Ressuscitant Eric John Stark après une éclipse d’une dizaine d’années, Leight Brackett délaisse Mercure et les déserts de Mars pour les contrées extra-solaires tout aussi inhospitalières et moribondes de Skaith, planète agonisant sous les pâles lumières d’un soleil à bout de souffle. Le recueil Stark et les rois des étoiles est un ensemble de six textes incluant les récits non martiens mettant en scène le héros. Outre trois nouvelles – dont deux cosignées par Ray Bradbury et Edmond Hamilton –, ledit ensemble contient la « Trilogie de Skaith », qui narre les ultimes exploits du Mercurien. Derniers faits d’armes également pour celle que l’on nomma « la Reine du space opera ». Cette épopée, plus sombre et désenchantée que le Grand Livre de Mars, hisse les aventures de John Stark au rang des meilleurs planet operas. Elle offre au protagoniste une place fort disputée au panthéon des figures héroïques, le double Stark/N’Chaka influençant bon nombre d’écrivains, Michael Moorcock en tête.
- Les nouvelles. Pris en chasse par la Police spéciale des Mines Terro-Vénusiennes, Hugh Starke – lointain cousin de notre John Stark ou incarnation de ce dernier selon les préceptes d’un multivers à la Moorcock – s’apprête à s’écraser à bord de son vaisseau lorsqu’il se réveille dans un corps et en un lieu inconnus. Jouet de Rann, femme à la grande beauté à qui il doit cette transplantation, celui-ci se retrouve au centre d’un conflit aux ramifications complexes opposant le peuple de la mer Pourpre aux pirates venus s’installer sur les côtes. Usant de l’esprit de Starke dans le corps vénusien d’emprunt de Conan, la perfide Rann entend bien par ce subterfuge emmener son peuple à la victoire finale. C’est sans compter sur la volonté farouche et indomptable de notre héros… Las, « Lorelei de la Brume rouge » (1946) s’avère la moins réussie des trois nouvelles du présent omnibus, la faute à une intrigue qui manque singulièrement d’originalité. Les quelques péripéties permettent tout juste d’entretenir un intérêt a minima, la narration se contentant tout au plus de nous présenter les enjeux d’une intrigue fort linéaire. Déception, d’autant plus manifeste que la dame est secondée par le jeune Ray Bradbury. Ce dernier remplace au pied levé son amie, sollicitée au profit d’Hollywood pour le scénario du Grand sommeil de Howard Hawks. Poursuivant le récit tout en essayant de préserver le style de Brackett, l’auteur des Chroniques martiennes apporte une coloration plus romantique. Le lecteur pourra néanmoins prendre plaisir à se perdre dans une histoire aux consonances et clins d’œil très howardiens (Starke/Conan, la ville assiégée de Crom Dhu). Maigre butin…
Publié en 1949, « Magicienne de Vénus » s’avère d’une tout autre facture. Passager d’un bateau voguant sur la mer Pourpre de Vénus, Eric John Stark est à la recherche de son ami Helvi porté disparu. Le capitaine et marchand d’esclaves, Malthor, s’en prend à notre héros en vue de rajouter à son tableau de chasse une prise de choix. Stark parvient toutefois à s’enfuir en se jetant par-dessus bord et se retrouve porté par la mer Pourpre et ses singuliers tourbillons ignés. Sa quête le conduira à affronter Malthor et le seigneur Egil pour lequel le pendard fournit une main-d’œuvre servile et abondante. Autant de bras nécessaires au déblaiement de vestiges recouvrant un bâtiment écroulé au fond des eaux. Les cryptes y seraient les gardiennes d’une ancestrale et fabuleuse machine susceptible de procurer à son propriétaire le pouvoir absolu… Ici seule aux commandes, Brackett livre une fiction débridée dont le dynamisme ne le cède en rien aux superbes évocations de la planète Vénus. Si la précédente nouvelle privilégiait le récit au détriment de son contexte, ce deuxième texte comble cette lacune par la richesse des images qu’il donne à voir. Les singularités de l’étouffante Vénus s’offrent à nous sous une plume ciselée et magnétique ; on en sent presque les lourdes fragrances. Les évocations de la ville abandonnée au fond de la mer Pourpre reflètent à merveille cette opulence narrative. Il devient dès lors permis d’entrapercevoir les contours de ce fameux sense of wonder inhérent à cet âge d’or de la science-fiction. Une richesse évocatoire qui manifeste son juste déploiement sous la forme courte, et dont la prose puissante et chatoyante rivalise sans coup férir avec celle d’un Robert E. Howard. Une réussite.
Autre couronnement : « Stark et les Rois des étoiles ». Stark se trouve ici convié auprès du Seigneur de la Troisième courbe, Aarl, qui lui expose l’imminence d’une redoutable menace pour le Système solaire, péril prenant la forme d’une anomalie plongeant ce dernier dans un nuage de poussière cosmique, réduisant de facto la luminosité de l’astre du jour. Malgré ses remarquables pouvoirs, Aarl n’est guère en mesure d’offrir une résistance suffisante à cette entité. Disposant du savoir oublié de l’antique Mars, ledit Seigneur parvient toutefois à transporter Stark – seul capable de déjouer cette anomalie – deux cent mille ans dans le futur, auprès des Rois des étoiles pour lesquels il jouera le rôle de messager. Cette nouvelle se montre singulière à bien des égards. Jeu d’une seconde collaboration entre Brackett et Hamilton, elle conjure l’infortune d’une première tentative infructueuse, laquelle conduisit le couple à faire « machine à écrire à part » afin de préserver l’équilibre du ménage. Les années passant, certaines habitudes de travail changeant, les couverts furent remis pour ce qui demeure toutefois une « première, et unique collaboration authentique », magistrale fusion des univers brackettien et hamiltonien, dans laquelle le protagoniste coudoie cette « fastueuse bande d’aventuriers » issue du roman Les Rois des étoiles. Publication posthume sortie en 2005, ce récit déborde de toute l’inventivité et la richesse narrative du couple Brackett/Hamilton. Nous quittons un temps les péripéties proprement guerrières et vénusiennes pour nous confronter à des perspectives plus sidérales et métaphysiques, plongeant le lecteur au sein d’un vaste abîme spatial et temporel. Une histoire digne des meilleurs scénarios d’un Gene Roddenberry, où le vertige des océans célestes prend ici une ampleur toute cosmique, au point de voler la vedette au principal intéressé. Une vision apocalyptique empreinte d’une poésie, belle et tragique, s’achevant dans une apothéose toute shakespearienne. Une œuvre majeure.
- La Trilogie de Skaith. Seul rescapé d’un séisme meurtrier ayant emporté la colonie minière mercurienne, Stark a été recueilli par la Peuplade, indigènes primitifs qui lui donne le nom de N’Chaka, l’Homme-sans-tribu. Sa tribu adoptive étant à son tour exterminée par de nouveaux colons, N’Chaka se voit cette fois-ci recueilli, vers l’âge de quatorze ans, par Simon Ashton, ambassadeur de la Confédération, lequel veillera à la bonne éducation du sauvageon. Venu retrouver ce père – et ami, surtout – dont il est sans nouvelles depuis des semaines, ses recherches le mèneront sur la planète d’une étoile rousse, dans l’Étrier d’Orion, Skaith. Planète mourante que Soleil Vieux ne réchauffe plus, l’astre est un monde récemment découvert et dont nul ou presque ne connaît l’existence. L’Étoile rousse conte les pérégrinations de notre héros à la recherche de ce père adoptif. Sa quête le conduira à arpenter moult territoires, au climat aride et aux peuplades plus arides encore. Une fois son père retrouvé, il lui faudra dès lors et sans plus attendre rejoindre la base où sont stationnés les astronefs de l’Union Galactique, afin de permettre à Ashton de regagner sa planète, Pax. Tel est l’enjeu du deuxième opus, Les Chiens de Skaith. Accompagnés des Chiens du Nord, molosses mutants aux pouvoirs télépathiques dont Stark a réussi à se rendre maître, les deux Terriens découvrent un monde exposé au joug des Seigneurs Protecteurs et de leurs Hérauts. Les membres de cette caste supérieure, que l’on dit immortels, président aux destinées de celui-ci. Certains d’entre eux, toutefois, conscients de la fin irrémédiable de l’astre et de ses natifs, aimeraient tirer profit de la présence des quelques vaisseaux stellaires venus commercer pour s’expatrier sous de meilleurs cieux. Scénario inenvisageable pour les Seigneurs Protecteurs, arc-boutés sur leurs croyances d’un autre temps. Ouvrir au plus grand nombre les mondes qui peuplent l’univers, par-delà l’horizon étriqué de Skaith la mourante : telles sont les fonctions civilisationnelle de Stark et héroïque de N’Chaka. Tandis que les premiers vaisseaux s’envolent, riches de promesses, une trahison inattendue vient effacer tout le bénéfice de l’opération. Et Stark/ N’Chaka de jouer les redresseurs de torts au cours de ce dernier opus, Les Pillards de Skaith.
Offrant une égale continuité au lecteur – l’intrigue se déployant dans le même axe spatio-temporel –, la « Trilogie de Skaith » fait montre de certaines récurrences communes à l’œuvre brackettienne, à commencer par la nature solaire de son héros au double visage, Stark/ N’Chaka. Figure centrale, ce dernier joue une partition identique à nombre de ses contemporains d’alors, à l’instar du Tarzan de Burroughs dont il partage l’animale éducation et dont les perceptions et réflexes primitifs permettront, à l’un comme à l’autre, de se sortir de plus d’un mauvais pas. À la manière également d’un certain Conan, lui aussi débarrassé des oripeaux de la civilisation et mercenaire aimant par-dessus tout combattre. Cependant, au contraire du héros howardien affichant clairement la prévalence de la barbarie sur une civilisation dont la plus-value resterait à établir, Stark valorise les bénéfices du progrès, sans renier pour autant son affiliation à son indomptable nature. En témoigne la singulière dualité Stark/N’Chaka dont les figures antinomiques traduisent en définitive la porosité des frontières entre ces deux altérités. Le deuxième nom du héros conforte cette ambivalence, puisqu’il renvoie à la figure légendaire et civilisatrice Shaka, roi zoulou fondateur du royaume homonyme vers le début du XIXe siècle. On pense aussi à un autre parangon du genre, John Carter de Mars, lui aussi éternel rebelle face aux autoritarismes avilissants. Comme le héros de Burroughs, John Stark ne manque jamais d’apporter son ardeur et son épée au service des plus démunis. Dépourvu du moindre maître et n’accordant son allégeance que par choix, le héros janusien, au virilisme affiché, se double d’un héros spirituel. Une combinaison pour le moins solaire, au point d’occulter les autres protagonistes, simples figurants ou faire-valoir, tout entier phagocytés par son omniprésence. Au point enfin de ne guère frémir devant une adversité qui ne saurait réellement inquiéter. Une figure d’un autre temps, d’un âge d’or que l’on croyait oublié, mais dont les réminiscences sonnent comme un éternel retour.
On connait l’attachement tout particulier de Brackett à l’univers martien de Burroughs, sa découverte du récit Les Dieux de Mars ayant constitué pour l’auteure la source de nouveaux territoires à explorer. Les reconnaissances des missions Mariner de la NASA concernant notre Système solaire étant, on l’a dit, venues contrarier les perspectives sciences-fictives erronées de nombre d’écrivains de cette première moitié de XXe siècle, Brackett se détourne ainsi de notre proche périphérie planétaire pour aller arpenter sans crainte un nouveau terrain de jeu avec Skaith, astre extra-solaire. Toute sa puissance évocatoire opère ici plus que jamais. Les nombreuses splendeurs rencontrées au cours des longues traversées sur cette terre de superstitions émerveillent jusqu’au moindre recoin de l’œuvre. Peuplades aux tenues bigarrées et aux morphologies composites, bestiaires et autres fantaisies végétales n’ont de cesse de rivaliser d’inventivité, véritable polychromie sans cesse renouvelée. Si l’œuvre brackettienne ne parvient pas pour autant à le disputer à la magistrale tétralogie de Jack Vance, le « Cycle de Tschaï », elle n’en offre pas moins suffisamment d’exotisme, de saveurs, de couleurs et de chausse-trappes pour satisfaire un lecteur un tant soit peu exigeant.
La force de la « Trilogie de Skaith » procède enfin de la perspective philosophique que Brackett confère à des civilisations promises au déclin. Skaith se meurt, condamnée à se refroidir sous les feux d’un soleil moribond. Stark y découvre les Seigneurs Protecteurs, contemplant misérablement leur lointain et glorieux passé tout en jouissant des derniers avantages qu’autorise leur rang, là où les peuples continuent à subir les lois cruelles de la régression, sous le joug de ressources allant s’épuisant. Faut-il alors tout abandonner et prendre le chemin des étoiles ou rester pour conserver à la fois le peu et l’essentiel ? Se refermer sur ses certitudes ou accepter un changement de paradigme, aussi radical soit-il ? Brackett a l’intelligence d’écarter tout manichéisme. Au regard de tels enjeux, la diversité des hypothèses émises au cours du récit et envisagées comme réponses possibles se révèle salvatrice, loin des fausses évidences et autres sophismes. Thème récurrent chez Brackett, le choc des civilisations planétaires ne laisse pas non plus de nous interroger sur nos problématiques plus terriennes. Au regard des enjeux environnementaux, grande est la tentation d’opérer une certaine dissonance cognitive – toujours confortable, mais contre-productive… Si les peuples de Skaith ont pu tirer avantage d’un héros salvateur en la personne de John Stark, la donne se montre quelque peu différente pour nous autres Terriens…
La grande Leigh Brackett livre donc ici une somptueuse épopée stellaire, tant portée par le fracas des armes que par une altérité riche de conflits et de promesses. Mais derrière une épopée a priori innocente et joyeuse se dessine un chant crépusculaire, témoignage douloureux d’une civilisation agonisante, laquelle lutte tragiquement afin de conjurer au mieux l’inéluctabilité d’une partition déjà écrite. La « Trilogie de Skaith » constitue en ce sens le sublime reflet esthétique d’une moïra chère aux Grecs, se déployant sous la plume enjouée d’une auteure au faîte de son art. « Il n’y a qu’une Leigh Brackett et il n’y a qu’un Eric John Stark et nul ne peut rivaliser avec eux » nous renseigne Ray Bradbury. Dont acte.