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C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon. Ecrivain prolifique œuvrant depuis plus de quarante ans dans l'Imaginaire hexagonal, à la fois anthologiste et illustrateur, l'artiste français appartient à cette catégorie d'auteurs qui n'ont plus rien à prouver et dont on guette pourtant — avec impatience et angoisse — chaque nouvel opus.

Ici, rien de vraiment neuf ou juste un peu. En effet, La Clef d'Argent, micro-éditeur dont il convient de louer la qualité du catalogue, explore la carrière de l'auteur français en nous proposant une sélection de textes dont l'écriture s'étale des années 1960 à la première décennie du XXIe siècle. Quarante-cinq nouvelles (dont certaines confinent à la short-short), postface de Jean-Pierre Andrevon comprise, offrent ainsi l'opportunité de se pencher, ou éventuellement de découvrir, la part non science-fictive de la bibliographie d'un auteur qui n'a jamais vraiment cessé d'écrire.

Il serait vain de résumer chaque histoire de C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre. Non par crainte de déflorer leur sujet, mais tout simplement parce que cela contribuerait à « tuer » la petite musique intime se dégageant de l'ensemble. Contes cruels lorgnant vers la poésie surréaliste, histoires absurdes dont l'atmosphère rappelle celle des histoires courtes de Dino Buzzati ou de Jacques Sternberg, le recueil est un goûteux florilège de textes où prévalent les thématiques habituelles de l'auteur. D'abord, ce regard désabusé sur l'humanité, sur sa propension à l'autodestruction quasi-génétique et sur sa capacité à s'enfermer délibérément dans des conventions sociales rigides. Puis, cette sensibilité à fleur de peau, cette aptitude à saisir l'indicible et à l'exprimer sans fioritures, avec une économie de mots assez impressionnante. Cette capacité, encore, à user d'un humour grinçant, à manifester une misanthropie réjouissante, à se moquer de ces masses serviles et abruties que l'on nomme humanité. Tout cela, en témoignant d'un chaleureux respect pour l'humain, dans la plus élémentaire acception du terme.

Auteur atrabilaire — dans le même genre, on pense un peu à Pierre Magnan —, sincère dans ses colères, dans sa détestation de l'armée, de la hiérarchie, du mariage, du travail, toutes les institutions bourgeoises en règle générale, Jean-Pierre Andrevon se montre fidèle dans ses amitiés littéraires et dans son goût immodéré pour la nature vierge, les oiseaux, la solitude et les femmes. On lui pardonnera son attachement aux poitrines féminines (une image récurrente de ce recueil) pour ne retenir de sa prose que le charme suranné, comme on ne retiendra de ces histoires étranges que leur concision exemplaire.

Au final, C'est un peu la paix, c'est un peu la guerre s'impose comme un ouvrage digne de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de l'œuvre de Jean-Pierre Andrevon. Un recueil rythmé par le bruit des explosions de bombes, mais dans lequel les moments de paix incitent encore plus à la contemplation.

Rien ne nous survivra - Le Pire est avenir

Voilà un auteur qui a le sens du titre. Qu'on en juge : en 2008, Mnémos publiait Dehors les chiens, les infidèles, fantasy crépusculaire atypique centrée sur le fondamentalisme religieux. Roman ambitieux mais insatisfaisant, inabouti sans doute, mais qui confirmait la place de Maïa Mazaurette sur la liste des auteurs à suivre, place que lui avait valu la parution en 2004 de son premier roman, Le Pire est avenir. Et voici que Mnémos nous propose, avec Rien ne nous survivra (le pire est avenir) de (re)découvrir dans une version entièrement remaniée ce texte qui avait souffert d'une diffusion confidentielle.

Rien ne nous survivra dresse le portrait d'une jeunesse en révolte — littéralement : à Paris, comme dans les autres métropoles françaises et peut-être ailleurs, les jeunes ont pris les armes et tuent les vieux (entendre : tuent tout ce qui a l'air d'avoir plus de 25 ans). Face à l'inébranlable mainmise de ces vieux sur la société, confrontée à la certitude que rien ne lui sera possible avant que d'être vieille à son tour, guidée par d'obscurs « Théoriciens » qui ont su capitaliser le succès médiatique de quelques parricides, de quelques fusillades, une génération s'est soulevée, résolue à détruire puisqu'on ne lui laisse rien construire… Une génération entièrement consacrée à vivre au présent, à être, qui dans l'euphorie anarchique des premières heures refuse d'admettre qu'avec le temps, rythmé par l'ultimatum (109 jours avant l'inéluctable écrasement sous les bombes), le mouvement puisse dégénérer et s'organiser, empruntant les voies du pouvoir dans lesquelles tant d'autres « vieilles » révoltes, tant de révolutions se sont enlisées.

Si le réquisitoire contre le « jeunisme » et la gérontocratie — étayé par les « théories » qui ponctuent le texte — s'avère riche et pertinent, Maïa Mazaurette se montre moins à l'aise lorsqu'il s'agit de mettre en scène la révolte. Alternant de chapitre en chapitre les points de vue de deux snipers, Silence et l'Immortel, personnalités emblématiques parmi les jeunes, le récit souffre de quelques invraisemblances et d'ellipses qui, malgré le compte à rebours (un chapitre par jour jusqu'à l'expiration de l'ultimatum), nuisent au rythme et parfois à la clarté de l'ensemble… ce qu'on pardonnera d'autant plus aisément que l'auteur a l'intelligence de ne pas jouer la carte de la crédibilité au point de sombrer dans l'absurde. Sa guerre civile est avant tout un décor, moins un motif qu'un cadre où évoquer ce qui est peut-être le seul programme politique à la portée des héritiers de la génération 68, et développer l'autre versant du livre, la relation qui petit à petit naît et grandit entre les deux snipers.

Silence : froid, calculateur et cynique, l'un des piliers du mouvement, le meilleur sniper et le premier parricide politique, que tous connaissent sans pouvoir l'identifier. L'Immortel : tout en rage plus ou moins contenue, brûlant de connaître l'amour avant la fin de l'ultimatum. Deux individualistes, mus par la volonté de s'exclure de schémas sociaux aliénants, les manipulant et les fuyant tour à tour, chacun incarnant à sa manière l'esprit de la révolte juvénile. Quand dans un règlement de comptes Silence supprime la petite amie de l'Immortel, ce dernier va retourner sa rage de vivre et d'aimer vers celui qu'il accuse d'avoir irrémédiablement gâché ses derniers jours. Dès lors, une relation complexe se développe entre les deux jeunes gens, toute en approches et en esquives, en feintes et en provocations, oscillant sans cesse à la limite du sadomasochisme. Il s'agit pour l'Immortel de se dresser face à Silence, de surpasser le sniper et réduire l'individu à sa merci. Encore faudrait-il que le toujours anonyme Silence, l'idole, le fondateur, l'incarnation même du mouvement, accepte de lui offrir cette confrontation avant que la raison ne rende les armes face à l'obsession grandissante de son challenger.

Ainsi la relation entre les deux jeunes gens se fait-elle l'écho de la lutte en cours. Sclérose des mécanismes et dynamiques des sociétés occidentales, impasse des relations à sens unique, les deux faces du roman se répondant sans cesse, renvoyant l'âge mûr à son inertie mortifère et l'adolescence à ses incohérences, ses faiblesses et ses doutes autant qu'à son formidable potentiel.

Navigant à vue entre réalisme et fantastique, Rien ne nous survivra fonce dans son sujet bille en tête, porté par des personnages forts et convaincants. Si le résultat manque parfois de liant, si quelques angles mériteraient d'être arrondis, Maïa Mazaurette prouve qu'elle sait suffisamment composer avec ses faiblesses pour les faire oublier. Reste maintenant à les surmonter. Gageons qu'elle saura se donner les moyens de son ambition, et ne boudons pas notre plaisir : en dépit de quelques défauts (de jeunesse ?) et d'une mise en page pour le moins indigeste, Rien ne nous survivra (le pire est avenir) s'avère un roman grinçant et réjouissant. Avec un titre pareil, on pouvait s'en douter, non ?

Petits arrangements avec l'éternité

Suivi de près chez Bifrost grâce à l'excellence de ses nouvelles publiées ici ou là, Eric Holstein fait partie des incontournables de la S-F française, notamment pour son implication dans le site (et les éditions) ActuSF. Autant dire qu'on l'attendait au tournant avec ce premier roman paru chez Mnémos, dans la toute nouvelle collection « Dédales », plus orientée vers la littérature borderline que les ouvrages habituels du catalogue. Surprise, Eric Holstein revisite le mythe du vampire à sa propre sauce (on est très loin de Bram Stoker), tout en évitant l'écueil du premier roman trop ambitieux. Petits arrangements avec l'éternité a l'immense mérite de ne jamais se prendre au sérieux, tout en assumant pleinement son côté série B parfois trop prévisible, mais essentiellement jouissive. Car si Eric Holstein ne nous offre pas ici son chef-d'œuvre incontournable conçu dans la rage et la haine pour changer à jamais la littérature, il nous balade agréablement dans un Paris fantasmé et déroule un scénario sans doute trop linéaire, mais avant tout efficace. Bien fichue, bien menée et parfois hilarante, l'intrigue de Petits arrangements avec l'éternité accroche impeccablement le lecteur, au point de lui donner envie d'avaler le livre d'une traite. Un vrai page-turner, donc, et qui marche, ce qui n'est jamais évident pour un premier roman. Au-delà de son indéniable réussite éditoriale, le roman d'Eric Holstein se distingue des autres par sa langue. Orale, argotique à l'extrême, mais toujours compréhensible et — ouf — jamais gonflante. Holstein projette son lecteur dans une sorte de modernité factice qui renvoie autant au dix-neuvième siècle qu'au vingt-et-unième. Une particularité temporelle subtile qui trouve un écho avec la longévité des vampires, perdus dans une époque où ils « vivent », mais qu'ils ne font souvent que traverser. Les vampires d'Holstein n'ont d'ailleurs plus grand-chose à voir avec leurs glorieux ancêtres. Ils ne craignent pas le soleil, se contrefoutent des crucifix et ne se nourrissent même pas de sang. Leur truc à eux, c'est l'âme. Ce sont plus des vampires psychiques qui bouffent de l'émotion que des Nosferatu certifiés conformes. Le problème de la crédibilité de l'histoire est donc largement réglé, ce qui, là encore, n'est jamais évident pour un premier roman. Du coup, le décor se plante de lui-même et une fois les premières pages avalées rapidement, on peut s'installer tranquillement et se concentrer un peu plus sur le sujet. On suit les traces d'Eugène, voyou parisien sympathique à la gouaille contagieuse, embarqué dans une embrouille cosmique par son ex, bientôt pourchassé par un troupeau d'hindous au sens de l'humour limité et obligé de faire alliance avec d'autres vampires plus ou moins recommandables pour faire face à la menace. Des aventures rocambolesques, donc, qui promènent Eugène à travers tout Paris, périple dangereux et sauvage peu avare en révélations. Car on s'en doute, on en saura forcément un peu plus sur l'origine de ces vampires un tantinet particuliers, sur leurs luttes intestines et — soyons fous — sur la vraie nature de la réalité. La fin du roman (qu'on aura la décence de ne pas raconter ici) est d'ailleurs une sorte de relecture (voulue ou non, c'est une question à poser à l'auteur) des dernières minutes du navet Men in Black, où une œuvre architecturale discutable assume enfin sa vraie nature, celle de vaisseau spatial patenté. Bref, si les délires d'Eric Holstein ne retournent pas la façon dont on envisage la littérature contemporaine, Petits arrangements avec l'éternité n'en reste pas moins un excellent roman, un joyeux divertissement assumé et un (très) bon moment de lecture. Reste à savoir si Eric Holstein s'est contenté de faire ses gammes avec ce premier coup, ou s'il a donné le meilleur de lui-même. Quelque chose nous dit toutefois qu'on n'a pas fini d'en entendre parler… Un auteur de plus, un, et un vrai.

Encre

Impossible d'entamer Encre sans hurler de rire devant la putasserie de la quatrième de couverture : « Souvent comparée à L'Echiquier du mal, cette fresque apocalyptique, cette fantasy cubiste d'une ambition rare, s'adresse tout autant aux lecteurs de Dan Simmons qu'à ceux du Festin nu de William S. Burroughs. » On croirait lire du Gérard Klein tentant désespérément de vendre le dernier tome du Quatuor de Jérusalem en « Ailleurs & demain ». Pas grave, car si l'emballage est ignoble (Whittemore et Duncan sont d'ailleurs traités de la même façon, comme quoi, les textes cultes, ça rapproche), Encre n'en reste pas moins une œuvre littéraire importante, l'une des rares à remettre en cause la façon dont on aborde la notion de roman. Suite du renversant Vélum, Encre clôt Le Livre de toutes les heures et met un point final à une histoire qui non seulement ne s'arrête jamais, mais se multiplie par essence. Car à l'image de la célèbre « Bibliothèque de Babel » et du « Livre de sable » d'un certain Borges, le diptyque Vélum/Encre raconte toujours la même chose, éternellement recommencée, mais décalée à chaque fois. Le livre contient toutes les heures, contient le monde, contient toutes les histoires. Ciment général du livre, cette réécriture permanente surfe sur la vieille idée du multivers tout en la réinventant magistralement. Au final, Le Livre de toutes les heures est un vaste conglomérat de fragments, un tout livresque bien supérieur à la somme de ses parties. Et à l'instar de La Maison des feuilles de Danielewski, l'ensemble réussit la prouesse de rester incroyablement lisible de bout en bout. Après avoir avalé Vélum et Encre, on reste impressionné par l'ambition et le talent de Hal Duncan, qui ne rate pas vraiment son entrée sur la scène littéraire. Car si son diptyque ne renie rien et assume complètement son côté fantasy, il n'en reste pas moins plus vaste qu'un simple texte facilement étiquetable. Convoquons les situationnistes et parlons alors de dépassement. Encre est une œuvre littéraire, mais Encre fait œuvre littéraire. Au final, il n'est pas exclu que le projet fou de Hal Duncan intègre le panthéon des livres indispensables et fasse partie de ceux qui restent. On n'aura évidemment pas l'outrecuidance de résumer Encre en quelques lignes, mais pourtant, l'exercice n'est pas si difficile. La guerre céleste est terminée. Le siège de Dieu est vacant (piqué par Gabriel, plus exactement). Le côté vertigineux et éclaté de Vélum laisse place à un resserrement de l'intrigue et des personnages (tous identiques, tous multiples, évidemment). Héros, voleurs, dictateurs et révolutionnaires peuvent se mettre en route et achever ici leur destinée. Dit comme ça, c'est vrai que ça laisse perplexe… À lire, c'est stupéfiant. Par quel tour de magie Hal Duncan réussit à donner vie à son immense chaudron bouillonnant ? Mystère. Mais il y arrive avec une telle facilité qu'on a du mal à lâcher le livre (pourtant épais, à l'excellent rapport poids/prix) avant la fin qui, on s'en doute, n'est qu'éternel recommencement. S'attaquer à Encre, c'est éprouver le même plaisir qu'avec Vélum. Celui d'être tombé sur un livre rare, un livre étonnant, un livre qui nous rappelle que la littérature (la vraie) est révolution, excès, politique et intraitable.

Brasyl

Autant le dire tout de suite, on ne se souviendra pas de Brasyl pour la qualité de sa traduction. Autant l'admettre dans la foulée, il fallait le talent d'un Brèque ou d'un Goullet pour se tirer d'un pareil machin, mélangeant allègrement portugais et anglais, trois trames narratives situées à différentes époques, et un vaste Grand Tout Cosmique aux allures de Grand Tout Quantique. Raté pour cette fois, donc, mais que cela ne nous empêche pas de nous jeter sur l'ouvrage en guise d'apéritif, avant de poursuivre l'expérience avec River of Gods, à paraître chez Denoël en « Lunes d'encre », dans une traduction du susnommé Goullet, ouf ! (À noter qu'outre-manche, River of Gods est paru deux ans avant Brasyl). Amusant de constater à quel point Ian McDonald surfe sur les mêmes logiques, roman après roman. Entre Chaga (inédit en France) situé en Afrique, Brasyl consacré au Brésil et River of gods à l'Inde, on se dit que McDonald nous prépare sans doute un China… En attendant, il se livre à un exercice littéraire pas forcément évident, l'anticipation réaliste et globale d'un pays en devenir comme contrepoids à l'éclipse occidentale. De quoi nous mettre, nous, lecteurs français, mal à l'aise, tant les protagonistes de McDonald se passent très bien de toute intervention européenne et américaine. On avait fini par croire qu'en science-fiction, le monde se limitait à l'Occident propre (entendre, le blanc). Avec Brasyl, McDonald s'attaque à un très gros morceau. Mosaïque ethnique et culturelle, le Brésil est un pays-continent tragiquement pauvre et incroyablement riche, aussi vaste qu'hétérogène et aussi compliqué que bordélique. Pourtant, McDonald évite le pavé (ce sera River of Gods, patience…) et se contente d'un texte relativement court, tout en évitant l'écueil du didactisme. Brasyl est certes un roman choral d'anticipation, mais c'est aussi (et avant tout) un thriller percutant aux dialogues brefs, aux situations rapides et au rythme frénétique (toute ressemblance avec la vie quotidienne dans les mégapoles brésiliennes est fortuite, bien entendu). Brasyl se lit vite et ne possède pour seul défaut que l'ambition avouée de l'auteur, lier les trois histoires dans un tout fédérateur qui donne une ébauche d'explication (ou pas). C'est là que les choses dérapent, car si chaque élément fonctionne incroyablement bien, l'ensemble ne tient pas la distance, au point de regretter que McDonald ne se soit pas contenté d'en faire trois nouvelles distinctes. Déception, donc, mais aucun regret tenace à la lecture de Brasyl. Comme beaucoup d'œuvres anglaises, le ton, l'inventivité, l'intelligence et l'originalité du propos suffisent largement à emporter l'adhésion. Le reste, on pardonne. On l'a dit, l'intrigue de Brasyl est scindée en trois trames distinctes. On y trouve le Brésil d'aujourd'hui, le Brésil de 2032 et — surprise — le Brésil de 1732. Et comme de juste, chaque promenade jette un éclairage particulier sur le pays dans son ensemble (origine, aujourd'hui, et possible), à travers le destin de personnages bien campés en lutte avec leur environnement. Il y a d'abord Marcelina, journaliste sans scrupule, malhonnête, souvent immonde et donnant dans la téléréalité dans le Rio d'aujourd'hui, le Père Luis Quinn, jésuite irlandais (mais ex-duelliste et expert en mathématiques, ça aide) perdu dans la jungle brésilienne du dix-huitième siècle, et Edson Jesus Oliveira de Freitas, businessman drag queen (si si) très amoureux d'un hacker de génie dans le Sao Paulo postcyberpunk de 2032… Que du simple, donc. Mais si la multiplication des points de vue égare le lecteur, le talent de McDonald fait le reste. Les trois protagonistes principaux de Brasyl sont des réussites totales. Crédibles, touchant, humains, grands et dégueulasses, ils synthétisent gentils et méchants à eux seuls, tout en faisant voler en éclat tout manichéisme. Ainsi Marcelina, sans doute la plus aboutie du fait de son mélange de vice, de roublardise et de profonde humanité… Le genre de personnage qui mériterait un roman à lui tout seul. Si McDonald sait camper ses héros, il ne prend pas beaucoup de risque avec le déroulement général de l'histoire : une fois les oripeaux post-néo-rétro-cyberpunk (on assume parfaitement le mot valise) retirés, que reste-t-il du roman ? Trois personnages à l'existence bien réglée dont le quotidien bascule dès qu'ils mettent le doigt dans un nid à emmerdes d'envergure cosmique. Comme quatre-vingt-quinze pour cent de la production S-F, somme toute…

Reste que malgré les grosses ficelles et une certaine forme de classicisme vêtu d'habits ultramodernes, Brasyl s'impose pour ce qu'il est : un roman palpitant, bordélique, explosif et passionnant, pas toujours intelligent, mais souvent fulgurant et remarquablement accrocheur. De la S-F hardboiled, pas forcément premier degré, parfois profonde, mais hardboiled quand même.

La Conspiration du loup rouge

Le Chathrand, colossal et fabuleux navire, ultime rescapé d’une flotte mythique, est de retour, et ce pour une mission si exceptionnelle qu’elle pourrait bien remettre en cause l’équilibre du monde… Oui mais voilà : on apprend dès les premières pages du livre, par l’entremise d’un article de presse, que l’exceptionnel vaisseau a coulé corps et âmes. Est-ce la faute de son capitaine, le féroce Nilus Rose, embarqué malgré lui dans cette périlleuse traversée ? Ou celle de Pazel, le jeune garçon dont on suit les aventures ? A moins que Tasha, la fille de l’ambassadeur, sensible aux charmes du jeune matelot, n’y soit pour quelque chose…

Robert Redick destinait cet ouvrage (pourtant fort imposant, et premier volet d’une tétralogie) à un public adolescent. Et cela se devine aisément à travers le choix des personnages, parfois caricaturaux et stéréotypés. Le héros, Pazel, est un jeune garçon très tôt séparé de ses parents du fait de la guerre. Il est ballotté d’une aventure à l’autre, sans faire preuve de beaucoup de volonté. Mais c’est bien sûr lui seul qui doit, en fin de compte, prendre une décision susceptible de sauver ou condamner le monde. Il est aidé dans son apprentissage par des alliés précieux : une fille un peu garçon manqué qui tombe rapidement amoureuse de lui ; un maître d’armes rusé ; un magicien venu d’un autre monde et à l’apparence d’un vison ; des êtres minuscules qui cherchent à rentrer chez eux… Et les dangers sont légion, comme il se doit : une belle-mère perfide ; un vieil espion machiavélique ; un sorcier revenu d’entre les morts à l’ambition et à la cruauté propres à tout bon méchant de série B… On a l’impression d’avoir croisé chacun de ces personnages au moins une fois : ici dans un roman, là dans un film. Enfin, autre artifice qui peut sembler facile : le don capricieux de Pazel, bien pratique dans l’usage qu’en fait l’auteur comme moteur narratif.

Toutefois, et ça pourrait presque en être étonnant malgré ces réserves justifiées, La Conspiration du Loup rouge s’avère une lecture pour le moins agréable, un roman qui, si l’on considère la relative inexpérience de son auteur (Redick a d’abord écrit Conquistadors, ouvrage inédit en français se déroulant à la fin des années 70 pendant la dictature en Argentine ; le récit qui nous occupe étant donc sont deuxième livre), fait montre d’une rouerie narrative consommée. Les personnages sont suffisamment nombreux pour apporter, par leurs rencontres, leurs aspirations et leurs luttes, de multiples rebondissements. Et si ces derniers sont parfois, on l’a dit, assez caricaturaux, ils n’en font pas moins montre d’épaisseur et contribuent pour beaucoup à maintenir le lecteur en haleine durant les 500 pages serrées de ce premier volet. Ainsi, après un départ un tantinet laborieux — la mise en place des personnages principaux ne prend pas loin d’une centaine de pages tout de même —, les actions s’enchaînent sans déplaisir, et on en vient tout naturellement à considérer cette Conspiration du Loup rouge, au sein de l’actuelle noria de titres de fantasy, comme une vraie bonne surprise. Redick, un auteur à surveiller ? Assurément.

Enfin, et ce n’est pas là le moindre des bonheurs, on soulignera la qualité de la traduction de l’excellent Michel Pagel, dont on ne doute pas qu’il soit devenu, s’il ne l’était déjà, un spécialiste des termes techniques de la marine à voiles ! 

Tolkien et ses légendes

Sous-titré « une expérience en fiction », cet essai se propose de réexaminer l'œuvre de Tolkien dans sa globalité et non pas du seul point de vue du « Seigneur des anneaux ». L'ouvrage se range en effet dans la collection « Médiévalisme(s) » qui « entend étudier la réception du Moyen Âge aux siècles ultérieurs » et c'est donc à l'aune de la (ré)appropriation des mythes qu'est examinée l'œuvre, ainsi qu'à l'époque de sa rédaction, entre deux guerres mondiales — ce qui n'est pas neutre.

L'entreprise ne l'est pas davantage : Tolkien ne se veut pas conteur d'histoires, il inscrit d'emblée son œuvre dans un projet plus vaste, qu'il appelle le Legendarium, comprenant les romans, poèmes, lais, et qui vise à créer un mythe. C'est pourquoi, chez ce philologue et poète, le langage se situe au cœur du projet : l'influence de Barfield, théoricien du langage et de la poésie, est ici visible, ce dernier considérant la mythologie comme une « maladie » du langage qui appréhende les mots dans leur acception d'origine, avant que l'usage n'en fasse des métaphores et perde leur sens premier, que seuls les poètes savent retrouver.

Isabelle Pantin revient sur les sources et influences de jeunesse, lesquelles montrent tout de même un attrait pour le moins obsessionnel envers tout ce qui concerne les légendes et, en tout cas, un mépris de la modernité qui confine à l'autisme. C'est le moins qu'on puisse dire quand on apprend que l'érudition de Tolkien se limitait à ses domaines de prédilection et ignorait par exemple les travaux de Claude Lévy-Strauss, un refus de la modernité avoué que les critiques de son temps lui reprocheront.

Pour mieux cerner les aspects de la personnalité de l'auteur, Isabelle Pantin se penche sur le cercle littéraire des Inklings liés à l'université d'Oxford, auquel appartenait précisément Barfield, ainsi que les écrivains Charles Williams, C.S. Lewis, connu entre autres pour Le Monde de Narnia. Les prises de position et les écrits critiques de ce dernier, auxquels Isabelle Pantin attache une grande importance, au point de lui consacrer un chapitre entier, permettent de mieux comprendre le Legendarium de J. R. R. Tolkien.

Le sens de l'œuvre apparaît quand il devient évident que Tolkien ne cherche pas à restituer des contes et légendes oubliés : il n'est pas folkloriste. Il met en avant la subjectivité de l'âme plutôt que la desséchante objectivité de la restitution exacte d'une épopée, cherchant avant tout à captiver, sans se laisser enfermer dans le passé. Chez lui, l'histoire revivifie le mythe, mais n'y renvoie pas ; le mythe, extérieur à l'art, infuse plutôt l'histoire, il est matériau dans lequel puiser, un véhicule et non une forme figée que l'artiste contemporain restituerait.

Remonter aux sources, pour Tolkien, revient à raisonner à l'envers. Il est probable qu'il aurait renié nombre de ses continuateurs qui, s'étant mépris sur le sens de son œuvre, ont entrepris de la prolonger superficiellement.

Pas passéiste, mais seulement tourné vers le passé, Tolkien en donne la preuve en cherchant dans un premier temps à restituer son univers à travers des écrits de science-fiction ! Deux œuvres inachevées le montrent tentant de créer des ponts vers un autre temps, par lequel on accède par la mémoire et le rêve. Analysant ainsi les rapports au temps et à l'espace, Isabelle Pantin remarque que l'œuvre de Tolkien est traversée par une réflexion sur l'hérédité et la mémoire.

Il s'agit bien de mythe, pas d'allégorie, plus anecdotique, qui n'a pas la même portée ni intemporalité. D'ailleurs, Tolkien prend rapidement ses distances avec George MacDonald, l'auteur de La Clé d'or, coupable selon lui d'avoir construit des « allégories conscientes » au lieu de se laisser porter par le mythe. En s'y ressourçant plutôt qu'en le travaillant, le didactisme simpliste ou trop immédiat de l'allégorie est remplacé par une épaisseur qui confine à une cosmogonie : c'est un univers entier, qui plonge ses racines loin dans le temps, que Tolkien se propose non pas de restituer mais d'insuffler dans ses écrits : l'influence de Bergson sur Lewis, notamment L'Evolution créatrice et L'Energie spirituelle, offre de ce point de vue des pistes de lecture pertinentes.

Isabelle Pantin se penche bien évidemment sur la poétique de l'œuvre : le style épique de la légende, les poèmes permettent d'établir une distinction entre mythe et histoire. Les récits inachevés deviennent de ce point de vue des fictions véhiculaires qui renvoient au temps mythique. Cela permet d'analyser la dimension tragique du Silmarillion, la lutte entre le Bien et le Mal du Seigneur des anneaux qui n'est dichotomique qu'en apparence, l'importance de la topographie et de ce qui fait monde, qui permet de réinventer une épopée mythologique à partir d'ajouts successifs et d'influences diverses, biographiques, factuelles ou culturelles. La cartographie, les poèmes et les lais, l'ensemble du corpus ne sert pas, comme ce sera le cas chez maints suiveurs, à développer un exotisme propre à créer un dépaysement ou un effet de réel, mais bien à poser les fondements d'un mythe. C'est ainsi que l'on voit Tolkien se laisser déborder par son invention, et faire lanterner son éditeur afin de peaufiner une œuvre prédestinée à rester inachevée car en constante mutation, ni lisse ni statique mais vivante, ce qui explique en partie sa postérité.

Si on ne suit pas l'auteur sur tous les points (le western, et en particulier Le Dernier des Mohicans, comme creuset d'histoires est douteux : les correspondances relevées ressemblent davantage à des motifs littéraires habituellement déployés pour dramatiser une intrigue), force est de reconnaître qu'Isabelle Pantin, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, a réalisé là une étude fouillée, riche en informations sur J. R. R. Tolkien, et d'une pertinence rare qui éclipse sans peine un bon nombre de ceux qui l'ont précédée.

Océanique

Les mathématiques et la littérature ont toujours fait bon ménage, comme l'avait déjà démontré en son temps Alexandre Dumas avec Les Trois mousquetaires, qui étaient quatre. Ce troisième recueil de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan, précédemment annoncé comme le dernier, sera finalement suivi d'un autre, incluant ses plus récents écrits, du fait de l'insertion ici de textes qui ne figurent pas dans son équivalent en langue anglaise. À défaut d'être normal, c'est au moins logique dans la mesure où les nouvelles retenues découlent parfois l'une de l'autre ou ont des thématiques parentes qu'on retrouve, déclinées sur des modes apportant des éclairages différents. « Les Entiers sombres » fait même directement suite à « Radieux », dans le précédent volume.

La première thématique récurrente tourne autour des désirs transhumains déjà à l'œuvre dans une grande partie de l'œuvre : les désirs de perfection et d'immortalité permettent à nouveau de vertigineuses interrogations philosophiques et métaphysique, que Sylvie Denis avait déjà mis en lumière dans son excellent article sur « Greg Egan, un moraliste à l'heure du choix ». Ainsi, dans « Fidélité », un couple désire figer leurs neurones pour toujours éprouver ce bonheur d'être ensemble. Mais le simple fait d'envisager cette intervention n'est-elle pas un début de flétrissure de leur amour ? Et d'ailleurs, à quel moment précis convient-il de verrouiller leur esprit : après l'amour ou dans le désir né de l'attente, dans le plaisir d'activités menées en commun ou la joie de retrouvailles ? De même, « LAMA », langage immersif d'analyse et de manipulation d'affect, utile aux réalités virtuelles, doit-il être implanté aux enfants, si malléables ? Il condense et traduit parfaitement les expériences humaines, jusqu'à générer une force suggestive qu'on dit meurtrière. Mais l'apprentissage de n'importe quel langage est un formatage et lavage de cerveau. L'enquête et la réflexion sur le langage, les expériences réelles et virtuelles, est proprement fascinante. D'autres innovations technologiques à des fins commerciales se révèlent néfastes : « Mortelles Ritournelles » présente les mélodies assurées de s'incruster dans l'esprit des gens pour y délivrer leur message publicitaire, au risque de rendre fou ; « Yeyuka » met en scène un médecin humanitaire à la santé protégée par le dernier cri technologique, dont ne disposent pas les cancéreux qu'il soigne en Ouganda : autour du pillage de savoir parmi les populations pauvres, de l'absence de recherche des maladies peu rentables, de l'absence d'imagination des bénévoles à trouver des solutions, cette intrigue, si elle manque de force, reste une dénonciation des comportements occidentaux face aux plus démunis qui pousse à réfléchir.

Au-delà de la question de la maladie se profile celle liée à l'immortalité. Dans « Le Réserviste », elle se base sur les greffes d'organes de clones cultivés à cet effet, au cortex atrophié, des êtres moins évolués qu'un mammifère afin de ne pas contrevenir aux lois éthiques ; ce sujet classique est doublé avec celui de la transplantation du cerveau et des difficultés d'appropriation d'un corps qui n'a jamais bougé, regardé, parlé. « Poussière » constitue l'étape suivante : avec la numérisation de l'individu, le récit pose la question de la numérisation du monde, du rapport au temps dans un espace virtuel qui ne présente plus de continuité (la conscience se « réveille » à chaque allumage) et donc de la causalité. Cette nouvelle, qui a inspiré le roman La Cité des Permutants, pointe des interrogations qu'on retrouve dans « Gardes-frontières », qui ouvre le recueil sur une stupéfiante partie de football quantique dans un autre univers numérique où violence et mort sont bannies. « La mort n'a jamais donné un sens à la vie : ça a toujours été l'inverse », y lit-on.

Et c'est peut-être pour cette raison que la recherche de la vie, voire la création de vie nouvelle, occupe une part non négligeable dans ces récits : les immortels, robots ou copies numériques des humains restés sur Terre, voyagent dans l'espace à la recherche d'une vie extraterrestre, qu'ils découvrent dans « Les Tapis de Wang ». Dans « Océanique », il est question de la création d'un nouvel écosystème, une écopoïèse, par les humains exilés sur un nouveau monde, et d'ailleurs sensiblement modifiés. Autre création dans « Singleton », un ordinateur quantique s'incarne dans une enveloppe physique. S'agit-il d'une vraie personne ? Les questions existentielles se compliquent par le fait que le couple de chercheurs comble avec l'iada un désir d'enfant inassouvi. Cette nouvelle découle de « Oracle », où la question d'enfants issus d'Intelligence Artificielle est évoquée. Mais les deux nouvelles reposent surtout sur les univers multiples que les mathématiques permettent d'envisager, qui débouchent sur des vies cachées dans des univers parallèles : ici, une visiteuse d'un futur parallèle vient sauver la mise au protagoniste ; dans « Le Continent perdu », un jeune homme originaire du Khurossan, équivalant à notre Afghanistan, est projeté dans un monde où des militaires qui fleurent bon les USA le traitent, comme d'autres, avec une cruelle indifférence. Les entités de l'univers parallèle évoqué dans « Les Entiers sombres » restent, elles, invisibles, ce qui ne les empêche pas, en se livrant à la démonstration de lois mathématiques, de mener une guerre dans notre univers.

Car c'est bien de mathématiques qu'il est tout le temps question à travers l'ensemble du recueil : la numérisation, le calcul, autorisent ces dérives transhumaines, on pourrait dire ces transhumances vers une décorporation totale. La plupart des personnages sont des matheux. Mais le fondement même des mathématiques comme description et interprétation du réel est interrogé à maintes reprises dans une perspective métaphysique : « il n'existe pas de processus physique qui ne fasse pas d'arithmétique sous une forme ou une autre », est-il dit dans « Les Tapis de Wang ». Et si elles cessaient d'être exactes à un certain niveau, que leur précision devenait floue comme le sont la matière et l'énergie dans la théorie des quanta, quel univers en résulterait-il ? C'est l'idée fascinante déjà développée dans « Radieux » que reprend Greg Egan dans « Les Entiers sombres » autour d'une guerre à laquelle se livrent les entités d'un univers miroir à coups de démonstrations mathématiques modifiant le curseur des lois physiques à leur avantage. Les effets de la discontinuité sont aussi évoqués dans « Poussière » où le vieux principe de causalité s'efface au profit des motifs permettant une meilleure appréhension du réel. Le mathématicien devient un démiurge faustien aux yeux du philosophe croyant, ce qui débouche, dans « Oracle », à une superbe dispute métaphysique autour du théorème d'incomplétude de Gödel. La question de la foi avait déjà été abordée au détour de maints récits : elle est au centre d' « Océanique », où celle en Béatrice qu'adorent les Océaniens suscite chez le narrateur un doute croissant, celle-ci pouvant également être expliquée chimiquement. Des mathématiques différentes sont ici aussi évoquées, qui engendreraient des mondes différents.

Dédoublements, miroirs, récursivités, discontinuités, les interrogations de Greg Egan à partir des mathématiques débouchent sur des intrigues d'autant plus passionnantes que les interprétations du réel sont toujours examinées à l'aune de l'humain, quand bien même celui-ci ne serait plus que pur esprit ou évoluant dans un décor numérique. Egan développe des intrigues s'adressant à l'intellect et qui culminent à des hauteurs métaphysiques proprement fascinantes, comme le laisse entendre la magnifique couverture de Nicolas Fructus. Un seul reproche, mineur : l'ordre des nouvelles aurait dû être revu de façon à ne pas rebuter d'emblée le lecteur peu familier de son œuvre. Suivre l'ordre chronologique de publication en s'aidant de la bibliographie, au moins pour les quatre premiers textes, permettrait de s'embarquer avec plus de sérénité en compagnie de cet auteur décidément magistral.

Déluge

Le changement climatique prévoyait la montée des eaux de dix mètres avant la fin du siècle, l'archipel des îles Tuvalu englouti, ainsi que le delta du Gange et bien d'autres coins de la planète. Toutes ces prédictions très sérieuses se sont produites bien avant les estimations, et ont même été balayées par un déluge impensable dans la mesure où le volume liquide dépasse largement la somme des océans. Ce ne sont pas dix, cent, ni même mille mètres qui submergent la planète, mais bien plus, de quoi engloutir l'ensemble des terres en moins d'un demi-siècle.

D'emblée, on se demande comment un tel prodige est possible. Pour le justifier, Baxter sort de son chapeau une théorie rendant compte de formidables masses liquides sous le manteau rocheux, d'un volume supérieur à celui des océans actuels. De là à imaginer l'engloutissement des plus hautes cimes de l'Everest : de telles quantités sont en jeu qu'on doute la chose possible. Pour une fois, Baxter ne fait pas preuve d'une grande rigueur scientifique, mais ce n'est pas non plus autour de ces questions qu'il a basé son roman…

En effet, son récit s'inscrit clairement dans la tradition anglo-saxonne des romans catastrophes, à laquelle il a déjà souscrit, et ambitionne de raconter une lutte pour la survie. Les problèmes à surmonter diffèrent à chaque changement d'échelle. C'est avant tout cette perspective qui sert de moteur à l'intrigue et c'est autour de ces questions que le récit est rationalisé. Pour ce faire, Baxter s'appuie sur quatre scientifiques retenus en otage durant cinq ans, en Espagne, par des fanatiques religieux, deux hommes, Gary et Piers, et deux femmes, Lily et Helen, laquelle fut violée et accoucha en captivité d'une enfant qu'elle chérit comme la prunelle de ses yeux et qui lui sera enlevé à sa libération. Spécialistes du changement climatique en mission, ces scientifiques étaient à même d'apprécier, en 2016, l'ampleur des catastrophes survenues durant leur réclusion. La relation de l'inondation de Londres tandis que Lily y retrouve sa sœur est emblématique du désarroi de la population et de l'impuissance de la société à secourir tout le monde à la fois : on devine la civilisation sur le point de craquer.

Conscient des drames à venir, un milliardaire visionnaire, Lammockson, prend les savants sous son aile et pense déjà à reconstruire la civilisation après le chaos. Il a en effet acheté des terrains sur les hauteurs, prévu la confection de vêtements fonctionnels et durables, placé des graines en lieu sûr. Sa réussite est aussi basée sur un pragmatisme un rien cynique, une absence de compassion face aux millions, puis aux milliards de victimes inévitables, ce qui lui permet d'avoir toujours un temps d'avance. C'est ainsi qu'il établit une ville dans les hauteurs péruviennes tandis que le reste de la planète ne gagne les hauteurs qu'au rythme de la montée des eaux. Son but ultime est la fabrication d'arches autosuffisantes susceptibles d'abriter ce qui reste de l'humanité.

Alors que l'intrigue se resserre progressivement sur Lily et sa famille, en proie à des problèmes plus prosaïques mais qui découlent également de la situation, on assiste aux bouleversements accompagnant la fin d'un monde, panorama certes incomplet mais qui comprend quelques beaux tableaux et des scènes épiques, comme les infatigables marcheurs cherchant où s'arrêter, les microsociétés négociant cher le moindre privilège ou les plates-formes flottantes récupérant des biens au-dessus des cités englouties. Il ne s'agit cependant que de vignettes disparates : étalées sur plusieurs décennies, fractionnées sur plusieurs sites, elles ont du mal à agréger une intrigue stable autour des principaux protagonistes. L'alchimie ne prend que dans le dernier tiers, quand la montée des eaux a considérablement réduit la surface habitable, les moyens d'action et les intervenants. Baxter refuse également le spectaculaire ou le voyeurisme qu'on peut aisément imaginer avec un tel sujet, parvenant néanmoins à faire frémir, un peu, avec l'évocation de la plus sordide des séquences morbides. Mais cette mise à distance atténue également la portée dramatique du récit.

Il se montre en revanche plus intéressé par les questions d'évolution, la pression darwiniste jouant également à fond dans ce récit catastrophe, qui voit les plus réactifs sauver leur peau. Baxter parvient à bien faire comprendre que les états d'âme n'ont plus cours et que la compassion peut s'avérer mortelle, prise de conscience qui sous-tend une bonne partie des relations, souvent conflictuelles, entre les protagonistes. Il s'attarde également sur les enfants, qui n'ont connu que la fuite devant le déluge et parviennent à remarquablement s'adapter à la situation, nageurs émérites à l'aise dans de grandes profondeurs et capables d'évoluer en apnée prolongée. L'adulte est forcé, à regret, d'abandonner dans ce nouvel environnement des pans entier de son savoir, pour une grande part obsolètes. C'est sur la transmission de la culture et, partant, des valeurs commune à une cellule familiale, que Baxter s'interroge le plus ; à cheval sur deux générations, le roman montre la faillite de cet enseignement. Alors que chaque parent s'imagine donner à sa progéniture les moyens de faire son chemin dans la vie, ici la rupture est à chaque fois consommée : la fille de Helen, les enfants d'Amanda, la sœur de Lily, le fils du milliardaire, tous finissent par s'opposer de la plus radicale façon à leurs parents ou substituts, et c'est une autre question concernant les mécanismes de l'évolution et de la transmission d'un bagage dans des circonstances extrêmes, que l'auteur pose ici.

Déluge se situe cependant un cran en dessous de ce à quoi il nous avait habitués. Baxter est-il au creux de la vague ? La lecture de ce roman n'est pas désagréable, d'autant plus que la psychologie des personnages est davantage fouillée. Il est manifeste également que ce sont les stratégies de survie qui sont au cœur du récit ; ce premier volume étant destiné à amener l'humanité sur des cités-radeaux, il faudra attendre la suite, Ark, pour vérifier si cette mise en place un peu laborieuse méritait le détour.

Ténèbres 2008

Je me demande qui peut acheter 30 euros un objet à la couverture hideuse, à la mise en page tout aussi hideuse, qui n'est ni vraiment une revue ni vraiment une anthologie et qui pour tout arranger commence par une nouvelle de Jess Kaan qui ne donne qu'une envie : passer à autre chose ?

En supposant qu'un ou deux des lecteurs de Bifrost puissent être intéressés par ce douteux autant que coûteux objet, je signale qu'il contient quand même une nouvelle sympathique de Michael Marshall Smith et un texte dément de Terry Dowling : « La Maison de Jenny ». Inoubliable. Le reste est malheureusement plutôt « anecdotique », surtout les textes francophones qui fleurent bon l'amateurisme et l'expérimentation ratée.

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