qu'on pardonnera d'autant plus aisément que l'auteur a l'intelligence de ne pas jouer la carte de la crédibilité au point de sombrer dans l'absurde. Sa guerre civile est avant tout un décor, moins un motif qu'un cadre où évoquer ce qui est peut-être le seul programme politique à la portée des héritiers de la génération 68, et développer l'autre versant du livre, la relation qui petit à petit naît et grandit entre les deux snipers.

Silence : froid, calculateur et cynique, l'un des piliers du mouvement, le meilleur sniper et le premier parricide politique, que tous connaissent sans pouvoir l'identifier. L'Immortel : tout en rage plus ou moins contenue, brûlant de connaître l'amour avant la fin de l'ultimatum. Deux individualistes, mus par la volonté de s'exclure de schémas sociaux aliénants, les manipulant et les fuyant tour à tour, chacun incarnant à sa manière l'esprit de la révolte juvénile. Quand dans un règlement de comptes Silence supprime la petite amie de l'Immortel, ce dernier va retourner sa rage de vivre et d'aimer vers celui qu'il accuse d'avoir irrémédiablement gâché ses derniers jours. Dès lors, une relation complexe se développe entre les deux jeunes gens, toute en approches et en esquives, en feintes et en provocations, oscillant sans cesse à la limite du sadomasochisme. Il s'agit pour l'Immortel de se dresser face à Silence, de surpasser le sniper et réduire l'individu à sa merci. Encore faudrait-il que le toujours anonyme Silence, l'idole, le fondateur, l'incarnation même du mouvement, accepte de lui offrir cette confrontation avant que la raison ne rende les armes face à l'obsession grandissante de son challenger.

Ainsi la relation entre les deux jeunes gens se fait-elle l'écho de la lutte en cours. Sclérose des mécanismes et dynamiques des sociétés occidentales, impasse des relations à sens unique, les deux faces du roman se répondant sans cesse, renvoyant l'âge mûr à son inertie mortifère et l'adolescence à ses incohérences, ses faiblesses et ses doutes autant qu'à son formidable potentiel.

Navigant à vue entre réalisme et fantastique, Rien ne nous survivra fonce dans son sujet bille en tête, porté par des personnages forts et convaincants. Si le résultat manque parfois de liant, si quelques angles mériteraient d'être arrondis, Maïa Mazaurette prouve qu'elle sait suffisamment composer avec ses faiblesses pour les faire oublier. Reste maintenant à les surmonter. Gageons qu'elle saura se donner les moyens de son ambition, et ne boudons pas notre plaisir : en dépit de quelques défauts (de jeunesse ?) et d'une mise en page pour le moins indigeste, Rien ne nous survivra (le pire est avenir) s'avère un roman grinçant et réjouissant. Avec un titre pareil, on pouvait s'en douter, non ?

Petits arrangements avec l'éternité

Suivi de près chez Bifrost grâce à l'excellence de ses nouvelles publiées ici ou là, Eric Holstein fait partie des incontournables de la S-F française, notamment pour son implication dans le site (et les éditions) ActuSF. Autant dire qu'on l'attendait au tournant avec ce premier roman paru chez Mnémos, dans la toute nouvelle collection « Dédales », plus orientée vers la littérature borderline que les ouvrages habituels du catalogue. Surprise, Eric Holstein revisite le mythe du vampire à sa propre sauce (on est très loin de Bram Stoker), tout en évitant l'écueil du premier roman trop ambitieux. Petits arrangements avec l'éternité a l'immense mérite de ne jamais se prendre au sérieux, tout en assumant pleinement son côté série B parfois trop prévisible, mais essentiellement jouissive. Car si Eric Holstein ne nous offre pas ici son chef-d'œuvre incontournable conçu dans la rage et la haine pour changer à jamais la littérature, il nous balade agréablement dans un Paris fantasmé et déroule un scénario sans doute trop linéaire, mais avant tout efficace. Bien fichue, bien menée et parfois hilarante, l'intrigue de Petits arrangements avec l'éternité accroche impeccablement le lecteur, au point de lui donner envie d'avaler le livre d'une traite. Un vrai page-turner, donc, et qui marche, ce qui n'est jamais évident pour un premier roman. Au-delà de son indéniable réussite éditoriale, le roman d'Eric Holstein se distingue des autres par sa langue. Orale, argotique à l'extrême, mais toujours compréhensible et — ouf — jamais gonflante. Holstein projette son lecteur dans une sorte de modernité factice qui renvoie autant au dix-neuvième siècle qu'au vingt-et-unième. Une particularité temporelle subtile qui trouve un écho avec la longévité des vampires, perdus dans une époque où ils « vivent », mais qu'ils ne font souvent que traverser. Les vampires d'Holstein n'ont d'ailleurs plus grand-chose à voir avec leurs glorieux ancêtres. Ils ne craignent pas le soleil, se contrefoutent des crucifix et ne se nourrissent même pas de sang. Leur truc à eux, c'est l'âme. Ce sont plus des vampires psychiques qui bouffent de l'émotion que des Nosferatu certifiés conformes. Le problème de la crédibilité de l'histoire est donc largement réglé, ce qui, là encore, n'est jamais évident pour un premier roman. Du coup, le décor se plante de lui-même et une fois les premières pages avalées rapidement, on peut s'installer tranquillement et se concentrer un peu plus sur le sujet. On suit les traces d'Eugène, voyou parisien sympathique à la gouaille contagieuse, embarqué dans une embrouille cosmique par son ex, bientôt pourchassé par un troupeau d'hindous au sens de l'humour limité et obligé de faire alliance avec d'autres vampires plus ou moins recommandables pour faire face à la menace. Des aventures rocambolesques, donc, qui promènent Eugène à travers tout Paris, périple dangereux et sauvage peu avare en révélations. Car on s'en doute, on en saura forcément un peu plus sur l'origine de ces vampires un tantinet particuliers, sur leurs luttes intestines et — soyons fous — sur la vraie nature de la réalité. La fin du roman (qu'on aura la décence de ne pas raconter ici) est d'ailleurs une sorte de relecture (voulue ou non, c'est une question à poser à l'auteur) des dernières minutes du navet Men in Black, où une œuvre architecturale discutable assume enfin sa vraie nature, celle de vaisseau spatial patenté. Bref, si les délires d'Eric Holstein ne retournent pas la façon dont on envisage la littérature contemporaine, Petits arrangements avec l'éternité n'en reste pas moins un excellent roman, un joyeux divertissement assumé et un (très) bon moment de lecture. Reste à savoir si Eric Holstein s'est contenté de faire ses gammes avec ce premier coup, ou s'il a donné le meilleur de lui-même. Quelque chose nous dit toutefois qu'on n'a pas fini d'en entendre parler… Un auteur de plus, un, et un vrai.

Encre

Impossible d'entamer Encre sans hurler de rire devant la putasserie de la quatrième de couverture : « Souvent comparée à L'Echiquier du mal, cette fresque apocalyptique, cette fantasy cubiste d'une ambition rare, s'adresse tout autant aux lecteurs de Dan Simmons qu'à ceux du Festin nu de William S. Burroughs. » On croirait lire du Gérard Klein tentant désespérément de vendre le dernier tome du Quatuor de Jérusalem en « Ailleurs & demain ». Pas grave, car si l'emballage est ignoble (Whittemore et Duncan sont d'ailleurs traités de la même façon, comme quoi, les textes cultes, ça rapproche), Encre n'en reste pas moins une œuvre littéraire importante, l'une des rares à remettre en cause la façon dont on aborde la notion de roman. Suite du renversant Vélum, Encre clôt Le Livre de toutes les heures et met un point final à une histoire qui non seulement ne s'arrête jamais, mais se multiplie par essence. Car à l'image de la célèbre « Bibliothèque de Babel » et du « Livre de sable » d'un certain Borges, le diptyque Vélum/Encre raconte toujours la même chose, éternellement recommencée, mais décalée à chaque fois. Le livre contient toutes les heures, contient le monde, contient toutes les histoires. Ciment général du livre, cette réécriture permanente surfe sur la vieille idée du multivers tout en la réinventant magistralement. Au final, Le Livre de toutes les heures est un vaste conglomérat de fragments, un tout livresque bien supérieur à la somme de ses parties. Et à l'instar de La Maison des feuilles de Danielewski, l'ensemble réussit la prouesse de rester incroyablement lisible de bout en bout. Après avoir avalé Vélum et Encre, on reste impressionné par l'ambition et le talent de Hal Duncan, qui ne rate pas vraiment son entrée sur la scène littéraire. Car si son diptyque ne renie rien et assume complètement son côté fantasy, il n'en reste pas moins plus vaste qu'un simple texte facilement étiquetable. Convoquons les situationnistes et parlons alors de dépassement. Encre est une œuvre littéraire, mais Encre fait œuvre littéraire. Au final, il n'est pas exclu que le projet fou de Hal Duncan intègre le panthéon des livres indispensables et fasse partie de ceux qui restent. On n'aura évidemment pas l'outrecuidance de résumer Encre en quelques lignes, mais pourtant, l'exercice n'est pas si difficile. La guerre céleste est terminée. Le siège de Dieu est vacant (piqué par Gabriel, plus exactement). Le côté vertigineux et éclaté de Vélum laisse place à un resserrement de l'intrigue et des personnages (tous identiques, tous multiples, évidemment). Héros, voleurs, dictateurs et révolutionnaires peuvent se mettre en route et achever ici leur destinée. Dit comme ça, c'est vrai que ça laisse perplexe… À lire, c'est stupéfiant. Par quel tour de magie Hal Duncan réussit à donner vie à son immense chaudron bouillonnant ? Mystère. Mais il y arrive avec une telle facilité qu'on a du mal à lâcher le livre (pourtant épais, à l'excellent rapport poids/prix) avant la fin qui, on s'en doute, n'est qu'éternel recommencement. S'attaquer à Encre, c'est éprouver le même plaisir qu'avec Vélum. Celui d'être tombé sur un livre rare, un livre étonnant, un livre qui nous rappelle que la littérature (la vraie) est révolution, excès, politique et intraitable.

Brasyl

Autant le dire tout de suite, on ne se souviendra pas de Brasyl pour la qualité de sa traduction. Autant l'admettre dans la foulée, il fallait le talent d'un Brèque ou d'un Goullet pour se tirer d'un pareil machin, mélangeant allègrement portugais et anglais, trois trames narratives situées à différentes époques, et un vaste Grand Tout Cosmique aux allures de Grand Tout Quantique. Raté pour cette fois, donc, mais que cela ne nous empêche pas de nous jeter sur l'ouvrage en guise d'apéritif, avant de poursuivre l'expérience avec River of Gods, à paraître chez Denoël en « Lunes d'encre », dans une traduction du susnommé Goullet, ouf ! (À noter qu'outre-manche, River of Gods est paru deux ans avant Brasyl). Amusant de constater à quel point Ian McDonald surfe sur les mêmes logiques, roman après roman. Entre Chaga (inédit en France) situé en Afrique, Brasyl consacré au Brésil et River of gods à l'Inde, on se dit que McDonald nous prépare sans doute un China… En attendant, il se livre à un exercice littéraire pas forcément évident, l'anticipation réaliste et globale d'un pays en devenir comme contrepoids à l'éclipse occidentale. De quoi nous mettre, nous, lecteurs français, mal à l'aise, tant les protagonistes de McDonald se passent très bien de toute intervention européenne et américaine. On avait fini par croire qu'en science-fiction, le monde se limitait à l'Occident propre (entendre, le blanc). Avec Brasyl, McDonald s'attaque à un très gros morceau. Mosaïque ethnique et culturelle, le Brésil est un pays-continent tragiquement pauvre et incroyablement riche, aussi vaste qu'hétérogène et aussi compliqué que bordélique. Pourtant, McDonald évite le pavé (ce sera River of Gods, patience…) et se contente d'un texte relativement court, tout en évitant l'écueil du didactisme. Brasyl est certes un roman choral d'anticipation, mais c'est aussi (et avant tout) un thriller percutant aux dialogues brefs, aux situations rapides et au rythme frénétique (toute ressemblance avec la vie quotidienne dans les mégapoles brésiliennes est fortuite, bien entendu). Brasyl se lit vite et ne possède pour seul défaut que l'ambition avouée de l'auteur, lier les trois histoires dans un tout fédérateur qui donne une ébauche d'explication (ou pas). C'est là que les choses dérapent, car si chaque élément fonctionne incroyablement bien, l'ensemble ne tient pas la distance, au point de regretter que McDonald ne se soit pas contenté d'en faire trois nouvelles distinctes. Déception, donc, mais aucun regret tenace à la lecture de Brasyl. Comme beaucoup d'œuvres anglaises, le ton, l'inventivité, l'intelligence et l'originalité du propos suffisent largement à emporter l'adhésion. Le reste, on pardonne. On l'a dit, l'intrigue de Brasyl est scindée en trois trames distinctes. On y trouve le Brésil d'aujourd'hui, le Brésil de 2032 et — surprise — le Brésil de 1732. Et comme de juste, chaque promenade jette un éclairage particulier sur le pays dans son ensemble (origine, aujourd'hui, et possible), à travers le destin de personnages bien campés en lutte avec leur environnement. Il y a d'abord Marcelina, journaliste sans scrupule, malhonnête, souvent immonde et donnant dans la téléréalité dans le Rio d'aujourd'hui, le Père Luis Quinn, jésuite irlandais (mais ex-duelliste et expert en mathématiques, ça aide) perdu dans la jungle brésilienne du dix-huitième siècle, et Edson Jesus Oliveira de Freitas, businessman drag queen (si si) très amoureux d'un hacker de génie dans le Sao Paulo postcyberpunk de 2032… Que du simple, donc. Mais si la multiplication des points de vue égare le lecteur, le talent de McDonald fait le reste. Les trois protagonistes principaux de Brasyl sont des réussites totales. Crédibles, touchant, humains, grands et dégueulasses, ils synthétisent gentils et méchants à eux seuls, tout en faisant voler en éclat tout manichéisme. Ainsi Marcelina, sans doute la plus aboutie du fait de son mélange de vice, de roublardise et de profonde humanité… Le genre de personnage qui mériterait un roman à lui tout seul. Si McDonald sait camper ses héros, il ne prend pas beaucoup de risque avec le déroulement général de l'histoire : une fois les oripeaux post-néo-rétro-cyberpunk (on assume parfaitement le mot valise) retirés, que reste-t-il du roman ? Trois personnages à l'existence bien réglée dont le quotidien bascule dès qu'ils mettent le doigt dans un nid à emmerdes d'envergure cosmique. Comme quatre-vingt-quinze pour cent de la production S-F, somme toute…

Reste que malgré les grosses ficelles et une certaine forme de classicisme vêtu d'habits ultramodernes, Brasyl s'impose pour ce qu'il est : un roman palpitant, bordélique, explosif et passionnant, pas toujours intelligent, mais souvent fulgurant et remarquablement accrocheur. De la S-F hardboiled, pas forcément premier degré, parfois profonde, mais hardboiled quand même.

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