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La Terre de brumes

Kilworth termine sa trilogie comme il l'avait entamé : par un beau voyage. L'envahissement d'Albainn (la Terre de Brumes du titre), longtemps projeté, a reçu l'aval des dieux Océaniens, avides d'en découdre avec ceux des hommes blancs. Le roi Kieto a rassemblé une flotte immense qui s'apprête à braver les mers du destin. Occasion pour l'auteur de convoquer une dernière fois ses personnages — ou leurs mânes. À l'image du celte Seumas, les héros sont devenus vieux. Tragédie pour le guerrier fatigué : pourra-t-il laisser les Océaniens envahir le pays dont il est issu ? Las. Il ne verra pas l'invasion, ni même la fin du voyage. « Veille sur mon peuple », enjoint-il à son fils Craig (le Kumiki du second volume). Oui, mais lequel ? Le Celte ou l'Océanien ?

Au-delà des affrontements entre les représentants des deux civilisations (plus théâtralisés que féroces d'ailleurs), c'est cette injonction d'une douce ambiguïté qui amène les développements les plus intéressants. L'âme du père, prisonnière de son dilemme, appelle le fils métis à la libérer. Le périple de Craig est donc à la fois physique et intérieur. Dans les songes, les mythes et la géographie du monde celte, c'est la trace de ses origines qu'il recherche, son identité oubliée.

Comme il en va d'ordinaire dans ce genre de récit initiatique, il y a des épreuves à franchir, des monstres formidables, de longues séquences d'exploration, des artefacts fabuleux, beaucoup de magie. Le ton est shakespearien ; la morale nettement plus convenue. « Certains quittent leur terre pour chercher le savoir plutôt que la conquête. Voilà la vraie nature de la quête de l'humanité. » À la fin, Celtes et Océaniens doivent s'allier pour repousser d'autres envahisseurs moins scrupuleux. Puis chacun de rentrer chez lui, apaisé et plus sage.

Si le dénouement est moins spectaculaire que ne le laissaient présager les épisodes précédents, Kilworth est suffisamment habile et malin pour capter l'attention du lecteur et lui asséner jusqu'au bout sa grande idée : une sorte de colonisation à l'envers, une pirouette faite à l'histoire où l'exploration du monde aurait pris sa source ailleurs qu'en Europe ; avec des explorateurs à la fois moins conquérants et plus spirituels que ceux dont les livres ont gardé le nom.

C'est bien évidemment une utopie impossible, comme seuls en ont rêvé les poètes… Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage/Ou comme celui-là qui conquit la Toison,/Et puis est retourné plein d'usage et raison,/Vivre entre ses parents le reste de son âge !

50° au-dessous de zéro

C'est l'histoire d'une bande de primates qui jouent aux savants fous avec leur milieu naturel et finissent par le rendre invivable ; puis, une fois la catastrophe consommée, se lamentent : « Vraiment dommage, on aurait peut-être pu le sauver. »

Vu comme ça, le roman de Robinson a tout de la fable chlorophyllienne un peu cynique. C'est méconnaître l'auteur qui, tout en fustigeant l'iniquité des puissants et l'aveuglement des masses, affiche dans le même temps un optimisme surnaturel, une confiance inébranlable dans la capacité de réaction et d'adaptation du genre humain.

Alors voilà, on en est là : les pluies diluviennes du premier opus (Les Quarante signes de la pluie) ont laissé exsangue une partie des Etats-Unis ; la banquise continue de se déliter ; l'action des courants marins et atmosphériques est bouleversée ; la montée des océans raye de la carte les nations insulaires ; les sans-abri et les réfugiés se comptent par millions ; tandis qu'une vague de froid sans précédent s'abat sur tout l'hémisphère nord. Cette fois, il ne s'agit plus de prévenir le réchauffement climatique, voire un bouleversement écologique global. Le réchauffement et le bouleversement ont eu lieu ; à présent un nouvel âge glaciaire menace l'équilibre de la biosphère. « Il est clair que le problème n'est pas l'ignorance de la situation. Le problème est d'agir en conséquence de ce que nous savons. » Les survivants doivent terraformer la Terre. « C'est ce que nous faisons déjà. Le problème c'est que nous ne savons pas comment. »

Comment agir, donc ? La plupart des figures croisées lors du volet inaugural apparaissent en retraits, comme écrasées par les événements. De loin en loin, on suit les menées de Charlie Quibler pour faire élire son sénateur de patron à la Maison-Blanche. Le roman tourne autour de Frank Vanderwal, sociobiologue à la personnalité singulière. Depuis que son logement est devenu inhabitable, il s'est installé dans un arbre du Rock Creek Park, rendu aux animaux sauvages et aux marginaux de tout poil. Ce primate des temps modernes prône le retour à une vie plus simple donc plus saine, débarrassée du confort fallacieux qu'apporte la civilisation des marques, la société du design et de l'encart publicitaire. Exit jeans, téléphones portables, cartes de crédit, réflexes consuméristes. À l'instar des freegans, il fait le choix d'un mode de vie alternatif qui limite au maximum sa participation dans l'économie conventionnelle. Pour cette raison ou pour une autre, qui tient peut-être à son boulot au sein de la NSF (National Science Foundation) il est très surveillé. Sa surveillante, la femme de l'ascenseur, est aussi son amoureuse. Ecartelée entre son travail d'espionne au service d'une improbable et mystérieuse agence d'Etat, un mari espion qu'elle déteste, et des nuits passées à se bécoter dans le froid, elle traverse la vie de Frank comme un fantôme. Normal pour un homme invisible, qui a volontairement choisi le retrait.

L'avantage d'une telle posture, c'est que parfois on discerne mieux. En haut de ses perchoirs (l'arbre, la tour de la NSF), Frank a tout loisir d'observer l'agitation d'une faune de jungle urbaine livrée à la folie du climat. Obsessionnel compulsif, il décompte à toute berzingue les problèmes et les solutions scientifiques éventuelles qui permettraient de les résoudre ; il remplit des carnets de chiffres, des salles de réunion, des chèques bancaires pour financer les meilleurs projets, tout en se préparant au pire.

Dans cette fable noire — ou plutôt, d'une effrayante blancheur —, deux notions essentielles sont discutées en filigrane : contrôle et pouvoir. À la nécessité du changement s'oppose l'inertie des capitaines d'industrie, des politiques, des administrations, voire du péquin lambda, qui défendent chacun des intérêts contraires. Mais qui détient le pouvoir ? Qui contrôle qui, et quoi ? Dans une association humaine hypercomplexe, le pouvoir des puissants est limité ; et certains événements échappent à leur contrôle. Contre le prêchi-prêcha hypocrite et les rituels qui sentent le réchauffé ou le moisi, Robinson réaffirme sa confiance dans l'individu pour établir une harmonie qui pourrait être perpétuellement maintenue. Tout le monde a du pouvoir, même en petite quantité. « Les gens peuvent changer. Les gens passent leur vie à changer. Tout dépend de ce qu'ils veulent. »

Malgré ses qualités d'hypnose, le roman souffre de trois défauts.

Primo, de sa démarche un brin démonstrative ; même si, composé comme un manifeste écolo, comme un plaidoyer pour une science « éthique », l'auteur a l'intelligence de ne jamais sombrer dans la propagande et l'idéalisme béat.

Secundo, d'une certaine tendance à l'hypergraphie. « Dieu bénisse les résumés, si seulement tout pouvait être condensé, au fond, y perdrait-on grand-chose ? » La phrase, ajoutée au délicieux dialogue de la page 176, résonne comme un tacite aveu.

Tertio, la rupture que constituent les épisodes d'espionnite aiguë interrompt la ligne du récit et, au risque de paumer le lecteur, relègue toute la partie sur l'hiver glaciaire, pourtant très densément tramée et balisée, à une sorte de péripétie interchangeable. Au moment du dégel, l'histoire précipite alors sa marche comme pour en finir vite. Sans doute la volonté de l'auteur d'en garder sous le pied a-t-elle pesé dans ce parti pris scénaristique, en attendant un troisième opus avec des lendemains qui (dé)chantent.

Un puits dans les étoiles

Il était une fois un vaisseau, grand comme une planète, vieux comme l'univers, qui errait dans l'espace intersidéral. Un jour, le mastodonte atteignit la voie lactée et tomba dans les mains industrieuses de l'humanité, qui s'empressa de le convertir en astronef de croisière pour extraterrestres voyageurs. Pour embarquer, une seule condition à remplir : payer sa place en information — transfert de technologie fructueux — ou en ressources sonnantes et trébuchantes. Mais le Mal couvait au cœur du Grand Vaisseau. Pendant une mission d'exploration, certains membres de l'équipage découvrirent la mystérieuse entité dénommée Marrow, incarcérée en son centre. S'étant proclamés Indociles, ils tentèrent alors de s'emparer du pouvoir pour imposer son culte et peut-être même, la libérer de sa prison en hyperfibres. Il en résulta une guerre impitoyable qui manqua de détruire entièrement le Grand Vaisseau. Au terme de cet épisode, on aurait pu croire qu'après avoir réprimé la révolte, préservé l'intégrité de la coque et échappé à l'engloutissement dans un trou noir, les capitaines survivants allaient pouvoir enfin goûter à une immortalité paisible durant des éons. C'est bien mal connaître l'imagination de Robert Reed et le goût du lectorat pour ce genre de saga. À peine ses plaies sont-elles pansées que le Grand Vaisseau voit son avenir dramatiquement hypothéqué. En effet, la nouvelle trajectoire qu'il a adoptée pour échapper au trou noir l'entraîne inexorablement au cœur d'une nébuleuse obscure où le guette… un danger peut-être — certainement — plus grand encore…

Dans un précédent numéro de Bifrost (le 44), j'avais affirmé ne plus vouloir revenir dans l'univers conçu par Robert Reed. Mais voilà, je suis lâche… et influençable de surcroît. Voici donc la chronique de Un puits dans les étoiles qui pourrait aisément s'intituler Le Grand Vaisseau — saison 2. En effet, tous les ingrédients constitutifs, les tics narratifs et les poncifs du précédent volet sont une nouvelle fois convoqués pour en mettre plein la vue aux adeptes de NSO (acronyme désignant le New Space Opera, courant littéraire qui, a bien y réfléchir, ne se différencie de son ancêtre de l'âge d'or que par les trois premières lettres). Un puits dans les étoiles commence immédiatement au moment où l'action de Le Grand vaisseau s'était interrompue et le programme de la seconde saison peut se résumer en deux mots : encore plus. Encore plus de gigantisme, encore plus de combats titanesques et cataclysmiques, encore plus d'armes effroyables (insérez ici le cri d'effroi de votre choix), encore plus d'extraterrestres bizarres, encore plus de jargon technoscientifique, encore plus de sexe (eh non ! même pas…) ; l'ensemble se déroulant sur une échelle de temps qui s'étiiiiiiiire encore sur des centaines d'années.

Une nouvelle fois, la surenchère d'effets se fait au détriment de l'aspect humain de l'histoire. Ici, on pourrait également résumer le procédé promptement. C'est le règne du encore moins. Encore moins de psychologie, encore moins de chaleur humaine, encore moins d'interaction entre les individus. Capitaines, ingénieurs, post-humains, extraterrestres ne sont que les marionnettes d'événements qui les dépassent en ampleur. Ils évoluent en tâche de fond, immergés dans une intrigue, par ailleurs totalement balisée. Fort heureusement, Robert Reed pratique davantage l'ellipse, ce qui nous épargne des siècles de comptes-rendus minutieux sur l'avancement des réparations et sur l'approche de la nébuleuse. Cependant, la narration reste très lente, pour ne pas dire ennuyeuse. Il ne se passe rien ou presque, durant environ 130 pages. Puis, le rythme s'accélère, les événements se précipitent jusqu'à l'offensive générale contre le Grand Vaisseau. C'est alors une toute autre sorte de lassitude qui s'impose. Celle générée par la répétition des combats qui mobilisent un arsenal toujours plus impressionnant. Celle suscitée par le ressassement des effets dévastateurs de l'assaut. Celle enfin, du rabâchage des contre-mesures déployées par les capitaines, Washen et Pamir, afin de repousser l'invasion ; manœuvres toutes successivement et implacablement déjouées. Des pages et des pages où il n'est plus question d'une S-F d'idées puisque l'enjeu se réduit à la question : Charybde (Marrow) va-t-il trouver son Scylla ? Il n'est pas davantage question d'une S-F d'images, même si certaines visions titillent de manière subliminale le sense of wonder. Non, nous nous trouvons ouvertement dans une S-F de comptabilité. Seul importe le nombre de morts, les outrages pyrotechniques infligés au Grand Vaisseau et, de manière de plus en plus lancinante, le compte à rebours des pages qu'il reste à tourner avant un dénouement, en forme de cliffhanger comme il se doit, dans une série interminable…

Sculpteurs de ciel

Premier roman d'Alexander Jablokov, si l'on fait abstraction de la parution de A Deeper Sea dans Asimov's SF Magazine, Sculpteurs de ciel est un ouvrage qui intrigue autant qu'il suscite l'agacement. Assertion contradictoire, me direz-vous, pourtant tel est bien l'état d'esprit, brut de décoffrage, qui prévaut une fois la dernière page tournée. Et puis progressivement, le sentiment jusqu'alors sous-jacent d'avoir lu un roman plus profond qu'il n'y paraît s'impose. Pas facile en fin de compte de chroniquer Sculpteurs de ciel, aussi va-t-on débuter en donnant un aperçu de l'histoire. Nous sommes au vingt-quatrième siècle. Grâce à la découverte de la ngnomite — une matière synthétique très rare et coûteuse, créée par une espèce extraterrestre disparue —, l'humanité a conquis les étoiles et s'est installée sur quelques mondes du système solaire. Cependant, une guerre froide a distendu, pour des raisons sur lesquelles l'auteur ne s'appesantit pas, les rapports entre la Terre, ses partenaires de la Lune et de Mars, et l'alliance technique formée essentiellement par les colonies des satellites joviens. Afin d'éviter un éventuel réchauffement fatal, les deux blocs ont donc convenus d'une zone tampon entre eux, logiquement située dans la ceinture d'astéroïdes qui sépare les planètes intérieures de leurs voisines géantes. La cohabitation demeure pourtant délicate et ce qui semblait impossible jusque-là, la guerre, devient de plus en plus pensable à mesure que les incidents se multiplient.

C'est dans ce contexte qu'échoit entre les mains de Lord Monboddo, célèbre collectionneur d'art, et de son sénéchal Anton Lindgren, une curieuse statuette représentant le Christ. L'objet leur pose rapidement deux problèmes : des éclats de ngnomite appartenant à un morceau de taille beaucoup plus conséquente sont intégrés à l'œuvre et celle-ci porte la marque indéniable de l'artiste Karl Ozaki ; impossibilité notoire puisque celui-ci est mort dans un accident quelques années auparavant. À qui profite l'apocryphe ? Pour les deux hommes, il ne fait rapidement aucun doute : pour mettre la main sur le filon de ngnomite, il faut retrouver l'artiste, quel qu'il soit. Evidemment, les obstacles ne vont pas manquer de se dresser pendant leur périple entre la Terre et la ceinture d'astéroïdes, des tours modernes de Boston à un colossal jardin minéral à la japonaise sur fond étoilé.

On l'aura compris à la lecture de ce bref résumé, Sculpteurs de ciel s'offre donc au lecteur sous la forme d'une enquête très balisée qui s'inscrit dans un univers de space opera de la plus belle eau. Il est cependant utile de préciser que cette investigation est narrée sur un rythme franchement nonchalant — on est loin de l'aventure débridée annoncée par la quatrième de couverture — qui s'abandonne, à l'occasion pour notre plus grand plaisir, sur quelques flamboyances mémorables, et laisse dans l'ombre de nombreux aspects du contexte. Rien de neuf sous le soleil, est-on tenté d'affirmer pendant un instant. Pourtant, cette apparence s'avère un leurre qui masque un enjeu autrement plus essentiel et une réflexion profonde sur la création artistique et le rôle de l'art. Ainsi l'enquête finit-elle par relever davantage de la quête mystique et également esthétique, au sens philosophique du terme. Là se trouve le cœur de ce roman ; un joyau brut qu'il convient de libérer de ses scories sans oublier que « les images sacrées peuvent aider l'esprit à se concentrer, mais elles peuvent aussi le tromper. Le danger est toujours là, mais nous flirtons avec le danger ».

Quinzinzinzili

On a longtemps tenu la science-fiction pour un champ littéraire exclusivement anglo-saxon. Mais depuis la parution de l'anthologie Chasseurs de chimères (éditions Omnibus), il semble bien que les frontières bougent. Parmi les auteurs cités par Serge Lehman, un nom attirait particulièrement l'attention : celui de Régis Messac. Bonne nouvelle : l'œuvre de l'auteur, qui était devenue quasi-introuvable, est désormais en voie d'exhumation grâce à une association créée en 2006 : Les amis de Régis Messac (amis@regis-messac.fr). Trois ouvrages — un roman, un recueil d'articles et les dernières lettres de l'auteur (rédigées avant sa déportation Nacht und Nebel franzosen) — viennent d'être réédités en cet automne 2007.

Comme beaucoup d'écrivains populaires de son époque, Régis Messac était un polygraphe curieux de tout. Grand lecteur de romans policiers — les Detective Novels comme on disait à l'époque —, on lui doit notamment un essai fondamental sur le sujet. On lui doit également la création de la collection « Les Hypermondes » dédiée à l'esprit prospectif, à l'imagination hypothétique, bref tout ce que l'on appelait pas encore couramment science-fiction. Messac ne nourrissait pas une grande admiration pour la Grande Littérature, cette littérature qui pose. Son pamphlet « À bas le latin ! » contribua à le marginaliser davantage dans son milieu. Avec une douloureuse clairvoyance, il ne nourrissait pas non plus une haute estime pour le genre humain. Quinzinzinzili témoigne bien de cet état d'esprit. On est à mille parsecs de l'esprit américain, ouvert sur les grands espaces intersidéraux et l'aventure ; n'oublions pas que les premiers grands cycles de space opera sont contemporains de ce roman. Celui-ci s'ouvre de la même manière que Malevil de Robert Merle. La deuxième guerre mondiale a fini par embraser le monde. L'extermination, ici causée par un gaz modifiant la composition de l'atmosphère, est totale. Seul un groupe d'enfants et un adulte ont survécu car ils visitaient un réseau de grottes au moment du cataclysme. Commence alors le récit de « l'après » apocalypse, un récit désespéré, celui d'une régression puis d'une réorganisation sur des bases beaucoup plus pessimistes que le roman de Merle et qui n'est pas sans rappeler Sa majesté des mouches de William Golding. Une histoire noire, rehaussée d'un humour grinçant voire caustique, des plus réjouissant. Un récit entaché de doute dès le début car le narrateur, le seul adulte du groupe, n'est plus très sûr ni de sa raison, ni de la réalité des événements.

« Moi, Gérard Dumaurier… Ayant écrit ses mots, je doute de leur réalité. Je doute de la réalité de l'être qu'ils désignent : moi-même. Est-ce que j'existe ? Suis-je autre chose qu'un rêve, ou plutôt un cauchemar ? L'explication la plus raisonnable que je puisse trouver à mes pensées, c'est que je suis fou. »

Dumaurier est un individu ordinaire. Dans sa vie antérieure, il a su trouver le filon : être désigné percepteur des deux fils d'un riche Lord anglais. Désormais, il témoigne du devenir de cet embryon d'humanité sans Histoire, ou si peu, qui doit redémarrer à zéro. La régression est totale et ce ne sont pas les maigres connaissances de Dumaurier qui constituent une base viable à la renaissance de la civilisation. « Maintenant, toute la machinerie a sauté en l'air. Anéanties, les machines. Et l'homme de l'âge des machines est tout ce qu'il y a de plus ignorant des machines. Est-ce moi qui pourrais reconstituer la plus simple des mécaniques qui faisaient jadis marcher ma civilisation ? Non, quoique j'aie pu scander des vers de Virgile et traduit Shakespeare en vers français… »

De toute manière, il s'avère très vite que le bougre ne manifeste aucune velléité pour s'ériger en tuteur. Il s'en contrefiche littéralement, du devenir de cette communauté. Il s'en désintéresse et se cantonne à observer et à écrire. Pour qui ? La question le taraude mais ne l'empêche pourtant pas de continuer. Le groupe d'enfants va donc naturellement grandir et évoluer en vase clos, avec leurs propres moyens, c'est-à-dire pas grand-chose, et grâce aux bribes de connaissances en géométrie et en Histoire qu'ils se remémorent ; connaissances rapidement perverties par leurs pulsions animales. Sur une durée assez floue — peu d'informations sont dispensées sur ce point —, ces quelques spécimens de l'espèce humaine, à peine entrés dans l'adolescence, vont s'organiser, redécouvrir le pouvoir, la coercition, les armes rudimentaires, la superstition, la guerre et s'inventer un langage abâtardi. À leur insu, ils vont régler leur compte à la fois au mythe du bon sauvage, cher à Rousseau, et à l'idée de civilisation. Même l'amour qui bourgeonne dans ces corps emplis de sève et autres fluides vite répandus, n'échappe pas au règlement de compte. L'unique élément féminin, elle-même décrite comme un véritable remède contre l'amour, use et abuse de son attrait sexuel pour ordonner, faire et défaire autour d'elle ce petit monde pathétique. Tout n'est que farce cruelle aux yeux désabusé de Dumaurier qui s'esclaffe devant le spectacle de cette déconfiture de l'humanité. Evidemment, devant tant de pessimisme, on peut être mortifié surtout si on se trouve dans un état d'esprit optimiste. Pourtant, le roman ne franchit pas le cap du nihilisme absolu. Il offre un miroir dans lequel l'humanité peut se reconnaître dans toute sa stupide bassesse et étroitesse d'esprit et évite de s'achever sur un sursaut d'humanisme malvenu. À la décharge de Messac, rappelons quand même que le roman date de 1935, époque pendant laquelle les utopies affichaient leurs sinistres figures et où s'amoncelaient sur le monde les nuages du conflit mondial à venir. Voilà de quoi tempérer les élans d'exubérance du plus sincère optimiste. Pour cette raison, pour le lecteur qui lit ce roman près de 72 années plus tard, Quinzinzinzili demeure le cri d'alarme d'une étonnante modernité d'un pacifiste convaincu, d'un homme « juste » qui, finalement, n'a pas été entendu.

« Oh, et puis…
Qu'est-ce que ça peut me faire ?
M'en fous. Quinzinzinzili !
Quinzinzinzili ! »

La Voix du feu

On ne présente plus Alan Moore, scénariste de BD pour le moins productif à qui l'on doit quantité de séries aussi délirantes qu'intelligentes. Si les Moutons électriques nous avaient déjà offert un exemple d'Alan Moore écrivain (dans une démarche assez putassière, nous vendant pour un roman ce qui, au final, n'était rien d'autre qu'une nouvelle), la collection « Interstices » nous propose aujourd'hui un roman véritablement décalé qui peut se lire comme un recueil de nouvelles liées entre elles par plusieurs dénominateurs communs. Magnifiquement servie par la traduction irréprochable de Patrick Marcel, La Voix du feu est un texte complexe, bizarre, expérimental, parfois lyrique, mais toujours intelligent et somme toute assez vertigineux. Passées les 30 premières pages où un débile léger préhistorique tente de décrire le monde avec un vocabulaire d'une trentaine de mots, le roman décolle véritablement et navigue entre les siècles à mesure que les nouvelles se rapprochent de notre époque (on commence en 4000 avant J.C. pour finir en 1995 après J.C.). Neil Gaiman a beau nous prévenir dans son introduction pour le moins élogieuse, La Voix du feu n'est pas exactement un texte facile. Pourtant, une lecture attentive et un minimum de concentration suffisent pour faire de l'expérience un modèle de lisibilité. On est très loin des circonvolutions formelles d'un Danielewski ou des monologues intérieurs propres à Joyce. Alan Moore livre ici quelque chose qui n'appartient qu'à lui, avec comme symbole récurrent le thème de l'oiseau, démon ailé ou simple mortel déguisé. De fait, La Voix du feu ne relève d'ailleurs pas vraiment du fantastique ou de la littérature générale, d'où sa présence dans la collection « Interstices ». On y décèle des éléments fantasmés ou hallucinatoires, des évocations grotesques (comme les pensées mort-vivantes d'un pendu au XVIIe siècle), des descriptions historiques rigoureuses, tous entrecroisés dans une danse de mort où l'humanité n'a plus franchement son mot à dire. On ne résumera évidemment pas les récits qui forment l'ossature d'un tout cohérent, mais on peut se limiter à les évoquer. Un homme-oiseau qui rencontre une patrouille romaine, un supplicié philosophe, une nonne éclopée qui confond Dieu et Diable, un croisé traumatisé par une momie, un enquêteur romain aux prises avec les Écossais les plus arriérés du monde civilisé, autant de personnages qui se perdent, se trouvent et se transfigurent sous les yeux du lecteur parfois amusé, souvent horrifié, mais toujours emballé et finalement convaincu. Alan Moore maîtrise une narration dense et son roman casse-gueule évite soigneusement les écueils inhérents à ce genre d'exercice. On sait bien évidemment que le concept de « scénario » n'a plus vraiment de secrets pour lui, mais on reste assez estomaqué par cette capacité proprement stupéfiante de ne jamais se répéter tout en saisissant son lecteur à la gorge. Preuve que le talent d'Alan Moore possède plusieurs facettes, même si les mêmes thèmes et l'ambiance reviennent assez régulièrement. À ce titre, on pourrait parler d'obsession. Une obsession épatante, tout simplement.

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