ZenCity
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Aujourd'hui, des puces RFID (radio-frequency idenification) sont utilisées par La Poste dans son système Qualité. Les puces RFID sont insérées dans des enveloppes qui sont déposées ici ou là sur le réseau, dans des boites à lettres, comme n'importe quel courrier. Elles sont ensuite détectées lorsqu'elles passent les portiques équipés de transpondeurs des principaux sites de traitement du courrier. La puce s'identifie et l'heure de passage est enregistrée. Les responsables de la Qualité savent alors si le pli test a été traité selon le processus ou s'il a révélé l'existence d'une non-conformité qui sera ensuite analysée et éradiquée.
Voici un exemple concret, actuel, efficient, de l'application de la technologie qui est au cœur du roman de Grégoire Hervier. Les puces n'y sont « greffées » que sur du courrier et non sur des êtres humains.
Le roman se présente sous la forme du blog de Dominique Dubois, puis de son journal ainsi que des commentaires de ceux qui recevront ce document sur une clé USB.
Dominique Dubois est un cadre parfaitement moyen, une sorte d'archétype statistique. Un beau jour (pluvieux) il se fait virer de la boite parisienne qui l'emploie. À la recherche d'un nouveau job, il découvre l'existence de ZenCity, passe toute une batterie de tests sans rien connaître des aboutissants de ce qu'on va lui proposer, les réussit et se voit offrir un emploi. Plus qu'un emploi, en fait. Toute une vie clé en main, grâce à Global Life. Après un rendez-vous avec Gudule Djedje, son conseiller Global Life, il part pour l'Ariège où a été construite ZenCity. Djedje tient du coach et surtout du gourou quand on le place en regard du fonctionnement de ZenCity, qui fleure bon la dérive sectaire. Durant la seconde partie du roman, on voit Dominique Dubois s'installer et vivre sa vie, découvrir son nouveau travail de cadre, jusqu'à son accident avec son splendide Porsche Cayenne flambant neuf. Là, ça dérape dickien, mais on n'en sait rien encore. On est dans un roman postcyberpunk où la réalité persiste en deçà des capacités de perception ; ici, il s'agit de perception par la compréhension qui implique de recevoir le minimum de données requis. Autrement dit, Dubois va percevoir et concevoir sa propre situation par le petit bout de la lorgnette. C'est comme s'il essayait de se faire une idée du monde en ouvrant les yeux à travers quelques centimètres d'eau. Sa vision est quelque peu brouillée.
On lui a demandé de se dépouiller de son ancienne vie comme mue un serpent en venant à ZenCity, mais il a quand même conservé de celle-ci sa guitare et son vieil ampli à lampes qui va faire sauter tout le système domotique de son immeuble lorsqu'il voudra le brancher. En proie à des tracas juridiques, il est contacté par des hackers qui s'intéressent à son remarquable exploit. Dominique Dubois se retrouve ainsi entraîné dans une affaire d'espionnage et de contre-espionnage sino-occidental sur fond de pseudo respect des droits de l'homme comme peut le concevoir une entreprise de haute technologie et de développement des puces RFID.
L'intrigue montée par Grégoire Hervier est impressionnante de machiavélisme éhonté mais crédible, surtout dans ses motivations. Une remarquable partie de poker menteur. Outre la forme très actuelle choisie et un intérêt narratif soutenu sans faiblesse, la problématique soulevée mérite que l'on s'y attarde et contribue à faire de ZenCity une réflexion sur la société contemporaine, bien davantage donc qu'un simple divertissement. Une certaine conception de la société la définit comme l'ensemble de tout ce qui combat, contrôle, opprime et aliène l'individu ; c'est un ensemble de restrictions à sa liberté. Nos sociétés capital-socialistes post-libérales n'ont rien à voir avec des systèmes collectivistes et pourtant l'individualisme y est devenu un gros mot, voire une insulte. L'individu, l'humain, c'est l'électron libre, facteur d'imprédictibilité, pire, d'erreur humaine toujours insupportable. On peut admettre une défaillance matérielle parce qu'elle est remédiable, l'erreur humaine, non, ou très difficilement. C'est dingue. Dans cette conception, crime et délinquance sont des formes particulières d'erreurs humaines que l'on traque à grand coup de vidéosurveillance, à ZenCity comme ailleurs. Un boulon répond à un cahier des charges, on sait comment il va se comporter. Un humain, non. C'est pourquoi on instaure des systèmes qualité, des normes ISO ou autres et divers protocoles. Sur les plates-formes de télévente, il est de plus en plus difficile de faire la différence entre le robot ou l'opérateur humain tant les protocoles de réponses sont rigides. Au travail, ces employés échoueraient au test de Turing. L'humain doit répondre au cahier des charges, se comporter comme on l'attend. Il ne doit être qu'un rouage de la machinerie sociale, ce qui est antinomique avec la liberté et son pré requis, le libre-arbitre qui a tendance à compromettre les retours sur investissements pour des raisons chaotiques. Comme Martin Winckler dans Camisoles, ZenCity introduit cette réflexion sur l'avenir de la liberté et de la liberté de penser, voir même de la pensée pure et simple, au sein de nos civilisations technologiques. Concluons par deux citations. Feu Thomas M. Disch — l'un des plus formidables écrivains que la science-fiction ait produit — — disait : « Le progrès (technique) est ce qui contribue à faire du monde un meilleur piège à rat », et Billy Corgan (Smashing Pumpkins) écrivait dans Bullet with butterfly wings : « Despite all my rage, I'm still just a rat in a cage. » Quant à Dominique Dubois, il vous faudra lire pour savoir…
Le seul reproche que je ferai à ce livre est qu'en fin de compte, dans l'ordre narratif des choses, il réduit la montagne qu'aurait dû être la « tragédie de ZenCity », promise par la quatrième de couverture, à la taupinière d'une vulgaire émeute consumériste. Ce n'est nullement rédhibitoire, loin s'en faut, comme un gâteau sur lequel viendrait à manquer la cerise…
Un bon livre rapide, agréable à lire, moderne, actuel, immergé dans les problématiques d'aujourd'hui, ce qui contribue à son intérêt. Ce ne sera sûrement pas le livre de l'année dans ce genre en France, quoique… Ce serait de toute façon fort dommage de s'en priver.