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La Conspiration du loup rouge

Le Chathrand, colossal et fabuleux navire, ultime rescapé d’une flotte mythique, est de retour, et ce pour une mission si exceptionnelle qu’elle pourrait bien remettre en cause l’équilibre du monde… Oui mais voilà : on apprend dès les premières pages du livre, par l’entremise d’un article de presse, que l’exceptionnel vaisseau a coulé corps et âmes. Est-ce la faute de son capitaine, le féroce Nilus Rose, embarqué malgré lui dans cette périlleuse traversée ? Ou celle de Pazel, le jeune garçon dont on suit les aventures ? A moins que Tasha, la fille de l’ambassadeur, sensible aux charmes du jeune matelot, n’y soit pour quelque chose…

Robert Redick destinait cet ouvrage (pourtant fort imposant, et premier volet d’une tétralogie) à un public adolescent. Et cela se devine aisément à travers le choix des personnages, parfois caricaturaux et stéréotypés. Le héros, Pazel, est un jeune garçon très tôt séparé de ses parents du fait de la guerre. Il est ballotté d’une aventure à l’autre, sans faire preuve de beaucoup de volonté. Mais c’est bien sûr lui seul qui doit, en fin de compte, prendre une décision susceptible de sauver ou condamner le monde. Il est aidé dans son apprentissage par des alliés précieux : une fille un peu garçon manqué qui tombe rapidement amoureuse de lui ; un maître d’armes rusé ; un magicien venu d’un autre monde et à l’apparence d’un vison ; des êtres minuscules qui cherchent à rentrer chez eux… Et les dangers sont légion, comme il se doit : une belle-mère perfide ; un vieil espion machiavélique ; un sorcier revenu d’entre les morts à l’ambition et à la cruauté propres à tout bon méchant de série B… On a l’impression d’avoir croisé chacun de ces personnages au moins une fois : ici dans un roman, là dans un film. Enfin, autre artifice qui peut sembler facile : le don capricieux de Pazel, bien pratique dans l’usage qu’en fait l’auteur comme moteur narratif.

Toutefois, et ça pourrait presque en être étonnant malgré ces réserves justifiées, La Conspiration du Loup rouge s’avère une lecture pour le moins agréable, un roman qui, si l’on considère la relative inexpérience de son auteur (Redick a d’abord écrit Conquistadors, ouvrage inédit en français se déroulant à la fin des années 70 pendant la dictature en Argentine ; le récit qui nous occupe étant donc sont deuxième livre), fait montre d’une rouerie narrative consommée. Les personnages sont suffisamment nombreux pour apporter, par leurs rencontres, leurs aspirations et leurs luttes, de multiples rebondissements. Et si ces derniers sont parfois, on l’a dit, assez caricaturaux, ils n’en font pas moins montre d’épaisseur et contribuent pour beaucoup à maintenir le lecteur en haleine durant les 500 pages serrées de ce premier volet. Ainsi, après un départ un tantinet laborieux — la mise en place des personnages principaux ne prend pas loin d’une centaine de pages tout de même —, les actions s’enchaînent sans déplaisir, et on en vient tout naturellement à considérer cette Conspiration du Loup rouge, au sein de l’actuelle noria de titres de fantasy, comme une vraie bonne surprise. Redick, un auteur à surveiller ? Assurément.

Enfin, et ce n’est pas là le moindre des bonheurs, on soulignera la qualité de la traduction de l’excellent Michel Pagel, dont on ne doute pas qu’il soit devenu, s’il ne l’était déjà, un spécialiste des termes techniques de la marine à voiles ! 

Tolkien et ses légendes

Sous-titré « une expérience en fiction », cet essai se propose de réexaminer l'œuvre de Tolkien dans sa globalité et non pas du seul point de vue du « Seigneur des anneaux ». L'ouvrage se range en effet dans la collection « Médiévalisme(s) » qui « entend étudier la réception du Moyen Âge aux siècles ultérieurs » et c'est donc à l'aune de la (ré)appropriation des mythes qu'est examinée l'œuvre, ainsi qu'à l'époque de sa rédaction, entre deux guerres mondiales — ce qui n'est pas neutre.

L'entreprise ne l'est pas davantage : Tolkien ne se veut pas conteur d'histoires, il inscrit d'emblée son œuvre dans un projet plus vaste, qu'il appelle le Legendarium, comprenant les romans, poèmes, lais, et qui vise à créer un mythe. C'est pourquoi, chez ce philologue et poète, le langage se situe au cœur du projet : l'influence de Barfield, théoricien du langage et de la poésie, est ici visible, ce dernier considérant la mythologie comme une « maladie » du langage qui appréhende les mots dans leur acception d'origine, avant que l'usage n'en fasse des métaphores et perde leur sens premier, que seuls les poètes savent retrouver.

Isabelle Pantin revient sur les sources et influences de jeunesse, lesquelles montrent tout de même un attrait pour le moins obsessionnel envers tout ce qui concerne les légendes et, en tout cas, un mépris de la modernité qui confine à l'autisme. C'est le moins qu'on puisse dire quand on apprend que l'érudition de Tolkien se limitait à ses domaines de prédilection et ignorait par exemple les travaux de Claude Lévy-Strauss, un refus de la modernité avoué que les critiques de son temps lui reprocheront.

Pour mieux cerner les aspects de la personnalité de l'auteur, Isabelle Pantin se penche sur le cercle littéraire des Inklings liés à l'université d'Oxford, auquel appartenait précisément Barfield, ainsi que les écrivains Charles Williams, C.S. Lewis, connu entre autres pour Le Monde de Narnia. Les prises de position et les écrits critiques de ce dernier, auxquels Isabelle Pantin attache une grande importance, au point de lui consacrer un chapitre entier, permettent de mieux comprendre le Legendarium de J. R. R. Tolkien.

Le sens de l'œuvre apparaît quand il devient évident que Tolkien ne cherche pas à restituer des contes et légendes oubliés : il n'est pas folkloriste. Il met en avant la subjectivité de l'âme plutôt que la desséchante objectivité de la restitution exacte d'une épopée, cherchant avant tout à captiver, sans se laisser enfermer dans le passé. Chez lui, l'histoire revivifie le mythe, mais n'y renvoie pas ; le mythe, extérieur à l'art, infuse plutôt l'histoire, il est matériau dans lequel puiser, un véhicule et non une forme figée que l'artiste contemporain restituerait.

Remonter aux sources, pour Tolkien, revient à raisonner à l'envers. Il est probable qu'il aurait renié nombre de ses continuateurs qui, s'étant mépris sur le sens de son œuvre, ont entrepris de la prolonger superficiellement.

Pas passéiste, mais seulement tourné vers le passé, Tolkien en donne la preuve en cherchant dans un premier temps à restituer son univers à travers des écrits de science-fiction ! Deux œuvres inachevées le montrent tentant de créer des ponts vers un autre temps, par lequel on accède par la mémoire et le rêve. Analysant ainsi les rapports au temps et à l'espace, Isabelle Pantin remarque que l'œuvre de Tolkien est traversée par une réflexion sur l'hérédité et la mémoire.

Il s'agit bien de mythe, pas d'allégorie, plus anecdotique, qui n'a pas la même portée ni intemporalité. D'ailleurs, Tolkien prend rapidement ses distances avec George MacDonald, l'auteur de La Clé d'or, coupable selon lui d'avoir construit des « allégories conscientes » au lieu de se laisser porter par le mythe. En s'y ressourçant plutôt qu'en le travaillant, le didactisme simpliste ou trop immédiat de l'allégorie est remplacé par une épaisseur qui confine à une cosmogonie : c'est un univers entier, qui plonge ses racines loin dans le temps, que Tolkien se propose non pas de restituer mais d'insuffler dans ses écrits : l'influence de Bergson sur Lewis, notamment L'Evolution créatrice et L'Energie spirituelle, offre de ce point de vue des pistes de lecture pertinentes.

Isabelle Pantin se penche bien évidemment sur la poétique de l'œuvre : le style épique de la légende, les poèmes permettent d'établir une distinction entre mythe et histoire. Les récits inachevés deviennent de ce point de vue des fictions véhiculaires qui renvoient au temps mythique. Cela permet d'analyser la dimension tragique du Silmarillion, la lutte entre le Bien et le Mal du Seigneur des anneaux qui n'est dichotomique qu'en apparence, l'importance de la topographie et de ce qui fait monde, qui permet de réinventer une épopée mythologique à partir d'ajouts successifs et d'influences diverses, biographiques, factuelles ou culturelles. La cartographie, les poèmes et les lais, l'ensemble du corpus ne sert pas, comme ce sera le cas chez maints suiveurs, à développer un exotisme propre à créer un dépaysement ou un effet de réel, mais bien à poser les fondements d'un mythe. C'est ainsi que l'on voit Tolkien se laisser déborder par son invention, et faire lanterner son éditeur afin de peaufiner une œuvre prédestinée à rester inachevée car en constante mutation, ni lisse ni statique mais vivante, ce qui explique en partie sa postérité.

Si on ne suit pas l'auteur sur tous les points (le western, et en particulier Le Dernier des Mohicans, comme creuset d'histoires est douteux : les correspondances relevées ressemblent davantage à des motifs littéraires habituellement déployés pour dramatiser une intrigue), force est de reconnaître qu'Isabelle Pantin, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, a réalisé là une étude fouillée, riche en informations sur J. R. R. Tolkien, et d'une pertinence rare qui éclipse sans peine un bon nombre de ceux qui l'ont précédée.

Océanique

Les mathématiques et la littérature ont toujours fait bon ménage, comme l'avait déjà démontré en son temps Alexandre Dumas avec Les Trois mousquetaires, qui étaient quatre. Ce troisième recueil de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan, précédemment annoncé comme le dernier, sera finalement suivi d'un autre, incluant ses plus récents écrits, du fait de l'insertion ici de textes qui ne figurent pas dans son équivalent en langue anglaise. À défaut d'être normal, c'est au moins logique dans la mesure où les nouvelles retenues découlent parfois l'une de l'autre ou ont des thématiques parentes qu'on retrouve, déclinées sur des modes apportant des éclairages différents. « Les Entiers sombres » fait même directement suite à « Radieux », dans le précédent volume.

La première thématique récurrente tourne autour des désirs transhumains déjà à l'œuvre dans une grande partie de l'œuvre : les désirs de perfection et d'immortalité permettent à nouveau de vertigineuses interrogations philosophiques et métaphysique, que Sylvie Denis avait déjà mis en lumière dans son excellent article sur « Greg Egan, un moraliste à l'heure du choix ». Ainsi, dans « Fidélité », un couple désire figer leurs neurones pour toujours éprouver ce bonheur d'être ensemble. Mais le simple fait d'envisager cette intervention n'est-elle pas un début de flétrissure de leur amour ? Et d'ailleurs, à quel moment précis convient-il de verrouiller leur esprit : après l'amour ou dans le désir né de l'attente, dans le plaisir d'activités menées en commun ou la joie de retrouvailles ? De même, « LAMA », langage immersif d'analyse et de manipulation d'affect, utile aux réalités virtuelles, doit-il être implanté aux enfants, si malléables ? Il condense et traduit parfaitement les expériences humaines, jusqu'à générer une force suggestive qu'on dit meurtrière. Mais l'apprentissage de n'importe quel langage est un formatage et lavage de cerveau. L'enquête et la réflexion sur le langage, les expériences réelles et virtuelles, est proprement fascinante. D'autres innovations technologiques à des fins commerciales se révèlent néfastes : « Mortelles Ritournelles » présente les mélodies assurées de s'incruster dans l'esprit des gens pour y délivrer leur message publicitaire, au risque de rendre fou ; « Yeyuka » met en scène un médecin humanitaire à la santé protégée par le dernier cri technologique, dont ne disposent pas les cancéreux qu'il soigne en Ouganda : autour du pillage de savoir parmi les populations pauvres, de l'absence de recherche des maladies peu rentables, de l'absence d'imagination des bénévoles à trouver des solutions, cette intrigue, si elle manque de force, reste une dénonciation des comportements occidentaux face aux plus démunis qui pousse à réfléchir.

Au-delà de la question de la maladie se profile celle liée à l'immortalité. Dans « Le Réserviste », elle se base sur les greffes d'organes de clones cultivés à cet effet, au cortex atrophié, des êtres moins évolués qu'un mammifère afin de ne pas contrevenir aux lois éthiques ; ce sujet classique est doublé avec celui de la transplantation du cerveau et des difficultés d'appropriation d'un corps qui n'a jamais bougé, regardé, parlé. « Poussière » constitue l'étape suivante : avec la numérisation de l'individu, le récit pose la question de la numérisation du monde, du rapport au temps dans un espace virtuel qui ne présente plus de continuité (la conscience se « réveille » à chaque allumage) et donc de la causalité. Cette nouvelle, qui a inspiré le roman La Cité des Permutants, pointe des interrogations qu'on retrouve dans « Gardes-frontières », qui ouvre le recueil sur une stupéfiante partie de football quantique dans un autre univers numérique où violence et mort sont bannies. « La mort n'a jamais donné un sens à la vie : ça a toujours été l'inverse », y lit-on.

Et c'est peut-être pour cette raison que la recherche de la vie, voire la création de vie nouvelle, occupe une part non négligeable dans ces récits : les immortels, robots ou copies numériques des humains restés sur Terre, voyagent dans l'espace à la recherche d'une vie extraterrestre, qu'ils découvrent dans « Les Tapis de Wang ». Dans « Océanique », il est question de la création d'un nouvel écosystème, une écopoïèse, par les humains exilés sur un nouveau monde, et d'ailleurs sensiblement modifiés. Autre création dans « Singleton », un ordinateur quantique s'incarne dans une enveloppe physique. S'agit-il d'une vraie personne ? Les questions existentielles se compliquent par le fait que le couple de chercheurs comble avec l'iada un désir d'enfant inassouvi. Cette nouvelle découle de « Oracle », où la question d'enfants issus d'Intelligence Artificielle est évoquée. Mais les deux nouvelles reposent surtout sur les univers multiples que les mathématiques permettent d'envisager, qui débouchent sur des vies cachées dans des univers parallèles : ici, une visiteuse d'un futur parallèle vient sauver la mise au protagoniste ; dans « Le Continent perdu », un jeune homme originaire du Khurossan, équivalant à notre Afghanistan, est projeté dans un monde où des militaires qui fleurent bon les USA le traitent, comme d'autres, avec une cruelle indifférence. Les entités de l'univers parallèle évoqué dans « Les Entiers sombres » restent, elles, invisibles, ce qui ne les empêche pas, en se livrant à la démonstration de lois mathématiques, de mener une guerre dans notre univers.

Car c'est bien de mathématiques qu'il est tout le temps question à travers l'ensemble du recueil : la numérisation, le calcul, autorisent ces dérives transhumaines, on pourrait dire ces transhumances vers une décorporation totale. La plupart des personnages sont des matheux. Mais le fondement même des mathématiques comme description et interprétation du réel est interrogé à maintes reprises dans une perspective métaphysique : « il n'existe pas de processus physique qui ne fasse pas d'arithmétique sous une forme ou une autre », est-il dit dans « Les Tapis de Wang ». Et si elles cessaient d'être exactes à un certain niveau, que leur précision devenait floue comme le sont la matière et l'énergie dans la théorie des quanta, quel univers en résulterait-il ? C'est l'idée fascinante déjà développée dans « Radieux » que reprend Greg Egan dans « Les Entiers sombres » autour d'une guerre à laquelle se livrent les entités d'un univers miroir à coups de démonstrations mathématiques modifiant le curseur des lois physiques à leur avantage. Les effets de la discontinuité sont aussi évoqués dans « Poussière » où le vieux principe de causalité s'efface au profit des motifs permettant une meilleure appréhension du réel. Le mathématicien devient un démiurge faustien aux yeux du philosophe croyant, ce qui débouche, dans « Oracle », à une superbe dispute métaphysique autour du théorème d'incomplétude de Gödel. La question de la foi avait déjà été abordée au détour de maints récits : elle est au centre d' « Océanique », où celle en Béatrice qu'adorent les Océaniens suscite chez le narrateur un doute croissant, celle-ci pouvant également être expliquée chimiquement. Des mathématiques différentes sont ici aussi évoquées, qui engendreraient des mondes différents.

Dédoublements, miroirs, récursivités, discontinuités, les interrogations de Greg Egan à partir des mathématiques débouchent sur des intrigues d'autant plus passionnantes que les interprétations du réel sont toujours examinées à l'aune de l'humain, quand bien même celui-ci ne serait plus que pur esprit ou évoluant dans un décor numérique. Egan développe des intrigues s'adressant à l'intellect et qui culminent à des hauteurs métaphysiques proprement fascinantes, comme le laisse entendre la magnifique couverture de Nicolas Fructus. Un seul reproche, mineur : l'ordre des nouvelles aurait dû être revu de façon à ne pas rebuter d'emblée le lecteur peu familier de son œuvre. Suivre l'ordre chronologique de publication en s'aidant de la bibliographie, au moins pour les quatre premiers textes, permettrait de s'embarquer avec plus de sérénité en compagnie de cet auteur décidément magistral.

Déluge

Le changement climatique prévoyait la montée des eaux de dix mètres avant la fin du siècle, l'archipel des îles Tuvalu englouti, ainsi que le delta du Gange et bien d'autres coins de la planète. Toutes ces prédictions très sérieuses se sont produites bien avant les estimations, et ont même été balayées par un déluge impensable dans la mesure où le volume liquide dépasse largement la somme des océans. Ce ne sont pas dix, cent, ni même mille mètres qui submergent la planète, mais bien plus, de quoi engloutir l'ensemble des terres en moins d'un demi-siècle.

D'emblée, on se demande comment un tel prodige est possible. Pour le justifier, Baxter sort de son chapeau une théorie rendant compte de formidables masses liquides sous le manteau rocheux, d'un volume supérieur à celui des océans actuels. De là à imaginer l'engloutissement des plus hautes cimes de l'Everest : de telles quantités sont en jeu qu'on doute la chose possible. Pour une fois, Baxter ne fait pas preuve d'une grande rigueur scientifique, mais ce n'est pas non plus autour de ces questions qu'il a basé son roman…

En effet, son récit s'inscrit clairement dans la tradition anglo-saxonne des romans catastrophes, à laquelle il a déjà souscrit, et ambitionne de raconter une lutte pour la survie. Les problèmes à surmonter diffèrent à chaque changement d'échelle. C'est avant tout cette perspective qui sert de moteur à l'intrigue et c'est autour de ces questions que le récit est rationalisé. Pour ce faire, Baxter s'appuie sur quatre scientifiques retenus en otage durant cinq ans, en Espagne, par des fanatiques religieux, deux hommes, Gary et Piers, et deux femmes, Lily et Helen, laquelle fut violée et accoucha en captivité d'une enfant qu'elle chérit comme la prunelle de ses yeux et qui lui sera enlevé à sa libération. Spécialistes du changement climatique en mission, ces scientifiques étaient à même d'apprécier, en 2016, l'ampleur des catastrophes survenues durant leur réclusion. La relation de l'inondation de Londres tandis que Lily y retrouve sa sœur est emblématique du désarroi de la population et de l'impuissance de la société à secourir tout le monde à la fois : on devine la civilisation sur le point de craquer.

Conscient des drames à venir, un milliardaire visionnaire, Lammockson, prend les savants sous son aile et pense déjà à reconstruire la civilisation après le chaos. Il a en effet acheté des terrains sur les hauteurs, prévu la confection de vêtements fonctionnels et durables, placé des graines en lieu sûr. Sa réussite est aussi basée sur un pragmatisme un rien cynique, une absence de compassion face aux millions, puis aux milliards de victimes inévitables, ce qui lui permet d'avoir toujours un temps d'avance. C'est ainsi qu'il établit une ville dans les hauteurs péruviennes tandis que le reste de la planète ne gagne les hauteurs qu'au rythme de la montée des eaux. Son but ultime est la fabrication d'arches autosuffisantes susceptibles d'abriter ce qui reste de l'humanité.

Alors que l'intrigue se resserre progressivement sur Lily et sa famille, en proie à des problèmes plus prosaïques mais qui découlent également de la situation, on assiste aux bouleversements accompagnant la fin d'un monde, panorama certes incomplet mais qui comprend quelques beaux tableaux et des scènes épiques, comme les infatigables marcheurs cherchant où s'arrêter, les microsociétés négociant cher le moindre privilège ou les plates-formes flottantes récupérant des biens au-dessus des cités englouties. Il ne s'agit cependant que de vignettes disparates : étalées sur plusieurs décennies, fractionnées sur plusieurs sites, elles ont du mal à agréger une intrigue stable autour des principaux protagonistes. L'alchimie ne prend que dans le dernier tiers, quand la montée des eaux a considérablement réduit la surface habitable, les moyens d'action et les intervenants. Baxter refuse également le spectaculaire ou le voyeurisme qu'on peut aisément imaginer avec un tel sujet, parvenant néanmoins à faire frémir, un peu, avec l'évocation de la plus sordide des séquences morbides. Mais cette mise à distance atténue également la portée dramatique du récit.

Il se montre en revanche plus intéressé par les questions d'évolution, la pression darwiniste jouant également à fond dans ce récit catastrophe, qui voit les plus réactifs sauver leur peau. Baxter parvient à bien faire comprendre que les états d'âme n'ont plus cours et que la compassion peut s'avérer mortelle, prise de conscience qui sous-tend une bonne partie des relations, souvent conflictuelles, entre les protagonistes. Il s'attarde également sur les enfants, qui n'ont connu que la fuite devant le déluge et parviennent à remarquablement s'adapter à la situation, nageurs émérites à l'aise dans de grandes profondeurs et capables d'évoluer en apnée prolongée. L'adulte est forcé, à regret, d'abandonner dans ce nouvel environnement des pans entier de son savoir, pour une grande part obsolètes. C'est sur la transmission de la culture et, partant, des valeurs commune à une cellule familiale, que Baxter s'interroge le plus ; à cheval sur deux générations, le roman montre la faillite de cet enseignement. Alors que chaque parent s'imagine donner à sa progéniture les moyens de faire son chemin dans la vie, ici la rupture est à chaque fois consommée : la fille de Helen, les enfants d'Amanda, la sœur de Lily, le fils du milliardaire, tous finissent par s'opposer de la plus radicale façon à leurs parents ou substituts, et c'est une autre question concernant les mécanismes de l'évolution et de la transmission d'un bagage dans des circonstances extrêmes, que l'auteur pose ici.

Déluge se situe cependant un cran en dessous de ce à quoi il nous avait habitués. Baxter est-il au creux de la vague ? La lecture de ce roman n'est pas désagréable, d'autant plus que la psychologie des personnages est davantage fouillée. Il est manifeste également que ce sont les stratégies de survie qui sont au cœur du récit ; ce premier volume étant destiné à amener l'humanité sur des cités-radeaux, il faudra attendre la suite, Ark, pour vérifier si cette mise en place un peu laborieuse méritait le détour.

Ténèbres 2008

Je me demande qui peut acheter 30 euros un objet à la couverture hideuse, à la mise en page tout aussi hideuse, qui n'est ni vraiment une revue ni vraiment une anthologie et qui pour tout arranger commence par une nouvelle de Jess Kaan qui ne donne qu'une envie : passer à autre chose ?

En supposant qu'un ou deux des lecteurs de Bifrost puissent être intéressés par ce douteux autant que coûteux objet, je signale qu'il contient quand même une nouvelle sympathique de Michael Marshall Smith et un texte dément de Terry Dowling : « La Maison de Jenny ». Inoubliable. Le reste est malheureusement plutôt « anecdotique », surtout les textes francophones qui fleurent bon l'amateurisme et l'expérimentation ratée.

Fiction T10

C'est sous une magnifique couverture d'Ambre (dont la portée commerciale laisse rêveur, mais peu importe) que se présente à nous le nouveau Fiction, le dixième aux Moutons électriques, avec un prix revu à la baisse, 19 euros au lieu de 23, un nombre de coquilles lui aussi fortement revu à la baisse, sans oublier de parler des traductions qui oscillent (à une exception près, mais on s'en fout : la nouvelle est chiante) entre l'excellent (Sonia Quemener) et le très correct (Anouk Arnal, même si un « porche » se ballade dans sa traduction, en lieu et place de la typique mais si dure à traduire véranda à claire-voie américaine).

Pour ce qui est du contenu, on s'attardera sans mal sur :

  • « Les deux Dick » de Paul J. McAuley, texte hommage à Philip K. Dick, et plus précisément à l'hallucinante nouvelle qu'il avait proposé à Harlan Ellison pour Dangereuses visions. Un feu d'artifice touchant, drôle, inventif, où on croise le deuxième Dick du titre, Richard « Watergate » Nixon (Dick étant : 1/ un génie de la littérature, si on en croit la grand majorité des membres de la rédaction de Bifrost 2/ le diminutif de Richard et 3/ un mot relativement vulgaire pour désigner le pénis).
  •  « Damas » de Daryl Gregory, une hallucinante histoire d'épidémie « métaphysique » par un auteur aux thématiques très proches de Greg Egan et James Patrick Kelly. Sans doute la méga baffe du numéro. Un texte épuré, puissant, dont on se souvient encore des semaines après lecture.
  •  « L'Instant de bonheur qui précède » de Claudia O'Keefe (auteur dont j'ignorais totalement l'existence et qui, en une nouvelle, s'impose comme une valeur à suivre de toute urgence). Autre histoire d'épidémie, poignante, avec un traitement très différent de celui de Daryl Gregory (opposé ?) et un résultat presque aussi impressionnant. Deuxième baffe.
  •  « La Femme dans les équations d'onde de Schrödinger » d'Eugene Mirabelli. Une superbe histoire d'amour, extrêmement fine, jamais niaise. Troisième baffe ; on pense à une idée originale de Ted Chiang traitée par une Kelly Link en grande forme.
  •  Le port-folio Lasth/Daylon « Amants sur un champ de ruine » ; noir de chez noir, mais magnifique.

Le reste est évidemment d'un niveau moindre, même si le texte de Lisa Goldstein se lit avec grand plaisir. Les nouvelles de Léo Henry, Benjamin Rosenbaum et Richard Chwedyk m'ont toutes trois semblé illisibles, car aux enjeux trop obscurs pour retenir l'attention. La novella de Ian Watson, pourtant intéressante, est d'un ennui quasiment insurmontable, la faute à un traitement d'un autre âge. Quant au « Carnet de bal » de Serge-André Matthieu, mélange de néo-colonialisme décomplexé et de notules S-F sans intérêt, on s'en serait aisément passé.

Au final : un achat conseillé pour toutes les bonnes raisons citées ci-dessus, Daryl Gregory et Claudia O'Keefe en premiers lieux.

No Smoking

Tom Brodzinski passe des vacances en famille sur une île. Occupé à griller une petite clope sur le balcon de sa chambre d’hôtel, il prend soudain une décision radicale : cette cigarette sera la dernière. Sans même prendre la peine de l’éteindre, il balance son mégot par-dessus la balustrade du balcon. Tom Brodzinski ne le sait pas encore, mais par ce simple geste — apparemment anodin — il vient de déclencher une terrible mécanique judiciaire. Le mégot atterrit sur le crâne d’un vieil homme, Lincoln Intwennyfortee. La femme de Lincoln, qui appartient à la tribu des Tayswengos, dépose plainte contre Tom pour coups et blessures… et tentative de meurtre. Dans l’attente de son jugement, il n’est plus autorisé à quitter le territoire. Le voilà confronté au système juridique local et au poids des traditions et des coutumes ancestrales des différentes tribus qui peuplent l’île. Finalement condamné à dédommager le clan Intwennfoortee — en leur remettant, en main propre, plusieurs présents —, il s’élance au volant d’un 4x4 pour un long périple dont il ne reviendra pas indemne…

Kafka, vous avez dit Kafka ? Impossible de ne pas y penser à la lecture de ce No smoking. Dorian, l’un des précédents romans de Will Self, était un hommage revendiqué au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, une relecture moderne du mythe. No smoking, quant à lui, a tout du remake inavoué : l’intrigue est largement calquée sur celle du Procès de Kafka. Après tout, pourquoi pas ? Will Self a suffisamment de talent pour s’attaquer à ce genre de défi littéraire. Sauf qu’ici, cela ne fonctionne pas vraiment, et pour deux raisons. D’abord c’est beaucoup trop long : toute la partie du récit qui narre la traversée de l’île en 4x4 de ce pauvre Brodzinski s’étire jusqu’à engendrer l’ennui. L’autre écueil du roman, c’est son personnage principal : Tom Brodzinski lui-même. En quatrième de couverture, l’éditeur nous précise que Tom est un « naïf ». Le mot est faible. Car il s’agit en fait d’un pathétique crétin, d’un personnage en creux, d’un pur artifice fictionnel, d’une caricature absolue du touriste occidental dans toute l’étendue de sa connerie. La charge est tellement appuyée, si outrancière, qu’on peine à s’intéresser à cet « individu » et à tout ce qui peut bien lui arriver. Will Self nous avait habitués à plus de subtilité (comme dans Ainsi vivent les morts, avec le personnage de Lily Bloom, magnifique portrait d’une vieille femme mourante). On a souvent la sensation ici qu’il a voulu trop en faire, pousser trop loin la caricature, la satire, l’ironie grinçante ; au risque de tomber dans l’excès en annulant par avance l’impact qu’aurait pu avoir son roman. Reste, bien sûr, la qualité de l’écriture, de nombreux passages hilarants, et quelques fulgurances qui prouvent, une fois de plus, que Will Self est un immense écrivain. Mais au final No smoking déçoit, tout simplement parce qu’on attend beaucoup mieux de la part d’un auteur de ce calibre. En fait, son dernier « grand » roman, c’est bel et bien Ainsi vivent les morts (qui date quand même de l’année 2000). Depuis, Self n’a pas réellement convaincu, ni avec Dorian, ni avec Dr Mukti, un roman mineur. En conclusion, on conseillera plutôt la lecture de No smoking à ceux qui connaissent et apprécient déjà cet auteur. Mais pour ceux qui ne l’ont pas encore lu, autant commencer par Mon idée du plaisir, Les Grands singes ou Ainsi vivent les morts : trois chefs-d’œuvre inoubliables de Will Self. En espérant que ce ne sont pas les derniers, et qu’il saura retrouver, dans l’avenir, la pleine maîtrise de son talent et des qualités littéraires qui ont fait de lui un écrivain majeur.

La Belle rouge

Après Alcool, paru l'année dernière, voici La Belle rouge, second opus de la « trilogie culinaire » de Poppy Z.Brite. On y retrouve le duo attachant formé par Rickey et G-man, deux jeunes chefs cuistots qui vivent en couple et travaillent ensemble à La Nouvelle-Orléans. Dans Alcool, Poppy Z. Brite nous racontait comment ces deux compères ouvraient leur propre restaurant grâce au soutien financier de Lenny Duveteaux, un restaurateur célèbre et respecté, mais dont les agissements étaient parfois à la limite de la légalité. L'action de La Belle rouge débute deux ans après dans un cadre bucolique : Rickey et G-man pêchent au bord d'un lac. Leur restaurant — vite devenu une curiosité locale — rencontre un franc succès, et leur vie de couple est au beau fixe. Mais Rickey et G-man ont la particularité de s'attirer facilement des ennuis. C'est d'abord un article virulent, signé par un mystérieux critique gastronomique, qui prend pour cible leur restaurant. Puis c'est l'arrestation de leur associé, Lenny Duveteaux, qui a commis l'erreur de s'attaquer aux intérêts de Placide Treat, le très puissant procureur de La Nouvelle-Orléans. S'ajoutent à tous ces évènements un cuisinier dépressif et une bien étrange proposition qui est faite à Rickey. On mélange le tout, on remue bien fort, et ce deuxième tome de la trilogie prend peu à peu des allures de roman noir, d'intrigue à suspense. Au menu : manipulation, corruption et suicide inexplicable. Le savoir-faire et l'intelligence narrative de Poppy Z. Brite donnent au récit une efficacité certaine. Et comme pour Alcool, on ne s'ennuie pas à la lecture de La Belle rouge. Mais le plus surprenant dans tout ça, c'est la métamorphose littéraire de Poppy Z. Brite. Avec les deux premiers volets de cette trilogie, on est loin, très loin des romans gothiques de ses débuts, à l'époque où elle était fortement influencée par le trio infernal de la littérature fantastique : Stephen King, Clive Barker, Peter Straub. On est également bien loin du ton résolument trash du roman culte l'auteur : Le Corps exquis. Avec Alcool et La Belle rouge, Poppy Z. Brite tourne la page et s'essaye à un tout autre genre littéraire. Certains lecteurs de la première heure le regretteront sûrement, en déplorant que La Belle rouge — malgré son titre alléchant ! — manque un peu d'hémoglobine et de meurtres sanguinolents. Mais il faut avouer que cette Poppy Z. Brite « nouvelle version » est très convaincante. La Belle rouge est un roman qui a du style, du charme et beaucoup d'originalité. On est d'abord surpris — comme c'était déjà le cas avec Alcool — par le rythme un peu lent de la narration. Mais si Poppy prend son temps, c'est pour mieux développer ses personnages et immerger son lecteur au cœur de La Nouvelle-Orléans. Il est d'ailleurs à noter qu'Alcool et La Belle rouge peuvent se lire indépendamment, car dans ce deuxième volet toute l'action du premier est résumée en détail. Aussi sachez-le : si vous lisez La Belle rouge alors que vous n'avez pas encore lu Alcool, eh bien vous n'aurez plus aucune raison de le faire puisque vous saurez d'avance tout ce qui s'y passe. Oui, je sais, c'est curieux, mais Poppy Z. Brite est comme ça : elle ne fait rien comme tout le monde, et c'est aussi pour ça qu'on l'aime. Alors lisez ses deux derniers romans — en commençant par Alcool, ou directement par La Belle rouge, c'est vous qui voyez ! — car ils valent franchement le détour.

Le Shogûn de l’ombre

Un an et demi après Fleurs de Dragon, et au moment où celui-ci reparait chez J'ai Lu, Jérôme Noirez conclut l'histoire de Ryôsaku et de ses trois assistants, Kaoru, Keiji et Sozô, chargés de faire respecter la loi dans le Kyoto de la fin du XVe siècle, toujours pas remis des guerres de succession qui l'ont mis à feu et à sang vingt ans plus tôt. Sans surprise, on y retrouve les mêmes qualités que dans le précédent volume, à commencer par cette incroyable capacité qu'a l'auteur à nous plonger dans le Japon de cette époque, sans jamais alourdir sa narration de longs apartés explicatifs. Les détails de la vie quotidienne s'inscrivent naturellement dans les descriptions ou les dialogues, et l'immersion dans cet univers est permanente et particulièrement réussie.

La tonalité générale du Shôgun de l'ombre est sensiblement plus sombre que celle de Fleurs de Dragon. On ne retrouve pas cette fois de personnages hauts en couleurs et joyeusement foutraques comme les trois sœurs ninja du précédent opus. Seul le personnage de Kaoru parvient de temps à autre à détendre l'atmosphère, en particulier à travers l'étude approfondie des bienfaits du saké dans laquelle il s'est lancé. Mais le propos est le plus souvent grave, le chaos dans lequel s'enfonce le Japon de plus en plus palpable. De cette ambiance délétère, Jérôme Noirez tire son intrigue et met en scène la révolte des populations les plus déshéritées de l'archipel, que le désespoir pousse à des actions extrêmes. Dans ce contexte, le Shôgun de l'ombre, personnage énigmatique évoqué à la fin de Fleurs de Dragon, se pose en tant qu'incarnation de cette colère populaire.

Sans manichéisme dans sa description de cette lutte des classes, Jérôme Noirez parvient à saisir la situation dans toute sa complexité. De manière plus intéressante encore, la révolte qu'il illustre s'appuie non seulement sur la situation sociale de l'époque, mais également sur son héritage culturel, qui revêt ici une importance tout aussi grande et lui permet en outre de décrire une esthétique de la révolte tout à fait frappante, qu'il s'agisse de l'écriture idéographique japonaise ou du théâtre nô.

La colère est omniprésente dans Le Shôgun de l'ombre, qu'elle soit collective ou individuelle. Ryôsaku est un personnage foncièrement contestataire, témoin de la déchéance de son pays et refusant que les valeurs auxquelles il croit soient bradées. À cela s'ajoute celle provoquée par le meurtre de sa sœur, dont le fantôme ne le quitte jamais. À ses côtés, Keiji et Sozô ont eux aussi des comptes à régler avec leur passé, et plus particulièrement leur père, qu'il s'agisse de la volonté de venger son meurtre pour l'un ou de parvenir enfin à lui tenir tête pour l'autre. Dans les deux cas, leur destinée semble écrite d'avance, à moins qu'à coups de marteaux sur le crâne Ryôsaku ne parvienne enfin à leur inculquer quelques-uns de ses enseignements. Jérôme Noirez clôt de fort belle manière leur histoire, et c'est donc à regret que l'on quitte ces personnages devenus particulièrement attachants au terme de ce second volume.

Ne prêtez donc pas attention au fait que ce roman soit publiée dans une collection pour la jeunesse : Le Shôgun de l'ombre se lit (et s'apprécie) à tout âge.

La Saison de l’ombre

Au sein d'une production pléthorique, préformatée et prédigérée, qu'il est bon de tomber sur une œuvre de la trempe de celle de Daniel Abraham, jeune écrivain qu'on a pu découvrir l'an dernier avec Le Chasseur et son ombre, coécrit en compagnie de George R. R. Martin et Gardner Dozois. Ignorant ostensiblement tous les poncifs de la fantasy commerciale, il signe avec La Saison de l'ombre, premier volet d'une tétralogie, un roman intimiste, sobre et élégant.

La première originalité de ce livre vient de l'utilisation que fait l'auteur de la magie. Elle tient certes un rôle essentiel dans cet univers, et en particulier dans le prestige dont jouit Saraykhet, la cité où se déroule l'essentiel du récit, mais elle prend une forme tout à fait particulière. Il s'agit d'idées incarnées, de « pensées asservies sous une apparence humaine », baptisées « andats » et confiées aux poètes qui leur ont donné vie. Leurs relations sont nécessairement conflictuelles. L'andat est lié au poète qui l'a invoqué, l'a façonné et lui a donné sa personnalité humaine, mais son unique et impérieux désir est de s'en libérer pour retourner à son état premier. Et comme il est à peu près impossible de soumettre à nouveau un andat ayant recouvré sa liberté, son poète ne doit à aucun prix en perdre le contrôle. Le poète de Saraykhet se nomme Heshai, son andat Stérile. Ils sont le centre et le moteur principal de l'intrigue.

Concrètement, la magie d'un andat se manifeste le plus souvent de manière fort peu spectaculaire. Dans le cas de Stérile, sa principale fonction est d'égrener le coton, faisant économiser à la cité une masse de travail considérable et lui assurant le monopole dans cette industrie. Son rôle apparaît donc essentiel à la suprématie commerciale de Saraykhet sur les cités voisines, et sa disparition aurait des conséquences catastrophiques pour l'ensemble de la population.

Cette menace plane sur tout le récit, mais elle en constitue davantage l'arrière-plan que le cœur. Daniel Abraham s'intéresse avant tout à une demi-douzaine de personnages qu'il va suivre au plus près, et montrer avec minutie comment les machinations de Stérile pour échapper à Heshai vont directement ou indirectement bouleverser leur vie. La première à en subir les effets de plein fouet est une jeune femme, Maj, innocente fille des îles qui va perdre dans cette histoire ne la concernant en rien ce qu'elle a de plus cher au monde, son enfant à naître. Cette scène terrible, écrite avec une sobriété exemplaire qui en accentue encore l'horreur, constitue le moment pivot du roman. Aucun des protagonistes n'en sortira indemne, ni Amat Kyann, la vénérable surintendante de l'une des maisons de commerce les plus prospères de Saraykhet, abandonnant soudain le prestige de sa position pour se tourner vers des activités nettement moins respectables, ni Otah Machi, autrefois apprenti poète, contraint à nouveau de se remettre totalement en question, ni Maati et Liat, jeune couple que rien n'avait préparé à affronter une telle tempête.

La Saison de l'ombre est une œuvre intimiste comme la fantasy nous en a offert très peu. Daniel Abraham reste constamment au plus près de ses personnages, scrutant leurs émotions et disséquant leur vie. Il ne donne jamais une vision globale du monde qu'ils habitent mais opte pour un point de vue se limitant à ce que perçoivent ses protagonistes. Pourtant, au fil des chapitres, le lecteur dispose d'assez d'éléments pour reconstituer lui-même le contexte plus vaste dans lequel s'inscrit cette histoire, à travers les lieux fréquentés qui nous deviennent progressivement familiers, à travers également la gestuelle complexe et très codée à laquelle se livrent les habitants de Saraykhet dans leurs relations avec autrui. Petit à petit, toute la richesse de l'univers imaginé par Abraham se révèle, et le résultat est somptueux.

En conclusion à sa critique du Chasseur et son ombre, Jean-Pierre Lion remarquait que « le plaisir qu'on a pris à lire ce roman continue de croître plusieurs jours après qu'on l'a refermé, et plus on prend de recul pour le juger, plus il nous apparaît remarquable » (p. 82). Le même constat s'applique à La Saison de l'ombre. Avec ce premier essai, Daniel Abraham s'impose d'emblée comme un écrivain de fantasy majeur. Il est à souhaiter que les lecteurs réservent à ce roman l'accueil qu'il mérite.

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