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ZenCity

Aujourd'hui, des puces RFID (radio-frequency idenification) sont utilisées par La Poste dans son système Qualité. Les puces RFID sont insérées dans des enveloppes qui sont déposées ici ou là sur le réseau, dans des boites à lettres, comme n'importe quel courrier. Elles sont ensuite détectées lorsqu'elles passent les portiques équipés de transpondeurs des principaux sites de traitement du courrier. La puce s'identifie et l'heure de passage est enregistrée. Les responsables de la Qualité savent alors si le pli test a été traité selon le processus ou s'il a révélé l'existence d'une non-conformité qui sera ensuite analysée et éradiquée.

Voici un exemple concret, actuel, efficient, de l'application de la technologie qui est au cœur du roman de Grégoire Hervier. Les puces n'y sont « greffées » que sur du courrier et non sur des êtres humains.

Le roman se présente sous la forme du blog de Dominique Dubois, puis de son journal ainsi que des commentaires de ceux qui recevront ce document sur une clé USB.

Dominique Dubois est un cadre parfaitement moyen, une sorte d'archétype statistique. Un beau jour (pluvieux) il se fait virer de la boite parisienne qui l'emploie. À la recherche d'un nouveau job, il découvre l'existence de ZenCity, passe toute une batterie de tests sans rien connaître des aboutissants de ce qu'on va lui proposer, les réussit et se voit offrir un emploi. Plus qu'un emploi, en fait. Toute une vie clé en main, grâce à Global Life. Après un rendez-vous avec Gudule Djedje, son conseiller Global Life, il part pour l'Ariège où a été construite ZenCity. Djedje tient du coach et surtout du gourou quand on le place en regard du fonctionnement de ZenCity, qui fleure bon la dérive sectaire. Durant la seconde partie du roman, on voit Dominique Dubois s'installer et vivre sa vie, découvrir son nouveau travail de cadre, jusqu'à son accident avec son splendide Porsche Cayenne flambant neuf. Là, ça dérape dickien, mais on n'en sait rien encore. On est dans un roman postcyberpunk où la réalité persiste en deçà des capacités de perception ; ici, il s'agit de perception par la compréhension qui implique de recevoir le minimum de données requis. Autrement dit, Dubois va percevoir et concevoir sa propre situation par le petit bout de la lorgnette. C'est comme s'il essayait de se faire une idée du monde en ouvrant les yeux à travers quelques centimètres d'eau. Sa vision est quelque peu brouillée.

On lui a demandé de se dépouiller de son ancienne vie comme mue un serpent en venant à ZenCity, mais il a quand même conservé de celle-ci sa guitare et son vieil ampli à lampes qui va faire sauter tout le système domotique de son immeuble lorsqu'il voudra le brancher. En proie à des tracas juridiques, il est contacté par des hackers qui s'intéressent à son remarquable exploit. Dominique Dubois se retrouve ainsi entraîné dans une affaire d'espionnage et de contre-espionnage sino-occidental sur fond de pseudo respect des droits de l'homme comme peut le concevoir une entreprise de haute technologie et de développement des puces RFID.

L'intrigue montée par Grégoire Hervier est impressionnante de machiavélisme éhonté mais crédible, surtout dans ses motivations. Une remarquable partie de poker menteur. Outre la forme très actuelle choisie et un intérêt narratif soutenu sans faiblesse, la problématique soulevée mérite que l'on s'y attarde et contribue à faire de ZenCity une réflexion sur la société contemporaine, bien davantage donc qu'un simple divertissement. Une certaine conception de la société la définit comme l'ensemble de tout ce qui combat, contrôle, opprime et aliène l'individu ; c'est un ensemble de restrictions à sa liberté. Nos sociétés capital-socialistes post-libérales n'ont rien à voir avec des systèmes collectivistes et pourtant l'individualisme y est devenu un gros mot, voire une insulte. L'individu, l'humain, c'est l'électron libre, facteur d'imprédictibilité, pire, d'erreur humaine toujours insupportable. On peut admettre une défaillance matérielle parce qu'elle est remédiable, l'erreur humaine, non, ou très difficilement. C'est dingue. Dans cette conception, crime et délinquance sont des formes particulières d'erreurs humaines que l'on traque à grand coup de vidéosurveillance, à ZenCity comme ailleurs. Un boulon répond à un cahier des charges, on sait comment il va se comporter. Un humain, non. C'est pourquoi on instaure des systèmes qualité, des normes ISO ou autres et divers protocoles. Sur les plates-formes de télévente, il est de plus en plus difficile de faire la différence entre le robot ou l'opérateur humain tant les protocoles de réponses sont rigides. Au travail, ces employés échoueraient au test de Turing. L'humain doit répondre au cahier des charges, se comporter comme on l'attend. Il ne doit être qu'un rouage de la machinerie sociale, ce qui est antinomique avec la liberté et son pré requis, le libre-arbitre qui a tendance à compromettre les retours sur investissements pour des raisons chaotiques. Comme Martin Winckler dans Camisoles, ZenCity introduit cette réflexion sur l'avenir de la liberté et de la liberté de penser, voir même de la pensée pure et simple, au sein de nos civilisations technologiques. Concluons par deux citations. Feu Thomas M. Disch — l'un des plus formidables écrivains que la science-fiction ait produit — — disait : « Le progrès (technique) est ce qui contribue à faire du monde un meilleur piège à rat », et Billy Corgan (Smashing Pumpkins) écrivait dans Bullet with butterfly wings : « Despite all my rage, I'm still just a rat in a cage. » Quant à Dominique Dubois, il vous faudra lire pour savoir…

Le seul reproche que je ferai à ce livre est qu'en fin de compte, dans l'ordre narratif des choses, il réduit la montagne qu'aurait dû être la « tragédie de ZenCity », promise par la quatrième de couverture, à la taupinière d'une vulgaire émeute consumériste. Ce n'est nullement rédhibitoire, loin s'en faut, comme un gâteau sur lequel viendrait à manquer la cerise…

Un bon livre rapide, agréable à lire, moderne, actuel, immergé dans les problématiques d'aujourd'hui, ce qui contribue à son intérêt. Ce ne sera sûrement pas le livre de l'année dans ce genre en France, quoique… Ce serait de toute façon fort dommage de s'en priver.

L'Île au trésor

L'Ile au trésor ! L'impérissable chef-d'œuvre de Robert Louis Stevenson, qui n'est pas autre chose que l'archétype même du roman d'aventure. C'est à ce monument de la littérature que Pierre Pelot a décidé de s'attaquer. Une entreprise pour laquelle il ne faut manquer ni de talent ni de courage, car l'échec s'y paie cash et la médiocrité ne saurait y être de mise. Haute est la barre et, coûte que coûte, il faut la franchir… Ou renoncer. Echouer à revisiter une œuvre d'une telle envergure vous expédie illico au « terminus des prétentieux », ce cimetière où gisent tant de grenouilles ayant voulu se faire aussi grosses que le bœuf. Selon l'adage bien connu, le ridicule ne tue pas ; il peut néanmoins causer beaucoup de tort, même à un écrivain aussi établi et réputé que Pierre Pelot. Inutile de maintenir davantage le suspense. Pierre Pelot a les armes pour relever et tenir la gageure.

Il n'y a pas si longtemps, à l'aune de ses plus de quarante ans de carrière, Pierre Pelot a publié chez Héloïse d'Ormesson L'Ombre des voyageuses, un roman historique où la piraterie était déjà à l'honneur. Or, qui dit roman de pirates, dit L'Ile au trésor. Les plus splendides monuments historiques ont parfois besoin d'un bon ravalement de façade pour retrouver tout leur lustre d'antan, mais il ne saurait être question de confier pareille tâche à des gougnafiers qui saloperont le boulot. Il existe plusieurs manières de rendre hommage à un texte ou à un auteur. Pierre Pelot a choisi celle consistant à réécrire purement et simplement le même roman en le mettant au goût du jour. Ça n'a l'air de rien, comme ça. Il n'y a rien à inventer, l'histoire existe déjà. Or, justement, la difficulté gît là car il s'agit alors de respecter le plus possible le texte d'origine tout en changeant le maximum de ce qui doit l'être.

Quand, vers 1880, Stevenson écrit L'Ile au trésor, la marine à voile brille de ses derniers feux, ceux des grands clippers à coque d'acier qui mènent une lutte perdue d'avance contre ces vapeurs sur l'un desquels il rejoint sa future femme en Californie. La marine en bois, elle, n'est déjà plus qu'un souvenir romantique avalé par l'histoire. À l'instar, par exemple, d'Alexandre Dumas, son roman d'aventure est aussi un roman historique. En 1880, les chevaliers et autres nobles gentilshommes ont définitivement cédé la place à des capitaines d'industrie ou de commerce, rationnels et avides de bénéfices, pour qui la chasse au trésor est passée de mode, si tant est qu'elle l'ait jamais été ailleurs que dans des esprits épris de romantisme. L'époque est pourtant celle de la ruée vers l'or, de la course aux pôles et des dernières grandes explorations, mais l'âme en est celle de la révolution industrielle. C'est Oil, le roman d'Upton Sinclair, qui reflète bien mieux le Zeitgeist au tournant du siècle. C'est donc depuis un recul de deux siècles et non d'un que Pelot va devoir brosser L'Ile au trésor.

Pierre Pelot reprend le même mode narratif, quasiment les mêmes péripéties et, bien sûr, les mêmes personnages, au premier chef desquels Jim Hawkins, neveu au lieu de fils d'aubergiste — dont le père est inconnu/absent plutôt que mort. La tante se substituant à la mère et le compagnon de celle-ci, Trelaway, remplaçant, en sus du père, le chevalier Trelawney. Billy Bones tient son rôle et connaît son funeste sort, tache noire/rouge oblige. Long John Silver, archétype du pirate, devient, du fait des prothèses handisports qui ont remplacé sa mythique jambe de bois, Johnny « Jump » Silver, et perd son emploi de cuisinier au profit de celui d'affréteur de l'Hispaniola, bateau qui conserve son nom de baptême. Le trésor est toujours celui de Flint, quoiqu'il soit devenu pour le coup un mercenaire d'envergure « faisant » de l'Afrique, à l'image d'un Bob Denard du XXIe siècle. Ben Gun(n), qui perd un « n », ce qui renvoie mieux à un surnom de baroudeur, n'a plus été abandonné sur l'île par Flint mais ne s'y est pas moins retrouvé piégé. Des scènes aussi capitales que celle du tonneau de pomme passent quasiment à l'identique du passé au futur. Et à la fin, Silver s'enfuit avec la portion congrue d'un magot qui tombe bel et bien dans les mains prévues quoique désormais roturières.

Si l'on y tient absolument, on peut considérer cette version de L'Ile au trésor comme de la science-fiction puisque l'action est située dans quelques décennies, après que le réchauffement climatique a fait fondre les calottes glaciaires et, partant, modifié le dessin des continents. Ces soubresauts écologiques ont ébranlé les régions du monde les moins stables, dont l'Afrique, au profit d'aventuriers tels que Flint, Silver, Bones, Gun. Le pognon a été rematérialisé et soustrait aux voraces appétits des uns et des autres.

Pour Jim Hawkins, ado plutôt dégourdi dont la mère a un beau jour disparu sans crier gare, tout va commencer par l'arrivée de Billy Bones au Barraco, comme porté par un ouragan. Bones n'arrive pas là par hasard. Il est à la recherche de la mère du garçon. Jim est fasciné par la personnalité de Bones et se lie d'amitié avec lui. Pelot renforce les liens entre les personnages et accroît ainsi la crédibilité de l'intrigue à petites touches, tout en finesse. Durant ce premier tiers du roman, qui se passe dans l'auberge, les éléments se mettent en place tandis que la tension liée à l'obscure menace que l'on sent peser sur Billy Bones monte progressivement.

Jim, narrateur a posteriori de toutes ces aventures, nous les conte de son point de vue, loin qu'il est de connaître tous les tenants et aboutissants de la situation. De temps à autre, il interpelle le lecteur qui sait depuis le début qu'il va s'en sortir mais ce n'est pas l'enjeu du roman. Hawkins laisse des zones d'ombre dans sa narration avec le dessein de les combler ultérieurement en respectant la chronologie événementielle. Le moteur de lecture reste la découverte du puzzle final où l'on voit comment s'agence l'ensemble des éléments. Le récit coule inexorablement vers sa conclusion attendue, à l'instar d'un fleuve vers son embouchure, les divers rebondissements s'y greffant comme autant d'affluents sur le cours principal, apportant leurs éléments à l'intrigue.

Comme il est si bien dit en quatrième de couverture, on mesure là tout le prix d'un grand roman d'aventure. Pierre Pelot a gagné haut la main son pari et on mesure à l'aune de Stevenson combien il est un grand écrivain populaire — dans « grand écrivain populaire », il y a « grand écrivain » ; « populaire » n'est pas un terme réducteur, au contraire. Leur talent n'est nullement circonscrit à une élite, mais ouvert au plus grand nombre. Il faut lire et relire L'Ile au trésor, jouir du bonheur qui nous est donné. Pelot et Stevenson. Pelot, diable d'écrivain, gît dans les détails.

Eifelheim

Thème battu et rebattu, tordu, pressé et pressuré jusqu'à la dernière goutte, la rencontre avec l'extraterrestre est une tarte à la crème de la S-F. Steven Spielberg en a même tiré non pas un, mais deux blockbusters : E.T. et Rencontre du troisième type. Quand un thème de S-F en arrive là…

En dépit des efforts de certains auteurs — on se souvient de L'Homme venu d'ailleurs de Walter Tevis (Denoël « PdF »), porté à l'écran par Nicolas Roeg avec David Bowie — pour donner au thème ses lettres de noblesses, d'œuvres brillantes et d'indéniables réussites, la rencontre avec l'extraterrestre ne s'est guère prêtée au jeu de la hard science. « Rendez-vous avec Méduse » d'Arthur C. Clarke n'est pas sans nous laisser sur notre faim, à l'instar de l'absence qui hante Rama. Une civilisation étrangère aussi finement et intelligemment élaborée que celle de La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') ne joue pas davantage ce jeu-là.

Michael Flynn a trouvé l'angle d'approche permettant de confronter l'extraterrestre aux sciences dures. La physicienne et l'alien. Le cocktail est savoureux.

Mais l'auteur ne s'est pas arrêté en si bon chemin. Tom Schwoerin, l'un des principaux personnages du roman, est cliologue (historien mathématicien) et s'évertue à faire parler des modélisations pour interpréter les fais, les observations. Il considère d'ailleurs l'histoire narratologique comme de la littérature. Tom a un problème, un sujet d'étude : comprendre pourquoi un village de la Forêt Noire, Eifelheim, a été rayé de la carte et jamais reconstruit, ceci en totale contradiction avec l'histoire statistique. Dans le même temps sa compagne, Sharon Nagy, s'intéresse à la vitesse de la lumière variable, une théorie fort controversée qui pourrait cependant bien révolutionner la physique. Vous voyez le rapport ?

En 1348, alors que la Peste arrive sur les talons du châtelain de retour de France où il a participé à la Guerre de Cent Ans, d'étranges événements surviennent à Oberhoshwald. Nous y assistons par les yeux du père Dietrich. Ce dernier a étudié à Paris sous la houlette de Jean Buridan de Béthune — celui de l'âne —, à qui Flynn dédicace son livre. Il connaît également Guillaume d'Occam, une des pointures intellectuelles de ce temps. Cet homme de Dieu est un lettré à l'esprit ouvert, à cent lieues d'une image erronée du Moyen Age qui ne voit en cette époque que cinq siècles de ténèbres peuplés de paysans bas du front et de brutes confites en dévotion, l'intelligence oblitérée par une foi aveugle. Image qui veut que la civilisation antique n'ait survécu qu'en traversant la Méditerranée pour se réfugier en terre arabe. Cette vision du Moyen Age, faisant fi de personnalités aussi brillantes que celle de l'abbesse Hildegarde von Bingen (sur le Rhin, près d'Heidelberg) citée dans le roman et dont l'œuvre importante et novatrice est encore jouée de nos jours, a, certes, été invalidée par les historiens récents, mais beaucoup de gens persistent à l'ignorer. Cette époque était bien plus rationnelle que la Renaissance qui lui a succédé, mais nous ne sommes plus guère en mesure aujourd'hui d'appréhender cette rationalité-là. Flynn fait d'ailleurs dire à un personnage que nous ne savons plus lire Buridan, d'Occam ou Thomas d'Aquin. C'est au frère Joachim, un franciscain, que revient le rôle du dévot, quoiqu'il ne soit pas pour autant un abruti. « Oui, vous êtes un homme de bien, je pense ; mais vous êtes par trop froid. Plutôt que de faire le bien, vous préférez y réfléchir. » (p. 123) Tout froid intellectuel qu'il fut, le père Dietrich n'est qu'un homme de son temps. Quand il rencontre des extraterrestres qui ressemblent à des sauterelles géantes, il ne peut les appréhender qu'en fonction de ses propres catégories de pensées, qui sont celles du bas Moyen Age. Il leur attribue des noms/fonctions en allemand. Bien que deux villageois soient morts, dommage collatéral de l'arrivée des Krenken (E.T.), Dietrich les aborde avec circonspection, mais dans un esprit naturaliste exempt de superstition. D'emblée, il comprend avoir affaire à des êtres intelligents et, à aucun moment, il ne voit là d'intervention divine. Son attitude n'a rien à voir avec une vue de l'esprit de l'auteur ; elle est en parfaite conformité avec la manière de penser des intellectuels d'alors.

Bien que les Krenken disposent du fameux traducteur universel qui est à la S-F ce que la poêle à frire est à la cuisine, et que le père Dietrich le croie habité par un homoncule — les catégories de l'époque ignorent toute possibilité d'action à distance —, Flynn ne cesse de montrer que la communication n'a rien d'évidente à défaut d'un langage commun. C'est un thème important et récurrent du roman.

Michael Flynn met en scène ce contact avec une précision, un souci permanent du détail, de justesse, d'exhaustivité, et une érudition qui rendent chaque page passionnante. Ça sonne juste. Il nous fait sentir, palper ce Moyen Age différent de l'idée que l'on s'en fait d'ordinaire comme si nous y étions. Une foison de détails qui confère à cet ouvrage fort de plus de 500 pages une extraordinaire intensité. Ce n'est pas un de ces livres dont on tourne les pages à toute vitesse, au contraire. Parce que la science-fiction est un outil de lecture du monde qui a vocation à proposer un angle inédit, une approche oblique, derrière la rencontre avec l'extraterrestre et à travers elle, Flynn nous fait voir le Moyen Age avec des yeux neufs, et il en profite pour le réhabiliter. Dietrich ne court pas sus aux démons, brandissant croix et eau bénite. Il se rend compte avoir affaire à des êtres conscients, des créatures de Dieu bien qu'elles ne soient pas nées d'Adam et, qui plus est, en détresse. Aussi fait-il tout son possible pour leur venir en aide ; jusqu'au baptême. Il prend leur défense auprès des autorités ecclésiastiques contre l'opinion de frère Joachim.

Dans les vingt pour cent environ du roman situé à notre époque, où l'on voit le couple de chercheurs constitué par Tom Schwoerin et Sharon Nagy se marcher sur les pieds et cohabiter non sans difficulté, la part revenant à l'historien, bien qu'indispensable, m'apparaît moins ébouriffante que celle qui revient à sa compagne. Elle évolue dans l'espace de Jatnapour, les onze dimensions de Kaluza & Klein, à la recherche du quantum d'un temps tridimensionnel. Elle recourt à la fameuse baudruche comme analogue à trois dimensions de notre univers qui en compte quatre. « Comparé au charme et à l'étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule », dit Sharon à la page 492. Flynn se paie là un trait d'humour : strange et charm sont deux des six « saveurs » de quarks qui constituent les hadrons, particules susceptibles d'interaction nucléaire forte. Ça prend toute sa saveur quand on sait que la recherche de Sharon Nagy porte sur une valeur manquante entre la gravité, la force nucléaire forte et la force électrofaible pour une force temporelle liée à un quantum de temps. Cependant, tous ceux que ces concepts n'amusent pas ou lassent, peuvent très bien faire l'impasse et se contenter de l'aspect narratif du roman. Ils n'auront que la couleur, pas la saveur, mais n'en comprendront pas moins parfaitement de quoi il est question. L'intrigue retombe bien sur ses pattes.

Eifelheim a manqué le prix Hugo du meilleur roman et le Razzie de la pire couverture, deux prix qu'il aurait amplement mérités. C'est l'un des meilleurs romans publiés depuis longtemps en « Ailleurs & Demain ». Un livre dont le rythme relativement lent est plus que largement compensé par une densité extraordinaire. Les pages sont lourdes d'une richesse d'information peu commune qui fait qu'il ne souffre d'aucune longueur. C'est intéressant, très intéressant de bout en bout.

Le Chasseur et son ombre

Voilà un bien curieux livre, qui compte davantage d'auteurs que de personnages. Un roman minimaliste, dépourvu de toute pyrotechnie à grand spectacle mais très bien foutu. Une histoire limpide dont les péripéties coulent de source, emportant un héros d'une belle densité.

Ramon Espejo n'est pas un saint. Loin s'en faut. Prospecteur assez peu sociable qui, lorsqu'il rentre en ville, se saoule et bat volontiers sa femme. À l'occasion, il joue du couteau dans les bars, mais ce n'est pas un fieffé salaud, ni froid ni cynique. Le jour où il en croise un, ça fait des étincelles toutes rouges et l'autre se retrouve dans la ruelle, très occupé à retenir ses tripes. Le problème, c'est que c'était une grosse légume…

Ramon file donc fissa se mettre au vert dans le grand nord de ce monde depuis peu colonisé, le temps que les choses se calment en ville tout en caressant l'espoir de découvrir l'équivalent local du site de Fort McMurray. Au lieu de quoi, il tombe sur un nid d'aliens terrés au fond d'une montagne creuse.

Sur ces prémices, le roman va se dérouler, à la fois épuré et magistral. Petit à petit, tous les éléments vont trouver leur place dans le puzzle. Le récit a une très forte cohérence interne qui force l'évidence sans que l'intrigue soit pour autant téléphonée. C'est un texte qui retombe sur ses pattes avec la souplesse et l'élégance d'un chat. C'est beau comme une combinaison au jeu d'échecs. En fin de compte, c'est aussi une expérience esthétique qui se savoure.

Il est rarement aisé de faire la part de ce qui revient aux uns et aux autres au sein d'une collaboration littéraire sans recourir à l'analyse stylistique. À défaut d'un point de comparaison en ce qui concerne Daniel Abraham, traduit ici pour la première fois, faisons l'impasse. L'idée générale tourne autour du rapport à l'étranger. Un thème qui doit certainement beaucoup à Gardner Dozois et n'est pas sans évoquer ses romans naguère traduits chez Denoël (« PdF » et « Lunes d'encre »), Poison Bleu — également écrit en collaboration, mais avec George Alec Effinger — et L'Etrangère. L'entente avec l'autre nécessitant un minimum de volonté et d'efforts, non pas techniques mais éthiques. La science-fiction, à travers ce thème de l'extraterrestre, a une vocation toute particulière à mettre ce postulat à l'abri des contingences du monde contemporain. Martin est peut-être, lui, celui à qui revient la majeure part de la sculpture du personnage. Il a su faire preuve, entre autres dans La Geste de glace et de feu, d'une véritable capacité à forger des personnages profonds qu'il nous montre évoluant au fil des pages. On garde en mémoire Cersei, la reine incestueuse qui sombre dans la paranoïa, son frère Jaime qui, mutilé, chemine sur la voie de la rédemption, ou encore leur cadet, Tyrion, frappé de nanisme mais ne manquant ni de courage, ni d'honneur, ni d'intelligence. Le talent de George R. R. Martin en la matière n'est plus à établir.

Au final, la trajectoire de Ramon Espejo dans les contrées du septentrion s'apparente à une sorte de voyage initiatique au cours duquel la terrible confrontation née de la mise en abîme lui permettra de se découvrir tel qu'en lui-même, de répondre à une question essentielle et enfin, lui dictera la conduite idoine.

Quand on arrive au terme de la troisième partie et que l'on commence à songer au papier que l'on va écrire, on se dit que Le Chasseur et son ombre est un bon bouquin… Une fois qu'on l'a terminé, il a encore gagné de sérieux points supplémentaires. Le plaisir que l'on a pris à lire ce roman continue de croître plusieurs jours après qu'on l'a refermé, et plus on prend de recul pour le juger, plus il nous apparaît remarquable. En ces temps de productions pachydermiques que nous traversons, un roman aussi juste, sans une phrase de trop et où pas un mot ne manque, que ne grève nulle longueur ni lourdeur, est une aubaine rare. Sans nous abreuver d'un torrent de péripéties, l'action ne faiblit pourtant jamais et la tension ne cesse de croître inexorablement comme approche la fin. Et une fois la dernière page tournée, on reste admiratif.

60 jours et après

Dans les précédents ouvrages de cette trilogie engagée et écolo (Les Quarante signes de la pluie, octobre 2006, et 50° au-dessous de zéro, novembre 2007), Kim Stanley Robinson posait un diagnostic quasi désespéré sur l'état de la planète, faisant sentir, à travers les démêlés politico-mystico-scientifiques d'une brassée de personnages, l'urgence historique qui pèse sur nos actes — tant sur le plan individuel que collectif. Est-ce que quelqu'un, un jour, élèvera une pierre tombale pour notre civilisation ? questionnait-il en substance. Et si c'est le cas, que dira-t-elle ? En aucune manière que nous n'étions pas avertis : elle pourra juste dire que nous avons été trop lents à répondre aux forces qui minaient notre civilisation.

Car les transformations en cours sont, seront, d'une intensité sans pareille, et l'auteur, hyper documenté sur le sujet, les présente en soulignant, au-delà des mutations climatiques, l'importance des questions de l'agriculture et de l'eau, l'impact d'une démographie mondiale galopante sur l'environnement. Constat brutal : nous consommons les ressources renouvelables bien plus vite qu'elles ne peuvent se régénérer. En cause, notamment : le modèle économique. La catastrophe est prévisible pour des pays à croissance rapide (Chine, Inde) ; mais les pays développés ne sont pas plus à l'abri : dans un système où les nations sont partout en compétition pour les mêmes ressources, l'ultralibéralisme qui prévaut aujourd'hui cessera d'être applicable aux pays riches comme aux autres.

Force est de constater avec 60 jours et après que l'auteur est de moins en moins anxieux. Son ton, en tout cas, n'est plus aussi alarmiste. Il ne doute plus que la société mondiale puisse évoluer pour prévenir les conséquences du réchauffement global, même s'il ne voit de recours que dans l'émergence de nouveaux leaders, hommes politiques providentiels comme son Phil Chase, nouvellement élu à la tête des Etats-Unis. (et qui rappelle ostensiblement — hasard heureux ou prémonition ? — l'hôte actuel de la Maison-Blanche).

Sorte de Churchill de l'environnement, Chase est bien décidé à mettre au pas tous les pollueurs impénitents qui ne veulent pas se résoudre à la nécessité du changement. Les opérations visant à faire redémarrer le Gulf Stream, réussies au-delà de tout espoir, ont donné au président quelques marges de manœuvre, mais pas de quoi sombrer dans un optimisme béat, comme l'atteste l'humeur variable du thermomètre. Il s'agit dès lors de trouver d'autres solutions : une nouvelle économie, basée sur la maîtrise de la consommation et l'efficacité énergétique, les transports collectifs, une agriculture soucieuse de biodiversité, la généralisation du renouvelable et du recyclage, etc. Il faudrait, à l'échelle de la planète, un investissement que Robinson chiffre à quelques trillons de dollars par an, pour réduire la pauvreté dans les pays les plus misérables et restaurer l'environnement de la planète. Tout ceci devrait découler d'un principe simple : intégrer dans l'activité économique le coût de son impact écologique. Comme le socialisme s'est effondré parce qu'il n'autorisait pas le marché à dire la vérité économique, le capitalisme pourrait s'effondrer parce qu'il ne permet pas au marché de dire la vérité écologique. Pour forcer le marché à valider ce concept de « vérité » écologique, Chase et son équipe imaginent un new deal inspiré des années d'après-guerre, quand le président Roosevelt avait engagé l'Amérique dans un programme de développement d'une ampleur jamais vue.

Autant être clair, le roman s'adresse aux lecteurs passionnés par les discours scientifiques et économiques ardus, qui ne rechigneront pas devant les choix narratifs de l'auteur. En effet, Robinson privilégie les idées par rapport aux images et sacrifie de fait le rythme sur l'autel de l'exposé et de la philosophie. L'action est ici réduite à sa plus simple expression ; la mise en scène restitue, avec une laborieuse sincérité, la lourdeur des processus bureaucratiques, l'inertie de la machine administrative en butte à un phénomène qui la dépasse, les luttes d'influences entre agences gouvernementales, entre intérêts publics et consortiums privés, entre nations. Sauf que, passé trois ou quatre chapitres, on ne sait plus trop où Robinson veut nous mener. Les enjeux du roman, passionnants, sont dilués dans l'évocation du quotidien banal, et même pénible à la longue, d'une équipe de technocrates et de chercheurs (Franck Vanderwal, la famille Quibler, déjà présents au casting des épisodes précédents) au service du président Chase, que vient « pimenter » une sous intrigue lorgnant du côté du récit d'espionnage ainsi qu'une flopée de considérations mystiques/philosophiques dispensables. La tendance de l'auteur à l'hypergraphie, avérée et déjà stigmatisée dans la critique du second opus, trouve ici une sorte d'apogée. L'aspect monolithique et mollasson, les développements flottants et l'abominable happy end ne plaide pas vraiment en faveur du livre. Reste, de loin en loin, une réflexion prospective non dénuée d'intérêt, à défaut d'être convaincante littérairement parlant. En catastrophiste éclairé et zen, Robinson pointe l'urgence écologique et, plus profondément, analyse les forces sociales et les rapports de pouvoir qui structurent le monde aujourd'hui. Peut-on opérer la mutation nécessaire du monde sans transformer énergiquement ces rapports de pouvoir ? C'est la question cruciale à laquelle il tente d'apporter, à sa manière maladroite, des éléments de réponse.

Tous ces pas vers l'enfer

Jean-Pierre Andrevon est une des plumes les plus prolifiques de l'imaginaire francophone. Arrivé à un âge où il ne lui reste plus grand-chose à prouver, il poursuit pourtant son bonhomme de chemin sans abuser aucunement de la crédulité du lectorat. Tous ces pas vers l'enfer ressortit à une veine plus introspective. En effet, on s'éloigne ici des œuvres joyeusement cyniques, telle Le Travail du furet (Folio « SF »). Jean-Pierre Andrevon délaisse également l'atmosphère poétique de fin de civilisation dépeinte dans son roman Le Monde enfin (Fleuve Noir « RvA »). Il s'écarte du domaine de la fable écologiste qu'il a abordée dans la série Gandahar ou de la charge politique dont il a fait montre dans Sukran (Folio « SF »). Bref, avec Tous ces pas vers l'enfer, l'écrivain français aborde des thématiques de nature plus existentielles — la vie, la mort et l'autre —, et il le fait par le biais d'un fantastique subtil qui évite les effets du grand guignol. Pour tout dire, on se situe davantage en territoire de l'inquiétude — pour paraphraser le titre de l'anthologie périodique en son temps dirigée par Alain Dorémieux — qu'en zone de terreur macabre. Les huit textes qui figurent au sommaire nous immergent dans un quotidien prosaïque et sans éclat qui pourrait bien être le nôtre, à y regarder de plus près. Villes ternes peuplées d'individus anonymes, familles morcelées aux abonnés absents, couples à la dérive rongés par la routine, paysages campagnards mornes et automnaux, centre de vacances aseptisées, quais de gares balayés par le vent… Tous ces univers se succèdent et éveillent en nous des souvenirs familiers. En même temps, ils suscitent l'angoisse et invitent à l'introspection. C'est d'abord ce compartiment de train où on embarque à la naissance pour ne débarquer qu'à la mort. Puis, cette mère à la recherche de sa fille dans un contexte d'évacuation générale. C'est ce père qui fuit une guerre des générations qui ne dit pas son nom, en compagnie de sa petite fille. C'est cet autre père de famille qui abandonne fils et épouse pour rejoindre les clochards, toujours plus nombreux et silencieux, qui squattent les trottoirs de sa ville. C'est ce couple qui se voit offrir des vacances gratuites au bord de la mer. Sans oublier ce cimetière où il fait si bon vivre… Et ce défunt qui assiste à son inhumation avant de découvrir ce qu'il y a après. Enfin, c'est cet homme qui vit en compagnie des morts au point d'en oublier les vivants. Ces huit univers intérieurs mis en scène par Jean-Pierre Andrevon font vaciller la raison en hésitant entre le cauchemar et la sinistre réalité. Ils happent littéralement le lecteur dans leurs méandres vénéneux. Car Jean-Pierre Andrevon est un redoutable tisseur d'ambiance qu'il pimente d'un humour, volontiers grinçant, qui réjouit le cœur du plus fervent misanthrope. Pourtant ici, le recueil fait mentir cette réputation de misanthropie puisqu'il se termine par une nouvelle (parue dans la revue Ténèbres en 2001) qui est une déclaration en faveur de la vie. À mettre en relation avec le texte inédit ouvrant l'ouvrage qui, lui, propose une manière de bilan, traversé par la nostalgie, au crépuscule d'une vie.

Au final, Tous ces pas vers l'enfer s'avère une lecture plus que recommandable. Non, Jean-Pierre Andrevon n'est pas encore mort !

Sang Futur

Les éditions Moisson rouge sont une maison indépendante qui se consacre à « la littérature noire qu'elle soit critique sociale, peinture des déroutes et des folies de l'époque, fresque urbaine, roman noir, fantastique et trans-genre ». Du moins, c'est ce qu'annonce le site web de l'éditeur, et on ne peut qu'être attiré par cette réjouissante déclaration d'intention. Parmi les premiers titres parus figure une réédition qui concerne plus particulièrement le genre que nous chérissons à Bifrost. Il s'agit de Sang futur de Kriss Vila. Les lecteurs de notre n°52 auront immédiatement reconnu sous le pseudonyme Christian Vilà, un écrivain habitué à la S-F, et dont on a pu lire, à cette occasion, une interview. Pour les autres (maudits soient-ils), voici une séance de rattrapage.

« Allo ! Police-Secours ?

 Vous n'y êtes pas, mon vieux. Ici, c'est la brigade criminelle.

Alors parfait, ricanerait Dickkie dans le micro du téléphone. Je viens justement de buter un de vos collègues. Une stupe. »

Dans les années 1970, l'Hexagone a connu une vague de science-fiction politique, engagée, à faire rougir de honte l'ultragauche la plus radicale, et à faire blêmir la robe du plus retors procureur de la République. À posteriori, littérairement parlant, certains ont jugé que tout cela représentait beaucoup de bruit pour rien, et on ne leur donne pas forcément tort, même si ce courant a suscité quelques grands noms — Pierre Pelot pour n'en citer qu'un. Parmi les oubliés de la période se trouvent Joël Houssin et Christian Vilà, à qui l'on doit notamment l'anthologie Banlieues rouges chez Opta. De Houssin, on a surtout retenu Blue et la série Dobermann, adaptée ensuite au cinéma par Jan Kounen. De Vilà, si l'on fait abstraction de Les Mystères de Saint-Pétersbourg, on pourrait citer Sang futur, un roman résolument punk mais qui jusqu'à cette présente réédition était introuvable. Ne tergiversons pas, résumer l'intrigue de ce court roman (157 pages au compteur, illustrations comprises) revient à faire un fist-fucking à un éléphant. Peu de sensation pour un risque d'écrasement maximum. Car Sang futur est un concentré d'énergie nihiliste, un baiser de la mort envoyé à la face de la société bourgeoise. Le texte est conçu comme un coup de boule adressé aux conventions littéraires. Très peu de ponctuation, une narration déstructurée, des ruptures typographiques, une écriture en flux tendu, un phrasé oral et une multitude de photomontages en guise de contrepoint au texte. On sent vraiment la volonté de casser le moule, quitte à abandonner la notion de récit elle-même.

« Tu sens la Crève en toi ?… »

Le roman décline ainsi une succession de flashs visuels, violents et viscéraux, animés par des personnages dont la psychologie se définit exclusivement par l'action. Dickkie la Hyène, le tueur de flics. Le White Spirit Flash Club, combo punk qui carbure à l'alcool, au sexe et au sang. El Coco Kid, l'écrivain junky qui se fait le chroniqueur du groupe. Sarah, le travelo émasculé avec une croix gammée rouge tatouée en guise de parties génitales. Tous des enragés, résolus à transmettre leur rage au monde pour mieux le détruire. Et pour les pourchasser un flic, punaise en imperméable mastic, bien décidé à les abattre. Tous.

Au final, Sang futur ne cherche pas le consensus. On aime ou on n'aime pas. Point barre. Un condensé de Bifrost, en somme…

Les Îles dans le ciel

Sylvie Denis est un auteur rare et surprenant. Après l'excellent Haute-Ecole (l'Atalante, en 2004), des rumeurs ont longtemps couru à propos d'une éventuelle suite à ce roman de fantasy. On connaît la rumeur : volatile et le plus souvent infondée. Finalement, c'est avec le premier volet d'un diptyque de science-fiction qu'elle a effectué son retour. Et même si La Saison des singes (l'Atalante, 2007) a déçu les attentes de certains, ceci n'a pas pour autant entamé le capital de sympathie dont elle jouissait (issu pour beaucoup de son parcours de nouvelliste exceptionnelle). Et voici que l'auteur nous surprend à nouveau, avec cette fois un livre édité dans une collection destinée à la jeunesse. L'occasion d'ajouter une nouvelle touche à sa palette littéraire. L'expérience s'avère-t-elle pour autant concluante ? Il faut avouer que l'on ressort avec une impression mitigée, comme on va le voir…

Nuées est une exoplanète sur laquelle des colons humains ont jadis fait naufrage. Ce monde, dont la surface s'apparente à Vénus, se singularise par une vie végétale qui a colonisé les strates supérieures de l'atmosphère. Sur Nuées, les nuages sont littéralement constitués d'une espèce de mousse sur laquelle s'agglomère la vapeur d'eau. Et c'est sur ces nuages que les naufragés se sont installés. Au fil du temps et des vents, les naufragés se sont différenciés de manière à développer des modèles sociaux radicalement divergents. Parfois, au gré des courants aériens, les microsociétés qu'ils ont fondées viennent à se côtoyer. De ces rencontres naissent, éventuellement, l'incompréhension, ou, le plus souvent, des échanges. Rien de neuf sous le soleil, finalement…

Avec Les Iles dans le ciel, Sylvie Denis met en place un contexte de science-fiction ultra classique. Moyen de transport extra dimensionnel pour se déplacer dans l'espace, bracelets anti-gravité pour voler, naufrage sur une planète inconnue et reconstruction d'une civilisation à partir de vestiges technologiques, le roman fait appel à des motifs et à des ressorts déjà vus une multitude de fois en science-fiction. Toutefois, ces éléments ne sont là que pour poser un cadre dépaysant propice à l'aventure et au rêve, conformément à la déclaration d'intention de la collection « Autres mondes ». La réflexion naît de la rencontre entre des adolescents issus de sociétés différentes. En effet, les mondes qui évoluent dans l'atmosphère de Nuées sont autant de microcosmes qui décalquent nos sociétés terrestres. Ainsi, la science-fiction s'adresse ici au présent, en proposant un modèle social utopique, celui du Cygne. Face à la Perle noire, un monde organisé comme une ploutocratie reposant sur l'exploitation d'une masse laborieuse asservie, le peuple du Cygne apparaît comme une communauté apaisée, vaguement anarchiste et autogérée. Un paradis comparé à la Perle qui agit comme un repoussoir radical. Tout cela suffit-il pour emporter l'adhésion ? À vrai dire, c'est un peu léger tout de même. Les deux communautés manquent singulièrement d'épaisseur. Même si Sylvie Denis fait montre d'efficacité dans la mise en place de l'intrigue, ceci n'empêche pas de trouver celle-ci un peu mince, pour ne pas dire simpliste. Les Iles dans le ciel a donc les apparences d'une longue scène d'exposition, mollement animée par une intrigue balisée et sans véritable tension dramatique. On n'est pas déçu mais on reste tout de même sur sa faim. Cependant, de nombreuses pistes laissent à penser que ce roman pourrait bien être le premier volet d'un récit en devenir. Affaire à suivre, donc. On commence à avoir l'habitude avec Sylvie Denis.

Chevalier de l'empire terrien

Parmi les (re)découvertes du patrimoine de la science-fiction, Poul Anderson fait figure de poids lourd. Longtemps victime dans l'Hexagone d'un ostracisme tenace, l'écrivain états-unien est désormais l'objet d'un véritable engouement. En effet, ce ne sont pas moins de dix ouvrages — inédit et réédition, one-shot et composante de cycle, fiction et non-fiction — qui sont parus depuis 2004. Joli regain d'intérêt, se permettra-t-on de noter, pour un auteur que l'on associe fréquemment à l'âge d'or de la S-F américaine, même s'il a largement poursuivi sa carrière au-delà du terme de celle-ci.

Les éditions l'Atalante ont fait le choix de se concentrer sur le personnage de Dominic Flandry, un des héros récurrents de l'œuvre d'Anderson. Chevalier de l'Empire Terrien est le troisième opus de ses aventures. On trouvera ici deux courts romans inédits en France. Le premier, Enseigne Flandry, revient sur la jeunesse du personnage et montre de quelle façon il a intégré les services de renseignements terriens. Le second, Chevalier de spectres et d'ombres, prend place au crépuscule de sa carrière, après une vie bien remplie au service de l'Empire. Il y a évidemment matière à gloser sur l'évolution personnelle de Flandry. En dépit des apparences, le grand écart entre les deux romans n'est pas que temporel ; trente années entre les deux aventures de l'espion, neuf entre l'écriture des deux textes. Les deux histoires se distinguent également par leur tonalité contrastée. Enseigne Flandry est un récit rondement mené, mais sans véritable éclat. Les rebondissements y sont convenus, les personnages et extraterrestres archi-stéréotypés, le traitement s'avère finalement très « old school ». Bref, on se situe dans la norme des space operas classiques, ni plus, ni moins, avec tout ce que l'exercice comporte comme facilités. Ce n'est heureusement pas le même constat avec Chevalier de spectres et d'ombres qui se révèle le morceau de choix du recueil. Même si on est très loin des flamboyances déployées par l'auteur dans certains textes du cycle de La Patrouille du temps (publié dans son intégralité, soit quatre tomes, aux éditions du Bélial'), le recul sur la carrière de Flandry et sur le devenir de l'Empire procure ici une profondeur dont était dépourvu Enseigne Flandry. Certes, le récit ne déroge pas aux conventions du space opera. Mais celui-ci ne se cantonne pas uniquement au domaine de la guerre secrète, avec ses complots et ses faux-semblants, pas plus qu'il ne se réduit aux ressorts basiques d'une aventure pimentée d'un zeste de cynisme. Anderson ajoute à propos une dimension supplémentaire, propice à une réflexion plus globale que l'on peut interpréter comme une sorte de paratexte implicite qui court dans toute son œuvre. Là se trouve sans aucun doute le point fort de l'auteur états-unien. Pour mémoire, rappelons que le cycle de « L'Empire terrien » correspond à une phase de l'histoire du futur qu'Anderson a improvisé progressivement en lui rattachant les textes de La Ligue polesotechnique. L'écrivain y dévoile ses représentations sur l'Histoire — représentations qui relèvent de l'Histoire comparée et dans lesquelles l'entropie joue un rôle déterminant. L'Empire terrien se révèle ainsi comme un avatar science-fictif des nombreux empires qui ont dominé l'Humanité pendant l'Histoire, un avatar décrit ici sur son déclin. Et pendant que le collapsus dure, il ne reste plus à Flandry qu'à faire de son mieux pour repousser la Longue Nuit qui menace de tomber sur la civilisation, avec l'espoir de léguer aux générations à venir le récit édifiant de ses exploits afin qu'elles en tirent les leçons qui s'imposent.

Au terme de cette chronique, revenons à des considérations plus terre-à-terre. Si Chevalier de l'Empire Terrien finit par emporter l'adhésion, ce n'est pas en raison du premier texte qui figure au sommaire. L'ouvrage vaut surtout d'être lu pour le roman Chevalier de spectres et d'ombres qui mérite, sans conteste, d'être reconnu comme un titre incontournable de la Geste andersonienne.

Tancrède, une uchronie

Août 1096. Bohémond de Tarente, prince normand d'Italie, entend l'appel à la croisade du pape Urbain II et, voyant là l'occasion de conquérir un fief plus vaste que ceux qui l'attendent en Italie, abandonne aussitôt le siège d'Amalfi et la campagne en cours pour prendre la route de la Terre Sainte. Accompagné entre autres par son neveu Tancrède de Hauteville, il fonde en 1098 la Principauté d'Antioche. Tancrède, de son côté, poursuit sa route pour participer à la prise de Jérusalem au côté de Godefroy de Bouillon et devient, jusqu'à sa mort en 1112, l'un des seigneurs les plus influents des Etats latins d'Orient…

… du moins jusqu'à ce que certain auteur de S-F s'en mêle au tout début du XXIe siècle et, prétendant avoir retrouvé ses mémoires, donne au personnage, à son destin et à l'Histoire, un tout autre visage…

Après que le Tasse en a fait un modèle de chevalier dans son Jérusalem délivrée, le personnage de Tancrède a été très largement exploité par les arts dramatique et lyrique au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Le roman d'Ugo Bellagamba s'inspirant avant tout de l'opéra baroque du même nom (par André Campra, livret d'Antoine Danchet), c'est au personnage de fiction plus qu'aux actes du personnage historique que le Tancrède de cette uchronie emprunte sa personnalité et sa sensibilité. Et la divergence, ici, réside entièrement dans cette différence de sensibilité, dans l'interprétation subjective par ce Tancrède-ci de faits qui restent, quant à eux, rigoureusement historiques, jusqu'au moment où son destin s'écarte objectivement de celui de son modèle.

Tancrède, le narrateur, est donc lui-même le point de divergence, « l'acteur historique » à la charnière de l'uchronie, et c'est bien là ce qui intéresse Ugo Bellagamba, dont l'aisance à manipuler le fait historique et politique n'est plus à prouver : l'étude, à travers l'analyse de cette divergence, de la nature du rôle de l'individu dans le processus historique — voir à ce sujet, du même Bellagamba, « L'Acteur historique dans les récits de SF », in Yellow Submarine n°132, le Bélial', 2004, un article repris sur le site .

Bien sûr, le roman ne se limite pas à cette seule considération, et le revendique en postface : « Tancrède est de la science-fiction […] qui place au cœur de son propos […] l'histoire elle-même, entendue comme science. » Et conformément à l'idée que l'auteur se fait du rôle de la S-F, Tancrède, en s'interrogeant sur les rapports historiques entre Orient et Occident, se propose d'observer, d'analyser et de questionner le présent.

Mais s'il atteint ces objectifs, le roman peine à convaincre en tant que fiction. La « posture d'historien » revendiquée en avant-propos biaise la lecture et ne résiste pas longtemps au ton qui, sous couvert de modernisation de la syntaxe et du style, ne parvient jamais tout à fait à convaincre que le corps du texte est constitué pour bonne part des mémoires d'un personnage historique, même apocryphes, ni à refléter la spectaculaire évolution des opinions et des croyances de celui-ci. Faute d'un rythme et d'un ton propres à lui donner vie, le personnage de Tancrède ne réussit donc pas à dépasser le statut de construction de l'esprit entièrement dévouée au rôle qu'il tient dans le récit.

Ugo Bellagamba ne se montre pas encore tout à fait à l'aise dans ce premier roman en solo. Toutefois, il creuse et enrichit avec ce Tancrède les thématiques qui lui sont chères : utopie, histoire et politique sont au cœur de cette uchronie qui n'est certes pas le « grand roman » que ses admirateurs attendent, mais ne peut manquer de rappeler aux autres que la science-fiction française tient là un auteur à suivre, pour son œuvre comme pour sa façon très personnelle de concevoir le genre.

 

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Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

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