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La Harpe des étoiles

L'année dernière, la production de Johan Heliot s'est littéralement déployée, en s'affranchissant, pour un temps, des mannes de l'uchronie impériale qui avaient fait sa réputation avec La Lune seule le sait, réédité chez Gallimard (et dont la suite est annoncée chez Mnémos), pour investir d'autres champs de l'Imaginaire comme le thriller fantastique avec Obsidio et le merveilleux historique avec Faërie Hackers, deux réussites qui, toutefois, n'ont pas eu que des laudateurs. Voici qu'il s'attaque à un autre gros morceau, ce space opera sur lequel beaucoup d'auteurs francophones se sont cassés la plume. Et il le fait avec l'ambition et l'énergie qui le caractérisent.

Teer-Elben est un virtuose de la Harpe des Etoiles qui relie entre eux les mondes humains, en puisant sa structure dans la trame même de l'Univers. Mais, à l'instar de tous ceux qui voyagent le long des cordes, Teer-Elben le Nomade est un Néo, un être synthétique créé par les Primos, les hommes originels qui se sont exilés dans les Confins après avoir perdu la guerre contre leurs créations. Aussi, lorsqu'un mystérieux commanditaire, surnommé Le Masque, le charge de retrouver l'Abelle, l'arche stellaire des Primos, Teer-Elben puise dans les sagesses de son lignage la force d'accepter une quête d'autant plus prégnante que le fragile équilibre des castes sur lequel repose la société des Néos est peut-être en train de s'effondrer.

La Harpe des étoiles a les défauts de ses qualités et demeure un ouvrage à mi-chemin entre la réussite et l'échec, selon l'angle sous lequel on l'envisage. Sur le plan de la richesse thématique, le texte de Johan Héliot se pose là. S'il ne révolutionne pas le space opera, à l'instar du cycle de la Culture d'un Iain M. Banks, il en métabolise les composantes et fonctions traditionnelles et en invente de nouvelles. L'exploitation de la notion cosmologique de cordes, les fondements génétiques de la société des Néos, l'extraordinaire diversité culturelle des castes, etc. Heliot lorgne du côté d'Étoiles mourantes de Dunyach et d'Ayerdhal, sans jamais en rougir, tout au contraire. Mais il y a fort à parier qu'il aura les mêmes détracteurs que ses prédécesseurs, car une fois passée la flamboyance de l'idée, le lecteur doit encore digérer le récit. Et c'est bien là que casse l'une des cordes de La Harpe. Il y a tant de castes, tant de personnages hauts en couleurs aux motivations croisées, que le lecteur subit une sorte de pression qui écrase les enjeux, les rendant flous. Heliot est l'un des meilleurs auteurs de la nouvelle génération. Il a des moyens et des ambitions. Le problème est que la croissance des premiers est arithmétique, celle des secondes exponentielles. Peut-on vraiment lui en tenir rigueur, alors qu'il fait scrupuleusement ses gammes quand d'autres, vaniteux, s'imaginent écrire des symphonies ? Gageons que notre homme-orchestre n'a pas encore dirigé ses meilleures œuvres…

Volodine

Cet omnibus regroupe les quatre premiers romans de l'auteur, originellement publiés entre 1985 et 1988 dans la collection « Présence du Futur » des éditions Denoël (n° 397, 413, 430 et 454). Depuis cette date, Antoine Volodine a écrit neuf autres romans au sein de collections non S-F : Minuit, Seuil (« Fiction & Cie »), Gallimard (coll. « Blanche »). D'aucun se poseront alors la question suivante : quel type de littérature écrit cet auteur ? De la S-F, de la littérature générale ou bien autre chose ? Laissons Volodine répondre à cette question : « J'affirme mon droit à la différence, le droit d'explorer comme je l'entends un petit territoire d'exil, loin des écoles, loin des académismes marchands, loin de tout. Baptisons post-exotique la production littéraire issue de ce territoire des bas-côtés. (…) Voilà où se situent mes ouvrages : tantôt dans le fantastique post-exotique, tantôt dans le post-exotisme ordinaire. »

Les narrateurs du post-exotisme, les personnages de tous les romans d'Antoine Volodine ou ceux de Yasar Tarchalski, pour citer l'un de ses avatars, puisent leur inspiration dans les innombrables atrocités qui peuplent le siècle passé. « Ils racontent les guerres, les souffrances, les exterminations, les totalitarismes, les ratages, depuis leur prison, depuis leur mort, depuis des mondes imaginaires et parallèles », tel le jeune Moldscher de Rituel du mépris, extraterrestre capturé et torturé par des humains à qui il se contente de raconter sa petite enfance : comment il a appris à absorber les âmes et à transformer la réalité pour fuir la douleur, ce qu'il fait en ce moment même en imaginant une invasion extraterrestre qui prend ses bourreaux à leur propre piège… Ou l'extraterrestre de Biographie comparée de Jorian Murgrave, que les humains torturent avec délectation mais sans succès jusqu'au jour où ils décident d'aller le traquer dans ses propres rêves. Mais c'est aussi le cas de Breughel dans Le Port intérieur, dissident planqué à Macao, débusqué et torturé, à qui on inflige les plus viles souffrances pour qu'il avoue où se cache Gloria Vancouver, une dangereuse dissidente devenue folle et dont il est éperdument amoureux, ou d'Enzo Mardirossian, Rita Arsenal, Gina Longfellow, Gloria Tatko, Maleeka Bayarlag et les quarante-quatre autres auteurs des narats qui composent Des Anges mineurs. Qu'ils soient extraterrestres, militaires ou écrivains ne change rien. C'est la souffrance qui domine et qui les domine, même si, comme le rappelle Yasar Tarchalski, tout cela n'est peut-être que le reflet d'une mauvaise période et que la fraternité cessera un jour d'être un mot vide. C'est aussi cet espoir qui illumine les paysages intérieurs d'Antoine Volodine.

Des quatre romans post-exotiques ici réunis, Un Navire de nulle part est le plus ouvertement « S-F ». À conseiller donc comme première lecture pour les plus frileux découvreurs de cet auteur. Des Enfers fabuleux est, quant à lui, le plus abouti mais aussi le plus complexe. À réserver aux amateurs de jongleries mémorielles, de « produits Ubik » et autres manuscrits trouvés à Saragosse. Le thème de la souffrance, cher à l'auteur, y est porté par un style admirable, scalpel étincelant qui a le pouvoir de mettre les sensations et les sentiments à nu : inutile d'être mutant, radicalement différent et donc rejeté pour souffrir. Il n'y a pas forcément que des saints dans les opprimés. Et les mutants, parias, pourchassés causent à leur tour la souffrance en contraignant les épaves tel que Zaïn à rêver, à voyager dans la douleur pendant des milliers d'années. La souffrance est inéluctable et le rêve ne permet finalement qu'une chose : celui de la partager. Antoine Volodine est, sans conteste, un auteur hors norme. Ce qui ne l'a pas empêché d'obtenir en 1987 le Grand Prix de la Science-Fiction Française pour son roman Rituel du mépris. Difficile à imaginer aujourd'hui, en ces temps de consensus mou, où le néo-classicisme fait presque figure d'avant-garde face au charme rétro des fantaisies de tout poil. Mais si votre soif de curiosité l'emporte sur la crainte de brûler quelques plumes, alors n'hésitez plus à plonger dans ces enfers fabuleux pour y découvrir un auteur essentiel des littératures du temps présent.

La Saison de la sorcière

Tout commence le jour, ou plutôt la nuit, où un ptérodactyle géant vient arracher la Tour Eiffel de ses bases, et la fait disparaître. Suivent quelques attentats tout aussi sorciers, tout aussi emblématiques, et tout aussi respectueux des vies humaines. Il n'en faut pas plus pour lancer les USA sur le chemin de l'hégémonie mondiale, occupant pays après pays (et en particulier ces enquiquineurs de Français) pour assurer leur protection. Mais pour lutter contre des attentats commis à grand renfort de sorcellerie, il faut recruter, de force en règle générale, tout ce qui peut traîner comme magiciens ou enchanteurs…

Le récit progresse selon deux fils ; d'un côté nous suivons Fric, fraîchement sorti de prison pour avoir été pris avec un joint, et ses copains banlieusards parisiens, bien plus paumés que lui. Promus sans l'avoir voulu au rang d'ennemis publics par les forces d'occupation, ils tomberont dans les bras d'une mystérieuse Enclave anarchiste et suréquipée en informatique, qui les protège sans leur révéler ses secrets. Jusqu'au moment où la situation devient critique. D'un autre côté, nous nous attachons à l'itinéraire d'une sorcière capturée par les forces américaines, la première à posséder des pouvoirs magiques incontestables. Nous la voyons à travers les yeux d'une succession de personnages souvent désignés par leur seul rôle (« Le Docteur », « L'Opérateur »), tandis que l'armée américaine transfère l'envoûteuse de camp en camp dans ses efforts pour la persuader de passer à son service, et de traquer l'origine des attentats magiques.

Il faudrait faire une loi qui force Roland C. Wagner à changer de série tous les cinq romans au moins, histoire de lui faire créer de nouveaux univers. Comme il l'avait si bien réussi avec Poupée aux Yeux Morts ou Le Chant du Cosmos. Ici, il nous plonge dans un futur proche où l'irruption de la magie sur la scène mondiale n'empêche pas une logique proche de celle de la S-F de guider le récit (en revanche, la plupart de ses romans de S-F, et surtout ceux, nombreux, qui font intervenir la psychosphère, ont une intensité hallucinatoire qui ne peut se réduire à la conjecture rationnelle…). Futur proche, et futur relativement réaliste : les préoccupations de plus en plus politiques qui se font jour dans la série des Futurs Mystères de Paris (Tem) sont toujours celles de l'auteur, et la lutte contre les envahisseurs étatzuniens (ou « Tazus ») est aussi la lutte contre un capitalisme militarisé. L'aspect purement politique du livre n'est pas forcément son point fort, dans la mesure où il cite des fragments de discours de la gauche « mouvementiste » française, sans s'abstraire de faiblesses nationalistes inconscientes (la polarité tour Eiffel/invasion « tazu » me paraît le reflet fantasmé de ce sentiment de perte de leur empire sur le monde, sous-jacent à tant de lamentations des intellectuels parisiens).

Mais Wagner est un maître de la politique de la rue, et la vie et les réactions de ses personnages banlieusards sont immédiatement convaincantes, immédiatement attachantes. Comme toujours, il démontre à l'envi son osmose avec le terroir banlieusard parisien, dont les goûts et les odeurs exsudent de la page. Parmi ses personnages américains, le « Sri » ou Butch sont des créations de haute volée, même si Wagner place dans la bouche de Butch une réflexion (critique) sur les services publics français qui, on l'imagine, ne viendrait pas à l'esprit du Tazu de base (aussi réac soit-il). Tous, pour adversaires qu'ils soient, sont vus de l'intérieur, avec leurs motivations, voire leurs doutes. Autre trait astucieux, Wagner ne s'embarrasse pas de description physique de ses personnages, et nous laisse découvrir au détour d'un dialogue, ou en fin de roman, qu'un tel ou un autre a des origines ethniques qui pourraient, dans notre monde actuel, charger de préjugés la perception que nous aurions de l'individu. Bien joué.

Concentré et efficace, La Saison de la sorcière ne présente pas le foisonnement d'images et d'idées qui caractérise les romans les plus connus de Wagner ; il compense ce dépouillement par une efficacité totale de l'organisation de la narration. Comme des rockers connus pour leurs jams débridées qui auraient décidé de mettre tout leur punch dans un tube de trois minutes. Au fait, vous apprécierez la retenue dont Wagner fait preuve : pas une seule référence au rock'n'roll de tout le livre — avant les deux dernières pages !

Le Double Corps du roi

Parce qu'il juge son monarque vieux et pusillanime, faible et sans grandeur, qu'il veut redonner à sa cité, Déméter, sa puissance d'en temps, le général Déléthérion fomente un coup d'état sanguinaire. Grâce à l'appui de l'armée et son association avec les Eizihils, une race insectoïde sur le déclin, il parvient à ses fins en une journée, balaye la monarchie et prend le pouvoir. Il va désormais lui falloir composer avec les instances religieuses de la cité-état, qui se verraient bien à la tête d'une théocratie, et surtout mettre la main sur l'Héraklion, armure-relique symbole du pouvoir monarchique de Déméter disparue lors du coup d'état, un artefact aux pouvoirs immenses dépositaire de la mémoire de tous les rois passés de la cité…

Le Double corps du roi est, après L'École des assassins (le Bélial'), le second roman que nous devons à l'association de deux de nos jeunes auteurs les plus doués : Thomas Day, qui a fait davantage que confirmer en une dizaine de livres (le présent Bifrost en est une preuve supplémentaire), et Ugo Bellagamba, plus vert que son comparse, mais qui nous a d’ores et déjà montré toute son ambition dans le recueil La Cité du Soleil (le Bélial'). Un livre attendu, donc, avec comme toujours dans pareil cas le risque de la déception. Et nous n'y coupons pas. Ou tout du moins pas totalement. Car Le Double Corps du roi souffre de défauts patents, ce qui ne lasse pas d'énerver quand pareil constat s'applique à un ouvrage qui aurait pu être épatant.

Le livre nous raconte l'histoire d'un coup d'état, des bouleversements qu'il implique, de la résistance qui s'organise autour de cet événement et des motivations des personnages qui se trouvent happés par le flot de l'Histoire. Un sujet classique mais ambitieux. Il y a de la dualité dans ce Double corps. Manichéisme bien sûr, mais pas uniquement : impérialisme face au monarchisme ; conservatisme et progressisme ; science et nature (la science étant plutôt le mal et la nature, ou « l'état de nature », le bien — un symbolisme de base répandu dans nos société modernes et finalement assez réac') ; fausse religion et vraie foi ; dualité des personnages tiraillés entre leurs origines et le nouveau monde qu'ils découvrent, leur vision éthique et politique et leur environnement social, familial… Finalement rien n'est simple et c'est tant mieux, le mal à ses raisons et peut se justifier : méfions-nous des visionnaires. Alors ?

Alors à l'ampleur des personnages, leur épaisseur, leur complexité, on opposera la puérilité de certaines de leurs réactions, l'invraisemblance crispante, ça et là, de leurs propos. Mais ceci relève du détail. Plus gênant est le fait qu'on ne saisit pas pourquoi, dès le début du livre, alors qu'Égée dispose de l'Héraklion, cette armure qui fait de lui un espèce de super héros, un Iron Man invincible, il ne s'en sert pas pour balayer les putschistes. Ou plutôt si, il s'en sert, un peu… Puis on nous explique que pour des questions morales, vraiment, il ne peut pas, non, vous comprenez, c'est pas bien, quoi, faut réserver ça au messie, et le messie, ben c'est pas lui… Mwouais. Et puis surtout, le plus handicapant, c'est cette construction en trois parties centrées autour de trois personnages différents (mais semblables, en fait), cette fausse disparité qui fait qu'on se retrouve avec des actes héroïques mais pas de héros, un paradoxe alors que le livre tout entier est un appel au héros. Du coup les moments de bravoures se succèdent mais, en fait d'un ouragan épique qui nous porterait du début à la fin, ce n'est qu'une succession de bourrasques — dommage, vraiment, même si certaines de ces bourrasques n'en sont pas moins magistrales… On ne peut se départir de l'idée que les auteurs sont restés le cul entre deux choix narratifs : un point de vue éclaté à travers une véritable multiplicité de personnages (et plus aucun héros, juste des acteurs/spectateurs), et un unique point de vue (ou deux, disons, celui du régicide et celui qui s'y oppose) jouant pleinement la carte de l'héroïsme… Las.

On l'a dit : on reste quelque peu déçu face à ce livre ambitieux qui promettait plus qu'il ne donne. Demeure toutefois un roman qui se lit d'une traite, inscrit dans un univers au substrat politique et géographique riche et savoureux, le tout ponctué de scènes marquantes. Alors on lit, oui, on apprécie, aussi, même si on regrette, un peu…

Voile vers Byzance

Monstre sacré de la S-F, Robert Silverberg excelle surtout dans le domaine de la nouvelle, difficile exercice dans lequel il fait mouche quasiment à chaque coup. Impeccablement éditée par le regretté Jacques Chambon dans la collection « Imagine » chez Flammarion, l'intégrale des nouvelles de Silverberg s'enrichit d'un troisième tome plus fouillé, intitulé Voile vers Byzance (un quatrième, et peut-être même un cinquième devraient suivre). On y retrouve les thèmes chers à l'auteur, avec une introduction explicative (longue et spécialement rédigée pour l'occasion) qui présente chaque nouvelle : voyages dans le temps, nature de la réalité, mythes anciens, rituels magiques ancrés dans une réalité moderne, folie, délire onirique, et même (c'est une première) une touche de cyberpunk.

Autant dire que cet épais volume fait presque office de catalogue, mais un catalogue d'excellente tenue. Témoin, la vertigineuse nouvelle « Le Chemin du retour », qui met en scène des chercheurs capables de projeter l'esprit d'un cobaye vers l'avenir. Seul problème, cet esprit se « matérialisera » dans l'esprit d'un homme du futur, au risque de le perturber. Mais quand la machine s'enraye et dépasse la cible de quelques millions d'années, le cobaye se retrouve dans la peau d'un représentant de l'espèce qui a succédé à l'humanité : Un homard géant, intelligent et philosophe, bien décidé à comprendre ce qu'implique la présence d'un étranger dans son cerveau. Littéralement incroyable, humaniste, généreuse et inquiétante, cette nouvelle est un modèle du genre. Autre chef-d'œuvre, le génial « La Compagne secrète », (un hommage appuyé au Compagnon secret de Conrad) texte fluide dans lequel un capitaine de cargo interstellaire cohabite avec une « matrice » (eh oui, déjà), à savoir l'esprit d'une femme « téléchargée », stockée dans le vaisseau, en attente d'être « re-téléchargée » dans un nouveau corps. Un exemple de schizophrénie volontaire, superbe de poésie et d'intelligence.

Au final, on découvrira une trentaine de nouvelles, dont quelques-unes inédites, pour un voyage fascinant et indispensable, ni plus ni moins.

Le Silence de l'espace

Encore inconnu en France il y a peu, Tommaso Pincio a déjà fait parler de lui avec Un Amour d'outremonde, roman sombre et vénéneux publié chez Denoël dans la collection « Lunes d'encre », et présenté comme une sorte de biographie science-fictionnesque de Kurt Cobain. Dans un registre radicalement différent, le jeune auteur italien est de nouveau à l'affiche avec un texte décalé et délirant, publié cette fois en poche dans la collection Folio « SF ».

Le Silence de l'espace fait partie de ces livres sortis d'on ne sait où, divinement bien écrit, et d'une telle originalité qu'on pourrait facilement parler de fulgurance, voire de chef-d'œuvre. L'histoire n'est pas simple : Jack Kerouac (oui oui, LE Jack Kerouac) s'ennuie. Il a besoin de faire le point sur sa vie. Qu'à cela ne tienne, Coca Cola Enterprise INC l'envoie sur sa station spatiale orbitale surveiller la portion d'espace que le gouvernement a offert à la très célèbre marque. Dirigée par un PDG survitaminé au curieux patronyme d'Arthur Miller, l'entreprise a une devise simple : « pas d'emmerdes ». Des emmerdes qu'Arthur Miller s'efforce d'éviter, d'autant que sa femme (une certaine Norma Jean Mortensen) le fatigue suffisamment. Et quand un ami de Jack Kerouac nommé Neal Cassidy téléphone à cette pauvre Norma Jean délaissée, pensant avoir affaire à Marilyn Monroe, libraire de fast-book dont il est tombé amoureux il y a peu, les choses se compliquent dans un sens, mais s'expliquent dans l'autre… Pendant ce temps, l'espace continue d'être infini (et mortellement silencieux), malgré Jack Kerouac, malgré James Dean, malgré Cary Grant… Il n'est d'ailleurs pas impossible que tout ça ne soit qu'un coup monté par l'armée américaine et que l'espace ne soit pas autre chose qu'un endroit artificiel, recréé sous la surface d'un lac au Nevada…

Délirant au premier coup d'œil, incroyable de drôlerie (le dialogue d'embauche entre Kerouac et Miller est un petit chef-d'œuvre d'acidité), Le Silence de l'espace est pourtant empreint d'une gravité désespérée, d'un rare attachement aux personnages et d'une lucidité amère très remuante.

Rapidement lu, mais encore plus rapidement re-lu avec délectation, ce livre inclassable est à ranger aux côtés des textes essentiels, de ceux qui réconfortent toute une bibliothèque sans en avoir l'air. Un vrai régal et un inédit exceptionnel pour Folio « SF ».

Sabriël

Dans la série des auteurs australiens publiés par J'ai Lu, on trouve Garth Nix et ses romans de fantasy à mi-chemin entre la littérature pour adultes et celle pour enfants.

Premier tome d'une trilogie à venir dans la collection « Millénaires », Sabriël est un texte somme toute classique, mais peuplé çà et là de quelques astuces suffisamment originales pour séduire un public plus difficile. Dans la mesure où Sabriël est un texte avec début et fin, on peut au passage s'interroger sur la nécessité de la fameuse trilogie, exercice littéraire quasi obligé quand on parle de fantastique, mais souvent décevant. Espérons donc que la suite soit valable, et non une de ces séquelles interminables qui plombent immanquablement les cycles et autres livres univers.

En attendant, le lecteur doit prendre sur lui et ne pas être effrayé par l'abominable couverture qui montre un démon grimaçant et griffu, très occupé à attraper une jeune fille avec épée et chat blanc… On peut aimer, mais il faut le vouloir. On passera également sur la quatrième de couverture, un simple poème de collégien (« Sabriël qui de magie devra user, pour l'esprit de son père retrouver. » Hum…) qui rebute plus qu'il n'attire. Bref, le roman de Garth Nix souffre d'une présentation plutôt douteuse, ce qui est dommage, le dedans valant plus que le dehors. Pour le reste, ce récit de fantasy respecte les codes du genre, avec carte en début de livre, héros (en l'occurrence, une héroïne, ce qui ne fait de mal à personne) en quête initiatique pleine d'épreuves, monde de magie, démons majeurs, zombis et autres joyeusetés qu'on trouve dans tous les rayons bien achalandés.

Rien de bien nouveau, donc, mais Nix fait l'original en situant l'action dans un monde curieux, l'Ancelstierre. Un monde parfaitement comparable au nôtre, mais dont la frontière nord est marquée par un gigantesque mur. Derrière ce mur, on trouve l'Ancien Royaume, terre de magie dans laquelle l'électricité, les armes à feu et les réchauds à gaz n'ont plus cour… C'est une trouvaille intéressante qui reprend la vieille ficelle de l'irruption du fantastique dans le quotidien le plus banal, mais qui la décale vers une cohabitation pour le moins loufoque (les passages qui mettent en scène les soldats chargés de garder le mur sont assez bien rendus).

Résumons l'action en quelques lignes : Sabriël est la fille de l'Abhorsën, nécromancien majeur chargé de lutter contre les morts-vivants qui envahissent régulièrement l'Ancien Royaume. Confiée à un pensionnat de jeune fille au-delà du mur, elle grandit à l'abri de la magie en recevant régulièrement les visites virtuelles de son père. Mais quand elle apprend que ce dernier est tombé face à l'épouvantable Kerrigor, elle entreprend la tâche ardue de le sauver d'entre les morts. Pour ce faire, elle devra se rendre dans l'ancien royaume, y devenir le nouvel Abhorsën, combattre quelques sales bêtes assoiffées de sang, faire alliance avec un chat blanc qui pourrait bien être autre chose que ce qu'il prétend, pour se livrer à l'assaut final contre Kerrigor lui-même. Un programme chargé, que Nix nous assène de la manière la plus linéaire qui soit, mais toujours avec rythme, ce qui n'est déjà pas si mal.

On peut sourire à la lecture de ce résumé, mais il faut peut-être prendre Sabriël pour ce qu'il est, à savoir un texte destiné avant tout aux enfants de 7 à 777 ans. On y retrouve l'éternel combat du bien contre le mal, on y voit toujours le même manichéisme, mais l'idée des neufs portes de la mort (et du fleuve qui y entraîne les âmes), l'utilisation des sept clochettes ensorcelées et d'autres petits détails narratifs rendent la lecture du roman agréable. Le texte peut être comparé à Harry Potter, en moins niais et en moins drôle, sans toutefois se hisser au niveau de À la croisée des mondes de Pullman. Pourquoi pas.

Poison bleu

« Jaeger était un homme d'une carrure impressionnante, tout en muscles souples et déliés, très bronzé. Ses cheveux blond foncé encadraient un visage tanné par les intempéries, figé dans une expression peu avenante. Sa mâchoire volontaire presque trop massive et ses grands yeux gris, dissimulés sous des sourcils broussailleux, n'atténuaient pas cette impression » (page 39).

Malgré une ressemblance parfois frappante, Karl Jaeger n'a rien à voir avec l'Exécuteur, personnage célèbre de la série éponyme patronnée par le répugnant Gérard De Villiers. En fait, comme le lecteur s'en doute, Karl Jaeger (un homme, un vrai) va sauver le monde. Tout simplement. À l'instar d'un James Bond ou d'un autre super héros à la virilité féline et sensuelle, Karl Jaeger est une sorte de prince de l'ombre, un type bien ancré dans une réalité quotidienne tangible : détective privé prospère au sein de la Jaeger INC., il a su tirer profit de la privatisation des polices en proposant un service professionnel de qualité. En ces années 2060, il y a encore du boulot pour les types dans son genre. Témoin, ce travail dont il est chargé par le richissime Schiller : s'introduire dans l'enclave concédée par la Terre aux Aensas, ces extraterrestres effrayants installés sur notre bonne vieille planète pour de vagues motifs commerciaux. S'introduire, certes, mais surtout y glaner quelques informations et… tenter de rentrer en un seul morceau. Méchants, les Aensas ? Pourtant, ils ont bien des points communs avec les terriens : « Si les Aensas étaient assez humains pour faire du commerce, si leur société ressemblait à la nôtre au point de cautionner l'avidité, alors nous avions une chance de nous comprendre et de vivre en bonne entente »… Malheureusement, ces bestioles à fourrure argentée et à la longue tradition de prédateurs avides pratiquent aussi la cruauté comme forme d'art suprême. Et mauvais caractère, avec ça… Ils ont horreur que d'infects petits humains se mêlent de leurs affaires. Pour y remédier, ils ont d'ailleurs les Dktars, charmantes choses pourvues de crocs, de pattes, de griffes, et très (mais alors très) rapides à la course.

Le roman commence donc par une fuite, celle de Jaeger, victime de l'échec retentissant de sa mission. Quoi de plus efficace que de démarrer un texte par « Karl Jaeger était un homme mort. Et pour le Aensas qui le poursuivaient dans un concert de rires et de beuglements inhumains, il s'agissait d'une certitude aussi inéluctable que le lever du soleil » ?

On le voit, le ton est donné d'emblée, et l'ancrage profond de ce Poison bleu dans l'univers du polar est évident. Trahisons, coups bas, complots, trafic, chantage, violence, tueurs à gage, secrétaire blonde, savant presque fou, Jack Daniel's, on y trouve presque tous les ingrédients, savamment distillés via un récit à deux voix des plus efficaces. Deux voix ? Absolument. Car le héros principal du roman (et, il faut bien le reconnaître, le seul intérêt du livre), ce n'est pas Karl Jaeger, mais bien Corcail Sendijien, créature à mi-chemin entre le poulpe et le homard (c'est-à-dire pourvu de pinces et de tentacules, mais aussi d'une corne ; dès lors, une description 1/3 poulpe, 1/3 homard et 1/3 rhinocéros paraît plus précise), télépathe et… agent secret galactique infiltré dans la forteresse des Aensas pour y découvrir ce que ces sales bêtes mijotent. Une seule chose est sûre, les Aensas n'ont pas tout dit aux terriens.

De découvertes en déconvenues, Jaeger retourne dans l'enclave Aensa (cette fois ci mandaté par le Congrès International avec la mission explicite de sauver le monde, on le saura) pour y faire la rencontre de Corcail, au terme de trois pages mémorables et drôles. D'humour, le roman n'en manque d'ailleurs pas, même s'il faut parfois faire la part des choses entre le premier et le deuxième degré, sans aucune assurance quant aux réelles intentions des auteurs (c'est le jeu). On ne soufflera évidemment rien de la nature du complot Aensa, on passera sur les faiblesses du scénario (et des capes d'invisibilité bien pratiques), on oubliera que même les amas protoplasmiques parlent le terrestre couramment, bref, on ne se concentrera que sur l'aspect divertissant du texte. On y perdra ainsi quelques années au passage, ce qui ne fait de mal à personne. Poison bleu (traduction curieuse de Nightmare blue, qui aurait dû donner « Cauchemar bleu ») tient de ces romans adolescents qui font aimer la S-F aux plus jeunes, et s'il tenait sa place dans la liste des romans préférés de William Burroughs lui-même, c'est qu'on y parle de came, de mort et dépendance avec une certaine lourdeur. De la littérature mineure certes, mais qui reste valable, presque risible, donc fortement recommandable.

Meucs

Terry Bisson se distingue par la variété des ouvrages qui ont été jusqu'à présent publiés chez nous : difficile en effet de trouver un dénominateur commun entre le délirant recueil Échec et maths (Folio), l'exubérante critique sociale qu'est Hank Shapiro au pays de la récup (Denoël), la vision folklorique de l'exploration martienne de Voyage vers la planète rouge (Bélial'), la très sérieuse uchronie Nova Africa (ISF), et la fantasy poétique de Homme qui parle (Bélial') — sans parler d'un certain nombre de novelisations et autres star warseries. Le présent recueil est à l'image de l'œuvre : les nouvelles — publiées originalement sur une période de dix ans — abordent des thèmes forts divers sur des tons qui le sont tout autant, préfigurant souvent les œuvres mentionnées ci-dessus. La variété réside aussi, ce qui est moins heureux, dans la qualité des textes présentés.

Quand Bisson se livre à la critique grinçante, cela donne sans doute les meilleurs textes : « Meucs » (l'auteur, qui n'a jamais caché ses convictions humanistes, extrapole ici sur la peine de mort en imaginant que les clones d'un meurtrier sont livrés à la vindicte des familles des victimes), ou encore « Suivant ! » (un homme noir et une femme blanche désirant se marier sont confrontés à une bureaucratie tatillonne et raciste). Le premier s'avère magistral, le second jubilatoire. Comme dans le roman Hank Shapiro…, les protagonistes sont confrontés à une société absurde sur laquelle ils n'ont aucune prise, sort auquel est également confronté le personnage de la courte nouvelle « Choisissez Anne », en prise avec un distributeur automatique inquisiteur.

Si on est beaucoup moins convaincu par les textes relevant d'une veine plus poétique (« Cancion autentica de la vieille Terre », « Le Joueur », « Avril à Paris »), c'est en revanche lorsque l'auteur mélange les deux styles qu'il donne les textes parmi les plus intéressants du recueil : « Le Virage de l'homme mort », très proche du ton de l'excellent recueil Echec et maths (une improbable singularité, alliant un virage en épingle et une voiture lancée à une vitesse bien précise, donne accès à un autre monde), « L'Angleterre lève l'ancre » (le titre, à prendre au premier degré, se passe de commentaires !), « Le Feu premier » (une machine permet de dater l'ancienneté d'un feu et permettra de remonter jusqu'aux origines de l'humanité), ainsi que « Les Ours découvrent le feu ». À chaque fois, une idée folle présentée sous l'angle d'une pseudo hard science loufoque, des personnages confrontés au merveilleux qui ne s'en émeuvent pas plus que cela… Qu'importe si la fin est souvent prévisible : l'essentiel est ailleurs, et l'on se laisse porter par ce mélange de folie et de tendresse qui caractérise peut-être le mieux Terry Bisson.

À côté de ces petits bijoux, les autres textes font dès lors pâle figure : abordant des thèmes très classiques (principalement le premier contact), manquant de cette « Bisson touch », ils s'avèrent au mieux plaisants (« Ils sont faits de viande »), parfois trop longs (« L'Ombre sait », qui a toutefois le mérite, à l'instar du Voyage vers la planète rouge, de présenter la conquête de l'espace à contre-pied d'une certaine vision triomphante de la S-F classique), voire d'un niveau limite fanzine (« Incident à Oak Ridge », « Il n'y a pas de morts », « Dites-leur d'arrêter leurs conneries »).

Mais, ainsi qu'il l'a été mentionné plus haut, les quatorze nouvelles publiées par ISF représentent une dizaine d'années de publication et reflètent, outre la palette des talents de l'auteur, sa progression jusqu'aux œuvres abouties récemment publiées que sont Hank Shapiro… ou Échec et maths. Si Meucs, inégal, ne s'avère pas le meilleur ouvrage de Terry Bisson, il n'en demeure pas moins un recueil savoureux, recelant suffisamment de perles et de bons textes pour qu'on en recommande la lecture.

Noir

Dans un futur proche, DynaZauber, une des corporations les plus puissantes et les plus influentes, se retrouve avec le cadavre d'un de ses cadres sur les bras. Pour résoudre ce meurtre, la firme fait appel à McNihil, ex-flic reconverti en privé. Un drôle de privé, qui refuse de vivre dans son temps. Son truc, c'est les polars noirs des années cinquante : il s'est fait greffer sur les yeux un système sophistiqué qui lui permet d'appréhender le monde comme dans un film à la Bogart, noir et blanc compris. McNihil n'aime pas DynaZauber. Mais lorsqu'il examine le cadavre, il aime encore moins ce qu'il voit — une vision qui le ramène à un passé douloureux qu'il préférerait oublier. C'est pourquoi il refuse tout net de travailler sur cette affaire. Mais DynaZauber ne l'entend pas de cette oreille car, justement, ce passé fait de McNihil l'homme de la situation. Contraint et forcé, le privé remonte la piste du meurtrier, qui le conduit vers son pire cauchemar : l'Angle. Un no man's land, un territoire virtuel où règne le chaos et où toutes les expériences sont permises, surtout si elles font parties du domaine du tabou…

K. W. Jeter, sans conteste l'un des auteurs modernes les plus intéressants, l'un des plus exigeants, aussi, a encore frappé. Sauf que cette fois il s'est fait mal aux phalanges : son roman n'est pas une réussite. L'idée était pourtant alléchante et le mélange, polar noir des années cinquante/cyberpunk, tout à fait convainquant. Si l'histoire en elle-même n'a rien d'une innovation, son traitement, qui passe par le filtre suranné et très cliché d'un vieux film de privé usé et désabusé, clope au bec, chapeau mou et whisky lové dans le creux de la main, offre un contraste fascinant avec le monde cyberpunk fermement ancré dans l'ultra-technologie et le virtuel qui l'entourent. Malheureusement, le livre souffre de longueurs et de maladresses qui rendent le récit difficile à suivre. Et, pour la plupart, ce sont des défauts inhérents au cyberpunk. Des pages et des pages d'exposition sous forme de vastes monologues introspectifs et une action incroyablement longue à se mettre en place, de la poésie urbaine passablement glauque qui noie la compréhension sous un déluge de mots et rend l'histoire difficile à appréhender. Une complaisance dans la description des scènes de sexe orgiaques et des exécutions sanglantes et cliniques qui fait bâiller d'ennui. Bref, une histoire qui s'essouffle et un lecteur qui souffre et s'impatiente rapidement s'il n'est pas pris par la magie des mots.

Le tout n'est pas vraiment indigeste, mais pèse quand même sur l'estomac. Il reste malgré tout quelques perles qui mettent franchement mal à l'aise, notamment un discours limite fascisant de la part du héros, qui fait dresser les cheveux sur la tête et pourrait choquer les âmes sensibles. Un discours quelque peu maladroit, certes, mais non sans humour. À ne surtout pas prendre au premier degré !

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