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Ainsi naissent les fantômes

C’est une des lois de l’édition : les écrivains un peu plus difficiles, un peu moins commerciaux que la moyenne, ont besoin de champions. S’ils n’en ont pas, ou plus, ils passent entre les mailles du filet. Lisa Tuttle, Américaine établie au Royaume-Uni, a longtemps eu deux alliés dans l’édition française : Alain Dorémieux, qui l’a abondamment publiée dans Fiction tout comme dans la série « Territoires de l’inquiétude », et Jacques Chambon, qui a accueilli deux de ses recueils et trois de ses romans dans ses collections. Depuis la disparition de ces deux fortes individualités, force est de reconnaître que personne, ici, n’avait pris le relais. Tuttle a continué de tracer sa route, mais elle œuvre dans un genre, le fantastique, devenu par le biais d’un de ces cycles aussi mystérieux qu’absurdes un véritable champ de ruines.

On pourrait dire que la parution d’Ainsi naissent les fantômes tient donc du miracle : l’auteure a retrouvé des champions, en l’occurrence Mélanie Fazi, qui a conçu et, ce qui ne gâte rien, traduit ce recueil, et l’association Dystopia, qui lui a donné un superbe écrin, sans guère, on l’imagine, se soucier plus que de raison de rentabilité immédiate. Grâces leur en soient rendues.

Les textes réunis dans ce volume balayent vingt ans et plus d’écriture. Tous inédits en français, ils rendent compte de la constance des obsessions de Tuttle. Le corps féminin y est enjeu, victime, champ de bataille ; le corps, mais aussi l’esprit. Les lieux, clos le plus souvent se chargent de sens, se gauchissent : un placard semble ouvrir sur un ailleurs, une fenêtre enfanter une tumeur, une pièce à éclipses fournir un havre, une grotte abriter un dragon. En six stations du cauchemar, ils nous poussent vers une nuit de l’âme que parfois, imparfaitement, pour un trop bref instant, le langage et l’amour peuvent percer. Dans ce choix aussi remarquable que cohérent, il paraît difficile de mettre en avant un unique texte, mais je crois que l’incroyable « Ma pathologie » justifie à lui seul l’achat de ce livre. Il est rare de lire quelque chose d’aussi tranquillement atroce.

Le fantastique, c’est la musique du malaise. Lisa Tuttle joue à merveille de ses dissonances et on éprouve un plaisir fécond, quoique un peu inquiet, à renouer avec cette mélodie.

La Guerre, anthologie d'une belligérance

Dès le couple infernal titre/sous-titre (La guerre, anthologie d’une belligérance… donc, la guerre, anthologie d’une guerre, ah ah ah), on sait qu’on va avoir un problème avec cet ouvrage disponible en librairie sur commande, et diffusé dans trois (!) points de vente sur tout le territoire français (au moment où j’écris ces lignes). Enfin « sur commande », faut le dire vite. Par exemple, on ne le trouve pas sur Amazon, et le site de l’éditeur (joli, mais particulièrement incomplet) ne donne pas le nom du distributeur. Le mieux, au cas peu probable où vous seriez intéressé par l’objet, car, par exemple, votre grande sœur a écrit un truc dedans, c’est sans doute de l’acheter chez www.editions-hydromel.com.

L’objet-livre étant de qualité médiocre (le pelliculage de mon exemplaire a décidé de partir partiellement en vacances au bout d’une heure de lecture — j’ai davantage l’habitude que ça arrive à mes « Ailleurs & demain » vieux de trente ans), intéressons-nous plutôt aux textes. On mettra au sommet du podium la nouvelle de Jérôme Noirez, qui mêle de façon originale trois de ses thèmes de prédilection : l’enfance, la musique, la chair. Bordage et Beauverger occuperont logiquement les deuxième et troisième places. Avec sa puissance légendaire, Pierre Bordage défonce la porte ouverte des guerres climatiques, pour un résultat tout à fait professionnel. C’est brutal, sans surprise, en un mot : efficace. Quant à Stéphane Beauverger, il sous-exploite une très bonne idée. Peut-être pourra-t-il reprendre un brin ce texte dans son recueil à paraître chez La Volte. Léo Henry et Luvan ne se trouvent pas loin : le premier, brutal, ne raconte pas grand-chose et se noie parfois dans sa surécriture, la seconde commence très bien son texte, mais ne sait pas vraiment comment le finir.

Après, c’est tout de suite moins intéressant : Charlotte Bousquet se penche sur les enfants-soldats africains et livre quelques pages d’une violence qui oscille entre l’insoutenable et le caricatural ; son texte, léger comme des lasagnes au cassoulet, a la vertu de nous remettre en mémoire Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala, authentique chef-d’œuvre de la littérature africaine. Lionel Davoust s’essaye quant à lui au récit de guerre shepardien (La Vie en tant de guerre), mais reste trop fidèle aux tics d’écriture de la SF d’évasion (on pense à John Scalzi) pour toucher sa cible avec efficacité (Shepard, dans le titre suscité, affronte la littérature, tout comme Iain M. Banks dans Une forme de guerre… c’est sans doute cet affrontement qui manque le plus à cette anthologie). Jean-Michel Calvez rate de peu sa version personnelle de Lord of War ; il faut être sans concession pour (bien) écrire ce genre de texte, oublier la démagogie et le bien-pensant. Ce qui n’est pas donné à tout le monde. Le reste, anecdotique ou raté, ne vaut guère qu’on s’y attarde. Quant aux mauvaises nouvelles (Kaan, Chenu), elles peuvent se targuer d’une espèce de sincérité, surtout celle de Lucie Chenu, qui appelle à l’indulgence.

Au final, une anthologie disparate (s’y mêlent tous les genres de l’Imaginaire et la littérature blanche), dispensable, frileuse vis-à-vis de son sujet, dans laquelle on ne trouvera, malgré un casting séduisant, aucun texte exceptionnel

Le Bar de l'enfer

Si Le Bar de l’enfer (atroce, ce titre français, en passant) était un film (ce qu’il sera bientôt), ce serait un buddy movie, au détail près que les buddies en question, Earl et Duke, ne sont pas policiers mais un vampire chauve et un loup-garou très poilu. Un peu contre leur gré, ils passent leurs vacances, fauchés, à Rockwood, où se trouve un diner (restaurant américain typique) pour le moins assailli par des zombies et autres goules (l’épisode des vaches zombies est à se pisser dessus… de rire). Le coupable de toute cette activité surnaturelle à découvert est une coupable : Maîtresse Lilith, qui n’a qu’un adepte : Chad, l’éjaculateur précoce. Maîtresse Lilith est en fait une jeune ado américaine, moitié jap’ (ah ! le charme torride du métissage), remplie d’hormones jusqu’au menton et d’idées occultes à la con au-dessus. Cela dit, on ne peut pas lui ôter un certain savoir-faire en allumage et en cérémonies d’invocation de forces très anciennes.

Comme Duke en pince pour Loretta, la propriétaire du diner (qui, évidemment, selon ses dires, ne lui fait aucun effet), comme Earl en pince lui pour la jolie fantôme qui garde le cimetière local, et comme maîtresse Lilith veut devenir maîtresse d’un monde de ruines et de cendres, la guerre est déclarée !

Ça va gicler (vert dégoûtant, la plupart du temps).

Voilà un livre qui joue à cent pour cent la carte du divertissement cradingue et mauvais esprit (on pense bien évidemment à Une nuit en enfer, de Robert Rodriguez, d’où le titre français naze auquel on se permettra de préférer Un diner en enfer, qui aurait été plus proche du livre). L’absolu contraire de Twilight. Pas de la grande littérature (ah ça, non !), mais plutôt un roman jouissif qui alterne dialogues marrants et scènes d’action délurées. C’est la première fois que je lis un livre en collection jeunesse qui me semble vraiment s’adresser aux adolescents : y’a du sexe (beaucoup), de la bière, des trucs gothiques plus ou moins classiques, des gros mots (et des blagues à la tonne, qui sont… niveau adolescent).

Seule ombre au tableau, une traduction française correcte mais qui pose un problème intéressant, car il fallait sans doute, pour retranscrire le côté punchy de la prose de Martinez, une « adaptation vigoureuse », ce qui est davantage un travail d’écrivain qu’un travail de traducteur. Patrick Imbert s’en sort plutôt pas mal, mais ses dialogues n’ont pas l’abattage des dialogues VO.

A offrir à votre ado pour lui montrer qu’il existe aussi des livres de fantasy redneck avec des petites salopes de 17 ans qui ont le feu au cul, un feu d’enfer, évidemment…

Pour moi, ce sera un zombie burger with cheese, un coca-goula et une belle part de frites. Sans modération.

Des Fleurs pour Algernon

[Critique commune à Algernon et moi et Des Fleurs pour Algernon.]

D’abord publié sous forme de nouvelle en 1959 (prix Hugo l’année suivante), puis sous forme de roman en 1966 (prix Nebula), Des Fleurs pour Algernon est un des chefs-d’œuvre incontestés de la science-fiction. Il a été adapté en téléfilm tourné en direct, puis au cinéma en 1968 (Charly, Ralph Nelson). Suivront encore deux téléfilms, dont un franco-suisse (en 2006) tout à fait regardable. Plus difficile à croire, Des Fleurs pour Algernon a aussi été adapté en pièce de théâtre, en comédie musicale et en spectacle de danse.

Tout le monde connaît la trame de ce classique : Charlie, arriéré mental employé dans une boulangerie, voit son intelligence accrue grâce à une opération chirurgicale ; avant lui, c’est une souris de laboratoire, Algernon, qui avait reçu le même traitement. Charlie tient son journal, tombe amoureux de sa thérapeute, couche avec une artiste un peu fofolle, jusqu’à ce que son intelligence commence à décroître, puis Algernon se laisse mourir… Roman plutôt audacieux pour l’époque (cruauté parentale, bizutages sordides, scènes de schizophrénie, sexualité explicite ; n’oublions pas que Les Amants étrangers de Farmer date de 1961), Des Fleurs pour Algernon est publié chez J’ai Lu depuis 1972, où il est réédité régulièrement tous les trois ou quatre ans. D’ailleurs, à ce sujet, il serait bon que quelqu’un se penche sur la traduction de Georges-Henri Gallet, où (entre autres erreurs/ maladresses) college est traduit collège même quand il s’agit d’une université, ce qui donne quelques faux sens assez croquignolets (Charlie, alors d’une intelligence supérieure, ne va pas à la bibliothèque du collège, mais bien en bibliothèque universitaire). Encore un de ces nombreux romans américains dont les personnages prennent leur café avec de la crème et du sucre (cream = lait).

En terme de notoriété mondiale, d’adaptations, Des Fleurs pour Algernon est LE livre de Daniel Keyes (même s’il est injuste d’oublier Les Mille et une vie de Billy Milligan) ; un phénomène qui méritait sans doute que l’auteur y revienne. Chose faite en 1999 avec Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain, une autobiographie partielle (il y est peu, voire pas du tout, question des autres romans de l’auteur), avec laquelle s’ouvre la collection « Nouveaux millénaires » (en sus du fort médiocre Idlewild de Nick Sagan). Un choix curieux, l’ouvrage, peu commercial, semblant s’adresser avant tout aux enseignants qui font lire Des Fleurs pour Algernon à leurs élèves (dans cette optique, c’est un livre incontournable). On ne peut pas dire que cette trajectoire d’écrivain soit très palpitante ; si on s’intéresse beaucoup à l’expérience de Keyes dans les pulps, à ses fréquentations (William Tenn, Horace L. Gold, Lester Del Rey), le reste est très en dessous. Le processus de création de Daniel Keyes est laborieux (ce qui explique sans doute son statut d’auteur d’un seul roman). Sa longue collaboration avec Stan Lee (des centaines (!) de scénarios) est évoquée en trois phrases. Globalement, l’auteur, hanté (et donc en un sens maudit, même s’il y a des malédictions plus désagréables, vu le succès de son œuvre), ne s’intéresse dans cet ouvrage qu’à Charlie et Algernon : comment ils sont nés dans son esprit, comment ils sont nés sur papier, puis à la télé, au cinéma, en comédie musicale, etc. Le tout pourrait être brillamment écrit, mais non, c’est assez terne, seuls quelques morceaux de bravoure (la mort du marin, l’embauche dans le monde des pulps) donnent du corps au texte. Quand on compare avec Une sorte de vie (suivi de Les Chemins de l’évasion) de Graham Greene, le choc est rude.

Au final, Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain est un livre mineur, souvent intéressant mais jamais passionnant (on s’y ennuie ferme, ici et là), un ouvrage à réserver aux enseignants concernés, aux spécialistes hardcore de la SF et aux fans absolus de Des Fleurs pour Algernon. Notons toutefois que l’éditeur a eu la bonne idée de placer à la fin de l’ouvrage la version courte, originelle, de la nouvelle « éponyme ».

Algernon et moi

[Critique commune à Algernon et moi et Des Fleurs pour Algernon.]

D’abord publié sous forme de nouvelle en 1959 (prix Hugo l’année suivante), puis sous forme de roman en 1966 (prix Nebula), Des Fleurs pour Algernon est un des chefs-d’œuvre incontestés de la science-fiction. Il a été adapté en téléfilm tourné en direct, puis au cinéma en 1968 (Charly, Ralph Nelson). Suivront encore deux téléfilms, dont un franco-suisse (en 2006) tout à fait regardable. Plus difficile à croire, Des Fleurs pour Algernon a aussi été adapté en pièce de théâtre, en comédie musicale et en spectacle de danse.

Tout le monde connaît la trame de ce classique : Charlie, arriéré mental employé dans une boulangerie, voit son intelligence accrue grâce à une opération chirurgicale ; avant lui, c’est une souris de laboratoire, Algernon, qui avait reçu le même traitement. Charlie tient son journal, tombe amoureux de sa thérapeute, couche avec une artiste un peu fofolle, jusqu’à ce que son intelligence commence à décroître, puis Algernon se laisse mourir… Roman plutôt audacieux pour l’époque (cruauté parentale, bizutages sordides, scènes de schizophrénie, sexualité explicite ; n’oublions pas que Les Amants étrangers de Farmer date de 1961), Des Fleurs pour Algernon est publié chez J’ai Lu depuis 1972, où il est réédité régulièrement tous les trois ou quatre ans. D’ailleurs, à ce sujet, il serait bon que quelqu’un se penche sur la traduction de Georges-Henri Gallet, où (entre autres erreurs/ maladresses) college est traduit collège même quand il s’agit d’une université, ce qui donne quelques faux sens assez croquignolets (Charlie, alors d’une intelligence supérieure, ne va pas à la bibliothèque du collège, mais bien en bibliothèque universitaire). Encore un de ces nombreux romans américains dont les personnages prennent leur café avec de la crème et du sucre (cream = lait).

En terme de notoriété mondiale, d’adaptations, Des Fleurs pour Algernon est LE livre de Daniel Keyes (même s’il est injuste d’oublier Les Mille et une vie de Billy Milligan) ; un phénomène qui méritait sans doute que l’auteur y revienne. Chose faite en 1999 avec Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain, une autobiographie partielle (il y est peu, voire pas du tout, question des autres romans de l’auteur), avec laquelle s’ouvre la collection « Nouveaux millénaires » (en sus du fort médiocre Idlewild de Nick Sagan). Un choix curieux, l’ouvrage, peu commercial, semblant s’adresser avant tout aux enseignants qui font lire Des Fleurs pour Algernon à leurs élèves (dans cette optique, c’est un livre incontournable). On ne peut pas dire que cette trajectoire d’écrivain soit très palpitante ; si on s’intéresse beaucoup à l’expérience de Keyes dans les pulps, à ses fréquentations (William Tenn, Horace L. Gold, Lester Del Rey), le reste est très en dessous. Le processus de création de Daniel Keyes est laborieux (ce qui explique sans doute son statut d’auteur d’un seul roman). Sa longue collaboration avec Stan Lee (des centaines (!) de scénarios) est évoquée en trois phrases. Globalement, l’auteur, hanté (et donc en un sens maudit, même s’il y a des malédictions plus désagréables, vu le succès de son œuvre), ne s’intéresse dans cet ouvrage qu’à Charlie et Algernon : comment ils sont nés dans son esprit, comment ils sont nés sur papier, puis à la télé, au cinéma, en comédie musicale, etc. Le tout pourrait être brillamment écrit, mais non, c’est assez terne, seuls quelques morceaux de bravoure (la mort du marin, l’embauche dans le monde des pulps) donnent du corps au texte. Quand on compare avec Une sorte de vie (suivi de Les Chemins de l’évasion) de Graham Greene, le choc est rude.

Au final, Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain est un livre mineur, souvent intéressant mais jamais passionnant (on s’y ennuie ferme, ici et là), un ouvrage à réserver aux enseignants concernés, aux spécialistes hardcore de la SF et aux fans absolus de Des Fleurs pour Algernon. Notons toutefois que l’éditeur a eu la bonne idée de placer à la fin de l’ouvrage la version courte, originelle, de la nouvelle « éponyme ».

Jade

Encore méconnu en France, Jay Lake signe avec Jade une bonne surprise, un portrait de (jeune) femme réussi doublé d’une intrigue solide, le tout situé dans un univers au parfum volontiers capiteux mais âpre avant tout.

Débutant comme le « simple » (et classique) journal d’une petite fille arrachée à une famille pauvre découvrant un monde dont elle ne comprend pas les codes et qu’elle va devoir peu à peu apprendre à maîtriser tout en demeurant à la merci de ses « ravisseurs », le roman prend bien vite une toute autre ampleur… On remerciera d’ailleurs, au passage, les éditions Eclipse pour ne pas révéler les trois quarts de l’histoire via la quatrième de couverture, comme cela arrive encore si souvent. Le contraire eût été regrettable : le lecteur prend peu à peu ses marques, tout comme l’héroïne, dans cet univers qui évoque évidemment un parfum d’Orient, ses couleurs chamarrées et ses modes de pensée, tout en disposant d’une identité propre et même assez marquée. Il y a vite quelque chose de fascinant dans ce récit, tout comme dans le comportement et le témoignage de Jade, dont le caractère bien trempé s’affirme malgré de réelles failles qui ne la rendent que plus humaine, réelle. Elle doute, fait des erreurs. On pourra bien sûr la trouver particulièrement mature pour son âge, voire un peu trop, mais n’oublions pas de tenir compte des circonstances de l’intrigue.

Divisé en trois grandes parties, l’histoire que brosse Jay Lake sait en tous les cas conserver un véritable fil directeur, tout en prenant le temps de s’étoffer ici ou là. A travers ses personnages — les seconds rôles marquants ne manquent pas —, mais aussi tout simplement via les lieux et les codes de ce monde, quand il ne s’agit pas de ses enjeux. Pour autant, il n’est pas seulement question d’un récit introspectif retraçant le passage à l’âge adulte d’une jeune fille ayant dû grandir trop vite…

L’apprentissage ponctué d’épreuves que traverse celle-ci donne en effet lieu à plusieurs séquences d’action de haute volée, qui, n’en doutons pas, devraient contenter les amateurs du genre. Sans pour autant que le rythme en devienne échevelé. La question n’est pas là. Le voyage en lui-même compte finalement plus que ses diverses destinations.

Mais au-delà de tout cela, le roman de Jay Lake ne se refuse jamais à une certaine amertume. Les erreurs se paient. Les regrets ne servent à rien. Le sang et les larmes ne font pas tout. Jade elle-même peut sembler parfois froide, afficher une démarche clinique, mais avec elle, c’est l’émotion qui bouillonne à fleur de peau. Il arrive même qu’elle nous prenne à la gorge sans crier gare au détour de certaines scènes.

Son histoire nous est contée avec talent, l’auteur disposant d’une plume racée, rehaussée de quelques jolies images, parfois audacieuses, mais aussi régulièrement (trop ?) empreintes de tournures de phrases un peu lourdes. Lake ne s’interdit en tout cas aucun sujet. Le roman est donc avant tout centré sur ses personnages et bien entendu son héroïne en premier lieu, mais sans négliger pour autant tous les autres aspects qui font une bonne histoire.

Reste une conclusion forcément frustrante — on s’attendait à accompagner Jade encore longtemps —, un troisième acte un rien déroutant qui pourrait bien ne pas convaincre tous les lecteurs et s’avère un bon cran en dessous de ce qui précède… Et pourtant, chaque partie du roman aurait presque pu alimenter un livre entier. La richesse de l’univers est là, de même que la complexité des personnages qui le peuplent.

Le poids des enjeux se joue de la légèreté des êtres, de la vacuité des existences. Mais il y a des choses que l’on n’oublie pas, peu importe les vicissitudes du destin. C’est aussi le cas de Jade.

Le Codex Merlin, l'intégrale

Robert Holdstock nous a malheureusement quittés en 2009. Mais si l’auteur anglais reste avant tout connu pour son cycle des Mythagos (Folio « SF »), il ne faudrait pas oublier tout un pan de sa vaste bibliographie nourrie de mythes et de légendes. Avec cette intégrale, Le Pré aux clercs propose ici une séance de rattrapage à tous ceux qui n’auraient pas plongé dans l’univers complexe de son Celtika et ses deux suites.

Une initiative à souligner, donc, du moins pour qui n’a pas déjà acheté les deux premiers tomes en poche en attendant le troisième… Dans ce cas-là, évidemment, dommage…

Ce Codex Merlin occupa l’auteur une bonne partie de la décennie passée, en fait peu ou prou jusqu’à sa mort. Les Royaumes Brisés, le tome 3, fut d’ailleurs son avant-dernier roman, ultime récit avant Avilion, un retour à l’univers des Mythagos — mais l’a-t-il jamais quitté ? — publié l’année de sa mort et toujours inédit en France (annoncé toutefois chez Denoël dans la collection « Lunes d’encre »). Autant dire qu’il ne fallait pas s’attendre ici à une série mineure…

Retrouver ces trois tomes réunis en un seul volume permet en tout cas de se rendre compte de façon bien plus évidente à quel point les thèmes de prédilection de l’auteur hantent cette trilogie : le passage du temps, le poids des mythes, leurs liens ô combien étroits, la superposition de dimensions étonnantes, entre rêve et réalité… L’occasion aussi d’éviter d’oublier la moitié du tome précédent avant d’enchaîner sur le suivant, ce qui, dans le cas présent, pourrait s’avérer problématique : la lecture de ce codex est exigeante et a tendance à le devenir de plus en plus au fil des pages : le lire en diagonale, c’est se condamner non pas à une simple lecture superficielle, mais à un véritable impair.

Comme souvent chez Holdstock, l’atmosphère constitue un ingrédient clé de la réussite de l’intrigue, soutenue par une prose minérale puissamment évocatrice, et ce sans avoir besoin pour autant de dérouler des pages et des pages de description. Le lecteur se retrouve à arpenter des mondes sombres et mystérieux, dont les lueurs fugaces croisées en cours de route s’avèrent souvent trompeuses, et, quoi qu’il arrive, toujours déroutantes.

Il faut dire que ce Merlin n’est pas forcément le guide le plus sûr qui soit : hésitant, souvent en proie au doute, manipulateur, réticent à l’idée de contempler le futur… Si jeune et si vieux à la fois, Merlin incarne une vision de l’Enchanteur à la fois fidèle et inédite, démontrant à lui seul la réussite de l’auteur et son habileté à concevoir un canevas que d’aucuns auraient imaginé incongru. Son Merlin — en réalité, un surnom — est un être mystérieux apparu à l’aube des temps. Ses souvenirs sont incomplets, mais sa magie puissante… Pour importante qu’elle soit, cette figure narrative centrale est toutefois loin d’écraser les autres personnages. Au contraire, Merlin est souvent lui-même spectateur d’une aventure moins épique qu’il n’y paraît. Les protagonistes principaux sont nombreux et profonds, indéniablement… humains, chacun devant composer avec des forces et des faiblesses qui ne les rendent souvent que plus attachants. Et comment ne pas citer le navire Argo, lui aussi personnage à part entière, dans un monde où le surnaturel existe « pour garder la nature sous contrôle », nous dit-on.

A travers cette trilogie où les frontières sont souvent abolies, brumeuses, intangibles, Robert Holdstock démontre sa capacité à abolir les frontières, justement, entre les genres, au profit, pour le coup, de la fantasy. Non, ce genre ne se limite pas aux cycles de high fantasy interminables, aussi réussis soient-ils dans leur domaine, et c’est heureux. Le syncrétisme mythologique de l’auteur frappe également l’esprit par sa pertinence. Mais celui-ci ne se livre pas à un exercice de style vain ou un étalage de connaissances. Holdstock n’oublie jamais qu’il est là pour jouer les conteurs, à même de transmettre son histoire, de faire le pont entre les profondeurs de ces brumes flirtant souvent avec l’ésotérisme et la symbolique et le lecteur, et avec quel talent ! Dépouillés de leurs oripeaux historiques, ces diverses antiquités ne font plus qu’une et Les Royaumes Brisés (« les rois brisés », en anglais…) représente ainsi une conclusion logique et douce-amère, où les pistes inexplorées précédemment le restent parfois… pour de bonnes raisons.

Portée par des personnages travaillés et une intrigue qui ne l’est pas moins, cette trilogie se mérite. Le Graal de Fer, second volet du cycle, notamment, demandera de véritables efforts pour plonger plus loin encore dans cet univers saturé de références. Et si ses eaux sont plus calmes, elles ne sont pas apaisées pour autant. Le souffle de la quête, bien que volontiers changeant, demeure de bout en bout.

Zoo City

Dans le flot de nouveautés que charrient chaque mois les éditions Eclipse, entre deux zombies avariés et trois vampires périmés, se cachent régulièrement quelques jolies pépites qui méritent d’être découvertes. Zoo City, deuxième roman (et premier traduit en France) de la Sud-Africaine Lauren Beukes, récompensé l’an dernier par le Arthur C. Clarke Award, en fait partie sans l’ombre d’un doute.

Zinzi est une jeune femme au parcours chaotique. Ex-journaliste, ex-junkie, elle vit au jour le jour en prenant part à des arnaques minables via Internet pour soutirer de l’argent à quelques gogos suffisamment crédules, et en se servant à l’occasion de son don qui lui permet de retrouver les objets perdus. Signe particulier : Zinzi est une animalée, c’est-à-dire qu’où elle aille et quoi qu’elle fasse, elle est accompagnée en permanence d’un animal, en l’occurrence un paresseux, dans lequel elle voit le stigmate vivant de sa responsabilité dans la mort de son frère. Dans l’univers de Zoo City, du nom du quartier de Johannesburg où ils ont été relégués, ils sont nombreux, criminels ou paumés, à vivre ainsi en symbiose avec un singe, une mangouste ou un vautour. On ignore l’origine du phénomène. Certains le font remonter aux années 80, lorsqu’un seigneur de guerre afghan a commencé à apparaître en public accompagné d’un pingouin. D’autres parlent d’accident nucléaire, ou d’épidémie virale, à moins que ces créa-tures ne soient les réincarnations de proches disparus.

Original, l’univers de Zoo City emprunte autant à la fantasy urbaine qu’au cyberpunk. D’un côté on a des phénomènes magiques, auxquels aucune explication précise ne sera apportée. De l’autre, un monde contemporain où la misère la plus noire côtoie l’opulence la plus obscène. Guidé par Zinzi, qui a connu ces deux univers, on passe sans transition des boîtes de nuit les plus branchées aux bas-fonds les moins fréquentables, des zones ultra-sécurisées réservées à une élite aux quartiers insalubres où l’on meurt rarement dans son sommeil. Pas le genre de lieu où l’on aimerait s’installer, mais pourtant une ville extraordinairement vivante, débordante d’énergie, ce que rend à la perfection l’écriture de Lauren Beukes (et la traduction de Laurent Philibert-Caillat est au diapason).

Dans le rôle de la narratrice, Zinzi se révèle très vite être un personnage particulièrement attachant. C’est une jeune femme complexe qui trimballe un lourd passé. Un peu minable et paumée dans un premier temps, son sens moral anesthésié par des années de galère, elle va progressivement sortir la tête de l’eau et réapprendre, parfois de façon brutale, que chacun de ses actes a des conséquences, sur les autres comme sur elle.

Seule petite faiblesse du roman : son intrigue. Zinzi est amenée à enquêter dans le milieu de la musique et à se lancer à la recherche d’une pop star disparue. Prétexte dans un premier temps à aborder Johannesburg sous ses différentes facettes, elle s’emballe dans la dernière partie du livre et culmine dans un invraisemblable capharnaüm où une truie ne retrouverait pas ses petits. Malgré cela, Zoo City constitue une lecture des plus enthousiasmantes, et Lauren Beukes atterrit illico sur la liste des auteurs à suivre de très près. On ne serait d’ailleurs pas fâché de voir traduit Moxyland, son premier roman, en attendant la suite.

Victimes et bourreaux

C’est désormais devenu un rendez-vous régulier, à l’occasion du festival des Imaginales, les éditions Mnémos publient pour la troisième année consécutive une anthologie de fantasy, dirigée par Stéphanie Nicot. Après la très réussie Rois et capitaines, puis la bien moins convaincante Magiciennes et sorciers, le thème de cette nouvelle mouture abandonne les figures traditionnelles de la fantasy pour se tourner vers un sujet plus inattendu, celui des Victimes et bourreaux. Une manière de sortir le genre des sentiers battus et de montrer qu’il peut lui aussi être en phase avec le monde actuel ?

Commençons par les choses qui fâchent, en l’occurrence la couverture, signée Julien Delval. Je ne sais pas trop si la créature qui y figure est un elfe surgelé ou Sire Cédric au lendemain d’une cuite à l’alcool de rutabaga de contrebande, mais en matière de repousse-acheteurs, on a rarement fait mieux.

Des douze auteurs au sommaire de Victimes et bourreaux, seule Charlotte Bousquet, lauréate aux dernières Imaginales du prix du meilleur roman, a pris le titre au pied de la lettre dans « La Stratégie de l’araignée ». Cette histoire d’une femme soupçonnée de sorcellerie et torturée dans un cachot n’est pas franchement convaincante, même si l’auteur introduit in fine une petite dose d’ambiguïté qui lui évite de sombrer dans la caricature. Torture toujours, mais davantage psychologique celle-là, dans « Au-delà des murs » de Lionel Davoust, où l’on finit par ne plus savoir si le narrateur se range dans la catégorie des coupables ou des victimes, à moins qu’il ne soit les deux à la fois. Une nouvelle bien plus convaincante, sur la forme comme sur le fond, que ce j’ai pu lire précédemment de cet auteur.

D’autres écrivains semblent ne s’être guère souciés du thème à l’honneur cette année. Michel Robert par exemple, dont le « Qjörll l’Assassin » est une longue course-poursuite sans surprises, à laquelle certains partis-pris esthétiques donnent des airs de western davantage que de fantasy. « Frères d’armes » de Jeanne-A Debats n’évoque lui aussi que d’assez loin le sujet imposé, ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des meilleurs textes figurant au sommaire. L’histoire, où de jeunes engagés doivent se fondre au sein du groupe qui les accueille, rappelle par certains aspects le sujet de son roman Plaguers, mais le traitement s’avère ici nettement plus original et intéressant.

Pour Nathalie Dau, victimes et bourreaux se révèlent davantage dans un cadre intime, celui d’une relation amoureuse, sur fond de non-dits et de jalousie, mais le sujet a été trop rebattu pour que « Ton Visage et mon cœur » puisse espérer lui apporter quoi que ce soit de neuf. Guère plus inspiré, Paul Béorn aborde la question du point de vue de la vengeance dans une nouvelle assez mal foutue s’achevant dans de gluants élans sirupeux. Plus intéressant est l’univers singulier de « Porter dans mes veines l’artefact et l’antidote » de Justine Niogret, où les victimes sont consentantes et les bourreaux le sont presque malgré eux.

D’autres auteurs abordent la question sous l’angle politique, pour le meilleur ou pour le pire. Le pire, c’est « Qui sera le bourreau ? » de Pierre Bordage, procès d’un tyran dont on découvre qu’il fut autrefois une victime. Le propos est tellement sommaire et caricatural qu’il obtient l’effet contraire de celui visé. Le meilleur, c’est « Désolation » de Jean-Philippe Jaworski, qui, au-delà de la truculence des personnages mis en scène, se termine sur un constat glacial quant à la manière dont un peuple peut prendre l’ascendant sur un autre et le maintenir dans une position d’infériorité en réécrivant l’histoire.

D’autres enfin s’intéressent au sujet par le biais de la religion. Passons sur la nouvelle de Sam Nell, blabla mystico-bouddhiste des plus pénibles, et arrêtons-nous plutôt sur « Que Justice soit faite ! » de Maïa Mazaurette et sur son prêtre, que sa folie religieuse conduit à devenir son propre bourreau. Le traitement est sans doute un peu bref, mais le portrait de cet illuminé compte parmi les moments les plus marquants de cette anthologie. Laquelle s’achève par un court texte de Xavier Mauméjean, assez jubilatoire dans son écriture comme dans son propos, où un Dieu particulièrement sadique trouve en un croyant à la foi indéfectible la victime idéale.

Globalement, le bilan est meilleur que l’année dernière. Quasiment pas de gros ratages, quelques très bons textes, ceux de Davoust, Debats et Jaworski en tête, mais il manque sans doute un ou deux textes capables à eux seuls de porter l’anthologie. Pas grave, on retentera l’année prochaine.

Midnight Movie

Tobe Hooper est incontestablement l’un des plus célèbres réalisateurs de films d’horreur. Mais contrairement à certains autres maîtres du genre, comme John Carpenter ou George Romero, il doit l’essentiel de sa réputation à un seul et unique film, vieux de bientôt quarante ans : Massacre à la tronçonneuse. Un phénomène tel qu’il a éclipsé le reste de sa filmographie. Certes, Hooper n’a pas tourné que des chefs-d’œuvre, il est même responsable de quelques gros ratages (Lifeforce, le remake d’Invaders from Mars) et de quantité de choses médiocres tombées depuis dans l’oubli (qui se souvient de Spontaneous Combustion, Red Evil Terror ou Night Terrors ?). Mais le cinéaste a également signé quelques excellentes série B, qui, si elles mettent en scène divers psychopathes meurtriers (l’aubergiste du Crocodile de la mort, les forains déjantés de Massacre dans le train fantôme, sans oublier le retour de Leatherface et de sa petite famille dans Massacre à la Tronçonneuse 2), intègrent également d’authentiques moments de comédie. Qu’il joue avec les conventions du genre comme dans Massacre dans le train fantôme, ou qu’il s’amuse de tous les clichés attachés aux rednecks texans qui peuplent Massacre à la Tronçonneuse 2, dans les meilleures œuvres du réalisateur, le second degré occupe une place aussi importante que l’épouvante. Et c’est ce mélange des genres que l’on retrouve dans Midnight Movie.

J’ignore quelle part a joué Tobe Hooper dans la conception et l’écriture de ce roman, mais il en est en tout cas l’un des deux personnages principaux, l’autre étant Destiny Express, film qu’il est censé avoir tourné alors qu’il était encore adolescent. Un court-métrage que l’on croyait perdu, jusqu’à ce qu’un organisateur de festival mette la main sur une copie et invite le réalisateur à une projection publique dans une salle miteuse d’Austin, Texas. Le film en question s’avère être un invraisemblable navet, filmé en dépit du bon sens, mais au cours de la séance, Hooper est témoin de comportements étranges de la part des spectateurs. Et dans les jours suivants, la situation ne cesse d’empirer…

Pour décrire la pandémie qui va se développer au fil des pages, Tobe Hooper et Alan Goldsher ont eu la bonne idée de faire de leur roman un collage d’articles de journaux, d’interviews ou d’extraits de blogs, d’échanges de courriels et de discussions sur les réseaux sociaux, de carnets intimes ou de rapports de police. On pense au procédé utilisé par Max Brooks dans World War Z, mais Midnight Movie offre de ce point de vue une plus grande variété de tons. En outre, il permet de suivre l’évolution de la maladie jusque dans ses manifestations les plus intimes et les moins ragoûtantes. Et dans ce registre, les auteurs s’en donnent à cœur joie, nous décrivant dans le détail les pulsions sexuelles ou anthropophages qui assaillent soudain les victimes du virus, et mettant en scène quelques passages gore des plus goûtus. On ne comprend pas vraiment comment la projection de Destiny Express a pu être à l’origine du monumental chaos qui nous est montré, et on comprend encore moins comment Hooper va réussir à y mettre un terme, mais entre les deux, pour peu qu’on ait l’estomac solide, on s’amuse beaucoup. Nul besoin d’ailleurs de connaître par cœur la filmographie du réalisateur pour apprécier le roman, il n’y est presque jamais fait référence. Les fans, de leur côté, auront le plaisir de retrouver un Tobe Hooper en pleine forme, dans un exercice inédit mais un registre familier.

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