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Récits des coins d’ombre

Alors que Claude Mamier et son copain Dul sont partis sur le sentier du conte pour mille jours éparpillés aux vents de quatre continents (www.1000jours1001nuits.net), il m'a semblé impératif de critiquer le premier recueil de Claude, un ouvrage constitué principalement d'inédits.

Bien que je répugne à commencer cette critique par sa conclusion et à égratigner les histoires d'un type qui ose partir faire un tour du monde littéraire de près de trois ans, il est clair que je suis déçu (d'autant plus qu'il m'a fallu ramer pour arriver à la fin de certains des textes réunis ici). Si Claude Mamier possède un style en devenir assez intéressant (clarté et précision, alors que d'autres préfèrent la spirale adjectivale et l'esbroufe), s'il a des images plein la tête et des obsessions itératives — notamment celles de « La Mort personnifiée et du cocufiage » —, reste que ce livre (magnifique objet) ne vaut pas les presque quatorze euros qu'il coûte. Mamier a du talent, oui ; son éditrice n'en a aucun ; ou alors ils ne se sont pas compris. Sinon comment expliquer ces nouvelles parfois construites sur des idées formidables, mais qui, au fil de la lecture, se révèlent totalement insatisfaisantes : « Les Aiguilles », « On a little road to nowhere » ou « De sous les ruines de mon pays », qui semble être le texte le plus personnel de l'ouvrage. Tout aussi embêtant, Mamier a lu Stephen King et ne s'est pas encore libéré de cette influence (c'est criant dans « Les Aiguilles », qui ressemble trop à Bazaar). Notre jeune écrivain a aussi vu un certain film où des immortels se décapitent à coups de katana, ce qui lui a inspiré « Jusque à ce que la mort », une sorte d'Highlander mou du nœud dans lequel intervient, mal, la Faërie.

Voilà un auteur entier qui n'hésite pas à placer ses récits aux U.S.A, en Irlande et ailleurs, et qui n'arrive pas encore à faire oublier ses origines françaises, sa pensée typiquement frenchy (et un rien altermondialiste bon teint). Il lui manque le détail qui tue et la pertinence psychologique ; une pertinence qui fait cruellement défaut dans le texte le plus faible de ce recueil, « Néo-Amsterdam », une nouvelle de S-F glauque à souhait et creuse à en crever. Pour conclure, ce livre n'est pas un grand livre, mais c'est sans doute l'acte de naissance d'un futur grand auteur.

La Profondeur des tombes

La Profondeur des tombes ? Attention à la chute !

Dans un futur proche où le pétrole et ses dérivés ne sont plus qu'un souvenir, l'Europe s'enfonce peu à peu dans les ténèbres des mines de charbon exploitées en dépit du bon sens. Dans ce décor où la « nuit claire » a remplacé le jour et où le froid règne sans maître sur la « nuit noire », Forrest Pennbaker est porion. Il travaille à la mine de CorneyGround et, quand il ne travaille pas, il s'occupe de sa fille CloseLip, une réplicante qui tombe littéralement en pièces détachées. Son existence pourrait continuer de la sorte jusqu'à son ultime soupir, mais justement, un terrible secret est lié au susdit soupir. Alors qu'il était adolescent, Forrest a vu la Mort enlever un des pêcheurs du lac au bord duquel il a grandi. Cette Mort possédait un corps hideux, mais surtout la voix et les yeux de sa mère, emportée quelques années auparavant par le cancer ; cette incarnation de la Faucheuse lui a alors parlé de « la profondeur des tombes ».

Pour retrouver la trace de son amour d'enfance, Debbie, mais aussi pour comprendre de quel fil sera tissée l'étoffe de son avenir, Forrest va quitter CorneyGround avec sa fille rangée dans une valise. Ensemble, ils vont se rendre dans l'U-Zone, une zone de non-droit où réside Bartolbi, l'éleveur de hyènes, un homme qui peut probablement l'aider.

Un sous-fifre broyé par un système socio-économique qu'il va bientôt fuir à défaut de pouvoir le détruire, un futur d'une noirceur à faire passer Brazil pour une comédie de Capra, une ménagerie insensée (hippo cloné, âne capable de boire de l'eau pourrie, buffle colérique — vingt-neuf morts au compteur —, hyènes, singes cherchant un nouveau roi), une arme de poing appelée Royster, de la violence sèche comme un désert, du sexe qui sent la misère pour ne pas dire la merde. Il n'y a pas de doute possible : nous sommes chez Thierry Di Rollo, auteur de quatre romans plus noirs et désespérés les uns que les autres. Désespérés, certes, mais humains et surtout d'une étonnante profondeur.

Di Rollo a commencé sa carrière avec quelques nouvelles remarquées avant de passer au roman : Number Nine et Archeur chez Encrage, deux œuvres franchement intéressantes, inabouties à n'en point douter mais dans lesquelles germaient déjà le soufre et l'acide du diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes. Diptyque ? Oui, car il semble évident que ces deux romans sont liés, au moins au niveau des thèmes qu'ils brassent, mais aussi sur le plan du style : narration nerveuse entrecoupée de flash-backs en fondus enchaînés, construction en deux parties (« résignation » et « rébellion »). Au début de sa carrière, Di Rollo écrivait sous influence ; il y avait du Pierre Pelot et du Philip K. Dick dans ses romans. Cette époque est révolue, mais, revers de la médaille, pour ceux qui ont lu ses précédents romans, La Profondeur des tombes sonne parfois comme une autocaricature ; un peu comme quand de Palma nous fait pour la huitième fois le coup de la fusillade au ralenti toute en synchronicités. Mais au final, ce côté « Di Rollo au carré » est sans doute le seul reproche que l'on puisse faire à ce quatrième roman, car pour ce qui est du manque de crédibilité totale du monde futur décrit, il est clair que c'est voulu ou, du moins, que ce n'est pas le propos (La Profondeur des tombes est une allégorie dont certains accents rappellent les chefs-d'œuvre écolo-cyniques de Ballard, Le Vent de nulle part, La Forêt de cristal). Quant aux qualités du livre — court et percutant, tout le contraire de la nouvelle science-fiction américaine — elles sont légion : écriture au scalpel, dialogues parfaits, rythme soutenu, bonne balance entre le suspense et l'action, descriptions courtes et allant à l'essentiel. Et puis il y a toutes ces trouvailles : la cérémonie de l'ondoiement, les bras de CloseLip qui se déboîtent sans cesse, la République des Singes…

Di Rollo est arrivé à sa pleine et entière maturité littéraire. Ne reste donc plus qu'à attendre son chef-d'œuvre : un roman ne mettant pas en scène un homme broyé par un système et sur le point de tracer SA route ; un livre où il n'y aurait pas de buffles, autruches, rhinocéros, lions dégénérés et autres chiens biomodifiés, généticotripatouillés. Histoire de patienter, allongez-vous gaiement dans cette profondeur des tombes, vous n'y trouverez aucun repos. Et si vous n'avez jamais lu de roman de Di Rollo, préparez-vous à un choc : il est des trous où la terre tremble plus qu'ailleurs.

Melancholia

Second volet des « Monologues sur le plaisir, la lassitude et la mort » après Ecstasy et en attendant Thanathos, Melancholia nous invite à retrouver Yazaki, le producteur de comédies musicales accro à la coke, au pognon et au sadisme haut de gamme. Yazaki a fait fortune puis a (presque) tout perdu avant de devenir un faux SDF à New York. Confronté à la journaliste Michiko venue l'interview, il va raconter sa vie, sa haine viscérale de Béjart et surtout sa lassitude, son immense lassitude…

Il est souvent difficile de s'intéresser à ce second monologue, logorrhée sans fin d'un homme dépourvu de la moindre qualité, nihiliste et cynique, dont la philosophie pourrait se résumer ainsi : « comme la vie c'est de la merde, amusons-nous en surfant sur la vague puante, en faisant souffrir les faibles, ceux à qui il reste un peu d'espoir ».

Ecstasy était un Murakami Ryû moyen traversé par quelques fulgurances inoubliables. Melancholia (publié en 1996 au Japon) est carrément anecdotique malgré deux ou trois passages qui emportent le morceau, notamment la scène de soumission de la pauvre Sanae Kanamori, et l'apparition du couple de Hongrois anti-SDF, méchamment équipé question quincaillerie. Quant à savoir si Yazaki va réussir à sauter Michiko avant la page 253 (visiblement, la seule chose qui intéresse l'auteur… et le lecteur potentiel), je resterai muet comme la tombe…

Contes de la nuit

Il est probable qu’une grande majorité des lecteurs de Bifrost n’a jamais lu un livre de Peter Höeg. Pourtant cet auteur n’a eu de cesse, dès son premier livre, L’Histoire des rêves danois, d’introduire de l’imaginaire, voire de la science-fiction pure et dure, dans sa « grande » littérature, à tel point qu’il a été comparé à Jules Verne à ses débuts.
Il suffit de se pencher sur ses trois grands romans, Smilla et l’amour de la neige (un thriller scientifique de haut vol mettant en scène, entre autres, une météorite et des parasites extraterrestres), Les Enfants de la dernière chance (une histoire d’enfants différents, je n’en dirai pas plus), La Femme et le singe (tout est dans le titre), pour s’en convaincre.
Les Contes de la nuit dont il est question ici-bas se déroulent le 19 mars 1929, la nuit, à Lisbonne, à Copenhague, au Congo ou plus près de nous, à Saint-Cloud. Ils mettent tous en regard l’amour et une discipline (peinture, danse…) ou une science (astronomie, sismologie, mathématiques…). Huit façons de décrire la passion (ou son absence), huit destins parmi lesquels surnagent principalement  « Le Jugement du président de la cour suprême, Ignatio Landstad Rasker » et « Voyage vers un cœur noir », un hommage très appuyé au Cœur des ténèbres de Conrad.
Outre le côté profondément insolite de deux de ces huit contes, si l’on admet qu’écrire de la science-fiction c’est, parfois, écrire sur la science, rêver ou repenser la science, alors il n’y a pas de doute, nous sommes en terrain connu. Tout comme dans Smilla, Peter Höeg profite de ces contes pour nous communiquer sa passion des mathématiques, de l’astronomie, de toutes ces disciplines qui semblent à priori ennuyeuses, mais qui, confrontées à l’amour, servies par un style exemplaire, acquièrent un relief tout particulier.
« Devenir homme parmi les hommes re-quiert la capacité d’endiguer son besoin d’amour. Devenir citoyen, celle de l’endiguer et de le canaliser. Celui qui peut consacrer sa vie entière à ce travail d’ingénierie érotique pourra devenir un grand fonctionnaire. Celui qui ne peut ni le canaliser, ni y consacrer sa vie peut devenir un pauvre diable. Ou un artiste. Ou quelque chose d’autre, de tout à fait imprévisible. » Page 9.
Voilà donc un livre de haut vol, inégal comme il se doit puisqu’il s’agit d’un recueil de nouvelles, mais servi par une traduction d’une ultime élégance. Un ouvrage que l’on conseillera en premier aux fans de Peter Höeg, mais surtout à ceux qui sont capables de s’intéresser aux malheurs des riches 288 pages durant, ce qui peut parfois poser problème. Quant aux autres, qu’ils se jettent sans hésiter sur Smilla et l’amour de la neige ou le très sturgeonien Les Enfants de la dernière chance ; c’est résolument de la science-fiction et définitivement meil-leur que quatre-vingt-dix pour cent de la production actuelle (ce qui n’est pas difficile, me murmure mon rédac’chef adoré).
 

Le Concile de pierre

Traduit en plusieurs langues (dont l'anglais), publié dans plus de vingt pays, Jean-Christophe Grangé est un phénomène de l'édition française. Après quatre romans, un film tourné, deux en production, il était grand temps de s'intéresser à cet auteur qui explose littéralement les limites du thriller (mais, contrairement à Dantec, en intégrant des thèmes S-F à sa trame principale et non en les désintégrant). Le Vol des cigognes et Les Rivières pourpres flirtaient ouvertement avec la science-fiction, du moins avec des sujets classiques de la S-F (eugénisme, expérimentations génétiques, dérives scientifiques), Le Concile de pierre s'y jette des deux pieds pour un grand plouf où se mêlent chamanisme sibérien, pouvoirs parapsychologiques, psychanalyse jungienne, hypnose et expériences nucléaires russes ultrasecrètes.

L'histoire commence avec Diane Thiberge, fan de Frankies Goes to Hollywood, championne de boxe shaolin. Elle désire être mère. Parce qu'elle a été victime à l'adolescence d'une agression sauvage qui l'empêche d'avoir tout rapport sexuel avec un homme, ou même d'y penser sans avoir envie de vomir, Diane a choisi la voie de l'adoption. La voilà donc en Thaïlande, au terme de son parcours de « célibattante » (difficile d'adopter quand on vit seul). Là, à la frontière avec le Myanmar (ex-Birmanie), elle récupère un enfant d'un âge indéterminé qui prononce souvent les deux mots « Lu Sian » et qui n'a guère la morphologie asiatique, à l'exception de ses yeux bridés. L'enfant, prénommé Lucien sans autre forme de procès, se révèle craintif, mais attachant. Trois semaines après leur retour en France, Diane et son fils ont un terrible accident de voiture sur le périphérique, à la suite d'une soirée en famille. Lucien est dans un coma profond. Alors que la médecine occidentale baisse les bras, un médecin allemand se propose de soigner l'enfant en utilisant l'acupuncture. Lucien répond positivement au traitement, mais Diane n'aura pas l'occasion de remercier son sauveur germanique ; il a été assassiné d'une façon très étrange. Quelqu'un lui a enfoncé son poing dans les viscères pour lui tordre l'aorte et lui faire littéralement exploser le cœur. Bouleversée par cette nouvelle, Diane se renseigne un peu plus sur Lucien, puis sur les conditions précises de son accident de voiture. Elle découvre alors que l'accident n'en était pas un et que quelqu'un veut tuer son fils adoptif issu d'un peuple — les Tsévens — que l'on disait pourtant exterminé par les Russes durant la guerre froide.

Pour découvrir toute la vérité sur cette affaire, Diane devra se rendre en Mongolie, à la frontière avec la Russie, dans un complexe ultrasecret où a été tenté, sans succès, une expérience de fusion du tritium. Là, l'animal et l'esprit ne font qu'un ; là, tout a commencé et tout s'expliquera. Probablement dans le sang versé.

Malgré quelques passages invraisemblables (attitude non-professionnelle d'un lieutenant de police, survie de l'héroïne face à trois mercenaires surentraînés) et des explications parfois plus tirées par les cheveux qu'un clip des Sex Pistols, ce bouquin se dévore, page après page, chapitre après chapitre. Grangé est un illusionniste, il utilise son écriture efficace, souvent pyrotechnique, pour masquer les lacunes et les petites erreurs logiques de son scénario. Dans les scènes d'action son style épuré (qui doit beaucoup à son expérience de grand reporter) devient d'une précision redoutable. Le Concile de pierre est un thriller pour la plage ou les longues soirées d'hiver, un thriller qui n'a pas le défaut de ses monstrueux concurrents américains dilués à n'en plus finir. Un bon livre pour découvrir l'auteur surdoué des Rivières pourpres.

L'Aile d'airain

« Sur cette terre du sud du Viêt-nam où génies et fantômes se côtoient, des défunts réclament vengeance tandis que, dans la moiteur de la jungle, une démone à la beauté dévastatrice guette les hommes pour leur faire subir des outrages que la morale réprouve. De retour dans son village natal, le mandarin Tân est lui aussi confronté à ses propres démons : une mort particulièrement atroce le lance sur les traces de l'homme insaisissable qu'il traque depuis son enfance — son père. »

Ce n'est pas par paresse que je cite infra les premières lignes du quatrième de couverture (celles-ci donnent un aperçu fidèle d'une intrigue qu'il serait dommage de déflorer davantage), mais bien pour montrer aux lecteurs que L'Aile d'airain est un roman de fantasy extrême-orientale publié hors des sentiers battus, chez un éditeur — l'excellent Philippe Picquier — peu habitué à nous abreuver d'histoires remplies de fantômes, démons, succubes et génie de la forêt.

Après Le Temple de la grue écarlate, L'Ombre du prince et La Poudre Noire de maître Hou, L'Aile d'airain est la quatrième enquête du mandarin Tân (guerrier et intellectuel qui ressemble fort au personnage de Chow Yun Fat dans Tigre et Dragon, l'épée Destinée en moins). Tân est ici accompagné par son ami Dinh (un lettré homosexuel très porté sur son petit confort, amateur de colifichets et de ragots de toutes sortes, en particulier ceux causant d'adultère — la « folle » dans toute sa splendeur). Une telle association ne peut que faire songer aux personnages principaux de la formidable trilogie de Barry Hughart (La Magnificence des oiseaux, La Légende de la Pierre, Huit honorables magiciens — Denoël « Lunes d'encre ») et il est vrai que la comparaison s'impose sans forcer : même ton humoristique et grivois, mêmes histoires abracadabrantes de démons et de fantômes, de pharmacopée chinoise hallucinante, d'agapes divines et de spécialités sexuelles raffinées. Seule grosse différence : les enquêtes de Bœuf Numéro Dix et de Maître Li (Hughart) se déroulent dans la Chine du VIe siècle, alors que celles de Tân ont pour cadre l'empire vietnamien du XVIIe. Mais mettons un terme à cette comparaison car, et il me coûte de l'admettre, L'Aile d'airain surpasse d'une franche coudée le meilleur des trois Hughart (Huit Honorables magiciens, à mon humble avis). Quasiment chaque scène du livre de Tran-Nhut — en fait deux sœurs fort discrètes, Kim et Thanh-Van, scientifiques de formation — est un bijou ciselé d'humanité et d'humour ; l'histoire, passionnante, est pleine de mystères qui s'éclaircissent progressivement. Et surtout, il y a les personnages : Tân (juste mais capable d'une extrême violence), Hirondelle (la femme), Dinh (dont chaque apparition est un morceau de bravoure), Monsieur Thiên (et ses problèmes de virilité), Rosée Céleste et ses recettes de viagra médiéval, etc.

Si on me demande quel est le meilleur livre de fantasy publié en 2003, je réponds sans hésiter Rihla de Juan Miguel Aguilera. Mais si on me permet d'ajouter un outsider, je brandis avec plaisir et en faisant le maximum de bruit cette quatrième aventure du Mandarin Tân (ses deux premières enquêtes sont disponibles en poche — Picquier Poche 164 et 203 —, il serait dommage de s'en priver). Et puis, comme dans tout bon DVD, il y a le bonus caché : une fois ce livre refermé, vous aurez appris ce qu'est la Tige de Jade, les Boules d'Or et la Ravine de Cinabre, et peut-être aurez-vous envie d'essayer avec votre conjoint(e) Singes à l'équinoxe de printemps et Ver et Hanneton dans le Même Trou… Tout un programme.

Confucius Vicious, le seul, l'unique

L'adieu au roi

En février 1942, quelques jours avant la chute de Singapour, un petit vapeur britannique est coulé non loin des côtes de Bornéo. Plusieurs hommes survivent au naufrage, dont Learoyd, l'irlandais roux au grand tatouage et aux yeux d'un gris inexpressif à force d'être impénétrable ; l'homme se considérant libre à présent, il décide de s'enfoncer dans la jungle plutôt que de suivre le reste des survivants et son supérieur hiérarchique. Il n'a avec lui que sa folie et son fusil. Trois ans plus tard, un botaniste anglais doté d'une bonne connaissance de Bornéo, accompagné de son radio — un Australien, Anderson — , tous deux étant censés organiser la résistance contre les Japonais, sont parachutés dans la mauvaise vallée, faits prisonnier par des indigènes Muruts et conduits jusqu'à leur roi : un Blanc aux cheveux roux et aux yeux gris. Sur la poitrine de cet homme, un aigle tatoué défait un dragon. L'Occident terrasse l'Extrême-Orient. Learoyd était un phénomène, il est devenu une légende : poète, monarque, chef de guerre, époux infidèle mais amoureux de la féline Yoo, père d'un petit garçon. En moins de trois ans, il s'est imposé comme le roi incontesté d'une région immense, a appris la langue des Muruts à la perfection et a compris que c'est la mythification qui emplit le cœur des hommes et non les promesses impossibles à tenir. En moins de trois ans, il s'est surtout constitué une armée — les « Comanches » — avec laquelle il attaque inlassablement les Japonais. Car Learoyd est certes un roi appréciant de régner, mais avant tout c'est un guerrier, un homme qui aime tuer…

Parce que ce roman d'aventures — quel souffle épique ! — fonctionne comme certains romans de Stefan Wul ou de Jack Vance, il est susceptible d'intéresser nombre de lecteurs de Bifrost. Vingt ans avant Lucius Shepard dans Kalimantan, Schœndœrffer décrivait Bornéo et ses vrais habitants comme une planète étrangère, répugnante tant y grouillent les invertébrés les plus divers, fascinante avec ses arbres géants, ses forêts impénétrables, ses reliefs éprouvants. On pense bien évidemment à Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, à L'Homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling, et même au Conan originel de Robert E. Howard. On pense surtout à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Et on comprend alors pourquoi John Milius a tiré de ce roman un bon film avec Nick Nolte. Quant à la magie et aux mythes, ils sont omniprésents : Les Muruts sont des élus qui vivent dans la forêt des génies, bercés par un flot mythique d'une extrême cohérence. Pour eux le surnaturel est une réalité aussi banale que la pluie. Et c'est bien évidemment en utilisant les forces et lacunes de cette façon de voir le monde que Learoyd est devenu roi, et quel roi ! À la fois fou sanguinaire dévoré par la malaria et simple mortel ne désirant qu'une chose : mourir parmi ses sujets, les Muruts.

Le quatrième de couverture de cet ouvrage nous annonce : « Un livre inoubliable, à la grandeur toute d'épopée et d'horreur… », « Un grand roman. Comme on en lit un toutes les décennies. » Pour une fois le mensonge commercial n'est pas au rendez-vous, L'Adieu au roi est cela et bien plus.

Perdido Street Station

Il n'y a pas à dire : on récolte rarement le prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award pour un navet. Le premier à dire qu'il en va différemment pour le Goncourt et le Fémina aura droit à ma complète considération.

Enfin… restons plutôt dans notre petit univers S-F pour encenser comme il se doit China Miéville, auteur du présent et génial Perdido Street Station. Le terme de « génial » n'est pas un abus de langage : pareille œuvre relève en effet du génie littéraire. Agé d'à peine plus de 30 ans, et pour un second roman seulement, Miéville fait preuve d'une maîtrise d'écriture peu commune. Il a le don d'évoquer un monde sans jamais laisser affleurer le travail de l'écrivain, de créer une familiarité immédiate avec son univers : Nouvelle-Crobuzon s'offre si naturellement au lecteur qu'on a l'impression de retrouver une vieille connaissance. On y est tout de suite « absorbé ».

Prenons les choses dans l'ordre : les quelques premières pages, qui sont une sorte de « journal intime » de Yagharek, un Garuda, homme-oiseau du désert, dont le parcours constituera une sorte de fil directeur du roman, font un peu peur. Le texte est à la limite du verbeux, torturé, un peu confus… et avant de se rendre compte qu'il y a là un rendu très fin de la psychologie Garuda, on a le temps de se dire qu'on ne s'en farcira pas 800 pages comme ça.

Si le style d'écriture de Miéville, très soutenu, reste toujours relativement chargé, riche en adjectifs, périphrases, incises et apartés descriptifs, il n'est pas indigeste pour autant. Les méandres de l'écriture ne sont que l'écho stylistique des fleuves de la cité : la Poix, la Chancre et le Bitume. Cette exubérance de l'écriture reflète une ville qui vit toujours dans le grouillement, le gluant, le visqueux, l'écœurant… et dont les égouts sont peuplés de créatures que ne renierait pas Lovecraft. Paradoxalement, a contrario de cette impression d'enlisement, on sent que l'auteur ne se laisse pas aller aux digressions. Sans être sec, le récit est économe dans ses moyens : les images, pourtant étranges et fantastiques, naissent du texte avec une fluidité confondante, les dialogues parviennent à être riches sans s'étirer inutilement, et les personnages surprennent par leur individualité, qui impose une personnalité sans effort apparent de l'écrivain.

Derrière ce portrait d'une ville déliquescente, il n'y a pas, comme on pourrait s'y attendre, de charge écologiste ou de message catastrophiste. L'auteur pose, impose, sa ville, en donne le plan au début du premier tome, et baste. Il est bien fait quelques allusions au passé de Nouvelle-Crobuzon (ne serait-ce que par le préfixe de « Nouvelle »), mais on lâche rapidement l'idée du « roman à clef » pour ne se concentrer que sur le drame humain qui s'y déroule. Profondément humains, même quand il s'agit de Xénians, les personnages sont tous attachants, dans leurs idéaux, leur naïveté, leurs ridicules et leurs vices. Le savant marginal et enthousiaste, Isaac Dan der Grimnebulin (un nom qui est déjà tout un programme), sa fiancée, une femme-insecte khépri qui évolue dans un milieu interlope, Madras le mafieux, Yagharek l'étranger dont on ne sait presque rien, la Milice et le Parlement, avec toujours un train de retard, des Gorgones, vampires de l'esprit dans un style digne du « Horla », qui sèment les cauchemars sur la ville… On frôle le stéréotype du feuilleton à la Eugène Sue ou Gustave Le Rouge. Pourtant, l'auteur ne tombe jamais dans le « vulgaire » roman-feuilleton pour feuille de chou : son récit est sans complaisance. On n'y sent pas l'empreinte du « vouloir plaire ». La cruauté est parfois difficilement soutenable, surtout qu'elle vient s'insérer dans un genre où elle est logiquement « maîtrisée » par son auteur pour correspondre à l'horizon d'attente du lectorat. Raison pour laquelle l'effet est si frappant, si brutal.

Chacun poursuit sa quête personnelle, égoïste, et cependant tous sont interdépendantes : du « péché originel » de Yagharek, qui l'a privé du vol, jusqu'au dernier combat contre les Gorgones, tous les personnages sont pris dans un engrenage. Incarnant ce Destin implacable, la Fileuse (au nom de Moire), une Araignée géante aux paroles poétiques aussi peu claires que celles d'une Pythie antique, va s'occuper de rétablir l'harmonie de la toile des mondes, en sautant d'un plan de réalité à un autre. Parce que le Diable, lui, qui a un bureau en ville, ne veut pas s'en mêler… Le Concile Artefact, deus ex machina par excellence, rencontré par l'intermédiaire d'un aspirateur automatique, viendra aussi apporter son aide, mais sans perdre de vue sa propre quête… C'est ainsi que l'humour se mêle au drame, sans cesse.

L'ensemble est foisonnant, déroutant, parfois « déjanté », mais aussi poignant. Mélange complexe, mais envoûtant : la seule manière de l'apprécier pleinement, comme il se doit, c'est de pénétrer dans la Cité, comme Yagharek, qui y fera son entrée, après sa longue quête, « en homme », déchu, tombé de l'Eden dans notre univers néo-crobuzien.

Le Démon de Malkirk

Je n'aime pas les quatrièmes de couverture… Il ne faut jamais leur faire confiance. Pas plus qu'aux critiques littéraires : vous êtes bien placés pour le savoir.

Dans le cas du Démon de Malkirk, de Charles Sheffield, je m'étais laissé dire qu'il y avait là un style holmesien, pour trois nouvelles à la limite du surnaturel. Miam ! Miam ! Le bonheur : j'adore Shelock Holmes, et tout le style policier qui s'en inspire, même les feuilletons un peu « has been » du XIXe… Je me plonge donc avec délectation dans le recueil, persuadée du bonheur qui m'attend. Joie : je vais pouvoir dire du bien d'un genre de SF que j'aime. Je suis tombée de haut. N'est pas Sir Arthur Conan Doyle qui veut.

Charles Sheffield (disparu en novembre 2002), surtout connu pour ses récits de hard science, est plus convaincant dans l'introduction et l'appendice — excellent, en ce qui concerne ce dernier — qu'il ne l'est dans les nouvelles ici proposées. C'est peut-être cruel, mais c'est vrai. On retrouve une pseudo-ambiance de roman policier, avec des personnages typés : le médecin Erasmus Darwin (grand père du célèbre naturaliste Charles…), son acolyte le colonel Pole (qui évoque l'irremplaçable Shatterwhaite de Poirot chez Agatha Christie), le monstre marin, la femme hallucinée, le prétendant au trône rejeté, le chercheur fou penché sur l'Alchimie…. Mais rien ne séduit vraiment. L'auteur, pour se conformer à la psychologie de son héros, « un médecin, un inventeur, un philosophe, un poète, bref, tout excepté un chrétien » (p. 87) cherche à donner une explication rationnelle à tous les événements de ses intrigues. Résultat : la faille entre le surnaturel affirmé dès les titres de chacune des nouvelles et assumé dans les deux premiers tiers, et la logique froide de l'explication ultime, est mal comblée. On tombe souvent dans la naïveté, voire dans le franchement « tiré par les cheveux » pour parvenir à exclure l'irrationnel des événements racontés.

Finalement, il y a dans ces textes quelque chose de très « scolaire » : le héros parfait, en avance sur son temps, bedonnant et sympathique, à l'intelligence supérieure, autour duquel le monde entier semble tourner… On a beau être dans le registre du presque pastiche, c'est souvent trop — on se surprend à douter du bien-fondé de la comparaison entre ces textes, sympathiques au demeurant, et les œuvres de Doyle, si ce n'est les brumes du décor anglais.

Enfin si le livre en lui-même est un fort bel objet (soulignons la séduisante couverture d'Eric Scala), les coquilles qui émaillent le texte n'en sont que plus irritantes… Bref, tout concourt à ce sentiment de déception : on aurait tellement aimé que ce soit bien… Ce Démon de Malkirk n'est pas le meilleur Sheffield que vous lirez jamais, et c'est bien dommage. Ça se lit, certes, mais sans plus.

Contes de Terremer

Comment parler du troisième volume de « Terremer », de Le Guin, sans enfoncer des portes ouvertes ? Certainement pas en revenant sur la qualité de l'œuvre dans son ensemble, qui n'est plus à démontrer. On se contentera de signaler qu'on dispose enfin de cet opus, et que c'est tant mieux, même si, question couverture, on fait décidément mieux que les éditions Robert Laffont (encore que celle-ci soit presque esthétique…)

On se permettra tout de même quelques remarques sur l'ouvrage, histoire de se faire plaisir. En premier lieu, il faut dire que l'avant-propos de l'auteur est un morceau d'anthologie. L'auteur y joue de son statut à la fois de romancière et de « chroniqueuse » de Terremer avec subtilité, présentant ouvertement son œuvre comme une suite qui lui a été réclamée par les lecteurs — et son éditeur… —, ce qui l'a obligée à retourner à Terremer ( !), tout en assumant que cet archipel est imaginaire, et son histoire fictive. On en est profondément troublé, voire inquiet pour sa santé mentale. Je cite : « Comme ces faits fictifs, ainsi que les cartes de royaumes imaginaires, fascinent certains lecteurs, j'inclus ladite description après les récits. J'ai, de même, redessiné les cartes de ce livre pour son édition originale et, ce faisant, j'en ai découvert une autre, très ancienne, dans les archives d'Havnor. » Confondant, non ? Au passage, on apprend que ces fragments sont logiquement à lire avant les deux premiers volumes (Terremer et Tehanu — même éditeur), car ils retracent le passé de Terremer.

Lorsqu'on entre dans le cœur du sujet, c'est-à-dire les six textes qui composent le livre — cinq nouvelles et un essai sur Terremer —, on croit ne devoir lire, sur la foi des allégations de l'auteur, que des récits disparates. Il n'en est rien : la macro-structure du recueil est le fruit d'un travail fouillé. Les nouvelles entrent en résonance les unes avec les autres, et on se rend compte que même l'avant-propos vient jouer un jeu de miroir avec le document final, en montrant les « vrais » documents sortis des archives, le supposé support historique des mythes. Les textes suivent un ordre chronologique, qui retrace en filigrane l'histoire de l'École de Roke, de sa création à sa chute. Une série de pseudo-mythes, dans le style des Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith, où c'est au lecteur de décoder les indices, les allusions qui émaillent les nouvelles, ou encore de voir leur portée symbolique, pour reconstruire l'évolution de l'École.

La première nouvelle, mythe de la fondation si l'on veut, est aussi la plus longue. Son héros, Loutre, est un enfant doué du pouvoir de métamorphose et du talent de Trouvier. Ses dons d'enchanteur sont aussi sa malédiction, la raison de son exclusion sociale. Prenant au cours de son épopée conscience que la magie est employée pour le mal, alors que, si on la respectait, elle ne devrait l'être que pour le bien, il se met en quête de l'île de Morred, sur laquelle on dit que règne encore « la justice du temps des Rois ». Les épreuves qu'il traverse, douloureuses, le mettront en contact permanent avec des femmes courageuses, qui l'aideront à rejoindre l'Ile, sur laquelle il devra encore s'imposer au milieu d'une société profondément féministe. Tout au long de son parcours, il utilisera sa faculté de métamorphose, successivement Loutre, puis Sterne. En miroir inversé, la dernière nouvelle se centre sur une femme portant un nom d'animal : Libellule, elle aussi doté de dons magiques, qui se déguise en homme pour s'introduire dans l'École, alors interdite au sexe féminin, et la détruire avant de retrouver sa forme naturelle de dragon. De l'animal à l'homme, puis de la femme au dragon, la boucle est fermée, le mythe est complet et le cycle peut recommencer.

« Rosenoire et Diamant », qui ferait un joli titre pour un conte de Grimm, reste dans la lignée de l'amour adolescent contrarié. On est en pleine tradition médiévale : Tristan et Iseut ne sont pas loin. Ce n'est certainement pas le meilleur texte de l'ouvrage : il faut dire que le sujet lui-même ne se prête guère à l'originalité. Un garçon doué de talents magiques exceptionnels refuse de poursuivre dans la voie royale des Mages par amour pour son amie d'enfance… Son pendant, « Dans le Grand Marais », expose quant à lui une autre « déviance » chez les apprentis-mages : si Diamant avait renié Roke par amour, Irioth en a été chassé pour punir son orgueil démesuré. On a l'impression que l'auteur s'amuse, comme Asimov avec son Livre des Robots, à édicter une loi (Trois Lois ?) pour devenir mage, et examine ensuite tous les cas de transgression.

Au centre du système : « Les Os de la Terre ». Forme ronde du globe et du récit cyclique autour duquel tout pivote. C'est un récit de formation traditionnel, dans lequel l'élève prend la suite de son maître, dans un éternel recommencement. Ce « récit exemplaire » apparaît comme le moment d'équilibre du système, le point d'acmé de la courbe d'évolution, avant que ne commence le processus de décomposition (texte qu'on aura pu lire, déjà, dans le numéro 28 de Bifrost).

On pourrait ainsi développer les analyses pendant fort longtemps, tant l'écriture est travaillée : jusqu'à l'introduction de la première nouvelle, qui reprend la technique médiévale du « jointoyage ». Ce n'est pas ici le but. Mais il faut conserver cette finesse à l'esprit quand on lit l'ouvrage, car c'est elle qui distingue les Contes de Terremer d'un simple recueil de fantasy, qui en fait une œuvre littéraire à part entière — et qui fait la force de l'écriture d'Ursula Le Guin dans toutes ses œuvres.

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