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Champ mental

[Critique commune à Champ mental, Les Prêtres du Psi et Le Prophète des sables.]

A l’instar de nombreux auteurs américains, Frank Herbert a débuté en écrivant des nouvelles, une part de son œuvre éclipsée par les grandes sagas pour lesquelles il est plus connu sous nos longitudes : le cycle de Dune, le Programme conscience (en collaboration avec Bill Ransom), le Bureau des sabotages, autant de romans régulièrement réédités promus au rang de classiques de la science-fiction.

A la lecture des trois recueils rassemblant les nouvelles d’Herbert dans l’Hexagone, on oscille entre la nostalgie et la jubilation. Un peu d’irritation aussi, car il faut confesser que certaines histoires sont un tantinet ternes, pour ne pas dire ennuyeuses. Sans doute accusent-elles leur âge. De fait, les textes semblent relever de deux catégories distinctes : des nouvelles légères, parfois malignes, teintées d’humour mais percluses de clichés SF old school, et des textes d’une consistance bien plus satisfaisante, portant en germe les thèmes majeurs de l’auteur américain.

Parmi les nouvelles du premier type, retenons-en neuf. Dans le recueil Champ mental, « Martingale » attire l’attention par son atmosphère rappelant The Twilight Zone. Un couple de jeunes mariés égarés dans le désert y fait l’inquiétante expérience d’un hôtel destiné à guérir définitivement les parieurs invétérés. Amusant et sans prétention. Texte  plus  ancien, « Chiens perdus » suscite des réminiscences simakiennes. Ici, l’Humanité doit faire face à une épidémie mortelle pour la race canine. Une maladie se transmettant par les caresses… Pour sauver le meilleur ami de l’homme, devra-t-on transformer son génome ?

Dans le recueil Les Prêtres du Psi, on ne peut faire l’impasse sur l’hilarante nouvelle « Les Marrons du feu », texte que l’on pourrait sous-titrer « Rencontre du troisième type chez les ploucs », et sur « Le Rien-du-tout », histoire de mutants dont le dénouement n’est pas sans évoquer les méthodes de sélection génétique du Bene Gesserit.

Reste Le Livre d’or. L’ouvrage étant censé rassembler une sélection des meilleures nouvelles de Frank Herbert, on peine à opérer un second tri. Bien sûr, on ne peut pas passer outre « Vous cherchez quelque chose ? », premier texte de science-fiction de l’auteur. A découvrir au moins pour sa dimension patrimoniale. « Opération Musikron » et « Etranger au paradis » se laissent lire sans déplaisir. La première nouvelle décrit une épidémie de folie, mal auquel le personnage principal doit apporter un remède dans les plus brefs délais. La seconde imagine une explication au paradoxe de Fermi pour le moins pessimiste. Toutefois le meilleur de l’auteur se révèle à la lecture de « Semence » (au sommaire du présent Bifrost) et de « Passage pour piano ». Ces deux récits conjuguent l’exigence et la réflexion. Ils font le lien avec ses thématiques plus personnelles, comme l’écologie et la rareté.

Avec « Champ mental », « Les Prêtres du Psi » (dernière partie du roman Et l’homme créa un dieu), « L’Œuf et les cendres », « Délicatesses de terroristes » et « La Bombe mentale », on attaque le noyau dur de l’œuvre de Frank Herbert. La plupart de ces nouvelles constituent en quelque sorte la matrice des romans et fresques romanesques à venir. Difficile de ne pas comparer la société religieuse de « Champ mental » au Bene Gesserit, du moins pour certaines de ses pratiques de contrôle. Le rejet de toutes les passions grâce à un conditionnement draconien et la condamnation du changement nourrissent ce parallèle. Ce texte montre que pour Herbert, les gouvernants cherchent toujours à écraser les gouvernés, souvent pour les meilleures raisons du monde. Un objectif partagé par les pouvoirs politique et religieux, deux faces du même totalitarisme, l’un agissant par l’entremise de la bureaucratie et l’autre sous couvert de mysticisme. Dans ce cadre, l’individu ou le groupe social, par sa soumission, son adaptation ou sa rébellion, interagit avec le tyran ou ses sbires. Et chacun essaie de s’aménager sa propre niche, qu’elle soit écologique ou sociétale, guidé par son inconscient, le désir de connaissance ou plus simplement ses pulsions vitales. Un chaos potentiel dont semblent être conscients les prêtres de la planète Amel, lieu saturé par les émanations psi des fidèles de tous les cultes de l’univers connu. En secret, ils échafaudent un projet d’une ampleur cosmique : « Nous voulons semer les graines de l’autodiscipline partout où elles pourront germer. Mais pour cela, il nous faut préparer certains terrains fertiles. » Un plan partageant une certaine parenté avec celui suivi par les Révérendes Mères.

« Délicatesses de terroristes » apparaît comme le galop d’essai de Jorj McKie, personnage que l’on retrouvera ensuite dans les romans L’Etoile et le fouet et Dosadi. L’agent du Bureau des sabotages doit ici protéger contre lui-même l’organisme qui l’emploie. Juste retour des choses pour une organisation ayant la charge de réguler la bureaucratie et le pouvoir politique par le sabotage délibéré, ceci afin d’éviter la tyrannie.

De despotisme doux, il est question dans « La Bombe mentale ». Dans cette nouvelle, une sorte d’ordinateur géant, la « Machine Suprême », préside au destin des habitants de Palos. La Machine élimine tous les conflits, bridant en même temps la liberté d’agir, d’inventer et d’évoluer des hommes. Une parfaite contre-utopie pour Frank Herbert, et sa plus grande crainte pour le futur.

Au final, les nouvelles de Frank Herbert offrent comme un complément à ses romans et sagas. Une lecture utile à la condition d’opérer un tri entre le franchement dispensable, l’amusant et ce qui apparaît comme le cœur de son œuvre.

Flux

Les amateurs de hard SF partagent avec les enfants et les scientifiques la conviction que le monde qui nous entoure est une source inépuisable de surprises et d’émerveillement — un sense of wonder qui ne fait qu’ajouter à la beauté des choses ou des textes, sans jamais rien en retirer.

Un domaine semblait pourtant lui échapper : du monde quantique, a-t-on longtemps estimé, on ne saurait parler que prudemment et le sense of wonder se devrait de faire place à une sorte de crainte respectueuse devant les vertiges conceptuels orthodoxes. Les auteurs de SF n’abordaient que les aspects les plus superficiels d’idées quantiques qui fascinaient pourtant leur public. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’ils s’en emparent progressivement, du Number of the Beast (1980) et du Chat passe-muraille (1985) de Robert Heinlein aux variations de Greg Egan (Isolation, 1992 ; L’Enigme de l’univers, 1995) et de Stephen Baxter.

Trois auteurs, trois approches radicalement différentes. Dans son cycle du Monde comme mythe, Heinlein appliquait les principes quantiques à la littérature et s’amusait à montrer comment les multivers fictionnels permettaient d’en déjouer les paradoxes. Egan joue en virtuose des vertiges des interprétations probabilistes, de la multiplicité des univers parallèles. Baxter, quant à lui, choisit d’appliquer au monde quantique l’arsenal narratif traditionnel de la SF : il nous en décrit les merveilles par les yeux de personnages pour lesquels elles sont des réalités quotidiennes.

Ceux de Flux (1993) vivent près de la surface d’une étoile à neutrons, dont la densité interdirait a priori toute vie organique. Ce sont donc des êtres au corps d’étain et à la taille microscopique, au sens premier du terme : ils ne dépassent pas quelques microns de hauteur ; la vaste cité qui fait leur fierté, Parz, ne mesure guère qu’un centimètre ; et un voyage de quelques mètres est une prodigieuse aventure. Ce qui tient lieu d’air y a des propriétés proprement quantiques, comme la superfluidité ; le « deuxième son » (une onde de température à pression constante plutôt que l’inverse) permet la vision, et l’on apprend dès les premières lignes du roman que les photons ont une odeur. Nos héros ressentent également les variations de champ magnétique, le « flux » du titre, qui dominent leur univers.

Si l’étrangeté de ces perceptions sensorielles participe puissamment au dépaysement du lecteur, le paradoxe n’est qu’apparent : conçus à notre image, ces humanoïdes auxquels on s’identifie sans peine ont comme nous cinq sens, mais qui ne sauraient fonctionner comme les nôtres, et les mêmes mots recouvrent des mécanismes somato-physiques très différents.

A ce stade, il convient de saluer les traducteurs de Flux, Sylvie Denis et Roland Wagner : leur fidélité au langage inventé par Baxter pour rendre compte de ces conditions de vie extrêmes s’accompagne de véritables trouvailles lexicales, comme le « magmont » et le « magval » des lignes de champ (up- et downflux, dit moins joliment Baxter). La couverture de Manchu réussit également la gageure de combiner l’élégance de la composition avec la justesse de la vue d’artiste, dont le moindre détail trouve sa justification dans le texte. Du grand art.

Cette micro-histoire s’inscrit par ailleurs dans un arc immense, dont l’ouvrage intègre une chronologie courant sur près de vingt milliards d’années. Après Gravité (1991) et Singularité (1992), Flux est le troisième volet de ce cycle des Xeelees. La quête de sa protagoniste, la jeune Dura, a pour enjeu de comprendre à quelles fins sa race a été créée par nous autres « archéo-humains » — et d’accepter, ou non, son destin cosmique. Les amateurs de space opera en prendront aussi pour leur sense of wonder.

Un roman foisonnant, donc, facétieux parfois, si riche que le puriste en moi a presque mauvaise conscience à regretter que d’autres aspects de cet univers fascinant n’aient pas été plus approfondis — que les habitants de ce monde quantique ne rencontrent pas de problèmes particuliers de mesure, par exemple, que l’écologie en soit à peine esquissée ou la politique rudimentaire.

Un roman difficile, aussi. Les amateurs moins confirmés gagneront peut-être à aborder la hard science baxtérienne par le biais de ses nouvelles, comme celles du recueil Vacuum Diagrams qui viendra bientôt compléter le cycle des Xeelees chez le même éditeur. Elle le mérite. Car avec Stephen Baxter et Greg Egan, le Bélial’ affirme plus que jamais une posture militante, offrant au public français des textes de la science-fiction la plus ambitieuse, dans des traductions impeccables.

Richard Matheson - Il est une légende

Ce livre, publié sous la direction de Vincent Chenille, Marie Dollé et Denis Mellier, constitue les Actes du Colloque de l’Université de Picardie Jules Verne et de la BNF, qui s’est tenu en décembre 2008. Pour la première fois en France, voire au monde, un colloque entier était consacré à Richard Matheson, cet auteur aux très nombreux textes archi-connus, qu’il s’agisse des romans Je suis une légende et L’Homme qui rétrécit, de la nouvelle « Journal d’un monstre », ou du scénario de Duel, mis en images par Steven Spielberg. Et le programme était en effet particulièrement chargé : près d’une vingtaine de contributions d’universitaires de la France entière, sur de très nombreux sujets : les écrits, bien sûr, les adaptations et le métier de scénariste, l’influence de Poe sur Matheson, ou celle de ce dernier sur Stephen King, voire, plus original, sur l’écrivain Claude Ollier. On trouvera même un article passionnant d’Eric Vinson sur des livres méconnus de l’auteur, qui font l’apologie de la Science Chrétienne et du théosophisme. En clair, une somme incontournable, que tout amateur de Matheson se doit de posséder pour cerner les contours de son œuvre, si tant est qu’on puisse en trouver — après tout, Matheson est un touche-à-tout qui a multiplié les genres, les traitements, les médias… Ceci étant dit, on distingue néanmoins de grandes lignes directrices, comme la prégnance des monstres (celui de sa première nouvelle, bien sûr, mais aussi le camion de Duel ou la figure de Robert Neville dans Je suis une légende, créature terrifiante pour le reste de la population terrienne), la paranoïa et plus généralement les fêlures de l’esprit, ainsi que son rapport à la notion de genre, dans lequel il se fond pour mieux les corrompre de l’intérieur. Toutes ces composantes sont bien évidemment abordées ici.

Sans surprise, l’intérêt des articles varie, mais reste globalement soutenu ; on signalera les textes de Luc Ruiz, sur Je suis une légende et le conte philosophique dans l’œuvre de Matheson, d’Irène Langlet, sur Le Jeune homme, la mort et le temps, de Fabien Boully, sur Duel et son traitement de la masculinité, et, d’une manière générale, ceux de la troisième partie qui sortent quelque peu des sentiers battus. Tout lecteur y apposera en outre ses propres intérêts, en fonction de sa connaissance plus ou moins intimes des écrits de Matheson. On s’interrogera néanmoins sur l’intérêt d’avoir mis la biographie signée Jean Marigny en fin d’ouvrage : elle nous semblait une introduction idéale à ce dernier (le lecteur potentiel n’est pas nécessairement familier des nombreuses facettes de l’auteur). Certaines thématiques ou sujets d’articles qu’on aurait bien aimé voir abordés sont absents : par exemple, une étude comparative de L’Homme qui rétrécit et de La Chute dans le néant de Marc Wersinger ; la filiation et la transmission dans l’œuvre de Richard Christian Matheson (son fils) ; ou encore les westerns. Les organisateurs du colloque s’en excusent du reste en préface, et on ne saurait leur en tenir rigueur : bien qu’incomplet, ce volume n’en demeure pas moins incontournable pour qui s’intéresse à la carrière de Matheson, mais aussi à un vaste pan de la littérature de genre américaine, l’œuvre de Richard Matheson constituant une étape intermédiaire entre les classiques (Poe) et les modernes (King).

Le Passage

Dans un futur très proche, l’armée américaine entreprend une expérience visant à créer des super-soldats à partir de condamnés à mort. Malheureusement, la manipulation tourne mal et transforme les hommes en créatures ultra-puissantes qui finissent par s’échapper pour semer la terreur… Un siècle plus tard, alors que l’Amérique est envahie par ces monstres, une communauté a réussi à survivre tant bien que mal en se repliant sur une zone protégée où la lumière, qui repousse les jets — ainsi nommés parce qu’ils se jettent sur vous —, ne s’arrête jamais. Pourtant, certains des membres de la communauté sentent que quelque chose est en train de se passer, et que les événements à venir sont intimement liés à l’arrivée d’une adolescente, une jeune fille qui est bien plus que ce qu’elle paraît…

Même s’il est très largement coutumier du fait, ce n’est pas un hasard que Stephen King se soit fendu d’un commentaire sur ce livre en quatrième de couverture. En effet, Justin Cronin, écrivain américain né en 1962 et déjà remarqué pour ses deux précédents romans, chasse ici ouvertement sur les terres de l’écrivain de Bangor. Certes, l’histoire ressemble beaucoup à l’intrigue du Fléau : un mal implacable qui s’abat sur les Etats-Unis, initié par l’armée, une communauté qui tente de résister à son essor imparable, des pouvoirs surnaturels… Mais, plus encore, c’est le traitement qui reprend des caractéristiques évidentes de l’œuvre de King : on parlera bien sûr de l’ampleur du livre, près de 1000 pages (et encore, ce n’est que le premier tome d’une trilogie !), mais aussi et surtout du professionnalisme de Cronin, ce que les Américains appellent l’art du storytelling. Ce livre est en effet conçu comme un page turner, un roman qui vous happe instantanément par son rythme, ses personnages, sa fluidité… Malgré sa taille, il se lit en effet très vite et très bien — vous ne mettrez pas nécessairement beaucoup plus de temps que pour lire un volume deux à trois fois moins épais. Cet aspect hautement immersif est du reste également intéressant pour l’auteur, parce qu’il lui permet de ne pas avoir à s’attarder sur certains points faibles de l’intrigue, comme par exemple la prolifération, un siècle plus tard, des mutants, dont on se demande bien comment ils ont fait pour survivre vu la raréfaction des « ressources »… Reste toutefois que l’auteur, fort d’un professionnalisme à toute épreuve, gère globalement très bien la cohérence dans la trajectoire particulière des protagonistes. On en vient là à l’autre point fort du roman, et à une nouvelle similitude avec King : la characterization, ou l’art de camper des personnages vraiment crédibles, humains, avec leurs failles, leurs actes de bravoure, leurs peurs et leurs espoirs… Il faut reconnaître à Cronin un talent évident pour nous faire sentir le moindre des sentiments, les doutes et les certitudes de très nombreux intervenants, qu’ils soient soldats, nonnes, électricien, gardien, mère ou même mutant. Impossible de ne pas ressentir de l’empathie pour l’un ou l’autre, voire de s’identifier avec eux. Et ce même si parfois cette characterization montre ses limites : quand elle est trop poussée, quand le background du personnage est trop étoffé et ne contient plus la part d’ombre suffisante, le lecteur commence à discerner les ficelles (les câbles ?) psychologiques qui soutiennent l’architecture de l’ensemble.

Le Passage se révèle ainsi un ouvrage archétypal d’une certaine conception de la littérature en tant que modèle d’efficacité, modèle que King, et avec lui nombre d’auteurs américains, a déjà révélé à maintes reprises. Même si l’on sent poindre épisodiquement le métier de l’écrivain, et de fait ça et là un peu moins son cœur et sa sincérité, nul doute que ce fort volume, ainsi que le film hollywoodien qui en sera très vraisemblablement tiré, saura conquérir un large public avide de lecture prenante. Qui s’en plaindra ?

Kant chez les extraterrestres

Depuis quelques temps, on voit paraître un certain nombre d’essais consacrés à la philosophie dans son rapport à la fiction, et plus précisément à la science-fiction. Ainsi par exemple de Superheroes and Philosophy de Tom & Matt Morris chez Blackiebooks, que l’on aimerait voir traduit par chez nous, ou au Seuil Mon Zombie et moi de Pierre Cassou-Noguès, qui nous a valu une belle interview dans le Bifrost n° 61. A son tour, Peter Szendy s’intéresse au sujet, employant pour la circonstance le concept de « philosofiction », forgé semble-t-il par le philosophe américain Steve Bein.

Cela à partir de la figure d’Emmanuel Kant, penseur allemand qui, de sa première publication en 1755 à l’ultime essai de 1798, évoque la possibilité d’une vie extraterrestre. Quatre occurrences en tout dans son œuvre, qui conduisent Szendy à s’interroger sur la motivation de Kant : croyait-il réellement en la possibilité d’une vie intelligente ailleurs que sur Terre, ce que laisse supposer sa première référence dans la Théorie du ciel, ou s’agit-il d’un simple concept opératoire permettant de prendre de la distance pour mieux étudier le genre humain ? Comment d’autre part un homme qui n’a jamais quitté sa ville natale de Königsberg, par ailleurs « lecteur passionné de toutes sortes de récits de voyages » selon les propres mots d’Hannah Arendt, est-il conduit à envisager l’espace démesurément ouvert ? Pourquoi cet homme solitaire, penseur de la Raison universelle, conçoit-il non seulement la possibilité d’une vie radicalement autre, mais aussi d’une intelligence littéralement étrangère ?

Peter Szendy rappelle que la question d’une intelligence extra-terrestre, loin d’être ignorée par la philosophie, l’accompagne tout au long de son histoire : de Démocrite à Fontenelle, en passant par Epicure, Plutarque, Campanella, Leibniz et au-delà de Kant jusqu’à Nietzsche et les penseurs contemporains. La particularité de cet intérêt est que, contrairement aux visiteurs étrangers de Montesquieu et ses Lettres Persanes, il ne s’agit pas d’une figure de style, l’autre en tant que même, mais bien d’une hypothèse recevable, au pire une éventualité : on peut raisonnablement supposer que la vie existe ailleurs, qu’accompagne une pensée. Dans ce cas, quelle est la nature de cette intelligence, qu’en est-il là-bas de la raison, du jugement logique, des sentiments ?

A titre de phase préparatoire, et avant d’aborder la question de Kant, Szendy consacre la première partie de son essai aux protocoles officiels mis en place par nos instances dirigeantes relativement à l’espace. Ainsi décrit-il les difficultés politiques à concevoir un « droit de l’espace », qu’il s’agisse d’un mode d’occupation voire d’exploitation, industrielle ou militaire. Le tout ne pouvant être dissocié d’un imaginaire, qu’il s’agisse de « l’incident de Roswell » ou de la symptomatique et maîtrisée déclaration de Ronald Reagan, alors que l’opération Desert Storm vient d’être lancée en ce début de 1991, relative à une menace extérieure qui, seule, parviendrait à unifier tous les peuples de la Terre. Car en effet, et comme l’indiquait dès 1950 Carl Schmidt dans Le Nomos de la Terre, l’humanité se définit volontiers selon le lieu qu’elle habite, en l’occurrence moins par l’eau qui recouvre en majeure partie notre planète, que par la terre : nous sommes avant tout des Terriens. Ce qui conduit nécessairement à penser le sol et ses frontières, les heurts résultant d’un partage avec mon prochain, la menace et l’attente qu’incarne mon éventuel lointain.

C’est précisément la limite qui définit les Terriens qui conduit Kant à penser l’extraterrien, pour mieux caractériser l’espèce humaine. Si d’autres civilisations existent nous en ignorons la nature, mais cette part d’inconnu ne doit pas s’étendre à nous. L’homme doit penser ses actes, pour parvenir à « un rang peu négligeable parmi nos voisins dans l’édifice de l’univers ». Il s’agit donc moins de mettre en valeur la différence que d’isoler la possible part d’indifférencié (intelligence, raisonnement), ce qui nous vaut de la part de Peter Szendy une analyse assez fine de L’Invasion des profanateurs, moins d’ailleurs le récit de Jack Finney que son adaptation filmique par Don Siegel. D’autres références cinématographiques viennent ici et là illustrer le propos sans alourdir l’ensemble, et parfois plaisamment comme l’analyse de Men in Black qui, selon l’auteur, aurait pu être scénarisé par Kant tant il illustre ses préoccupations universalistes.

Reste toutefois que, en dépit de ses réelles qualités, l’étude de Peter Szendy est beaucoup trop brève. On passe trop rapidement sur certains points — j’avoue ne pas bien comprendre l’usage qu’il fait du jugement esthétique, subjectif à vocation universelle, dans le problème des aliens — et l’on aurait souhaité une étude de fond, littérale, des quatre mentions de Kant aux extraterrestres, quand Szendy se contente d’en dégager une problématique commune. L’ensemble donne davantage l’impression d’une esquisse, au sens que peut avoir « étude », que d’une réflexion menée jusqu’à son terme. Autrement dit un essai, que l’on aimerait voir transformé.

Janus

Janus est le sixième roman d’Alastair Reynolds publié en France. Comme ses prédécesseurs, il s’agit d’un fort volume de plus de 500 pages. Les lecteurs de la tétralogie des Inhibiteurs ou de La Pluie du siècle ne seront nullement dépaysés. NSO ou space opera hard SF, Reynolds œuvre dans la même veine que Stephen Baxter et Gregory Benford avant eux.

Janus est une lune de Saturne qui soudain échappe à son orbite et fonce vers Alpha Virginis, étoile également connue sous les noms de Spica ou de l’Epi. L’astronef Rockhopper, d’ordinaire affecté à des missions de forage et de catapultage de comètes vers le système solaire intérieur, se trouve être le seul vaisseau susceptible d’intercepter la lune fugueuse dont tout le monde, à commencer par la DeepSchaft, la compagnie qui a armé le Rockhopper, a déjà compris qu’elle est un artefact extraterrestre et qu’il y avait là un max de fric à se faire. Bella Lind, le capitaine du Rockhopper, met la proposition aux voix et une petite majorité l’emporte, motivée à l’idée de primes substantielles. Le Rockhopper court donc sus à Janus et à ses secrets en forçant l’accélération. Suite à un accident, l’ingénieur Svetlana Barseghian découvre que les télémesures concernant les réserves de carburant ont été truquées par la compagnie et que s’ils rejoignent Janus, ce sera pour un aller simple faute de carburant pour revenir. La compagnie ne s’intéresse qu’aux données que pourra recueillir le Rockhopper sur Janus, et en-isage de délibérément sacrifier les cent quarante-cinq membres d’équipage. Entre les pressions de la compagnie, relayées par son âme damnée, Craig Schrope, et les allégations de son amie, Bella Lind devra trancher. Elle le fera en dépit de ses états d’âme et l’amitié des deux femmes n’y survivra pas. Si Lind tentera bien de recoller les morceaux, Barseghian lui vouera une haine inextinguible et ne lui pardonnera jamais. Cette dernière mènera une mutinerie, mais trop tard : à proximité de Janus, le Rockhopper est entraîné de plus en plus vite dans les profondeurs de l’espace. Bella Lind parviendra à contrer le projet de Barseghian — faire faire demi tour au vaisseau —, mais pas à retrouver son commandement. Des partisans de Lind seront assassinés cruellement et sans pitié, puis les assassins eux-mêmes exécutés. Lind sera mise à l’isolement durant des dizaines d’années tandis que Barseghian présidera à l’éta-blissement d’une colonie sur Janus, exploitant l’artefact qui les emportera toujours plus vite et plus loin. Aux vitesses relativistes désormais atteintes, ils plongent ainsi dans le futur. La survie de la colonie sur Janus s’annonce précaire…

Alastair Reynolds nous livre là un bon roman, sans temps morts, articulé autour du conflit entre ses deux héroïnes, trame sur laquelle s’enroulent les diverses et nombreuses péripéties. Janus est un roman efficace et fort plaisant quoique sans génie, à l’intrigue totalement linéaire, les événements s’enchaînant comme une chute de dominos. La psychologie des principaux personnages sonne juste sans pour autant que le livre devienne un roman psychologique, loin s’en faut. Si l’on s’en tient à la seule description des faits, Janus est un roman d’une ampleur cosmique mais il ne parvient pas provoquer la même sensation de vertige qui nous saisit à la lecture des meilleures pages de Stephen Baxter. Reynolds échoue à nous faire éprouver l’abîme de temps où Janus a emporté l’équipage du Rockhopper et l’immensité de la structure extraterrestre spicaine. Il y a des questions qui restent sans réponse. Pourquoi Janus tue-t-il certains humains ? Et, au bout du bout, on ne sait à peu près rien des fameux Spicains. Ils ne soutiennent pas la comparaison avec les Xeelees de Baxter. On les sent une échelle en dessous alors que les autres espèces qui sont rencontrées soutiennent la comparaison avec les extraterrestres de Baxter. Ces défauts restent toutefois secondaires. Janus sera une vraie source de plaisir pour tous les amateurs de ce genre de science-fiction là, des amateurs qui, par les temps qui courent, n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Faute de grive…

Le petit oiseau va sortir

Objet : recueil de nouvelles (inédites en France ; première parution : Delacorte Press, 2009).

Fautif : Kurt Vonnegut Junior, fer de lance de la contre culture américaine des années 1960/1970. Auteur notamment de Abattoir 5 , Le Berceau du chat, Le Breakfast du champion, Le Pianiste déchainé.

Période : dans les années 1950, aux Etats-Unis, bien avant qu’il ne devienne une icône, au début de sa carrière d’écrivain, quand il publiait dans les magazines et journaux.

Sujet : quatorze nouvelles relatant des situations totalement improbables. Autrement dit, nos petites vies au quotidien derrière leurs destins incertains disséqués par Vonnegut.

Maîtres mots : cynique, burlesque, humour froid (glacial), voire corrosif, déjanté, allumé, complètement barré, irréaliste… bref, tout ce qu’on aime.

Bonus : douze illustrations de l’auteur himsef (période 1994/2006).

Autant être clair tout de suite, seules deux nouvelles se rapportent aux canons du genre SF, oui, et alors ?

Vonnegut joue les anthropologues (il est diplômé en anthropologie de l’université de Chicago) des petites gens de l’après guerre américain (celle de 39/45). Entendez par là les gens de tous les jours, avec leurs faiblesses, leurs bassesses, leurs doutes, leur cruauté… bref, des gens comme nous.

Servi par une écriture ciselée, affutée, frôlant parfois la dérision dans l’art même d’écrire (un exemple de style dans l’économie de tout), ce recueil se lit d’une traite, comme si nous ne devions en garder qu’une trace légère tellement sa lecture aura été rapide. Et pourtant, ces petites brèves laisseront des traces… Vous jugerez sur pièce.

L’avant propos précise que ce recueil est une « Série de vignettes ciselées à la perfection, ces textes brossent un portrait de l’Amérique d’après guerre, une Amérique où pour une fois chez Vonnegut triomphent les héros, petites gens valeureux et au cœur tendre qui suivent la voie de la sagesse et du bien ». Effectivement chaque nouvelle se termine par un happy end ou par une pirouette humoristique. Pour autant, il nous semble que l’auteur n’en est que plus corrosif au regard de l’objectivité qu’il porte sur ses personnages. Quoi de plus cynique qu’un loser qui s’en sort héroïquement à la fin tout en restant un loser ?

De ce point de vue, mention spéciale aux nouvelles « Fubar », « La Salle des miroirs » et « Le Roi et la reine de l’univers », petits chefs-d’œuvre à pouffer de rire tellement c’est gros.

Entre absurde et réalité, Vonnegut nous propose un voyage délirant au travers de personnages et de situations pour le moins cocasses. Attention, bien évidemment, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence… Même avertis, vous pourriez vous faire surprendre…

Résumé en forme de constat : si vous aimez le cynisme, le burlesque, l’humour froid (glacial) et les situations totalement improbables, alors Le Petit oiseau va sortir trouvera facilement sa place dans votre bibliothèque, à côté du Breakfast du champion (quoi ? vous ne l’avez pas ? mais courrez chez un bouquiniste, ce livre est une tuerie !). Sans oublier que pour qui ne connaîtrait pas Vonnegut, cet ouvrage s’avère une introduction parfaite à son monde complètement loufoque.

Dans les deux cas, vous avez la haute recommandation de Bifrost. Dans votre panier on vous dit ! Dans votre panier !

Les Jours étranges de Nostradamus

XVIe siècle, en France, Philibert Sarrazin, médecin lyonnais protestant, disciple de la médecine nouvelle de Vésale et Paré, se rend à Paris à l’appel d’un ancien collègue afin de pratiquer une dissection clandestine. Piégé et enlevé par un proche de la cour du Roi qui le fait chanter, il devra accepter d’espionner Michel de Nostredame, son beau-frère, afin de découvrir ses secrets et préserver ainsi son honneur. De Paris à Salon de Provence, en passant par Lyon, à une époque où mijotent les ingrédients de la guerre entre catholiques et protestants, nous suivrons les déconvenues de notre modeste médecin, héros malgré lui d’une histoire qui le dépasse…

Deuxième roman de Jean Philippe Depotte, jeune auteur découvert par Denoël, voici une livraison difficile à classer. Thriller fantastico-historique ? Il y a de cela, tant l’auteur mêle l’exactitude des faits historiques à une certaine fantasmagorie mâtinée d’ésotérisme, le tout soutenu par un rythme romanesque débridé. On s’y perd et c’est très bien comme ça.

Même si Les jours étranges de Nostradamus s’inscrit moins dans la veine fantastique que Les Démons de Paris, il n’en reste pas moins quelques récurrences évidentes. D’abord, un personnage central éminemment croyant, bouleversé par la puissance du divin, en doute quant à la mise en réalité humaine du spirituel, en perpétuelle quête de sens. Ensuite la place des femmes, dans leur contexte, dans leur temps. Elles sont toujours prépondérantes à chaque ressort de l’intrigue.

On frôle parfois la stigmatisation, les comportements stéréotypés des personnages, qu’ils soient catholiques ou protestants, sont poussés à l’extrême. Et pourtant le rendu final demeure équilibré, cohérent, et nous donne une image finalement assez complète et juste (autant qu’on puisse en juger) de l’effervescence religieuse mortifère de l’époque, prémisse des massacres de la Saint Barthelemy. Certains y verront une forme de neutralité dans l’équilibre du re-gard porté par l’auteur, d’autres un jugement définitif dans l’analyse accablante qu’il a de son sujet. En tout cas, l’approche de Jean- Philippe Depotte ne peut laisser indifférent tant elle est fouillée. Là où d’autres n’ont fait qu’effleurer le sujet, il pousse loin dans l’exploration des thématiques sous-jacentes : proximité de l’absolue et de la folie ; triptyque pouvoir, religion, dissidence ; dualité de la science et du divin… On retrouve dans Les Jours étranges de Nostradamus quelques envolées du Moineau de Dieu de Mary Doria Russell (chef-d’œuvre, s’il en est). C’est dire si Depotte aura su approfondir son sujet et nous le restituer dans un format limpide et palpitant. Un livre intelligent et ludique. Plus que le présent roman, c’est ici l’auteur qui nous intéresse. De ceux dont le travail ne peut réellement s’appréhender que dans l’appréciation de l’ensemble, tissé patiemment de passerelles d’un écrit à l’autre. Alors évidemment, deux romans c’est encore un peu court, ne nous emballons pas, mais attendons avec impatience la suite pour vérifier notre hypothèse.

Bref, un vrai plaisir de lecture, un livre qui vous emmène tard dans la nuit alors que vous deviez vous coucher tôt ! Interpellant, troublant, envoûtant… impossible à lâcher.

Enfin, que dire de l’illustration de couverture,  sinon que celle de Daylon pour Les Démons de Paris était somptueuse…?

Après une entrée remarquée dans le petit monde de l’Imaginaire français, Jean Philippe Depotte confirme ici tant son talent que son définitif statut d’auteur à suivre… et à lire.

La Souveraine des ombres

Sur les flancs d’une montagne solitaire, au milieu de terres désolées où les vivants n’ont pas leur place : le ciel blanc, le froid, une forêt de cristal ou de pierre. Une sorcière elfe, manifestement folle à lier, se livre à quelque ballet obscène avec les arbres corrompus. De ses petits yeux chafouins, un écureuil contemple le spectacle tout en se fourrant un gland dans la bouche…

Ainsi commence le premier roman d’un auteur canadien spécialiste (dixit le quatrième de couverture) en histoire militaire, nouvel étalon fantasy de l’écurie Fleuve Noir. Malgré l’introduction un brin tendancieuse et les avertissements de l’éditeur, l’ouvrage ne se départit pas d’un classicisme certain. Pour résumer, c’est l’histoire d’une protectrice de la nature dont l’amour dévorant pour les plantes vertes s’est transformé en rage démente d’assimilation et de destruction. A cette représentante des forces du mal tente de s’opposer un front de peuples aux motivations divergentes.

Champion de la (dés)union, l’elfe de fer Konowa. L’intéressé traîne ses emmerdes comme un boulet du métal le plus dense. Son itinéraire personnel n’est qu’une chaîne de causalités fâcheuses. Rejeté par les siens à cause d’une marque de naissance infâmante. Réfugié au sein d’une société impérialiste qui ne l’intègre pas. Commandant d’un régiment de parias chargé de porter le fer aux quatre coins de l’œcoumène local. Assassin d’un puissant potentat à la solde de la sorcière démente. Exilé dans une jungle impénétrable alors que les arbres, les insectes et les petits animaux de la forêt ne sont pas, mais vraiment pas, ses amis… A ce point là et suivant les caprices d’un hasard scénaristique providentiel, il se voit rappelé par ses supérieurs et réintégré dans ses droits pour diriger une mission aux contours nettement piégeurs : récupérer un artefact magique au nez et à la barbe de la sorcière démente, au fin fond d’une région en pleine rébellion contre l’Empire.

Foin du décor, à peine esquissé, sinon par quelques réflexions à visées politiques sur la délicate question de l’assimilation, les méfaits du colonialisme, le droit des peuples dominés à se révolter et à disposer d’eux-mêmes. Disons-le autrement : le décor, c’est l’action (voire l’inaction). L’auteur, comme son CV l’exigeait presque, se focalise sur la vie et l’œuvre d’une unité militaire en temps de campagne (le fameux régiment des elfes de fer du sous-titre, qui n’ont d’elfes que le nom d’ailleurs). Avec au casting : un prince godichon insupportable de bêtise, un nain bavard et chiqueur, un puceau binoclard, une scribe de terrain fumant le cigarillo, et la magnifique Visyna Tekoy, magicienne de guerre aux idées un peu trop libertaires. Heureusement, il n’y a pas que des jambes de bois dans cette troupe incroyable, et nos héros pourront s’avancer tranquillement, de corvées de chiotte en brutales escarmouches, vers un joli petit remake de Fort Alamo (mettons, du Légende de David Gemmell, pour rester dans le genre qui nous préoccupe).

Instruction aux lecteurs éventuels : ne pas s’attendre à des surprises renversantes. En fantasy comme ailleurs, plus les ficelles sont grosses, mieux ça marche. Le roman ressemble terriblement à un hybride de La Compagnie noire, en moins noir, et d’un Seigneur des Anneaux adolescent (quoi, le « SdA » était un roman pour ados ?) revu à la sauce new age. Les soldats sont des crapules au grand cœur, les elfes ont des noms d’indien, les magiciens dissertent sur la place de l’homme (et créatures assimilées) dans le concert de la nature, les rapports qui se développent entre les différents membres de la communauté sont, au choix, d’une splendide virilité ou d’une retenue très honorable. Dans le monde réel (ou dans un livre de Thomas Day), Konowa et Mlle Tekoy auraient niqué comme des bêtes. Plus chaste et voulant peut-être ménager là son public, Chris Evans nous laisse sur un baiser suspendu…

Voilà ce qui est bien avec la BCF : on peut en relire après des années d’abstinence, on s’y sent comme chez soi. Fondations, distribution, agencement, peintures, tout y est familier. Trame gravée dans l’airain, visages interchangeables. L’art de la fantasy est une maison sans cesse revisitée, que seule distingue l’adresse du décorateur.

S’il n’est pas révolutionnaire — et à conditions de passer outre ses invraisemblances (une armée médiévale en campagne, ça ne ressemble pas à ça, Mr. Evans !) —, le roman de Chris Evans peut se lire avec un certain plaisir, comme l’on prend plaisir, après une longue absence, à retrouver le confort de son logis. Outre plusieurs personnages fort bien animés, il fait valoir quelques effets pyrotechniques très réussis ainsi que de jolis morceaux de bravoure, et il pose suffisamment d’appâts (Pourquoi la nature a-t-elle corrompu la sorcière ? Quels sont ses liens réels avec les elfes qui portent sa marque ? Konowa et Mlle Tekoy concluront-ils ?) pour que le lecteur ferré ait envie de lire la suite.

Préparer l'enfer

2022. Le jour du second tour de l’élection présidentielle, un clochard est assassiné sous l’œil de HyperOpsis, le système omniscient (mais pas encore omnipotent) de vidéosurveillance hexagonal. Dépêché sur le lieu du crime, Louran arrête le meurtrier. Les mains dans les poches de son long parka, l’air narquois, celui-ci toise le policier et le crispe d’entrée par sa désinvolture. Tout semble trop théâtral. La mise en scène de l’assassinat, l’absence de résistance du meurtrier… Louran n’est pas tranquille. Emmené au poste, le tueur avoue tout et plus encore. Il s’appelle Mornau. Il parle de son enfance, de ses motivations intimes, de son cheminement au sein du Franc, parti du candidat en tête des sondages pour l’élection. Et les aveux se muent en confession sur fond de résultat électoral.

Bonne nouvelle pour l’amateur de roman noir. Avec L’Honorable société, quatre mains conjuguant les talents de Dominique Manotti & DOA, et Préparer l’enfer de Thierry Di Rollo, la collection « Série noire » réinvestit un genre, longtemps délaissé au profit des sirènes du thriller plan-plan. Coïncidence ou synchronicité, les deux livres auscultent le cadavre pourrissant de notre démocratie, proposant une lecture salutaire, mais sans concession, des mœurs et pratiques contemporaines.

Même si Préparer l’enfer conjugue les ressorts du roman noir et de l’anticipation, l’atmosphère semble procéder davantage du premier genre. Au-delà des querelles de chapelle, ce roman court, âpre, à la narration sèche, quasi comportementaliste, adresse comme un avertissement. En effet, nul ne peut ignorer que le malaise est patent en France, un constat concernant la démocratie en général. Un mal diffus, insidieux, gangrenant les mentalités, les solidarités, le bien commun.

Spéculant sur les symptômes actuels, l’auteur français élabore un concept troublant de vraisemblance, celui de démocratie ajustée. Un concept résumé ainsi par Mornau : « réduire les libertés progressivement et, en même temps, ne jamais compromettre l’esprit de contestation, le laisser vivre pleinement. Les masses laborieuses, ou plutôt ce qu’il en reste, continuent de protester, de réclamer le maintien de leurs droits, sans se rendre compte un seul instant que ces mêmes droits s’amenuisent par petites touches, à la faveur de réformes a priori indépendantes, mais finalement conjuguées. Réduire la liberté, donner l’illusion qu’elle est intacte parce qu’on peut encore se battre pour la conserver, lier ce bouillonnement social avec la coercition et la culture de la peur. Et la paranoïa sécuritaire. Vous comprenez ? »

On ne sait si Thierry Di Rollo a lu Christian Salmont, Edward Bernays et Noam Chomsky, ou s’il est juste un observateur avisé du quotidien. Son concept apparaît comme une synthèse du storytelling et des techniques de manipulation de l’opinion publique. En somme, fabriquer du consentement pour mieux éroder les libertés démocratiques. Sur ce point, même si elle use de l’artifice de l’anticipation, cette politique-fiction s’inscrit aussi dans le meilleur de la tradition du roman à thèse.

Préparer l’enfer propose un point de vue amoral. Le narrateur n’est pas le policier ou le privé désabusé habituel qui entend réparer un tort, tout en sachant qu’il ne changera pas la face du monde. On suit le cheminement de Mornau, un tueur sans état d’âme. Un pauvre type, parfaite image de la banalité du mal, devenu première gâchette du Franc grâce aux circonstances et à un goût certain pour le meurtre.

Di Rollo dépouille son style : phrases courtes, recherche du mot juste, violence dénué d’outrance. Il échafaude un dispositif narratif elliptique, alternant les allers-retours entre le passé et le présent. L’itinéraire de Mor-nau apparaît autant comme un voyage au cœur de la psyché d’un homme dénué d’affect qu’une plongée au sein d’une société malade, déboussolée, prête à se donner au premier personnage providentiel venu, qu’il porte le tailleur ou non.

Comme dans tout bon roman noir qui se respecte, Préparer l’enfer évite l’écueil du militantisme. Le propos de Thierry Di Rollo se veut politique, dans la meilleure acception du terme. Point de jugement à l’emporte-pièce ou de dogmatisme à la petite semaine. L’auteur français confirme juste que le roman noir donne son meilleur en temps de crise.

En refermant Préparer l’enfer, on se remémore la célèbre phrase de 1984 que George Orwell met dans la bouche de O’Brien : « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. » En 2022, le totalitarisme est intégré, partie prenante d’une peur auto-entretenue, se passant d’un outil de terreur. Spéculation alarmiste nous dira-t-on ? Fiction fumeuse et pessimiste ? Histoire de mettre tout le monde d’accord, Thierry Di Rollo rappelle juste une évidence : l’enfer commence ici et maintenant. Il bouscule les routines et loin de livrer un roman complètement désabusé, il donne envie de s’insurger et non de s’indigner. De dire non, et après de boire un coup parce c’est dur.

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