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L’année de notre guerre

L'immortel Jant est le messager de l'empereur San. Profitant de sa capacité à voler (unique), il relie sa majesté aux cinquante immortels du Cercle, distribuant les courriers qu'il a décachetés et lus au préalable. Depuis 2000 ans, le Cercle — et donc l'Empire — est en guerre contre les insectes qui envahissent le nord du pays, des créatures peut-être en provenance de mondes parallèles. Au sein de cette tourmente fort ancienne — à laquelle s'ajoutent des luttes intestines et des défis du genre « tu vas voir que c'est moi qui ai la plus grosse » — Jant devra survivre, découvrir les origines de la menace insectoïde, tout en dominant son accoutumance au Cat (une drogue ressemblant à l'héroïne et qui a la capacité de le projeter dans l'antichambre du monde des morts, le Passage).

Arrivé deuxième au vote des lecteurs de Locus catégorie meilleur premier roman (largement battu par Jonathan Strange & Mr Norrell de Susanna Clarke, récent lauréat du prix Hugo 2005), L'Année de notre guerre de Steph Swainston (vingt-neuf ans) est un roman déconcertant (sa suite, No Present like time, est d'ores et déjà disponible en Angleterre). Déconcertant ? Pour le moins… Les deux cents premières pages (sur 360) tiennent de l'exposition pure (il ne se passe rien ou pas grand-chose, l'autrice se contentant de présenter son monde et ses personnages), puis, page 209, étonnamment, la mayonnaise prend, s'affermit : le roman, jusque-là poussif, maladroit et franchement amateur dans sa conception et sa rédaction, démarre pour de bon. Et quel démarrage ! Meurtres, batailles, défis, envolées, injures, intrigues — ça dégage et pas pour rire. Le machin ennuyeux et mal écrit devient palpitant, avec un souffle rappelant celui des quatre premiers Hawkmoon de Michael Moorcock. Il y a du Elric dans l'air, mais du Elric avec des ailes dans le dos.

On l'aura compris, cette fantasy, qui tient tout autant de Starship Troopers (le film) que de La Compagnie Noire, impressionne malgré nombre de défauts (le texte est perclus d'anachronismes et de mots non traduits — jeans, call-girls, junky et j'en passe), ne démarre pas vite (on l'a déjà dit), a été traduit sans grande pertinence (et avec la plus grande difficulté) avant d'être probablement relu par un stagiaire bulgare ou polonais ayant appris la langue française en regardant Buffy. Et puis, pour changer, rappelons l'indigence de la mise en page Bragelonne (lignes interminables, caractères trop petits), une maquette intérieure vomitive à vous percer l'estomac jusqu'à la rate. Rien qui facilite la lecture d'un livre ardu.

Néanmoins, malgré tous ces handicapes et défauts, ce premier roman se distingue SURTOUT par ses qualités et ses trouvailles — citons le Passage (ce monde parallèle où vivent certains morts et où atterrissent les camés en plein trip), le personnage de Jant (anti-héros attachant, aussi complexe qu'Elric, si ce n'est plus), les descriptions des villes-papier et des ponts des insectes. Décidément, à défaut d'avoir du métier, Steph Swainston a du talent à revendre.

Je ne sais pas vous, mais moi, maintenant que j'ai lu le premier tome (et littéralement survécu à ses 209 premières pages), je vais m'empresser de sauter sur la suite dès parution.

Les tisserands de Saramyr

Vous savez quoi ? Eh bien, voici le premier volet d'une trilogie ! Rare, hein ? Enfin, reconnaissons-le d'emblée, il semble que nous tenions là le souffle nécessaire au maintien d'une entreprise de grande envergure… Et ça ne fait pas de mal de le dire, vu ce qu'on peut lire parfois ! (Comment ça, souvent ?)

L'univers du roman est original, très « japonisant », et fondé sur l'existence des Tisserands, hommes capables de manipuler les fils de la réalité et de s'introduire dans les esprits. Ils portent en permanence un Masque, qui, petit à petit, se fond à leur visage, et avec lequel ils vivent en symbiose. La plupart du temps, ces Masques sont effrayants, autant que l'esprit des Tisserands qui les imprègne. Une sorte de Portrait de Dorian Gray, si vous voulez. Bon, on signalera tout de même que le Tissage, ce n'est pas très clair, comme activité, mais quoi, on fait avec ce flou conceptuel. Ce qui est plus clair, en revanche, c'est que partout dans le royaume, ces Tisserands chassent les Aberrants, ceux qui naissent avec un talent surnaturel. Ils sont exterminés sans merci.

Le premier problème se pose quand on découvre que la fille de l'Impératrice est une Aberrante, et que sa mère tient à la faire monter sur le trône. Les nobles, comme l'ensemble de la population, repoussent violemment cette hérésie, même si la gamine fait montre d'une intelligence et d'une perception surdéveloppées.

Dans le même temps, à des centaines de kilomètres de la cité impériale, toute la famille de Kaiku est empoisonnée. Elle seule survit, miraculeusement sauvée par sa servante Asara douée d'étranges talents. Ne reste de la maison qu'un Masque de Tisserand, qui détient sans doute le secret que le père de la jeune fille avait découvert, pour son plus grand malheur.

Ayant juré vengeance, Kaiku part en quête du monastère des Maîtres Tisserands. Un terrible voyage initiatique au cœur de montagnes glacées, durant lequel il lui faudra se résoudre à mettre le Masque… Ainsi découvre-t-elle la vérité sur la fabrication des Masques, et le lien intime entre Tissage et Aberrants, horrible secret qui a coûté la vie à son père.

Sur son chemin, elle rencontre un jeune moine, Tane, qui doit lui aussi payer une dette de sang, et retrouve son étonnante servante devenue mercenaire grâce à son talent Aberrant. L'Ordre Rouge, qui recueille et protège les Aberrants de tous poils, ne tarde pas à intégrer Kaiku dans ses rangs. Qui découvre alors le véritable but de l'Ordre : mettre fin au pouvoir des Tisserands et enlever la fille de l'Impératrice afin de l'aider à développer son Talent. Celui-ci, qui consiste à pouvoir communier avec la Nature, devrait aider à réconcilier les hommes et leur monde, et ainsi limiter les Aberrations monstrueuses qui pullulent de plus en plus.

Bien évidemment les Tisserands, fidèles à leurs convictions et soutenus par les « puristes », une frange de la population qui considère les Aberrants comme des parias, s'efforcent d'assassiner l'impératrice héritière. Les machinations du Tisserand Impérial Virrch, habile politicien qui ourdit des complots et des attentats avec un rare talent, donneront lieu à un final proprement exemplaire…

Il faut dire que l'auteur s'y entend, en matière de drame : on soulignera la réflexion psychologique particulièrement bien menée sur la perception de l'Aberrance. L'amie de Kaiku, Mishani, noble d'abord puriste, est amenée à saisir qu'une Aberration peut-être positive, à l'instar de celle qui habite Lucia, la fille de l'Impératrice. Révélation qui le conduira à renier sa famille. Plus encore, Tane, tiraillé entre sa foi envers la déesse Enyu et son amour pour Kaiku, doit admettre l'Aberrance, aidé en cela par Asara, qui ne cesse de lui expliquer que cette déviance est l'avenir de l'humanité — même si elle porte elle-même une aberrance pour le moins difficile à assumer… Dans tous les cas, les personnages, y compris l'Impératrice, qui protège avec un orgueil démesuré sa fille unique, prennent corps et convainquent. On partage leurs angoisses, on pleure leur mort, et on s'interroge avec anxiété sur l'avenir de Lucia.

L'univers romanesque s'impose facilement au lecteur, sans doute parce que les données « magiques » et la clé du récit sont simples. Tout est clairement articulé et organisé autour de l'Aberrance, et on voit la structure s'élaborer autour de ce pivot, sans jamais perdre le fil. Le Tissage, quelques démons (qui font couleur locale)… mais pas d'autres concessions à la fantasy. Une grande économie de moyens, pour un texte au final très humain, et donc fort convaincant.

Reste à savoir comment les volumes suivants compléteront le cycle. Mais le premier opus est déjà un plaisir dont il serait dommage de se passer.

Le siège de Mithila

On prend les mêmes et on recommence. Vous me direz, pour le second volet d’une saga de sept opus, c'est assez logique (sept, c'est tout de même plus classe qu'une trilogie, hein ?). Le seul problème, c'est que là, ça fait quand même un peu remâché, même si, dans le style qu'a choisi l'auteur, la redite permanente peut être considérée comme inhérente au genre. J'ai même envie de vous dire : pour la critique de ce roman, voir le Bifrost dans lequel était chroniqué Le Prince d'Ayodiâ. En effet, quoi ajouter aux commentaires du premier volume ?

Donc, nous avions laissé Rama, et son frère qui l'avait accompagné, vainqueur de la Tâtakâ. Nous les retrouvons en route vers Mithila, où doit se dérouler l'intriguant mariage de Rama avec on ne sait qui. En chemin, ils devront libérer l'épouse du Mage Gautama d'un sort injustement lancé contre elle par ce dernier, puis aller réveiller ledit brahmane de sa transe de deux mille trois cents ans.

Pendant ce temps, toujours suivant la technique du double fil narratif mise en place dès le primer opus, la guerre se prépare à Ayôdia, alors que le souverain, dont l'état de santé faiblit de jour en jour, est victime d'une tentative d'empoisonnement, puis d'une attaque du Seigneur des Ténèbres en son propre palais. On suit toujours les mêmes intrigues de cour, même s'il faut avouer que les développements politiques sont moindres dans ce second volet. De même, les épouses du Maharadjah tiennent une place plus limitée que celle qu'elles avaient au début de la série. Le récit se recentre sur Râma, son frère et leur mission.

À Mithila, ville pacifique entièrement tournée vers la religion et la méditation, on prépare le grand festival religieux annuel. Sans se douter un instant que c'est ici que vont se dérouler les premières attaques des démons, ces derniers étant bien décidés à prendre la cité pour accéder à la capitale plus facilement…

Sans vouloir tuer le suspense, on soulignera néanmoins que la fin est un peu « facile ». On se demande, en fait, si cela valait mille pages pour en arriver là. Mais bon, ne sachant comment tout cela sera utilisé dans la suite du récit, on se gardera d'un jugement hâtif. Difficile tout de même de ne pas se dire que Banker a eu les yeux plus gros que le ventre et se retrouve en cette fin d'opus devant une intrigue dont il a peiné à se sortir (comme dans le premier tome, en fait). Quoi qu'il en soit, pour le reste, c'est mené de main de maître.

Sinon, on retrouvera toujours autant de termes hindous un peu lourds à digérer, toujours des prouesses surhumaines de la part des deux princes, à qui tout pouvoir est accordé, toujours autant de surnaturel à avaler, en fait… Bref, les mêmes défauts et/ou qualités. Plus qu'un livre de fantasy, nous sommes ici dans le mythique, donc dans l'exagération. On adhère ou pas, c'est une question personnelle.

En résumé, et à risquer l'évidence : si vous avez aimé le premier, vous aimerez la suite. En revanche, si Le Prince d'Ayodiâ vous a semblé indigeste, fuyez Le Siège de Mithila comme la peste, car vous aurez la même déception, pire, peut-être, car le premier volet m'a tout de même paru mieux mené, plus prenant. Disons qu'on s'installe ici dans une sorte de « routine », ce qui est un peu dommage, même si on comprend bien que ce sentiment est peut-être inhérent au projet même de la série, qui nécessite une stricte cohérence. Reste tout de même quelque chose qui dérange, comme si les choses s'engluaient malgré tout un tantinet. Non pas que le roman soit ennuyeux. Mais Banker avait frappé fort dès le début du premier texte, et il est difficile de se maintenir à un tel niveau sur le long terme. Il faudra voir sur les opus suivants, qu'on attend malgré tout avec impatience.

Le langage des pierres

I had a dream… Qu'un de ces jours, les auteurs de S-F et de fantasy, comme les fabricants de lessive ou de shampooing, découvrent le tout-en-un. Parce que Le Langage des Pierres, voyez-vous, c'est ENCORE une trilogie. Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça m'agace. Primo, parce que quand on en a trois ou quatre en route, des séries, on se mélange les crayons. Deusio, parce que ça devient une sorte de gage de sérieux. Comme si, parce qu'on nous promettait plusieurs tomes, ça devait forcément être bon. C'est d'autant plus stupide que, soit c'est bon, et c'est casse-pieds d'attendre la suite, soit c'est mauvais, et on s'est emmerdé à lire un bouquin dont on ne connaîtra même pas la fin.

Bon, voilà, j'ai poussé mon cri. Fallait le dire, et puis ça m'a calmé ! D'autant que le roman de Carter est manifestement un texte qui a usé son sujet à la fin du volume : le récit est bouclé, et on ne voit guère comment le faire repartir, sauf à trifouiller un point de détail, histoire d'en remettre une couche dans le genre commercial et alimentaire…

Je m'explique : nous voici repartis pour la lande celtique, avec un jeune garçon et un enchanteur. Ah oui : et un méchant sorcier. Et le jeune garçon est de naissance mystérieuse, trouvé dans la forêt la nuit de Beltane. Il est « l'enfant du destin », selon Gwydion, qui n'est autre que Merlin, bien sûr (qui en doutait, dans la salle ?). On sent déjà que ça ne va pas déborder de créativité, à moins que l'on ait affaire à un auteur exceptionnellement doué. Rassurez-vous, ce n'est pas le cas.

Le pays est menacé par la guerre, à cause de l'influence des Pierres batailleuses, porteuses de Mal, qui sont devenues prééminentes au sein du réseau tissé par l'ensemble des Pierres enfouies par les Mages, lequel devait assurer la pérennité du Royaume. En effet, au fil du temps, les hommes se sont coupés de la Nature, et ont commencé, les cons, à construire leurs maisons en pierre au lieu d'utiliser le bois et les herbes. L'équilibre naturel du monde est compromis. Merde…

Pour ne rien arranger, au sein de l'Ogdoade des Mages, il y a toujours eu, selon la prophétie, un traître qui refuserait un jour d'aller mourir dans le Grand Nord. Le salaud. Or, ce traître est aujourd'hui révélé : Merlin, qui devait être le dernier Mage, est contré par Masgull, celui-là même qui a refusé son destin. Ce dernier veut faire régner le chaos sur le monde à l'aide du pouvoir des pierres noires. Les deux Mages s'affrontent, autant sur le plan magique que sur le plan politique, chacun tentant de convaincre le Roi et ses nobles de rallier son camp.

Bref, il faut absolument retrouver les Pierres les plus dangereuses, dont la fameuse « Pierre du Destin », histoire de les unir aux Pierres bénéfiques qui leur font pendant pour annuler les forces. Cela, Merlin le sait. Sauf qu'il lui manque le talent de « sourcier » permettant de suivre le courant tellurique qui unit les Pierre entre elles. Evidemment, Willand, le jeune garçon évoqué plus haut, en est doté : il part donc avec Merlin, le soir de son treizième anniversaire, quittant sa famille d'adoption. Il paraît qu'il y a urgence, mais bon, on a quand même le temps de faire son éducation pendant deux cent pages, pour finir par nous expliquer que c'était destiné à lui montrer que ces enseignements étaient stériles ( !). Merde alors ! Pendant ce temps, Willand a tout de même appris quelques rudiments de magie, et les principes de la Vraie Langue. On ne voit pas trop l'intérêt de cette partie du texte, sinon que cela fait « passage obligé » du roman d'initiation, et qu'on aurait largement préféré savoir comment Gwydion/Merlin se débrouillait dans ses manœuvres politiques. Bref… On retourne quand même à la recherche des Pierres, avec de longues dérives narratives consacrées à l'histoire du Royaume, dérives que je défie quiconque de comprendre, tant elles sont confuses et embrouillées. Nos deux personnages sillonnent le pays, tandis que l'auteur prend un malin plaisir à accumuler les noms de tous les bleds paumés du pays : un vrai Guide Vert du coin ! De-ci, de-là, un bon passage vient nous sortir de la torpeur, comme le combat avec Masgull. Et on avance doucement vers le bout de la quête, avec la victoire impressionnante et complètement tartignolle de l'amour sur le mal. En gros, c'est Le Cinquième Elément…. Je passe sur le fait que Willand maîtrise la Vraie Langue aussi bien que Merlin sans jamais l'avoir apprise, et combat à lui seul une Pierre que les plus grands Mages ne sauraient purger de son Mal : heureusement que c'est la réincarnation d'Arthur, sinon, on aurait du mal à y croire…

Et pendant ce temps, on voit des choses qui restent là, inertes, inexploitées : Ceux-qui-ont-les-mains-rouges, par exemple, dont on ne comprend jamais exactement quel est le rôle, malgré une place qui semble prépondérante dans la société et l'Histoire. Un chat persan blanc, également, qui apparaît de façon récurrente sans faire avancer en quoi que ce soit le schimlblick… Le personnage de Willow, qui ne sert qu'à générer des moments naïvement romantiques… L'Homme Vert, qui apporte son aide sans que soit un tant soit peu fouillée son histoire (n'est pas Robert Holdstock qui veut, hein…).

Bref, au final, un livre très inégal, qui laisse un sentiment mélangé tirant franchement sur le long et pénible (y a-t-il un éditeur muni de ciseaux dans la salle ?). Ce n'est pas totalement nul, mais faut tout de même en vouloir pour se fader ces 500 pages. Pour les milles restantes, ce sera sans moi.

Car je suis légion

Babylone, au sixième siècle avant l'ère chrétienne. Nabuchodonosor règne sur la Terre-Entre-les-Fleuves et en fait respecter les frontières. Dans la capitale, des jardins suspendus à l'Esagil, en passant par les quartiers à l'ombre des remparts, les « accusateurs » font respecter l'ordre dans la cité. Sarban est l'un d'eux, arraché à sa famille à l'âge de neuf ans et destiné à être, à chaque instant, la bouche de la loi. N'importe quel citoyen peut lui réclamer justice ou le défier oralement sur un point de droit. À la fois jurisconsulte et policier, il maîtrise aussi bien le bâton que le Code Hammurabi et contribue à l'intangibilité de la norme. Mais le Grand Prêtre de Marduk est formel : l'éclipse de soleil est le signe que les dieux sont fatigués. Avant d'affronter, dans un éternel recommencement, l'ire de sa mère, Tiamat, Marduk doit se reposer. Durant son sommeil, la loi, tout comme le temps, doivent être suspendus. Nulle justice ne sera plus rendue à Babylone et la fonction des accusateurs devra se limiter à protéger les temples. Dans le chaos qui monte à l'assaut de la « Porte des Dieux », avec la rapidité terrifiante d'une crue, la sagacité de Sarban trouvera pourtant à s'exprimer. L'assassinat d'un notable babylonien, fort différent des exactions quotidiennes dictées par la peur et la folie, le mènera, au terme d'une enquête délicate, à une révélation remettant en cause jusqu'au fondement même de la royauté. Tiamat l'emportera-t-elle définitivement sur Marduk ou la loi conjurera-t-elle, une nouvelle fois, le chaos ? Sarban, avec l'aide des prêtresses d'Innana, qui délivrent des oracles en jouissant, et le concours de Casdim, l'enquêteur Sa'ilu qui peut sonder les âmes des suspects, engagera son titre et sa famille pour conjurer la destruction de Babylone…

Tout comme l'œuvre d'Alexandre Dumas ne se limite pas aux Trois Mousquetaires, celle de Xavier Mauméjean, feuilletoniste de la S-F s'il en est, n'est pas circonscrite, loin s'en faut, au steampunk échevelé de La Ligue des héros. Après avoir été le chantre d'un dix-neuvième siècle qui n'a pas été, le père de Lord Kraven a su, avec bonheur, diversifier son approche de la matière historique. Dans La Vénus anatomique (tout récent lauréat du Prix Rosny Aîné 2005 catégorie roman), il a rendu hommage à l'œuvre mécaniste de La Mettrie et revisité conjointement l'illuminisme et les racines prométhéennes de la science-fiction. C'est à Babylone qu'il nous convie, cette fois-ci, choisissant, de toutes les civilisations antiques, la moins aisée à faire revivre. L'Athènes démocratique, la Rome républicaine, ou encore la Thèbes des ramessides, eussent déjà été des défis particulièrement ambitieux. Mais c'est vers les ziggourats tutoyant le ciel et les descendants de Gilgamesh, que Mauméjean tourne son regard. D'emblée, la recherche apparaît diligente et les références sont précises. À tel point qu'on peut même regretter une certaine tendance au didactisme d'exposition, surtout dans les premiers chapitres. Une information inféodée aux dialogues eut été plus pertinente, d'autant que l'auteur en est parfaitement capable, comme le prouve l'apparente simplicité de La Vénus anatomique. Ce petit bémol stylistique n'oblitère pas, toutefois, la réussite narrative. Babylone renaît, sous nos yeux, avec ses rituels, ses quartiers, ses jeux d'ombres et de lumière. Mais c'est surtout aux Babyloniens que Mauméjean s'intéresse, rendant sensible à la fois l'originalité de leur culture et ses dénominateurs communs anthropologiques : l'ambition des hommes, la clairvoyance des femmes, la peur de la mort et l'irrésistible attrait du crime. Sans la crainte de la sanction, sans la coercition étatique, l'instinct animal déchire le voile étique de la citoyenneté et les rapports de force remplacent, presque instantanément, les conventions sociales. Contrairement aux apparences, le sujet du roman n'est pas, toutefois, la nécessité de la Loi, mais bien la vérité de la nature humaine.

Au tournant du texte, l'ébauche de réflexion juridique cède le pas à la dramatisation de l'intrigue. Malgré une audience finale, où l'Accusateur Sarban fait montre de son art consommé de l'argumentation, Mauméjean renoue rapidement avec l'action pure. Lorgnant du côté des Douze Salopards, l'auteur donne corps, en quelques pages, à un quatuor de « gueules cassées » mémorable. Plus Harry Callaghan que Miss Marple, Sarban entreprend l'éradication du mal à sa source, selon des méthodes éprouvées. Au final, même « la bouche de la loi » se laisse dominer par la vengeance. CQFD. Vous n'êtes pas près d'oublier l'ascension sanglante des sept étages de la grande ziggourat Etemenanki, aussi connue sous le nom de « Tour de Babel », reliant l'En-Bas à l'En-Haut. Sans jamais manquer de ne pas se prendre totalement au sérieux, certains traits d'humour ou clins d'œil comptant parmi les plus jouissifs du genre, Xavier Mauméjean nous fait lire jusqu'au sang. L'œuvre est d'une violence parfois dérangeante, mais, prise dans son ensemble, lumineuse et, d'une certaine manière, enjouée. Un opéra bouffe, en fait. Ce ton tragi-comique, ultra documenté, mais vif comme un Peckinpah, est la marque d'un auteur qui, à l'aube de sa maturité, sait bien que philosopher sans s'amuser revient à pisser dans un violon. Les hommes, qu'ils soient babyloniens ou européens, s'élèvent et retombent. Les dieux ne font pas la différence entre leurs cris de fureur et leurs fous rires. Si même ils les entendent. Un bon Mauméjean.

Précommande Bifrost 66

Bifrost 66 spécial Isaac Asimov est désormais disponible à la précommande en papier comme en numérique !

Days

Demain. En Grande-Bretagne.

Days est « le plus beau magasin du monde ». Le plus beau, et l'un des plus grands. Ville dans la ville, sacro-saint lieu du commerce hautement sécurisé, ses six étages de rayonnages serrés proposent tout, absolument tout ce dont vous pouvez rêver, du bouton de culotte à la pute de luxe en passant par l'artisanat africain ou le tigre albinos. Days est un mythe, un graal pour beaucoup. Car Days n'est pas ouvert à tous. En effet, pour franchir les arches de ses multiples entrées, encore faut-il pouvoir se procurer la carte de Days, carte de crédit qui sera Aluminium, Silver, Iridium, Platinium ou même Osmium, en fonction de vos revenus. Ces cartes sont le symbole de votre réussite sociale, le sésame d'un monde où l'argent est roi, un morceau d'éternité sous cellophane délivré par la direction et les services financiers du magasin. Pas de carte, pas de Days. C'est aussi simple que ça.

Au septième étage de l'immense bâtisse, dans leur tour d'ivoire aux murailles de dollars, trônent les sept fils de Septimus, le fondateur de Days et l'inventeur des gigastores. Septimus, visionnaire extraordinaire, homme d'affaires implacable qui, pour affirmer sa volonté et montrer au monde l'étendue de son contrôle, s'arracha un œil. Fou ? Peut-être. Mais génial, sans conteste. Confortablement installés dans la salle du conseil, Mungo, Chas, Wensley, Thurston, Frederick, Sato et Sonny contemplent non sans plaisir le chiffre d'affaire astronomique de la journée. C'est que sous leurs pieds, au cœur des six étages, leurs six étages, les ventes flashes se succèdent. Dans les rayons les clients se piétinent, s'entre-tuent, littéralement, au rythme des opérations commerciales ponctuelles et chronométrées, alors que certains secteurs du magasin se livrent une guerre ouverte et meurtrière. Mais qu'importe. Days, c'est ça : un monde ou tout est possible, pourvu que vous vous en donniez les moyens. Et puis la Sécurité veille, implacable, silencieuse, transparente, avec autorisation de tuer. Alors…

Nous parlons peu dans nos pages des titres de Bragelonne. Deux raisons à cela : 1/ l'énorme production de l'éditeur, tournée vers la « big commercial fantasy », est dans l'ensemble médiocre ; 2/ Bragelonne refuse de faire parvenir ses services de presse à la rédaction, par crainte sans doute de la ligne critique de Bifrost — ce qui démontre assez joliment la confiance de l'éditeur en ses productions… Force est de constater toutefois qu'au sein de la noria bragelonnienne, certains titres méritent qu'on s'y arrête. Days, sorti outre-Manche en 1997 et premier roman traduit en France de James Lovegrove, est de ceux-là.

James Lovegrove est anglais. Né en 1965, s'il était jusqu'alors quasi inconnu par chez-nous (deux nouvelles éditées, l'une, oubliable, dans Les Contes du Loup Blanc chez Pocket — 1997, l'autre dans l'anthologie de l'Oxymore, Ainsi soit l'ange — 2000), il n'en a pas moins publié, au pays de la Livre et de Margaret Thatcher, une dizaine de romans et bientôt deux recueils (Imagined Slights est paru en 2002, Waifs and Strays est annoncé comme imminent). Une production cette année d'ailleurs fort soutenue (outre le recueil déjà évoqué, Lovegrove a publié deux romans en 2005) et d'un niveau d'ensemble remarquable. Bref, Lovegrove n'est pas un débutant, loin s'en faut, c'est même l'une des figures de proue de cette « nouvelle S-F » britannique qui, entre China Miéville, Neal Asher ou Alastair Reynolds, arrive par wagons sur les rayonnages de nos libraires…

Ecrit au présent, Days est avant tout une satire sociale et, comme toute satire, une mise en garde : « Je voulais souligner la stupidité de l'acte d'achat motivé par le seul amour de cet acte ». Et Lovegrove n'y va pas avec le dos de la cuillère…

Structurellement, on suivra, grosso modo, d'abord trois, puis quatre lignes narratives : celle de Frank, un « fantôme » de la sécurité rendu dingue par trente piges de boulot chez Days et qui décide qu'aujourd'hui, merde, ce sera son dernier jour ; le point de vue d'un couple de clients qui, en balance à Frank, vont vivre leur premier jour chez Days suite à l'obtention d'une carte Silver après des années de privations ; les histoires des fils Septimus, patrons tarés du gigastore ; enfin, résultant de ces histoires, la guerre entre le Rayon Livres et le Rayon Informatique. Naturellement, tout ce petit monde ira gentiment vers la catastrophe…

Si Days est servi par une écriture rythmée, minimaliste mais maniaque dans son souci du détail — à l'image de Frank, fantôme conditionné frappé de transparence —, le roman n'en est pas moins farci de quelques longueurs regrettables, longueurs qui, sans définitivement plomber le récit, installent parfois le lecteur dans un ennui poli. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce bémol mis à part, voici un livre pertinent, une anticipation sociale croustillante et un pamphlet sans concession contre le merchandising et la société de consommation moderne. Bref une anticipation qui alerte, comme toute bonne anticipation, et au final un livre à la fois inquiétant, jouissif et efficace. Un joli cocktail en vérité, à lire assurément.

La Patrouille du temps

Manson Emmert Everard, lieutenant plusieurs fois décoré durant la Seconde guerre mondiale, ingénieur célibataire et bibliophile, est engagé au terme d'une série de tests par un Bureau d'Ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du Temps, police créée par les Danelliens, nos lointains descendants qui ont pour but de préserver la trame des événements. Après une formation à l'Académie, située dans l'Oligocène, Manse Everard connaîtra un certain nombre d'aventures qui lui feront croiser un célèbre détective anglais, Cyrus roi des Mèdes, des patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée. Entre deux paradoxes, Manse étudie les écrits perdus du docteur Watson, en bourrant sa pipe, mais pas la jolie Cynthia Denison.

La Patrouille du Temps d'Anderson n'est pas un cycle sur le temps, mais sur l'Histoire. En ce sens, il se détache de l'archéotexte de Wells qui, au dernier moment, renonça à envoyer son voyageur au XVIe siècle. De même, sa patrouille ne s'intéresse pas à l'avenir, du moins dans les premiers récits. Ce qui cantonne l'activité de la police au passé, contrairement à la Section des Crimes Futurs de Lloyd Biggle Jr.

Récits sur l'Histoire, donc, entendue à la fois comme succession des faits, et constitution de l'événement par l'historien. L'originalité d'Anderson ne réside pas dans l'action menée par Manse Everard. Dans ses intentions, et le travail qu'il accomplit, Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants de première année. Il intervient nécessairement après les faits, engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, travaille à partir d'un matériau autorisant plusieurs lectures événementielles (d'où les variations), puis réalise une synthèse qui, alors seulement, aura valeur objective. La vérité du patrouilleur n'est qu'une interprétation créditée par l'autorité.

Plus étonnant est le travail de sape conduit en sous-main par le héros. Everard a pour consigne de se soucier non du temps mais de la continuité historique. Or, à l'occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée, la dimension mythique. Dans le chapitre 9 de La Poétique, Aristote affirme préférer l'œuvre du poète au travail de l'historien (historikos : enquêteur en grec, nous aimerions dire policier). L'historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L'homme fort ou la femme belle de l'enquêteur ne vaudront jamais l'homme fort comme Héraklès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu'il est bibliophile, privilégie lui aussi l'universalité du mythe. Ainsi, dans « Le Grand roi », second récit du présent recueil, le héros découvre qu'un patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n'a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l'objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus. N'en déplaise aux Danelliens et leur orthodoxie égoïste, l'Histoire ne peut être qu'en n'étant pas, sa réalité est une vérité d'archétype.

Ce qui pose le problème du sens de l'Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l'orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l'avènement Danellien. Autrement dit, à la fin de l'Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les patrouilleurs œuvrent à sa destruction. Ce n'est pas là le moindre paradoxe du cycle d'Anderson. Reste la liberté individuelle, incarnée par Everard, qui ne consent à servir les buts collectifs qu'à l'unique condition qu'ils s'accordent à son propre intérêt. Manse Everard est un anarque, serviteur de l'ordre tant qu'il demeure son propre maître.

Un grand bonheur de lecture, assorti d'une superbe bibliographie.

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