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Le Dixième Cercle

Paris, 2099. Macrosoft et Virtual, deux sociétés d'informatique, se livrent une course effrénée pour la mise au point du procédé Cogito, une méthode d'immersion dans le virtuel qui permette au cybernaute d'oublier non seulement la réalité extérieure, mais encore sa propre personnalité, comme s'il vivait un rêve où son rôle investisse son moi intérieur.

Malheureusement pour eux, les tests achoppent toujours au même point, avec une perte de contrôle de l'univers du rêveur pour en arriver à un cadre cauchemardesque qui est le même pour tout le monde.

Arthur Taillandier travaille pour Virtual, mais ses préoccupations sont bien loin de refléter une parfaite loyauté d'entreprise. Essayer (sans le moindre succès) de sortir avec sa collègue Marie, fumer joint sur joint, et s'enfoncer dans des univers virtuels de plus en plus pervers, voici la trame de son quotidien. Et qu'importent les bruits de révolution qui grondent dans les cités périphériques, ou les élections à venir qui promettent l'arrivée au pouvoir d'un candidat fasciste. Le plus ennuyeux pour Arthur, ce seraient plutôt ces attentats commis dans le cyberspace par le mystérieux groupe RV. Et l'effilochage de la trame de son quotidien qui se manifeste d'abord par des phénomènes inexpliqués dans son appartement, dont la maladie mentale pourrait rendre compte ; puis par l'accès inopiné à un dixième cercle du cyber-espace, dont les activités économiques ou culturelles sont organisées en neuf cercles, les deux derniers étant voués respectivement à la pornographie et à la violence avec douleur réellement ressentie. Ce dixième cercle est lui un univers unique et de taille inédite dans l'espace et dans le temps, qui retrace les conquêtes d'une religion nouvelle, suivant un schéma emprunté à l'histoire de l'islam.

On s'en doute, la majeure partie du récit se déroule dans des univers virtuels. Et ce jeu du virtuel, ou de l'hallucinatoire, ne se joue à son niveau d'intérêt maximal que si personnages et lecteurs peuvent se méprendre sur le niveau de réalité auxquels ils se trouvent — depuis Simulacron 3, depuis Philip K. Dick cité en exergue de ce roman, l'amateur de SF a dû apprendre la leçon. Le Dixième Cercle ne déroge pas à cette règle, même s'il ne compte qu'un vrai retournement ; moins extraordinaire, mais plus solidement étayé que celui qui était au cœur des Paradis Piégés de Richard Canal.

On ne peut guère pousser plus loin la comparaison ; là où Canal est poétique dans les images comme dans le langage (jusqu'à l'excès, s'il le faut), Thuillier est direct dans son style, et la société future qu'il postule relève d'une extrapolation linéaire. Arthur Taillandier, comme il est d'emblée confessé, est certes un anti-héros, et porte sans cesse sa balourdise et l'ordinaire de ses goûts. Et la lutte pour le pouvoir dans la société européenne, jusqu'à ses coulisses, est réduite à une caricature. Si l'on peut trouver des justifications logiques au grain plutôt grossier de l'image ici développée, ces défauts de finesse n'en rendent pas moins la lecture moins excitante à l'échelle d'un roman. Toutefois celui-ci ne manque pas d'énergie, et devrait plaire beaucoup. Il a le mérite d'être l'œuvre d'un auteur nouveau, qui pourrait trouver un public nouveau, pas encore blasé de la thématique des univers artificiels emboîtés.

Le Sang des hommes

Actuellement, le polar est frappé par un phénomène de délocalisation temporelle et n'est plus circonscrit dans l'époque. Ainsi, récemment, au Masque, Florence Bouhier (Erika Stevens) a donné La Danse des crânes et Barbara Hambly Une Saison de fièvre, deux polars XIXe (par des romancières s'adonnant par ailleurs – dans la défunte collection « Abysses » – à la fantasy). Le phénomène est tout sauf marginal. Or, si le crime a un glorieux passé doublé d'une actualité somptueuse et débordante, il ne peut qu'être promis à un radieux avenir où, à l'instar de Maurice G. Dantec ou du P. Siniac de Carton blême, s'illustre Philip Kerr.

Au XXIe siècle sont apparus les parvovirus humains qui ont fait un demi-milliard de victimes. Les PVH empêchent l'hémoglobine de fixer l'oxygène et de le libérer dans les tissus ; les malades meurent par anoxie quand il n'ont plus suffisamment d'hémoglobine saine – soit en 120 jours maximum. Le cours du sang a donc flambé et l'économie repose désormais sur lui. Ce sont les gens sains qui sont riches et se protègent. Société duale exacerbée, société d'apartheid médicale.

On retrouve au cœur de ce roman la thématique politique qui court l'œuvre de Kerr de livre en livre, sa hantise d'une société duale et des obsessions sécuritaires concomitantes. Obsession qui est à la naissance de l'action. La fille de Dana Dallas, riche concepteur de banques du sang chez Terotech, numéro un mondial de la sécurité, est atteinte d'une maladie génétique qui nécessiterait des transfusions régulières. Or le sang est hors de prix, même pour Dallas. Ce dernier représentant désormais un risque pour Terotech, King — son PDG — demande à Rimmer, la barbouze maison, de le liquider ainsi que sa famille. Rimmer foire. Pour se venger, Dallas va se faire la National First Blood Bank… sur la Lune !

Philip Kerr mobilise toute la quincaillerie high tech de la SF la plus moderne :  réalité virtuelle, vols spatiaux, intelligence artificielle, colonies lunaires et nanotechnologies. Il ressort même les pouvoirs psi de la remise aux accessoires… Le Sang des hommes approche des thèmes et des motifs voisins de ceux d'Oblique de Greg Bear. Kerr reste plus centré sur l'effraction de haute technologie, qui constitue la ligne narrative principale, là où Bear recourt à un faisceau de narrations convergentes. On retrouve néanmoins de part et d'autre le héros hypercompétent qui fracture le sanctuaire élitiste défendu par de l'intelligence artificielle. Chez Kerr, où on a même droit aux ordinateurs quantiques et autres inversions de spin – c'est dire si c'est de la SF –, l'I.A. travaille pour son propre compte… Kerr est, dans ce roman, à la fois plus à gauche et moins politique que Bear dans le sien. Si les personnages des deux livres appartiennent plutôt aux catégories aisées, l'univers social reste un background chez Kerr, qui opte pour une tangente métaphysique en conclusion tandis que Bear lui accorde plus d'importance. La résolution de la crise dans le roman de l'américain aboutit à un retour à la situation antérieure, certes, mais à défaut de réponses, des questions auront été posées, assorties, faute de mieux, de propositions morales humanistes et d'un rejet du darwinisme social. Kerr s'est, lui, contenté de montrer et dénoncer sans faire fonctionner son univers social ainsi qu'il l'avait si bien fait dans Une Enquête philosophique.

Il y a un discours savamment hémologique valant ce qu'il vaut — le pauvre critique ne se sent pas les compétences médicales pour en juger ni départager la fiction de la réalité en la matière. Toutefois, il y a lieu de penser que certaines impasses ont été faites pour permettre le développement concernant la maladie de la fille du héros. Le contrat de lecture de la science-fiction supposant la suspension de l'incrédulité, cela n'a rien de gênant. Il faudra en revanche aller beaucoup plus loin en la matière pour accepter que le sang humain soit le milieu idéal pour développer un ordinateur quantique…

À défaut de chef-d'œuvre, ce roman est largement supérieur à la production standard. Quant aux amateurs de polars qui le trouveront dans une de leurs collections fétiches, ils risquent d'être quelque peu déroutés. Oblique est sans conteste plus intéressant, mais Le Sang des hommes sait être plus divertissant sans être bête, loin de là. Le bouder serait de toute façon une erreur.

À lire également : la chronique de l'édition originale par Sophie Gozlan.

Oblique

Avec Oblique, Greg Bear renoue avec l'univers de La Reine des anges qui est aussi celui de L'Envol de Mars, récemment réédité au Livre de Poche. Vers la fin du siècle prochain, le monde aura beaucoup changé, mais les gens, beaucoup moins…

En nous décrivant les trajectoires de six personnages, Greg Bear va nous immerger dans cet avenir en proie à une crise majeure. Crise due à l'ambition dévorante de certains qui s'arrogent le droit, la mission, d'améliorer le meilleur des mondes. Le risque étant d'en faire un enfer, puis un désert.

Dans ce futur qui déjante en attendant de déchanter, coexistent trois catégories de gens classés en fonction de leur santé mentale Les naturels et haut-naturels constituent l'élite saine d'esprit et créative dominante. Les thérapiés, soit la grande majorité, doivent leur santé comportementale à l'action permanente d'implants nanotechnoloçiques – la thérapie – qui agissent comme un super-Prozac, panacée de tous les maux psychiques au prix du conformisme Enfin, les non-thérapiés, asociaux de plus en plus nombreux, descendent des (soi-disant) inemployables d'aujourd'hui ; ils vivent en dehors de l'économie du Dataflot qui ne sait qu'en faire et les gorge de vids et de Yox (média fonctionnant grâce à l'interface directe homme/réseau) le plus souvent porno. Sous ces catégories de santé mentale, les classes sociales – bourgeoisie, salariat et exclus – qu'on reconnaît n'ont vraiment rien de futuriste.

Alice Grale est une star du Yox qui est allée faire une passe chez le milliardaire Crest juste avant qu'il ne se suicide. Nathan est le concepteur de Jill, la première intelligence artificielle à acquérir (à la dure) de l'expérience relationnelle. Jonathan est un cadre qui voit sa famille partir à vau-l'eau quand sa femme fait une rechute de thérapie et à qui son oncle offre d'entrer dans une mystérieuse organisation qui se propose de remettre le monde en ordre. Jack Giffey, pilleur de tombes en force plutôt qu'en finesse, recourt au nec plus ultra de la technologie militaire ; il entend se faire l'Omphalos, mausolée cryogénique et pyramide en chantier. Martin Burke, créateur de la thérapie mentale, et Mary Choy flic de Seattle dont les enquêtes s'enracinent dans le flux événementiel, étaient tous deux déjà présents dans La Reine des anges.

La santé mentale – comportementale – s'effondre soudain. Une véritable épidémie de comportements asociaux ou autodestructeurs menace de saper les fondements de la société, bien que seuls les gens ayant subi une thérapie en soient victimes. La conjonction des événements conduira tous les protagonistes dans l'Idaho Vert, état indépendant, très pauvre, mais plus ringard encore, où se dresse l'Omphalos.

Mine de rien, Greg Bear sacrifie au mélange des genres : ici, SF et roman noir. Il brosse le tableau d'une société où, à travers le crime, sont révélées la perversion et la corruption d'élites aussi dénuées de scrupules que dévorées d'ambition : franchement fascisantes. On admirera l'art avec lequel l'auteur met en scène le recrutement de Jonathan par les Aristos, ou comment un citoyen respectable devient un activiste d'extrême-droite, partie prenante d'une action terroriste.

Une question transparaît en filigrane de ce cadre futuriste et exacerbé : dans une économie de l'information — Dataflot — où l'activité se résume à la création, la découverte et la décision, que faire de quantité d'individus issus des forces productives et voués à des tâches répétitives ? Les Aristos, qui tiennent le mauvais rôle, suggèrent — et font en sorte — de les abandonner à leurs névroses, leurs dépressions et autres perversions jusqu'à ce qu'ils s'éliminent d'eux-mêmes. Et si, demain, la plus grande partie de l'humanité devenait inutile… ?

La thérapie est l'autre aspect spéculatif d'Oblique — il faut la comprendre comme psychiatrie, l'interpréter comme prescription de Prozac, plutôt qu'au sens psychothérapie ou psychanalyse ; la nanotechnologie remplace non pas la relation verbale, mais la chimie. L'univers de Greg Bear est ainsi plus proche de celui d'Aldous Huxley que d'un véritable meilleur des mondes. Que penser d'une communauté qui pour fonctionner doit calibrer, monitorer ses membres afin qu'ils tiennent le coup ? C'est le primat de la société sur l'individu, en parallèle avec une béatification pharmacologique Dès lors, la DésAffection se conçoit dans une optique d'externalisation de l'aliénation — s'abrutir devant la télé plutôt que de médicaments. Cette option permet de rester en dehors d'une société d'insatisfaction, mais les élites ne peuvent guère tolérer qu'elle soit bien vécue. Ainsi, chez Bear, nombre de DésAffectés sont réfractaires à la thérapie exigée à l'embauche… Thérapie et Yox porno sont-ils de moindre maux ?

Le temps et les techniques passent. Le conflit entre société et individus, dirigeants et dirigés, ne perd de sa vigueur que sur le champ des apparences. Si Greg Bear n'a peut-être pas l'art de donner toute sa force à un drame humain, il possède par contre un talent plus que certain pour interroger demain sur les questions d'aujourd'hui. Voilà une fresque sociale et noire d'un futur plausible et trop présent déjà. Le pessimisme de l'auteur n'a rien d'insondable et renforce le réalisme cruel de sa vision d'une humanité en état stationnaire peu susceptible d'amélioration : il fait preuve, envers l'Homme, d'une lucidité dure, loin de tout optimisme béat. Avec Greg Bear, la SF est à son mieux.

À lire également, la chronique de l'édition anglaise par Sophie Gozlan.

Mission Basilic

Voilà un roman qu'il m'a fallu finir à 4h15 sachant bien qu'à 6h00 il me faudrait me lever… Livre qui n'a pourtant rien d'un thriller et aucun suspense n'incitant à poursuivre. On sait très bien comment cela va finir et même de quelle manière cela va finir, quelle manœuvre va apporter la victoire. Et on ne se trompe pas…

Ceci dit, ce roman risque fort de ne pas plaire à tout un chacun. En effet, c'est là de la SF – du space opera – militariste de la plus belle eau.

Honor Harrington n'est pas une femme : c'est un officier supérieur ! Elle a un cerveau pour décider et une voix pour ordonner, le sens du devoir comme morale et comme sentiment. Et un chat, aussi… Elle vient de recevoir son second commandement : le HMS Intrépide. Lors de manœuvres, elle réussit un fort joli coup avant que l'adversaire, vexé et rendu prudent, l'empêche de récidiver. Aussi la voilà t-elle affectée au poste de Basilic : le Placard majuscule. Elle donne de furieux coups de pied dans la fourmilière, mettant un terme brutal à des lustres de négligente incompétence.

Après tout, peut-être David Weber n'est-il pas un ancien officier de la Royal Navy. Pourtant, si tel était le cas nul n'en serait surpris, tant Mission Basilic est un vibrant hommage aux officiers de la marine de Sa Majesté.

Transi Manticore est une monarchie constitutionnelle, dotée d'une reine Elizabeth, de chambres des Lords et des Communes. Basilic est un protectorat et une pomme de discorde politique entre les factions en lice : les libéraux au pouvoir (au sens anglo-saxon du terme) qui souhaitent limiter la présence militaire de Manticore à Basilic et une opposition plus énergique et impérialiste. On est donc immergé dans un univers presqu'exclusivement militaire avec un arrière-plan aristocratique.

La première partie expose, à travers la reprise en main du poste de Basilic, la manière dont, en parallèle, le nouveau commandant se fait progressivement respecter de son équipage. À défaut d'être larmoyant, l'aspect psychologique est essentiel – surtout pour un récit qui respecte à la lettre les canons du genre. Harrington est intransigeante, exigeante et exemplaire. Les rapports sont néanmoins distants et guindés. Imaginez le capitaine du Bounty diplômé d'une école de management ! Si elle sait créer et animer une équipe, elle n'en connaît pas moins la solitude du chef. Si elle sait écouter, elle sait aussi exploiter la culpabilité et surtout se faire entendre. Elle ne recourt par contre jamais à la moindre séduction. Imbue de morale militaire, sens de l'honneur et du devoir – c'est qu'on se bat en duel dans cette société-là ! – elle n'a bien sûr aucun état d'âme à exposer sa propre vie ni à sacrifier ses subordonnés. Alors les ennemis, pensez ! Faire massacrer par milliers les aborigènes manipulés ne la gène nullement, pas plus que d'engager un ennemi supérieur. La morale de l'histoire est qu'une telle attitude se justifie. Si vis pacem para bellum, ne dit-on pas ?

La richesse de Manticore vient d'un nœud hyperspatial dont Basilic est l'un des terminus sur lequel lorgne la république populaire en faillite de Havre. À l'évidence si Manticore est l'Angleterre, Havre est l'Union Soviétique. Et le Sirius, cargo lourdement armé, fleure bon le chalutier russe… Havre a fomenté un plan d'annexion de Basilic, ce qui lui offrirait deux terminaux du nœud de Manticore et une bonne opportunité d'invasion de ce royaume. Le dépoussiérage de Harrington a donc levé le lièvre qui reposait en partie sur la tradition de négligence de la flotte manticorienne.

On s'en doute, s'en suivront poursuite et combat à mort entre l'Intrépide et le Sirius : un duel à l'issue éminemment prévisible… Cet affrontement, qui s'étend sur plus d'une centaine de pages, rappelle furieusement celui du film Duel dans Atlantide, où, souvenez-vous, après que le destroyer américain torpillé ait éperonné le U-Boat, les deux capitaines se saluent, l'américain allant même jusqu'à aider l'allemand à évacuer son bâtiment. Honor Harrington reçoit là une belle leçon d'humanisme – et David Weber avec elle ! C'est qu'on ne combattait alors pas impunément la Wehrmacht ou la Kriegsmarine ; en Iraq ou en Serbie, c'est de punitions qu'il s'est agi, pas de combats. Ce qui nécessite de l'arrogance, du mépris plutôt que du courage. Harrington est un officier dont la mentalité est appropriée à « Tempête du désert » et qui se retrouve soudain face à plus fort qu'elle. Elle ne devra la victoire qu'au fait que le commandant du Sirius se comporte comme un nazi en venant achever les vaincus, ce qui n'a rien de comparable avec l'attitude du capitaine allemand de Duel dans l'Atlantide. C'est aussi l'anti-thèse de l'excellent roman antimilitariste de David Gerrold, Années-lumières, années de guerre.

Voilà un roman à tout le moins conservateur, voire réactionnaire. Militariste. Et tout ça très franchement. Pas pernicieux pour un sou. Il y a bien sûr les risques liés aux mécanismes d'identification… Ceci mis à part, l'histoire est bien menée, sans temps morts, agréable, pas exclusivement orientée vers l'action. Mais, si David Weber a créé un univers cohérent, il n'a pas inventé la poudre et s'est contenté de la faire parler… Cet ouvrage un peu surprenant chez L'Atalante est néanmoins une réussite dans son genre.

Des ombres sous la pluie

Pour le grand public, Des Ombres sous la pluie peut n'apparaître que comme le roman d'un nouvel auteur de plus, ce qui, dans une période relativement faste, n'a rien d'extraordinaire. Si la période n'a pas toujours été faste, André-François Ruaud semble, lui, avoir toujours été là. Quand, en France, la SF était au plus mal, il fut de ceux qui ramèrent le plus dur pour la sortir de là. Son fanzine, Yellow Submarine, avait acquis le statut et la qualité d'une revue où subsistaient autant que faire se peut l'actualité et la vie du genre et où se réfugiait alors la critique. C'est lui qui, à l'hiver 90/91, m'a publié pour la toute première fois… YS le surchargeait de travail et lui prenait tout son temps libre. Pendant qu'il publiait les autres, il n'écrivait pas, ou très peu. Ce court roman reflète tout ceci.

D'un côté, un univers d'une richesse rare, très original : élaboration longuement mûrie, création inédite. Le personnage principal, Ariel Doulémi, non dénué de profondeur, permet d'entrevoir un potentiel plus qu'intéressant. Le revers de la médaille tient à ce qu'André-François Ruaud paraît, comble du paradoxe, s'être précipité pour écrire. La pâte — le fond — dûment pétrie et trop tôt enfournée… Après avoir cultivé l'univers et nourri les personnages comme des orchidées précieuses des années durant, l'opportunité d'être enfin publié se faisant jour, l'intrigue semble avoir été conçue dans l'urgence. Comme si, après l'avoir si longtemps attendue, l'auteur avait craint de laisser passer sa chance. Ceci dit, l'un dans l'autre, le roman est plutôt bon, et l'univers si curieux que la visite s'impose…

La déception vient d'une impression de gâchis, la somptueuse toile de fond dilapidée pour une intrigue sans grande envergure. Certes, l'histoire se tient, mais on aurait aimé davantage : l'univers avait la richesse pour prétendre au chef-d'œuvre et les personnages ce qu'il fallait de profondeur et de finesse. Bref, c'est cette expérience de la construction, de l'organisation et du choix des péripéties, expérience qui ne vient qu'en écrivant, qui a fait défaut.

Ariel Doulémi est un vampire. Un vampire qui ne suce pas de sang dans les châteaux des Carpates, mais qui peut analyser celui qu'il aspire et afficher les résultats sur sa cornée… Cyberpunk ? Que nenni ! Larbin de madame Ha, il va à vélo ou à pied à travers la ville qui se niche comme un nid d'hirondelles dans un coin du toit d'un palais pour géants. Spica est un monde low-tech plus qu'étrange où rouillent les astronefs hors d'usage depuis la disparition d'un énigmatique empereur des années auparavant. Sans l'illustration de couverture, aussi indispensable que laide — des couleurs hideuses au possible – et le plan en ouverture, il eût été bien difficile de saisir cette vision qui nous est proposée, comme d'un village de soldats de plomb sur un toit !

Outre des vampires, vivent sur cette planète des humains, des centaures et des hommes-chats. Ariel Doulémi et madame Ha résolvent donc une affaire criminelle liée à un trafic de drogue impliquant les notables locaux. Mais l'on aurait aimé voir résolus les nombreux mystères de ce monde, l'origine du palais, la dispersion à l'extérieur de ses anciens résidents, la disparition de l'empereur, l'impossibilité du vol spatial. Or, tout ce qui structure le monde étrange qu'a créé André-François Ruaud reste inexpliqué. Il faut admettre que c'est assez frustrant. On espère néanmoins retrouver l'occasion de visiter cet univers au charme désuet et provincial pour percer les secrets de sa genèse. Des Ombres sous la pluie laisse l'impression d'un volume d'introduction et de présentation à cet univers qu'il vous faudra découvrir si vous vous sentez l'âme d'un explorateur des mondes les plus bizarres de la création littéraire.

À l'est de la vie

Fonctionnaire d'une sorte de pendant européen de l'UNESCO, Roy Burnell court le monde — et les femmes — pour inventorier le patrimoine culturel et religieux de l'humanité là où il est en danger. Ainsi chasse-t-il l'icône en Géorgie de l'Ouest, avant de prendre la direction du Turkménistan, au sud d'une mer d'Aral assassinée par une catastrophe écologique majeure comme seule sait en produire la folie des grandeurs bureaucratique. Il y inventoriera un pont dressé entre nulle-part dont la valeur culturelle et l'intérêt économique avoisinent le zéro. Un pont tout droit jailli d'un roman de James Ballard.

Si l'action du roman se situe dans le Caucase et en Asie Centrale, elle aurait aussi bien pu prendre pour cadre les Balkans. Ainsi, bien que publié en anglais en 1994, à l'heure de le lire en français ce roman dégage une puissante et très prenante odeur de déjà vu. Un quelque chose du journal qui est resté introuvable dans la presse. On ne peut pas parler de prospective. Non. Plutôt de l'observation prémonitoire d'une fatalité aussi humaine que dérisoire.

À travers ce que voit l'œil de Roy Burnell, Aldiss nous montre le flux de l'Histoire qui s'écrit dans l'esprit des hommes. Il y a la guerre ici et là. Et au milieu de ces guerres de stabilisation qui ensanglantent l'Est du monde, la vie de tous les jours. La vie, la vraie, pas la survie médiatico-lacrymale qu'on sait si bien nous servir comme laxatif affectif. Une vie drôle ou vache, dure, parfois horrible, quelquefois plaisante, déprimante, intéressante… Et Aldiss, en maître, arrive à faire se télescoper diverses dimensions du récit lorsque, par exemple, un Burnell perdu dans la campagne anglaise, sa mémoire volée, est recueilli par un psychopathe à la veille du grand jour…

À l'Est de la vie est avant tout un livre humain. Un roman à l'interface de l'homme et de son monde — du monde tel qu'il le fait — , ni meilleur ni pire mais désespérément humain. C'est un livre qui n'a rien de ces romans égotistes que les personnages phagocytent entièrement, pas davantage que de ces autres, tout aussi fades, parcourus par les vecteurs ectoplasmiques supportant la vision en noir et blanc et l'ouïe monophonique d'un auteur trop distant. Roy Burnell et tous ceux qu'il croise — Irving, l'astronaute qui a marché sur la Lune ; Kaguinovitch, le seigneur de la guerre ; le père Kadredine ; le diplomate Murray-Roberts ou le Dr Hikmat Haydar — ont un grain, une finesse et une profondeur rare. Aldiss sait les faire vivre. Ils sont au cœur du récit sans pour autant devenir le récit. Les personnages d'Aldiss se cherchent comme se cherchent les pays que traversent Burnell. Le vol de la mémoire du héros apparaît alors comme la métaphore des années soviétiques de la Géorgie ou du Turkménistan. L'identité, ce sentiment d'exister, naît de la mémoire ; d'où ce pathétique désir de se retrouver dans un pont mort-né…

Si, par littérature, on entend mise en scène de l'interaction des gens et du monde et par science-fiction l'impact d'une dimension technique sur cette interaction, alors À l'Est de la vie entre bien dans la première catégorie, et par la grande porte.

Il n'y a pas de changement de paradigme, ni de décalage conceptuel, pas même une esthétique SF spécifique. Ce monde n'est pas le nôtre ; c'est un avenir incertain qui se cherche, tout comme Roy Burnell et les gens qui le peuplent. Parce que le monde de ce livre n'est pas le nôtre, il permet à Brian Aldiss d'en révéler l'archétype.

Avec À l'Est de la vie, Aldiss jette sur l'humanité un regard d'un pessimisme d'autant plus amer que lucide. Il signe là un roman extrêmement riche qui, s'il n'est pas à proprement parler de la Sf, fait preuve d'une remarquable maestria dans une tonalité des plus ballardiennes. Une évocation forte.

Trajectoires terminales

Inconditionnels de héros positifs et propres sur eux, passez votre chemin : ce livre n'est pas pour vous. Fans de noir et d'Ellroy, mes frères, courez chez votre libraire le sommer de vous procurer le dernier roman de Paul Borrelli, le troisième volume de la Trilogie Serge Lançon, que vous pourrez dévorer, comme je l'ai fait, sans avoir lu les deux précédents, L'Ombre du chat et Désordres. Vous ne sortirez pas indifférent de cette ultime enquête de Serge Lançon, anti-héros, précog, fidèle en amitié, désabusé, artiste, révolté… et tocard, et ignoble. Car c'est aussi un véritable salaud, Lançon, essentiellement dans ses rapports physiques (« amoureux » ne peut s'appliquer ici) avec les femmes. Et pourtant on n'arrive pas à le haïr tout à fait. C'est d'ailleurs une des forces de ce livre : aucun des personnages n'est vraiment aimable, mais il est impossible de ne pas sentir en eux (« méchants » y compris) cette part d'humanité qui empêche de s'en dissocier totalement… Il n'y aura guère que quelques enfants victimes à être vraiment innocents.

L'action se passe à Marseille. Un Marseille de 2034, qui ne diffère guère du nôtre que par l'exacerbation de ses problèmes de surpopulation, chômage, pollution, SDF, ghettos, violence sociale, etc… Régulièrement, un ou des inconnus bombardent les véhicules du haut des passerelles surplombant l'autoroute de lourds fragments d'une sculpture de bronze. Nombreux accidents, nombreux morts. Pour renforcer ses équipes qui piétinent, la police fait appel à Serge Lançon, dont les rêves prémonitoires lui ont déjà été précieux dans le passé. On suit donc deux enquêtes, menées indépendamment et en parallèle. L'une, cartésienne, de l'inspectrice Canavese, dans les milieux de l'art moderne (que Borrelli semble bien connaître1 et dont il brosse un tableau au vitriol), qui la mènera à la vérité, après avoir démasqué quelques monstres à beau visage. Et, surtout, celle de Lançon. Avec ses méthodes à lui. C'est à dire : sans méthode. Il erre, il attend l'intuition, progressant, cahin-caha, de rencontres en rencontres jusqu'à la découverte de l'assassin. Dont l'identité, d'ailleurs, ne surprendra pas vraiment. Ce n'est pas un problème. L'important, on le sait, n'est pas là. Car l'essentiel, c'est cette écriture crue mais sans complaisance, qui vous prend à la gorge, qui vous plonge le nez dans la noirceur de l'âme humaine ; et ces personnages, oui j'y reviens, qui vivent, souffrent et font souffrir, qui sont souvent risibles dans leurs petites faiblesses, humains et pourtant si inhumains (le plus « humain » étant, comme parfois chez Dick, une machine, plus précisément : un androïde).

Reste que Borrelli signe un roman de qualité, d'un genre rare, que l'on pourrait étiqueter « noir SF », même si la composante science-fictive est minoritaire, servant plus de décor que de moteur.

Noir, très noir…

Notes :

1. Et pour cause, il est peintre et illustrateur (NDRC de Bifrost).

La Sirène de l'espace

Démobilisé après un service militaire de cinq ans durant la guerre de la Fédération terrienne contre Jupiter, le radio Francis Briand est aussitôt enlevé par un corsaire de l'espace qui l'enrôle sur son vaisseau en route pour une mission secrète. Le capitaine John Golden cache à son bord une sirène de l'espace, une créature de laboratoire dont le chant communique une émotion ou un état d'esprit à l'auditeur, au point de le pousser, s'il s'agit de mélancolie, au suicide. Francis tombe amoureux de la créature qui devient sa protégée.

Tous les ingrédients du récit de pirates sont présents : l'enlèvement se fait dans une taverne, où le héros est saoulé ; Jones, le second, est une brute antipathique et, en s'opposant à lui, Francis s'attire le respect de l'équipage ; les duels ont lieu au sabre…laser ; on retrouve bien entendu un irlandais jovial nommé O'Brien et un scandinave taciturne, Morgenssen.

Ce roman pourrait n'être qu'un récit d'aventures sans intérêt, bourré de poncifs d'ailleurs avoués dans le livre : la folie de John Golden consiste à imiter les grands corsaires du passé et à s'identifier plus particulièrement au capitaine de L'Île au trésor de Stevenson. Mais il s'agit d'une folie contagieuse, qui pousse son entourage à se conformer au rôle qu'on leur attribue. Dès lors, les archétypes que sont les personnages s'en trouvent pleinement légitimés et en deviennent même… nécessaires. Bien que l'argument soit un peu mince, l'idée est séduisante et bien menée. Le malicieux Pagel a su reprendre des recettes éculées non pour les détourner ni les parodier mais pour les justifier au moyen d'une théorie qui met en parallèle la fiction et la réalité : la conclusion attendue, qui aurait respecté les codes narratifs, s'efface au profit d'une fin plus prosaïque.

La Résistante

Après quarante ans passés à établir un début de civilisation sur la colonie n°3245-12, Ofélia apprend que les colons sont transférés ailleurs. À soixante-dix ans, le voyage en caisson de cryogénisation n'est pas sans risque pour elle. À soixante-dix ans, on n'a pas envie non plus de recommencer sa vie sur un nouveau monde. Mais la toute-puissante Compagnie reste intraitable, de sorte que la vieille femme se cache durant l'embarquement et ne revient au village qu'après le départ de la dernière fusée.

Commence alors une nouvelle vie au parfum de liberté : chez les colons, les codes de la vie en société sont stricts, prudes, et la femme y est peu considérée.

Ofélia cultive son jardin, s'habille selon sa fantaisie et entretient les machines restées en fonctionnement. Elle apprend ainsi qu'un nouveau groupe de colons débarqués dans une région plus tempérée ont été massacrés par des indigènes (curieusement appelés extraterrestres tout au long du récit). Peu après, elle les rencontre ; les deux cultures apprennent à se connaître. Ofélia contrevient cependant à tous les règlements en leur présentant la technologie terrienne, qu'ils assimilent beaucoup plus vite qu'elle peut l'imaginer.

Suite au massacre, des représentants de la Compagnie découvrent l'existence d'Ofélia et débarquent pour mettre bon ordre à ce qu'ils considèrent comme de graves dysfonctionnements. Confrontée à des psychologues et ethnologues qui la toisent de leur superbe, la vieille femme se révèle plus sage que ces jeunes gens arrogants qui croient tout dominer par leur savoir. À leur science, elle oppose sa capacité d'écoute et d'observation, mais il n'est pas certain que son attitude parviendra à épargner au Peuple une mise au pas sous la tutelle de la Compagnie.

Généreux et sensible, ce roman est original dans la mesure où il met en scène une vieille femme qui a suffisamment de courage et d'entêtement pour lutter seule contre tous. Le récit se développe toutefois lentement, trop lentement parfois : les indigènes, par exemple, n'apparaissent qu'après la centième page. Les caractères finement observés des protagonistes et la description de la civilisation étrangère ne sont pas en cause, Elizabeth Moon s'attachant à décrire les multiples tâches quotidiennes de son héroïne, comme pour mieux nous faire partager, à travers la monotonie de son existence solitaire, la paix intérieure qu'elle en retire. Au final un roman intéressant mais qu'on recommandera avant tout aux amateurs de sensations nuancées et délayées plutôt que d'aventures grand écran en technicolor.

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