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Dosadi

[Critique commune à L'Étoile et le Fouet et Dosadi.]

On regroupe sous le titre générique de Bureau des sabotages deux romans de Frank Herbert situés dans le même univers et ayant le même héros, le décidément très finaud Jorj X. McKie : L’Etoile et le fouet et Dosadi. A les regarder de (très) loin — à s’en tenir par exemple aux résumés des intrigues —, on pourrait n’y voir que de palpitants avatars science-fictifs de romans d’espionnage à la Mission impossible. Mais bien évidemment, Frank Herbert a d’autres choses à nous dire, et sous le divertissement — car divertissement il y a — on dégage sans peine des thématiques bien plus profondes qui font tout le sel de ces deux récits et ont préservé leur intérêt jusqu’à aujourd’hui. Dont une préoccupation  de choix, qui traverse les romans sans en exclure d’autres à l’occasion : la communication.

Prenons les choses dans l’ordre, et commençons donc par L’Etoile et le fouet. Nous sommes dans un lointain futur. L’humanité a essaimé dans les étoiles, et rencontré bien des races extraterrestres : elles forment ensemble la Co-sentience. Les distances intersidérales ont été abolies par les mystérieux « couloirs S’œil » des Calibans, eux-mêmes des entités extraterrestres défiant largement la compréhension. Or les Calibans — et donc leurs couloirs — se mettent à disparaître progressivement, plongeant la Co-sentience dans le chaos. Bientôt, il n’en reste plus qu’une, qui se fait appeler Fanny Mae, liée par contrat à une certaine Mliss Abnethe… qui la fait régulièrement fouetter. Problème : pour des raisons qu’il serait bien trop complexe de résumer ici, si Fanny Mae, en tant que dernière Calibane, « meurt » (le terme est inadéquat, mais on y vient), la Co-sentience entière — ou plus précisément tous ceux qui, au moins une fois, ont eu recours aux Calibans — disparaît avec elle. Les petits plaisirs sadiques de Mliss Abnethe risquent donc de provoquer des génocides en cascade… C’est pourquoi le BuSab fait appel au saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. Pour résoudre cette épineuse question, il lui faudra tout d’abord prendre contact avec Fanny Mae. Et c’est alors que les difficultés commenceront : Fanny Mae n’est pas hostile, elle est même plus que bienveillante à l’égard de McKie, mais les modes de communication humain et caliban sont à peu de choses près incompatibles ; même avec la meilleure volonté du monde, ces deux êtres si différents doivent multiplier les tours et détours pour parvenir à se mettre d’accord sur la moindre notion qui nous semblerait relever de l’évidence.

Et c’est le tour de force de Frank Herbert que d’avoir su rendre ces difficultés dans ce roman (et de Guy Abadia de les avoir transposées en français). Un de nos informateurs dont nous tairons le nom nous a assuré que L’Etoile et le fouet avait jadis été adapté en pièce radiophonique ; rien d’étonnant à cela, à vrai dire, tant le texte s’y prête. Le roman est en effet presque intégralement dialogué. Non pas parce que l’auteur ne sait pas écrire autre chose que des dialogues — il suffit d’ouvrir un autre livre de Frank Herbert pour s’en assurer ; nous ne sommes donc pas, contrairement  aux apparences, dans le cas d’une certaine SF old school à la Heinlein ou Asimov qui abusait du procédé —, mais parce que les dialogues et leurs implications forment le cœur même du roman. Le moindre mot est pesé, balancé, toutes ses nuances sont savamment décortiquées… mais, malgré tout, le courant ne passe pas forcément. Ce qui n’empêche pas le compte à rebours de tourner (tic, tac, tic, tac…).

Le résultat, très déstabilisant au premier abord — cette forme particulière rebute presque nécessairement dans un premier temps, que ce soit pour des questions stylistiques ou en raison de l’hermétisme général des conversations entre McKie et Fanny Mae —, devient bientôt fascinant, et c’est avec avidité, les yeux grand ouverts devant la maestria de l’auteur, que l’on dévore ce livre finalement assez court mais incroyablement dense. Rarement le fond aura autant été en adéquation avec la forme dans un roman de science-fiction. A la fois divertissant et intelligent, L’Etoile et le fouet fait partie de ces courts bouquins de SF qui apportent bien plus qu’ils ne promettent, qui débordent littéralement d’idées, et dans lesquels le style — puisqu’il s’agit bien de ça, en définitive —, loin d’être aux abonnés absents, est d’autant plus travaillé qu’il se retrouve mis en abyme. On peut avancer l’expression « chef-d’œuvre », elle ne sera pas usurpée.

Dosadi se situe probablement un cran en-dessous : moins original dans la forme comme dans le fond, moins renversant, il n’en reste pas moins du plus grand intérêt. Résumer l’intrigue de ce roman très riche, très dense, très complexe, tient de la gageure… Contentons-nous de poser que l’on y retrouve Jorj X. McKie, toujours agent d’élite du BuSab, mais aussi légiste extraordinaire gowachin, et qu’il va de nouveau se trouver confronté à une affaire aux proportions apocalyptiques (encore qu’à une échelle moindre que dans L’Étoile et le fouet) : il devra se rendre sur la planète Dosadi, laquelle ne compte qu’un seule ville, Chu, où s’entassent quatre-vingt-dix millions de Gowachins et d’Humains, maintenus dans l’ignorance de l’existence du reste de la Co-sentience en raison d’une expérience menée par une cabale de Gowachins. Les conditions de vie y sont terribles, et la révolte gronde, notamment menée par la fascinante Keila Jedrik.

Dans ce roman très cryptique et éprouvant — on conseillera de prendre son temps pour le lire, et de bien s’accrocher, ça ne coule pas tout seul —, Frank Herbert nous plonge dans une intrigue politico-judiciaire d’une complexité et d’un machiavélisme diaboliques. Ce qui, en soi, vaut déjà le coup, et soulève bon nombre de problématiques passionnantes, sur la liberté, la justice, la violence, etc.

Mais on retrouve également le thème de la communication, abordé de deux manières différentes. Il y a tout d’abord la perception dosadie : sur la planète expérimentale règnent d’une part les modes de communication non verbale, et d’autre part l’économie de moyens en matière de communication verbale ; d’où des descriptions précises des attitudes et comportements et de leurs implications, mais aussi des dialogues extrêmement laconiques, qui se révèlent tout aussi déroutants que les circonvolutions de L’Etoile et le fouet ; McKie, qui a besoin d’un temps d’adaptation pour acquérir cette perception bien particulière, est ainsi tout d’abord accusé d’être trop « lisible » (il reportera bientôt cette critique sur les non-Dosadis) et, parallèlement, « d’enfoncer les portes ouvertes »…

Mais, à l’opposé, en fin de course, Dosadi nous présente aussi une réjouissante et surréaliste satire de la justice avec la judicarène gowachin, véritable petit théâtre de l’absurde judiciaire mêlé de koan zen, où toutes les valeurs sont retournées. Par exemple, « les coupables sont innocents. Par conséquents, les innocents sont coupables. » Ce qui n’empêche pas l’arsenal judiciaire de se déployer dans les plaidoiries et interrogatoires des légistes, dont McKie : effets de manche, pure rhétorique, artifices procéduraux… Et quand la perception dosadie et la politique s’en mêlent, vous imaginez à quel point cela peut devenir complexe… et passionnant.

Dosadi, roman cryptique et dense, s’il n’est pas aussi bluffant que son prédécesseur, ne manque donc pas d’intérêt pour autant. Grand livre de science-fiction politico-judiciaire (un genre à lui tout seul ?), il vaut amplement le détour.

Le Bureau des sabotages n’a certes pas l’ampleur du cycle de Dune, mais, en seulement deux romans, il se montre d’une densité et d’une richesse peu communes qui en font une des plus grandes réussites de Frank Herbert.

L'Étoile et le Fouet

[Critique commune à L'Étoile et le Fouet et Dosadi.]

On regroupe sous le titre générique de Bureau des sabotages deux romans de Frank Herbert situés dans le même univers et ayant le même héros, le décidément très finaud Jorj X. McKie : L’Etoile et le fouet et Dosadi. A les regarder de (très) loin — à s’en tenir par exemple aux résumés des intrigues —, on pourrait n’y voir que de palpitants avatars science-fictifs de romans d’espionnage à la Mission impossible. Mais bien évidemment, Frank Herbert a d’autres choses à nous dire, et sous le divertissement — car divertissement il y a — on dégage sans peine des thématiques bien plus profondes qui font tout le sel de ces deux récits et ont préservé leur intérêt jusqu’à aujourd’hui. Dont une préoccupation  de choix, qui traverse les romans sans en exclure d’autres à l’occasion : la communication.

Prenons les choses dans l’ordre, et commençons donc par L’Etoile et le fouet. Nous sommes dans un lointain futur. L’humanité a essaimé dans les étoiles, et rencontré bien des races extraterrestres : elles forment ensemble la Co-sentience. Les distances intersidérales ont été abolies par les mystérieux « couloirs S’œil » des Calibans, eux-mêmes des entités extraterrestres défiant largement la compréhension. Or les Calibans — et donc leurs couloirs — se mettent à disparaître progressivement, plongeant la Co-sentience dans le chaos. Bientôt, il n’en reste plus qu’une, qui se fait appeler Fanny Mae, liée par contrat à une certaine Mliss Abnethe… qui la fait régulièrement fouetter. Problème : pour des raisons qu’il serait bien trop complexe de résumer ici, si Fanny Mae, en tant que dernière Calibane, « meurt » (le terme est inadéquat, mais on y vient), la Co-sentience entière — ou plus précisément tous ceux qui, au moins une fois, ont eu recours aux Calibans — disparaît avec elle. Les petits plaisirs sadiques de Mliss Abnethe risquent donc de provoquer des génocides en cascade… C’est pourquoi le BuSab fait appel au saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. Pour résoudre cette épineuse question, il lui faudra tout d’abord prendre contact avec Fanny Mae. Et c’est alors que les difficultés commenceront : Fanny Mae n’est pas hostile, elle est même plus que bienveillante à l’égard de McKie, mais les modes de communication humain et caliban sont à peu de choses près incompatibles ; même avec la meilleure volonté du monde, ces deux êtres si différents doivent multiplier les tours et détours pour parvenir à se mettre d’accord sur la moindre notion qui nous semblerait relever de l’évidence.

Et c’est le tour de force de Frank Herbert que d’avoir su rendre ces difficultés dans ce roman (et de Guy Abadia de les avoir transposées en français). Un de nos informateurs dont nous tairons le nom nous a assuré que L’Etoile et le fouet avait jadis été adapté en pièce radiophonique ; rien d’étonnant à cela, à vrai dire, tant le texte s’y prête. Le roman est en effet presque intégralement dialogué. Non pas parce que l’auteur ne sait pas écrire autre chose que des dialogues — il suffit d’ouvrir un autre livre de Frank Herbert pour s’en assurer ; nous ne sommes donc pas, contrairement  aux apparences, dans le cas d’une certaine SF old school à la Heinlein ou Asimov qui abusait du procédé —, mais parce que les dialogues et leurs implications forment le cœur même du roman. Le moindre mot est pesé, balancé, toutes ses nuances sont savamment décortiquées… mais, malgré tout, le courant ne passe pas forcément. Ce qui n’empêche pas le compte à rebours de tourner (tic, tac, tic, tac…).

Le résultat, très déstabilisant au premier abord — cette forme particulière rebute presque nécessairement dans un premier temps, que ce soit pour des questions stylistiques ou en raison de l’hermétisme général des conversations entre McKie et Fanny Mae —, devient bientôt fascinant, et c’est avec avidité, les yeux grand ouverts devant la maestria de l’auteur, que l’on dévore ce livre finalement assez court mais incroyablement dense. Rarement le fond aura autant été en adéquation avec la forme dans un roman de science-fiction. A la fois divertissant et intelligent, L’Etoile et le fouet fait partie de ces courts bouquins de SF qui apportent bien plus qu’ils ne promettent, qui débordent littéralement d’idées, et dans lesquels le style — puisqu’il s’agit bien de ça, en définitive —, loin d’être aux abonnés absents, est d’autant plus travaillé qu’il se retrouve mis en abyme. On peut avancer l’expression « chef-d’œuvre », elle ne sera pas usurpée.

Dosadi se situe probablement un cran en-dessous : moins original dans la forme comme dans le fond, moins renversant, il n’en reste pas moins du plus grand intérêt. Résumer l’intrigue de ce roman très riche, très dense, très complexe, tient de la gageure… Contentons-nous de poser que l’on y retrouve Jorj X. McKie, toujours agent d’élite du BuSab, mais aussi légiste extraordinaire gowachin, et qu’il va de nouveau se trouver confronté à une affaire aux proportions apocalyptiques (encore qu’à une échelle moindre que dans L’Étoile et le fouet) : il devra se rendre sur la planète Dosadi, laquelle ne compte qu’un seule ville, Chu, où s’entassent quatre-vingt-dix millions de Gowachins et d’Humains, maintenus dans l’ignorance de l’existence du reste de la Co-sentience en raison d’une expérience menée par une cabale de Gowachins. Les conditions de vie y sont terribles, et la révolte gronde, notamment menée par la fascinante Keila Jedrik.

Dans ce roman très cryptique et éprouvant — on conseillera de prendre son temps pour le lire, et de bien s’accrocher, ça ne coule pas tout seul —, Frank Herbert nous plonge dans une intrigue politico-judiciaire d’une complexité et d’un machiavélisme diaboliques. Ce qui, en soi, vaut déjà le coup, et soulève bon nombre de problématiques passionnantes, sur la liberté, la justice, la violence, etc.

Mais on retrouve également le thème de la communication, abordé de deux manières différentes. Il y a tout d’abord la perception dosadie : sur la planète expérimentale règnent d’une part les modes de communication non verbale, et d’autre part l’économie de moyens en matière de communication verbale ; d’où des descriptions précises des attitudes et comportements et de leurs implications, mais aussi des dialogues extrêmement laconiques, qui se révèlent tout aussi déroutants que les circonvolutions de L’Etoile et le fouet ; McKie, qui a besoin d’un temps d’adaptation pour acquérir cette perception bien particulière, est ainsi tout d’abord accusé d’être trop « lisible » (il reportera bientôt cette critique sur les non-Dosadis) et, parallèlement, « d’enfoncer les portes ouvertes »…

Mais, à l’opposé, en fin de course, Dosadi nous présente aussi une réjouissante et surréaliste satire de la justice avec la judicarène gowachin, véritable petit théâtre de l’absurde judiciaire mêlé de koan zen, où toutes les valeurs sont retournées. Par exemple, « les coupables sont innocents. Par conséquents, les innocents sont coupables. » Ce qui n’empêche pas l’arsenal judiciaire de se déployer dans les plaidoiries et interrogatoires des légistes, dont McKie : effets de manche, pure rhétorique, artifices procéduraux… Et quand la perception dosadie et la politique s’en mêlent, vous imaginez à quel point cela peut devenir complexe… et passionnant.

Dosadi, roman cryptique et dense, s’il n’est pas aussi bluffant que son prédécesseur, ne manque donc pas d’intérêt pour autant. Grand livre de science-fiction politico-judiciaire (un genre à lui tout seul ?), il vaut amplement le détour.

Le Bureau des sabotages n’a certes pas l’ampleur du cycle de Dune, mais, en seulement deux romans, il se montre d’une densité et d’une richesse peu communes qui en font une des plus grandes réussites de Frank Herbert.

Les Fabricants d'Eden

Les Chems sont immortels, invulnérables et présents partout dans la galaxie, même sur Terre. Fraffin et Kelexel sont des Chems. Le premier est directeur d’une historia-nef et le second investigateur pour la Primatie. Avec le concours de tout son équipage, Fraffin utilise les Terriens et modifie au besoin leur comportement afin de mettre en scène des spectacles de divertissement pour son peuple. Invisibles grâce à leur technologie avancée, les Chems ont pour principal ennemi l’ennui.

Kelexel a été envoyé sur Terre par le Bureau de répression des crimes afin de découvrir le secret de la réussite trop spectaculaire de Fraffin. Persuadée que le direc-teur et son équipage enfreignent les lois, la Primatie exige des preuves de leur déloyauté avant de les punir sévèrement.

Pendant ce temps, sur Terre, le docteur Andrew Thurlow, psychologue, est appelé en pleine nuit pour une urgence par le shérif du comté. Joe Murphey, le père de son ex-fiancée Ruth, a tué son épouse Adèle avant de se retrancher dans les bureaux de sa société. L’intervention de Thurlow lui évitera de tomber sous les balles des adjoints du shérif. Pendant cet incident, Thurlow remarque la présence des Chems qui influencent le comportement de Joe Murphey. Bien malgré lui, il est sur le point de découvrir le plus grand des secrets…

Les Fabriquants d’Eden débute comme un roman policier. Ce petit artifice nous permet de nous familiariser rapidement avec l’univers des Chems, de comprendre leurs buts et le motif de leur présence sur Terre. Par ce biais, nous découvrons aussi leur amoralité et leur décadence, illustrée par leur comportement envers le docteur Thurlow et son ex-petite-amie Ruth.

Petit intermède entre Dune et le Messie de Dune, le présent roman aborde plusieurs des sujets de prédilection d’Herbert : la folie, l’immortalité, le pouvoir — ici technologique —, la limite entre simples mortels et Dieux. Le thème le plus présent est celui de l’immortalité. Grâce à un procédé de rajeunissement, les Chems peuvent se régénérer et figer complètement l’état de leur corps. « Le temps est notre jouet » ou « Qu’est-ce que le temps pour un Chem ? » sont en quelque sorte leurs devises. Ce qui n’est pas sans conséquence : ils souffrent de l’ennui, évidemment, et leur sentiment de supériorité se transforme souvent en une extrême arrogance envers les autres races : « Ils sont la finitude et nous l’infini. »

C’est suite aux contacts avec des humains, et plus particulièrement avec Ruth, que Kelexel va commencer à remettre en question le droit des Chems à disposer du destin des autres. Lui apparaît alors la limite entre le bien (utiliser leurs pouvoirs pour guider les autres races) et le mal (manipuler les humains pour le plaisir). Parallèlement, le docteur Thurlow, dans sa quête désespérée pour sauver son patient Joe Murphey, changera d’avis sur la folie (son fonds de commerce) et la responsabilité pénale des malades mentaux. L’occasion pour l’auteur d’aborder le thème de la peine de mort : une question qui divise encore aujourd’hui les pays « civilisés »…

Les Fabriquants d’Eden n’a certes pas la puissance de Dune, mais il a toutes les qualités d’un bon roman classique de la SF.

La Barrière Santaroga

Jeune et brillant psychologue, Gilbert Dasein est mandaté par son chef de département pour effectuer un rapport sur la vallée de Santaroga, qui manifeste une apparente résistance au monde moderne : au-delà de ce qu’on appelle La Barrière, les produits habituels n’ont pas cours et personne n’est parvenu à y implanter de commerce. Pis : les deux précédents enquêteurs y sont morts accidentellement. Si Gilbert a été désigné, c’est pour avoir eu une aventure avec une de ses habitantes, Jenny Sorge, qui fut son étudiante à Berkeley. Ils mirent fin à leur liaison précisément parce que Jenny, n’envisageant pas de vivre ailleurs, n’avait pas réussi à le convain-cre de la suivre. C’est donc avec une certaine circonspection que Dasein se rend sur place. A l’hôtel, l’hostilité envers les étrangers est palpable, mais un accueil favorable lui est réservé quand on apprend qui il est. La rapidité avec laquelle l’information se répand est même suspecte, comme l’est cette sympathie acquise d’office.

Effectivement, la petite ville à l’aspect vieillot ne semble avoir besoin de rien, une coopérative produisant sur place l’essentiel de l’alimentation à base de jaspé, du nom d’un ingrédient local qui accompagne tous les plats et qu’on trouve aussi bien dans la bière que le lait. Très vite l’oncle de Jenny, le Dr Piaget, l’accueille avec entrain, prêt à lui offrir la place de psychologue qui manque à la ville, pensant qu’il vient renouer l’idylle avec sa nièce, restée célibataire depuis leur rupture, malgré sa grande beauté. Santaroga semble fonctionner comme une secte religieuse vivant en autarcie, loin des tentations du monde moderne. La sollicitude et l’omniprésence des habitants deviennent vite étouffante. D’autant plus que la curiosité de Dasein est régulièrement découragée et que ses tentatives de communication avec l’extérieur non seulement échouent, mais sont systématiquement suivies d’accidents qui auraient pu lui être fatal. Parfois sujet à des malaises suite à une trop grande absorption de jaspé, il commence à comprendre le rôle que joue ce produit, en provenance d’une champignonnière à l’accès interdit.

Cette passionnante intrigue basée sur une drogue psychédélique utilisée pour créer une société idéale est probablement inspirée des communautés hippies en rupture avec le monde moderne, mais s’enrichit de remarques sur la psychanalyse (le nom de Piaget, aujourd’hui transparent, ne devait pas parler aux lecteurs américains de l’époque), les modèles sociaux (à la différence de ruche aux individus prédéterminés, le modèle retenu est une collectivité de taille suffisante pour répondre aux besoins) et les dangers de la mise en œuvre d’utopies (Dasein, être-là, renvoyant au concept d’Heidegger de bonheur inscrit dans l’ici et maintenant). Sans être un grand roman, ce thriller psychanalytique vaut pour les réflexions que Frank Herbert en tire sur l’individu et la société.

Le Cerveau vert

La forêt amazonienne, comme d’autres régions dans le monde, est désormais partagée entre la zone verte, surfaces cultivables génétiquement modifiées, et la zone rouge où pullulent la faune et la flore indésirables. C’est là que les bandeirantes, les nettoyeurs des espèces invasives, signalent des insectes géants semant la terreur. Travis Huntington Chen Lhu, membre de l’Organisation écologique internationale, se rend sur place, avec Tanja Kelly, séduisante irlandaise, espionne chargée de séduire ceux qu’on lui désigne. Leur guide dans la forêt est Joao Martinho, jeune héros local de la lutte contre la vermine mutante, au contraire de son père, qui laisse des espèces vaquer pour mieux les étudier.

Une conscience est apparue dans la jungle, un cerveau qui manipule la faune environnante et envoie dans le Vert des assemblages d’abeilles mutantes imitant la forme humaine. Un temps déconcerté par la notion d’individualité qui lui est étrangère, les sentiments comme la haine ou la notion de l’argent comme transfert d’énergie virtuel, cette intelligence apprend vite et comprend qu’elle doit se défier de ceux qui arpentent le territoire à la recherche des manifestations.

Le suspense croît à la suite de quelques scènes spectaculaires telle l’irruption d’un insecte géant sur une place de village ou l’attaque d’insectes sous forme humaine comme dans une bonne série B d’horreur. L’action s’enlise cependant en se focalisant sur les conflits qui menacent la cohésion du groupe humain ; Joao se défie des observateurs et Tanja manifeste une hostilité grandissante envers le méprisant Chen Lhu qui cache des informations dont les enjeux les dépassent.

Ce troisième roman de l’auteur contient en germe les thèmes que Herbert développera par la suite : l’écologie, qui pointe ici les mutations volontaires échappant à tout contrôle et les torts causés à la nature pour pouvoir ne conserver que les espèces jugées utiles. L’apparition du cerveau est à rapprocher du programme conscience de Destination : vide écrit durant la même période, la société des insectes annonce La Ruche d’Hellstrom, les manipulations de Chen Lhu rappellent celles du Bene Gesserit, de même que les références à la religion (« sans l’homme, Dieu ne pourrait pas exister ! »), la drogue ou les phéromones altérant la conscience, la recherche d’un équilibre assurant la survie de l’espèce renvoient à Dune et à des œuvres ultérieures déclinant ces thèmes récurrents. Les progrès de la conscience nouvellement née, naïvement traités, enlisent le récit et amoindrissent la portée des préoccupations connexes, de sorte que l’intrigue semble s’étirer, malgré la brièveté du roman. Qui reste remarquable par le potentiel créatif qu’il concentre.

[Lire aussi l'avis de Jean-Pierre Lion dans le Bifrost n°59.]

Le Prophète des sables

[Critique commune à Champ mental, Les Prêtres du Psi et Le Prophète des sables.]

A l’instar de nombreux auteurs américains, Frank Herbert a débuté en écrivant des nouvelles, une part de son œuvre éclipsée par les grandes sagas pour lesquelles il est plus connu sous nos longitudes : le cycle de Dune, le Programme conscience (en collaboration avec Bill Ransom), le Bureau des sabotages, autant de romans régulièrement réédités promus au rang de classiques de la science-fiction.

A la lecture des trois recueils rassemblant les nouvelles d’Herbert dans l’Hexagone, on oscille entre la nostalgie et la jubilation. Un peu d’irritation aussi, car il faut confesser que certaines histoires sont un tantinet ternes, pour ne pas dire ennuyeuses. Sans doute accusent-elles leur âge. De fait, les textes semblent relever de deux catégories distinctes : des nouvelles légères, parfois malignes, teintées d’humour mais percluses de clichés SF old school, et des textes d’une consistance bien plus satisfaisante, portant en germe les thèmes majeurs de l’auteur américain.

Parmi les nouvelles du premier type, retenons-en neuf. Dans le recueil Champ mental, « Martingale » attire l’attention par son atmosphère rappelant The Twilight Zone. Un couple de jeunes mariés égarés dans le désert y fait l’inquiétante expérience d’un hôtel destiné à guérir définitivement les parieurs invétérés. Amusant et sans prétention. Texte  plus  ancien, « Chiens perdus » suscite des réminiscences simakiennes. Ici, l’Humanité doit faire face à une épidémie mortelle pour la race canine. Une maladie se transmettant par les caresses… Pour sauver le meilleur ami de l’homme, devra-t-on transformer son génome ?

Dans le recueil Les Prêtres du Psi, on ne peut faire l’impasse sur l’hilarante nouvelle « Les Marrons du feu », texte que l’on pourrait sous-titrer « Rencontre du troisième type chez les ploucs », et sur « Le Rien-du-tout », histoire de mutants dont le dénouement n’est pas sans évoquer les méthodes de sélection génétique du Bene Gesserit.

Reste Le Livre d’or. L’ouvrage étant censé rassembler une sélection des meilleures nouvelles de Frank Herbert, on peine à opérer un second tri. Bien sûr, on ne peut pas passer outre « Vous cherchez quelque chose ? », premier texte de science-fiction de l’auteur. A découvrir au moins pour sa dimension patrimoniale. « Opération Musikron » et « Etranger au paradis » se laissent lire sans déplaisir. La première nouvelle décrit une épidémie de folie, mal auquel le personnage principal doit apporter un remède dans les plus brefs délais. La seconde imagine une explication au paradoxe de Fermi pour le moins pessimiste. Toutefois le meilleur de l’auteur se révèle à la lecture de « Semence » (au sommaire du présent Bifrost) et de « Passage pour piano ». Ces deux récits conjuguent l’exigence et la réflexion. Ils font le lien avec ses thématiques plus personnelles, comme l’écologie et la rareté.

Avec « Champ mental », « Les Prêtres du Psi » (dernière partie du roman Et l’homme créa un dieu), « L’Œuf et les cendres », « Délicatesses de terroristes » et « La Bombe mentale », on attaque le noyau dur de l’œuvre de Frank Herbert. La plupart de ces nouvelles constituent en quelque sorte la matrice des romans et fresques romanesques à venir. Difficile de ne pas comparer la société religieuse de « Champ mental » au Bene Gesserit, du moins pour certaines de ses pratiques de contrôle. Le rejet de toutes les passions grâce à un conditionnement draconien et la condamnation du changement nourrissent ce parallèle. Ce texte montre que pour Herbert, les gouvernants cherchent toujours à écraser les gouvernés, souvent pour les meilleures raisons du monde. Un objectif partagé par les pouvoirs politique et religieux, deux faces du même totalitarisme, l’un agissant par l’entremise de la bureaucratie et l’autre sous couvert de mysticisme. Dans ce cadre, l’individu ou le groupe social, par sa soumission, son adaptation ou sa rébellion, interagit avec le tyran ou ses sbires. Et chacun essaie de s’aménager sa propre niche, qu’elle soit écologique ou sociétale, guidé par son inconscient, le désir de connaissance ou plus simplement ses pulsions vitales. Un chaos potentiel dont semblent être conscients les prêtres de la planète Amel, lieu saturé par les émanations psi des fidèles de tous les cultes de l’univers connu. En secret, ils échafaudent un projet d’une ampleur cosmique : « Nous voulons semer les graines de l’autodiscipline partout où elles pourront germer. Mais pour cela, il nous faut préparer certains terrains fertiles. » Un plan partageant une certaine parenté avec celui suivi par les Révérendes Mères.

« Délicatesses de terroristes » apparaît comme le galop d’essai de Jorj McKie, personnage que l’on retrouvera ensuite dans les romans L’Etoile et le fouet et Dosadi. L’agent du Bureau des sabotages doit ici protéger contre lui-même l’organisme qui l’emploie. Juste retour des choses pour une organisation ayant la charge de réguler la bureaucratie et le pouvoir politique par le sabotage délibéré, ceci afin d’éviter la tyrannie.

De despotisme doux, il est question dans « La Bombe mentale ». Dans cette nouvelle, une sorte d’ordinateur géant, la « Machine Suprême », préside au destin des habitants de Palos. La Machine élimine tous les conflits, bridant en même temps la liberté d’agir, d’inventer et d’évoluer des hommes. Une parfaite contre-utopie pour Frank Herbert, et sa plus grande crainte pour le futur.

Au final, les nouvelles de Frank Herbert offrent comme un complément à ses romans et sagas. Une lecture utile à la condition d’opérer un tri entre le franchement dispensable, l’amusant et ce qui apparaît comme le cœur de son œuvre.

Les Prêtres du Psi

[Critique commune à Champ mental, Les Prêtres du Psi et Le Prophète des sables.]

A l’instar de nombreux auteurs américains, Frank Herbert a débuté en écrivant des nouvelles, une part de son œuvre éclipsée par les grandes sagas pour lesquelles il est plus connu sous nos longitudes : le cycle de Dune, le Programme conscience (en collaboration avec Bill Ransom), le Bureau des sabotages, autant de romans régulièrement réédités promus au rang de classiques de la science-fiction.

A la lecture des trois recueils rassemblant les nouvelles d’Herbert dans l’Hexagone, on oscille entre la nostalgie et la jubilation. Un peu d’irritation aussi, car il faut confesser que certaines histoires sont un tantinet ternes, pour ne pas dire ennuyeuses. Sans doute accusent-elles leur âge. De fait, les textes semblent relever de deux catégories distinctes : des nouvelles légères, parfois malignes, teintées d’humour mais percluses de clichés SF old school, et des textes d’une consistance bien plus satisfaisante, portant en germe les thèmes majeurs de l’auteur américain.

Parmi les nouvelles du premier type, retenons-en neuf. Dans le recueil Champ mental, « Martingale » attire l’attention par son atmosphère rappelant The Twilight Zone. Un couple de jeunes mariés égarés dans le désert y fait l’inquiétante expérience d’un hôtel destiné à guérir définitivement les parieurs invétérés. Amusant et sans prétention. Texte  plus  ancien, « Chiens perdus » suscite des réminiscences simakiennes. Ici, l’Humanité doit faire face à une épidémie mortelle pour la race canine. Une maladie se transmettant par les caresses… Pour sauver le meilleur ami de l’homme, devra-t-on transformer son génome ?

Dans le recueil Les Prêtres du Psi, on ne peut faire l’impasse sur l’hilarante nouvelle « Les Marrons du feu », texte que l’on pourrait sous-titrer « Rencontre du troisième type chez les ploucs », et sur « Le Rien-du-tout », histoire de mutants dont le dénouement n’est pas sans évoquer les méthodes de sélection génétique du Bene Gesserit.

Reste Le Livre d’or. L’ouvrage étant censé rassembler une sélection des meilleures nouvelles de Frank Herbert, on peine à opérer un second tri. Bien sûr, on ne peut pas passer outre « Vous cherchez quelque chose ? », premier texte de science-fiction de l’auteur. A découvrir au moins pour sa dimension patrimoniale. « Opération Musikron » et « Etranger au paradis » se laissent lire sans déplaisir. La première nouvelle décrit une épidémie de folie, mal auquel le personnage principal doit apporter un remède dans les plus brefs délais. La seconde imagine une explication au paradoxe de Fermi pour le moins pessimiste. Toutefois le meilleur de l’auteur se révèle à la lecture de « Semence » (au sommaire du présent Bifrost) et de « Passage pour piano ». Ces deux récits conjuguent l’exigence et la réflexion. Ils font le lien avec ses thématiques plus personnelles, comme l’écologie et la rareté.

Avec « Champ mental », « Les Prêtres du Psi » (dernière partie du roman Et l’homme créa un dieu), « L’Œuf et les cendres », « Délicatesses de terroristes » et « La Bombe mentale », on attaque le noyau dur de l’œuvre de Frank Herbert. La plupart de ces nouvelles constituent en quelque sorte la matrice des romans et fresques romanesques à venir. Difficile de ne pas comparer la société religieuse de « Champ mental » au Bene Gesserit, du moins pour certaines de ses pratiques de contrôle. Le rejet de toutes les passions grâce à un conditionnement draconien et la condamnation du changement nourrissent ce parallèle. Ce texte montre que pour Herbert, les gouvernants cherchent toujours à écraser les gouvernés, souvent pour les meilleures raisons du monde. Un objectif partagé par les pouvoirs politique et religieux, deux faces du même totalitarisme, l’un agissant par l’entremise de la bureaucratie et l’autre sous couvert de mysticisme. Dans ce cadre, l’individu ou le groupe social, par sa soumission, son adaptation ou sa rébellion, interagit avec le tyran ou ses sbires. Et chacun essaie de s’aménager sa propre niche, qu’elle soit écologique ou sociétale, guidé par son inconscient, le désir de connaissance ou plus simplement ses pulsions vitales. Un chaos potentiel dont semblent être conscients les prêtres de la planète Amel, lieu saturé par les émanations psi des fidèles de tous les cultes de l’univers connu. En secret, ils échafaudent un projet d’une ampleur cosmique : « Nous voulons semer les graines de l’autodiscipline partout où elles pourront germer. Mais pour cela, il nous faut préparer certains terrains fertiles. » Un plan partageant une certaine parenté avec celui suivi par les Révérendes Mères.

« Délicatesses de terroristes » apparaît comme le galop d’essai de Jorj McKie, personnage que l’on retrouvera ensuite dans les romans L’Etoile et le fouet et Dosadi. L’agent du Bureau des sabotages doit ici protéger contre lui-même l’organisme qui l’emploie. Juste retour des choses pour une organisation ayant la charge de réguler la bureaucratie et le pouvoir politique par le sabotage délibéré, ceci afin d’éviter la tyrannie.

De despotisme doux, il est question dans « La Bombe mentale ». Dans cette nouvelle, une sorte d’ordinateur géant, la « Machine Suprême », préside au destin des habitants de Palos. La Machine élimine tous les conflits, bridant en même temps la liberté d’agir, d’inventer et d’évoluer des hommes. Une parfaite contre-utopie pour Frank Herbert, et sa plus grande crainte pour le futur.

Au final, les nouvelles de Frank Herbert offrent comme un complément à ses romans et sagas. Une lecture utile à la condition d’opérer un tri entre le franchement dispensable, l’amusant et ce qui apparaît comme le cœur de son œuvre.

Champ mental

[Critique commune à Champ mental, Les Prêtres du Psi et Le Prophète des sables.]

A l’instar de nombreux auteurs américains, Frank Herbert a débuté en écrivant des nouvelles, une part de son œuvre éclipsée par les grandes sagas pour lesquelles il est plus connu sous nos longitudes : le cycle de Dune, le Programme conscience (en collaboration avec Bill Ransom), le Bureau des sabotages, autant de romans régulièrement réédités promus au rang de classiques de la science-fiction.

A la lecture des trois recueils rassemblant les nouvelles d’Herbert dans l’Hexagone, on oscille entre la nostalgie et la jubilation. Un peu d’irritation aussi, car il faut confesser que certaines histoires sont un tantinet ternes, pour ne pas dire ennuyeuses. Sans doute accusent-elles leur âge. De fait, les textes semblent relever de deux catégories distinctes : des nouvelles légères, parfois malignes, teintées d’humour mais percluses de clichés SF old school, et des textes d’une consistance bien plus satisfaisante, portant en germe les thèmes majeurs de l’auteur américain.

Parmi les nouvelles du premier type, retenons-en neuf. Dans le recueil Champ mental, « Martingale » attire l’attention par son atmosphère rappelant The Twilight Zone. Un couple de jeunes mariés égarés dans le désert y fait l’inquiétante expérience d’un hôtel destiné à guérir définitivement les parieurs invétérés. Amusant et sans prétention. Texte  plus  ancien, « Chiens perdus » suscite des réminiscences simakiennes. Ici, l’Humanité doit faire face à une épidémie mortelle pour la race canine. Une maladie se transmettant par les caresses… Pour sauver le meilleur ami de l’homme, devra-t-on transformer son génome ?

Dans le recueil Les Prêtres du Psi, on ne peut faire l’impasse sur l’hilarante nouvelle « Les Marrons du feu », texte que l’on pourrait sous-titrer « Rencontre du troisième type chez les ploucs », et sur « Le Rien-du-tout », histoire de mutants dont le dénouement n’est pas sans évoquer les méthodes de sélection génétique du Bene Gesserit.

Reste Le Livre d’or. L’ouvrage étant censé rassembler une sélection des meilleures nouvelles de Frank Herbert, on peine à opérer un second tri. Bien sûr, on ne peut pas passer outre « Vous cherchez quelque chose ? », premier texte de science-fiction de l’auteur. A découvrir au moins pour sa dimension patrimoniale. « Opération Musikron » et « Etranger au paradis » se laissent lire sans déplaisir. La première nouvelle décrit une épidémie de folie, mal auquel le personnage principal doit apporter un remède dans les plus brefs délais. La seconde imagine une explication au paradoxe de Fermi pour le moins pessimiste. Toutefois le meilleur de l’auteur se révèle à la lecture de « Semence » (au sommaire du présent Bifrost) et de « Passage pour piano ». Ces deux récits conjuguent l’exigence et la réflexion. Ils font le lien avec ses thématiques plus personnelles, comme l’écologie et la rareté.

Avec « Champ mental », « Les Prêtres du Psi » (dernière partie du roman Et l’homme créa un dieu), « L’Œuf et les cendres », « Délicatesses de terroristes » et « La Bombe mentale », on attaque le noyau dur de l’œuvre de Frank Herbert. La plupart de ces nouvelles constituent en quelque sorte la matrice des romans et fresques romanesques à venir. Difficile de ne pas comparer la société religieuse de « Champ mental » au Bene Gesserit, du moins pour certaines de ses pratiques de contrôle. Le rejet de toutes les passions grâce à un conditionnement draconien et la condamnation du changement nourrissent ce parallèle. Ce texte montre que pour Herbert, les gouvernants cherchent toujours à écraser les gouvernés, souvent pour les meilleures raisons du monde. Un objectif partagé par les pouvoirs politique et religieux, deux faces du même totalitarisme, l’un agissant par l’entremise de la bureaucratie et l’autre sous couvert de mysticisme. Dans ce cadre, l’individu ou le groupe social, par sa soumission, son adaptation ou sa rébellion, interagit avec le tyran ou ses sbires. Et chacun essaie de s’aménager sa propre niche, qu’elle soit écologique ou sociétale, guidé par son inconscient, le désir de connaissance ou plus simplement ses pulsions vitales. Un chaos potentiel dont semblent être conscients les prêtres de la planète Amel, lieu saturé par les émanations psi des fidèles de tous les cultes de l’univers connu. En secret, ils échafaudent un projet d’une ampleur cosmique : « Nous voulons semer les graines de l’autodiscipline partout où elles pourront germer. Mais pour cela, il nous faut préparer certains terrains fertiles. » Un plan partageant une certaine parenté avec celui suivi par les Révérendes Mères.

« Délicatesses de terroristes » apparaît comme le galop d’essai de Jorj McKie, personnage que l’on retrouvera ensuite dans les romans L’Etoile et le fouet et Dosadi. L’agent du Bureau des sabotages doit ici protéger contre lui-même l’organisme qui l’emploie. Juste retour des choses pour une organisation ayant la charge de réguler la bureaucratie et le pouvoir politique par le sabotage délibéré, ceci afin d’éviter la tyrannie.

De despotisme doux, il est question dans « La Bombe mentale ». Dans cette nouvelle, une sorte d’ordinateur géant, la « Machine Suprême », préside au destin des habitants de Palos. La Machine élimine tous les conflits, bridant en même temps la liberté d’agir, d’inventer et d’évoluer des hommes. Une parfaite contre-utopie pour Frank Herbert, et sa plus grande crainte pour le futur.

Au final, les nouvelles de Frank Herbert offrent comme un complément à ses romans et sagas. Une lecture utile à la condition d’opérer un tri entre le franchement dispensable, l’amusant et ce qui apparaît comme le cœur de son œuvre.

Flux

Les amateurs de hard SF partagent avec les enfants et les scientifiques la conviction que le monde qui nous entoure est une source inépuisable de surprises et d’émerveillement — un sense of wonder qui ne fait qu’ajouter à la beauté des choses ou des textes, sans jamais rien en retirer.

Un domaine semblait pourtant lui échapper : du monde quantique, a-t-on longtemps estimé, on ne saurait parler que prudemment et le sense of wonder se devrait de faire place à une sorte de crainte respectueuse devant les vertiges conceptuels orthodoxes. Les auteurs de SF n’abordaient que les aspects les plus superficiels d’idées quantiques qui fascinaient pourtant leur public. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’ils s’en emparent progressivement, du Number of the Beast (1980) et du Chat passe-muraille (1985) de Robert Heinlein aux variations de Greg Egan (Isolation, 1992 ; L’Enigme de l’univers, 1995) et de Stephen Baxter.

Trois auteurs, trois approches radicalement différentes. Dans son cycle du Monde comme mythe, Heinlein appliquait les principes quantiques à la littérature et s’amusait à montrer comment les multivers fictionnels permettaient d’en déjouer les paradoxes. Egan joue en virtuose des vertiges des interprétations probabilistes, de la multiplicité des univers parallèles. Baxter, quant à lui, choisit d’appliquer au monde quantique l’arsenal narratif traditionnel de la SF : il nous en décrit les merveilles par les yeux de personnages pour lesquels elles sont des réalités quotidiennes.

Ceux de Flux (1993) vivent près de la surface d’une étoile à neutrons, dont la densité interdirait a priori toute vie organique. Ce sont donc des êtres au corps d’étain et à la taille microscopique, au sens premier du terme : ils ne dépassent pas quelques microns de hauteur ; la vaste cité qui fait leur fierté, Parz, ne mesure guère qu’un centimètre ; et un voyage de quelques mètres est une prodigieuse aventure. Ce qui tient lieu d’air y a des propriétés proprement quantiques, comme la superfluidité ; le « deuxième son » (une onde de température à pression constante plutôt que l’inverse) permet la vision, et l’on apprend dès les premières lignes du roman que les photons ont une odeur. Nos héros ressentent également les variations de champ magnétique, le « flux » du titre, qui dominent leur univers.

Si l’étrangeté de ces perceptions sensorielles participe puissamment au dépaysement du lecteur, le paradoxe n’est qu’apparent : conçus à notre image, ces humanoïdes auxquels on s’identifie sans peine ont comme nous cinq sens, mais qui ne sauraient fonctionner comme les nôtres, et les mêmes mots recouvrent des mécanismes somato-physiques très différents.

A ce stade, il convient de saluer les traducteurs de Flux, Sylvie Denis et Roland Wagner : leur fidélité au langage inventé par Baxter pour rendre compte de ces conditions de vie extrêmes s’accompagne de véritables trouvailles lexicales, comme le « magmont » et le « magval » des lignes de champ (up- et downflux, dit moins joliment Baxter). La couverture de Manchu réussit également la gageure de combiner l’élégance de la composition avec la justesse de la vue d’artiste, dont le moindre détail trouve sa justification dans le texte. Du grand art.

Cette micro-histoire s’inscrit par ailleurs dans un arc immense, dont l’ouvrage intègre une chronologie courant sur près de vingt milliards d’années. Après Gravité (1991) et Singularité (1992), Flux est le troisième volet de ce cycle des Xeelees. La quête de sa protagoniste, la jeune Dura, a pour enjeu de comprendre à quelles fins sa race a été créée par nous autres « archéo-humains » — et d’accepter, ou non, son destin cosmique. Les amateurs de space opera en prendront aussi pour leur sense of wonder.

Un roman foisonnant, donc, facétieux parfois, si riche que le puriste en moi a presque mauvaise conscience à regretter que d’autres aspects de cet univers fascinant n’aient pas été plus approfondis — que les habitants de ce monde quantique ne rencontrent pas de problèmes particuliers de mesure, par exemple, que l’écologie en soit à peine esquissée ou la politique rudimentaire.

Un roman difficile, aussi. Les amateurs moins confirmés gagneront peut-être à aborder la hard science baxtérienne par le biais de ses nouvelles, comme celles du recueil Vacuum Diagrams qui viendra bientôt compléter le cycle des Xeelees chez le même éditeur. Elle le mérite. Car avec Stephen Baxter et Greg Egan, le Bélial’ affirme plus que jamais une posture militante, offrant au public français des textes de la science-fiction la plus ambitieuse, dans des traductions impeccables.

Richard Matheson - Il est une légende

Ce livre, publié sous la direction de Vincent Chenille, Marie Dollé et Denis Mellier, constitue les Actes du Colloque de l’Université de Picardie Jules Verne et de la BNF, qui s’est tenu en décembre 2008. Pour la première fois en France, voire au monde, un colloque entier était consacré à Richard Matheson, cet auteur aux très nombreux textes archi-connus, qu’il s’agisse des romans Je suis une légende et L’Homme qui rétrécit, de la nouvelle « Journal d’un monstre », ou du scénario de Duel, mis en images par Steven Spielberg. Et le programme était en effet particulièrement chargé : près d’une vingtaine de contributions d’universitaires de la France entière, sur de très nombreux sujets : les écrits, bien sûr, les adaptations et le métier de scénariste, l’influence de Poe sur Matheson, ou celle de ce dernier sur Stephen King, voire, plus original, sur l’écrivain Claude Ollier. On trouvera même un article passionnant d’Eric Vinson sur des livres méconnus de l’auteur, qui font l’apologie de la Science Chrétienne et du théosophisme. En clair, une somme incontournable, que tout amateur de Matheson se doit de posséder pour cerner les contours de son œuvre, si tant est qu’on puisse en trouver — après tout, Matheson est un touche-à-tout qui a multiplié les genres, les traitements, les médias… Ceci étant dit, on distingue néanmoins de grandes lignes directrices, comme la prégnance des monstres (celui de sa première nouvelle, bien sûr, mais aussi le camion de Duel ou la figure de Robert Neville dans Je suis une légende, créature terrifiante pour le reste de la population terrienne), la paranoïa et plus généralement les fêlures de l’esprit, ainsi que son rapport à la notion de genre, dans lequel il se fond pour mieux les corrompre de l’intérieur. Toutes ces composantes sont bien évidemment abordées ici.

Sans surprise, l’intérêt des articles varie, mais reste globalement soutenu ; on signalera les textes de Luc Ruiz, sur Je suis une légende et le conte philosophique dans l’œuvre de Matheson, d’Irène Langlet, sur Le Jeune homme, la mort et le temps, de Fabien Boully, sur Duel et son traitement de la masculinité, et, d’une manière générale, ceux de la troisième partie qui sortent quelque peu des sentiers battus. Tout lecteur y apposera en outre ses propres intérêts, en fonction de sa connaissance plus ou moins intimes des écrits de Matheson. On s’interrogera néanmoins sur l’intérêt d’avoir mis la biographie signée Jean Marigny en fin d’ouvrage : elle nous semblait une introduction idéale à ce dernier (le lecteur potentiel n’est pas nécessairement familier des nombreuses facettes de l’auteur). Certaines thématiques ou sujets d’articles qu’on aurait bien aimé voir abordés sont absents : par exemple, une étude comparative de L’Homme qui rétrécit et de La Chute dans le néant de Marc Wersinger ; la filiation et la transmission dans l’œuvre de Richard Christian Matheson (son fils) ; ou encore les westerns. Les organisateurs du colloque s’en excusent du reste en préface, et on ne saurait leur en tenir rigueur : bien qu’incomplet, ce volume n’en demeure pas moins incontournable pour qui s’intéresse à la carrière de Matheson, mais aussi à un vaste pan de la littérature de genre américaine, l’œuvre de Richard Matheson constituant une étape intermédiaire entre les classiques (Poe) et les modernes (King).

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Au-delà du gouffre

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